« En musique, ce qui est aussi important que les notes que l’on joue, c’est le silence entre ces notes. »
« Nous voyons les choses, nous ne voyons pas les trous qui les séparent. »
1Une tradition tenace fait de l’Éducation Physique Scolaire (EPS) la discipline d’enseignement ayant pour objet, au-delà du corps, le mouvement, à tel point que le texte de présentation du thème quatre de ce colloque précise : « on doit constater que le corps en mouvement dans d’autres disciplines que l’Éducation Physique et Sportive n’est que très peu évoqué ». Mais ne pourrait-on pas faire la remarque inverse, en considérant que, a contrario, le corps immobile, le corps « à l’arrêt », semble être le grand absent de cette discipline ? Le non-mouvement fait figure d’impensé et constitue une sorte de point aveugle des pédagogies corporelles. Comment, dès lors que l’on reconnaît au sujet la faculté de maîtriser aussi son immobilité, voire d’accorder à celle-ci des vertus éducatives, continuer à raisonner en termes de mouvement ? Quelle place réserver, en EPS, au non-mouvement ? Les deux orientations relèvent-elles d’options divergentes exclusives l’une de l’autre, ou peut-on les envisager de façon unitaire ?
2Notre contribution développera trois idées qui, tout en se voulant un amical pied-de-nez au titre de ce colloque (« Le corps en mouvement »), seront autant d’éléments de réponses à ces interrogations. Premièrement, nous adhérons aux positions de Pierre Parlebas selon qui ni le concept de corps, ni celui de mouvement ne sont les concepts fondateurs de l’éducation physique (1978). Ces deux termes échouent à intégrer la dimension sensible et signifiante des conduites humaines et interdisent, notamment, la prise en compte de l’immobilité intentionnelle. Faire de l’éducation physique la discipline du « corps en mouvement » est une impasse et relève d’un cartésianisme désuet. Aussi, nous plaiderons pour un point de vue intégrateur et unificateur centré sur les conduites motrices du sujet agissant (Parlebas, 1967 ; Warnier, 1999).
3Le second point qui sera développé concerne l’objectif focal assigné à l’EPS ; la maîtrise, par l’élève, de ses conduites motrices. Selon ce point de vue, l’immobilité ne revient pas à « ne pas produire de mouvement ». L’observable doit s’effacer devant la signification. Le non-mouvement, voire le mouvement lent, s’il est absence de mouvement, est bien maîtrise d’une conduite. Dans ce cas, l’objectif de l’éducation physique est de parvenir à faire contrôler, avec pertinence et pour une situation donnée, les alternances mouvement, absence de mouvement en jouant sur les deux registres complémentaires de l’inhibition et de la mobilisation selon le sens de la situation vécue. Ce sens relève autant de la logique de l’acteur que de la logique du système dans lequel celui-ci évolue.
4Enfin, une troisième perspective sera envisagée. Accorder une place à l’immobilité ou à la lenteur en EPS, c’est ne pas la réduire à un contenu d’enseignement ni la cantonner à une poignée d’activités censées lui permettre de s’exprimer. Les danses, « expressions corporelles », méthodes de relaxation ou gymnastiques douces ne sont pas les seules à mettre en scène les conduites d’immobilité. Celles-ci se retrouvent dans certaines pratiques sportives et dans de nombreux jeux sportifs traditionnels. À l’enseignant d’EPS de les faire vivre ; à l’élève d’apprendre à les maîtriser.
1 – Où il est question d’Éducation Physique Scolaire
1.1 – Des objectifs sans objet
5L’éducation physique scolaire est une discipline d’enseignement. Elle présente, de ce fait, des caractéristiques fortes. Elle est obligatoire, programmée (il existe des contenus précis par niveau de classe), évaluée, certifiée et gratuite. Le cadre scolaire lui impose d’œuvrer, de façon spécifique, dans le sens des grandes finalités poursuivies par ce système ; santé, solidarité, citoyenneté, autonomie, sécurité, et toutes autres valeurs morales et sociales partagées culturellement. Mais ces finalités ne permettent pas de définir l’éducation physique scolaire, ni de lui assigner un objectif propre. Pas plus qu’elles ne définissent aucune autre matière d’enseignement d’ailleurs. Les finalités donnent simplement une orientation à la contribution propre de notre discipline, le cadre institutionnel dans lequel elle s’inscrit. L’objectif qu’elle poursuit est lié à son objet. Celui-ci est d’une autre nature qui n’a pas toujours été bien précisée.
6Cette absence a laissé le champ libre à des options diverses, dont certaines continuent d’occuper le terrain. Une longue tradition présente, en effet, l’éducation physique comme « la science raisonnée de nos mouvements » (Amoros). Hébert et la recherche du « mouvement naturel », Démeny et le mouvement continu et arrondi, puis Jean Le Boulch avec la psychocinétique (1969) sont les figures de proue de cette orientation qui n’est pas éteinte aujourd’hui. Nombreux sont les enseignants ou théoriciens qui continuent à s’inscrire dans cette voie. Les récents écrits d’Alain Berthoz, notamment sur « le sens du mouvement » (1997), ont connu de vifs échos parmi les enseignants d’EPS. Il y a encore peu le biomécanicien Simon Bouisset, interrogé par la revue EPS, revue professionnelle, s’efforçait de répondre à la question « qu’apporte selon vous la biomécanique aux enseignants d’EPS ? » (2005, p. 9) et tout récemment la revue alternative Vacarme présentait les sports utilisés dans le système scolaire comme des « grammaires de nos corps en mouvement » (2008, p. 18).
1.2 – Du mouvement à la conduite
7Envisager l’élève selon la perspective du mouvement, c’est s’en tenir au seul aspect descriptif, alors même que, selon Berthoz, « le mouvement est toujours expression d’une intention » (268, p. 9), et que « chaque mouvement est un signe » (ibid.). On parle de mouvement lorsque l’on évoque la trajectoire d’un corps, ou de ses parties, qui se déplace d’un point à un autre – que le déplacement soit linéaire, circulaire ou balistique – selon trois plans : sagittal, frontal ou transversal. Le mouvement est un processus physique qui caractérise la rupture de l’inertie nulle d’un objet. Une balle peut être en mouvement, les planètes sont en mouvement, l’eau d’une rivière est en mouvement, un bateau peut être en mouvement, et l’on peut dire que l’art du kinésithérapeute est de travailler sur et par le mouvement, quand bien même le patient serait passif. On voit bien que cette option, pas plus qu’elle ne s’intéresse à l’immobilité, interdit la prise en compte de la signification et de l’intentionnalité, puisqu’un objet n’a pas d’intention. Si l’on s’intéresse à l’activité du sujet, il convient d’adopter un tout autre point de vue ; le point de vue intégrateur de « l’homme total », c’est-à-dire de l’être humain conjointement dans ses trois dimensions, physiologique, psychologique, et sociologique, « les trois éléments indissociablement mêlés » selon l’heureuse formule de Marcel Mauss. Ce point de vue du sujet agissant réunit à la fois à la fois le « corporel » ; biomécanique, physiologique, physique, anthropométrique, mais aussi le « psychologique » ; projets, calculs, élans, craintes, histoire, vécu, mécanismes mentaux plus ou moins conscients, et enfin le « sociologique » ; rapports à autrui, à la situation et à ses règles partagées de fonctionnement, aux aspects culturels et historiques de cette pratique.
8Le terme qui synthétise ce point de vue intégrateur, c’est celui de conduite motrice, que l’on peut définir comme « l’organisation signifiante des comportements moteurs » (Parlebas, 1981). Cette perspective permet de ne pas dissocier l’observable, y compris l’immobilité, et les intentions qui y sont rattachées en fonction de la situation dans laquelle est plongé le sujet. Cette orientation systémique, ou structurale, est parfaitement résumée par la fameuse équation de Kurt Lewin, C : f (P, S). La conduite est une fonction des interactions entre la personne et la situation. Ainsi défini, l’objet de l’EPS permet de lui attribuer un objectif majeur ; la maîtrise des conduites motrices dans une perspective d’adaptabilité en fonction d’une situation donnée. Maîtriser, gérer, adapter ses conduites motrices revient alors à contrôler les alternances mouvement, absence de mouvement, mouvement lent en jouant sur les deux registres complémentaires de l’inhibition et de l’activation.
2 – Quand « mouvement » et « non-mouvement » sont intégrés dans les conduites motrices
2.1 – Changer le regard
9Parler, mais surtout penser en termes de « conduite motrice » permet de changer le regard porté sur ce que nous observons. Ce changement de perspective aboutit à envisager le mouvement et le non-mouvement comme relevant d’une profonde unité. Comme l’ont bien montré les théoriciens de la Gestalt, c’est alors le problème de la ségrégation des éléments de compréhension qui se pose. Le mouvement apparaît comme la forme prégnante dans la perception des conduites, l’immobilité représente sa composante complémentaire, et tous deux s’intègrent dans un système surplombant qui donne sens aux conduites ; celui du système praxéologique de la situation motrice considérée (le jeu ou le sport) en tant qu’il représente un système de contraintes qui pré- oriente les actes des pratiquants.
10Mouvement et non-mouvement sont un peu à l’image des expériences de Wertheimer sur la perception (Guillaume, 1937). Ils prennent sens en fonction de leur organisation structurale.
Expériences de Wertheimer (1922)
Expériences de Wertheimer (1922)
11Dans les figures qui précèdent, les cercles représentent le mouvement et les espace le non-mouvement. On voit bien, alors que notre regard est focalisé sur les cercles, que ce sont les espaces laissés entre ces cercles qui nous permettent de distinguer des formes. Ainsi, les quatre lignes ne sont pas perçues à l’identique, alors même qu’elles présentent le même ordonnancement de cercles.
12Il en est de même en éducation physique. Le regard porté sur l’activité de l’élève, dans une perspective de constat, d’évaluation ou d’intervention, doit intégrer les cercles et les trous, les mouvements et les non-mouvements. Or la profession d’enseignant d’EPS reste, globalement et par tradition, très peu attentive à cela. Le bon élève est un élève actif ? Pour parodier les deux premières lignes de L’anti-Œdipe (Deleuzen & Gattari, 1972), on pourrait dire : ça bouge, ça saute, ça lance, ça court, ça porte, ça plaque, ça nage, ça grimpe… Tout sauf l’immobile, le statique, le passif, le figé, le lent (les derniers textes officiels imposent même aux élèves de collèges, en aérobic, des prestations corporelles rythmées à 120 ou 140 Battements par Minute (Programmes du collège, 2008).
13Nous sommes encore aujourd’hui, et malgré les dénonciations du productivisme, dans une vision du corps performant, du corps machine. Historiquement, pourtant, notre profession a été le siège de débats intenses tendant à revaloriser le « corps » sensation, l’écoute de soi, l’attention intériorisée, la sensibilité posturale. Mais ces approches se sont, le plus souvent, repliées sur elles-mêmes, s’opposant de façon frontale à la motricité efficiente, de type sportif notamment. Sont ainsi nées des « antigymnastiques » (Bertherat, 1976), des « méthodes du mouvement passif » (Michaux & Wintreberg, 1964) hors du système scolaire. Dans la revue Quel corps ?, certains « profs de gym » se proposaient de « détruire le travail corporel » et de « ne pas être culpabilisés par l’inactivité » (1978, p. 178), tendance qui visait davantage à défier les options dominantes en EPS plus qu’à les compléter ou les rééquilibrer. Rares étaient les propositions nuancées qui, loin des sentences doctrinales, s’interrogeaient. « L’immobilité a-t-elle sa place en EPS ? » questionnaient certains auteurs, en appelant à une « pédagogie active de l’immobilité » se dégageant de l’emprise des techniques de relaxation (Brunelle, 1978, p. 112).
14En fait, schématiquement, on peut résumer le positionnement théorique par rapport au « non-mouvement » à trois options. Soit le regard est négatif : la question de l’immobilité est hors champ disciplinaire et n’est donc pas abordée. Soit la revendication du « corps immobile » se pose en s’opposant ; c’est la perspective d’une contre-EPS, d’une EPS rebelle, œuvre d’une minorité. Soit, enfin, la prise en compte du non-mouvement est acceptée en termes d’accompagnement à l’action : techniques de préparation (imagerie mentale, visualisation), techniques de relâchement et de concentration, techniques de récupération-bilan (stretching, visualisation). À la lecture des textes officiels actuels, qui régissent collèges et lycées, peut-on dire que la situation a véritablement évolué ? Que le regard a changé ?
2.2 – À la rencontre du non-mouvement
15En tant que composantes des conduites motrices, le non-mouvement, l’immobilité, voire le mouvement lent, ne sont pas des méthodes à enseigner en tant que telles, pas plus qu’ils ne relèvent « d’interventions pédagogiques particulières » (Programmes du collège, 2008). Il n’y a pas d’immobilité en soi et les significations qui lui sont rattachées, dans l’unité de la conduite, sont en prise directe avec la logique des situations motrices proposées. Ainsi, la lenteur, les blocages et immobilisations segmentaires, les postures, les maintiens, les tensions et mobilisations isométriques ne sont pas des ajouts au tir à l’arc, à l’acrosport ou à l’eutonie. Ils sont ces activités. Il n’y a donc pas lieu d’en faire des contenus en tant que tels qui relèveraient d’une EPS contestataire ou d’une EPS en marge. Il s’agit, dans ces différentes situations, de gérer une conduite motrice d’immobilité afin d’être efficace dans une tâche donnée. Et c’est bien là que les perspectives exclusives du « corps en mouvement », comme celles qui se réclament d’un mouvement rebelle ou libéré, se révèlent être des impasses. Oui, le non-mouvement peut être performant. Il n’est pas l’apanage des activités alternatives, privilégiant les sensations à la production des activités de rendement. Les débats opposant ces deux perceptions sont aujourd’hui caducs en éducation physique. D’autant plus caducs que, dans de nombreuses activités physiques, « ne pas bouger » se révèle d’une efficacité redoutable. C’est cette conduite de non-mouvement que les élèves doivent apprendre à maîtriser en l’utilisant à bon escient. En tant que telle, l’immobilité ne s’apprend pas, ou marginalement. En revanche, apprendre à l’élève à repérer à quel moment, pourquoi et comment une conduite d’immobilité peut être efficace fait partie des attributions de tout enseignant d’EPS. Et pour cela, il n’a que l’embarras du choix.
16Au premier rang des pratiques sollicitant ce type de conduite on trouve, bien évidemment, des activités comme les danses, l’acrosport, les techniques de relaxation ou les gymnastiques douces. Ici, la gestion des phases mouvement – non-mouvement, la maîtrise des postures, des attitudes, la gestion du « statique » et de l’immobilité sont au cœur de ce qui se joue. Mais d’autres pratiques sollicitent, sur d’autres registres, les conduites motrices d’immobilité. Pensons aux grands jeux d’approche et de guet, issus du scoutisme et largement diffusés dans les centres de vacances (CEMEA, 1974). Se dissimuler, progresser très lentement, s’immobiliser, être à l’affût constituent les principales actions de ces jeux. Ici, toute « figure » de mouvement qui se détache d’un « fond » d’immobilité attire l’attention du guetteur. Apprendre à « ne pas bouger », puis à se déplacer au moment opportun constitue la clef d’une éventuelle réussite finale. Dans le même ordre d’idées, les jeux multipolaires, comme les barres ou les voleurs de pierres (Marchal, 1990), qui offrent des objectifs multiples mais synchrones, empêchent la focalisation sur un objet ou un espace unique. Dans ces types de jeu, par effet de contraste, le choix de conduites « discrètes », faites de mouvements lents ou d’immobilité (« se faire oublier »), donnent le change et produisent de l’efficacité, tout « corps en mouvement » étant très vite repéré par les adversaires.
17Enfin, comment ne pas évoquer le cas de sports collectifs type handball, football, basket-ball, ou hockey. Dans ces pratiques, l’immobilisation du corps conduit à la mobilisation de l’adversaire. En situation d’attaque, ne rien faire dans un espace dangereux pour l’adversaire, tout en signifiant sa présence, c’est fixer un ou des joueurs en les empêchant de dégarnir une zone et de se masser défensivement dans une autre. On le voit bien à travers ces différents exemples, apprendre à utiliser le non-mouvement, c’est apprendre à maîtriser ses conduites motrices.
3 – Le mouvement : « émergence » ou contingence ?
18Apprendre le non-mouvement, apprendre à « ne pas bouger », c’est en fait, apprendre à jouer avec un système et donc apprendre à décider. Récemment, le champ des STAPS a fourni à quelques chercheurs l’occasion d’importer les théories de l’auto-organisation afin d’analyser de façon systémique le comportement des pratiquants sportifs. Selon cette optique, toute pratique, y compris les sports d’opposition, les sports duels, est considérée comme un système dynamique dont les contraintes amènent les pratiquants à fonctionner à l’image de deux oscillateurs couplés. Ainsi, Palu et Zanone (2005) analysent le cas du tennis et montrent que les deux joueurs en opposition se déplacent mécaniquement toujours de la même façon les uns par rapport aux autres. En prenant en compte les déplacements en largeur (et uniquement ceux-ci), selon l’axe longitulinal qui passe par le milieu du terrain, les auteurs mettent en évidence le fait que trois types de déplacements couplés émergent du système. Soit les joueurs sont en phase : ils se déplacent de façon synchronisée tous les deux dans la même direction (phase relative de 0°). Soit ils sont en antiphase, c’est-à-dire que leur synchronisation présente des déplacements à l’opposé l’un de l’autre (phase relative de 180°). Ces deux phases sont considérées comme des états stables du système, c’est-à-dire que « parmi tous les modes de déplacements possibles du système, les joueurs ont adopté préférentiellement les modes en phase ou en antiphase » (Palu & Zanone, 2005, p. 170). Un troisième type de comportements, de l’ordre de 20 %, regroupe des déplacements au cours desquelles la phase relative ne se stabilise pas. Les auteurs voient dans ce phénomène « une propriété typique des systèmes auto-organisés lorsqu’ils transitent d’un état stable à un autre état stable » (ibid.). Dans ce cas précis, il apparaît que les auteurs assimilent les joueurs de tennis à des corps en mouvement, et uniquement à cela, dont les déplacements seraient mécaniquement et inéluctablement réglés par les propriétés du système.
19En somme, aussitôt transportés sur le court, mon corps et celui de mon adversaire vont se mettre à danser le ballet des oscillateurs… à notre corps défendant, comme sous l’effet d’une main invisible. Le mouvement serait une propriété émergente du système, provoquant des déplacements couplés, à l’insu même des pratiquants.
20Il y a presque trente ans de cela, le débat était déjà posé de savoir si l’on pouvait, sans de grandes précautions épistémologiques, appliquer le concept d’auto-organisation aux phénomènes sociaux (Dupuy & Dumouchel, 1981). La réponse était bien sûr négative, même si des phénomènes émergents, ou d’agrégation, pouvaient effectivement se manifester, en règle générale dans des systèmes non encadrés par des règles précises (Boudon, 1979). Ici, le jeu du tennis présente toutes les caractéristiques d’un système social, plus précisément d’un système praxéologique qui, tout en imposant par sa logique interne des conduites à actualiser, offre tout autant de larges possibilités d’interprétations et de décisions.
21Pour reprendre le célèbre mot de Pierre Parlebas, « il y a du jeu dans le je et du je dans le jeu ». Aussi, plutôt que d’évoquer des corps en mouvement qui se déplaceraient de façon émergente, mais totalement mécanique, il convient de raisonner en termes de contingence et de choix. Les conduites motrices ne sont, en aucun cas, résumables à la pression des données structurelles. Dans l’exemple de nos joueurs de tennis, la possibilité leur est accordée de « ne pas bouger », autrement dit de casser volontairement et brutalement la logique des oscillateurs couplés. Le choix peut être fait de produire, intentionnellement, du non-mouvement.
22Nulle obligation dans le fait de revenir se positionner au centre ou de se déplacer alternativement de droite à gauche. Un joueur peut très bien décider, en masquant ou non son intention, de rester sur un côté du terrain, en fonction de ce qu’il anticipe du jeu adverse. En brisant ainsi la logique mécanique du mouvement, il crée, peut-être, les conditions de se trouver du bon côté, en pariant que son adversaire tente de le prendre à contre-pied. Cette décision est bien contingente « au sens radical du terme, c’est-à-dire à la fois dépendant d’un contexte, des opportunités et des contraintes (matérielles et humaines) qu’il fournit, et indéterminé, donc libre » (Crozier & Friedberg, 1977, p. 39).
23Cette contingence, cette liberté doivent nous interroger sur l’importation de modèles physiques décrivant des transitions mécaniques, bien que dynamiques, au profit de schémas de compréhension faisant appel à l’intention et à la signification. Cette dernière option redonne toute sa place à la décision et au choix, composantes à part entière des conduites motrices, y compris lorsqu’il s’agit de produire du « non-mouvement ».
4 – Conclusion
24Nous l’avons évoqué longuement avec regret : le non-mouvement, ou l’immobilité, constitue bien souvent le point aveugle de l’éducation physique. C’est une sorte d’impensé historique qui se prolonge dans les travaux les plus récents prenant pour objet la motricité humaine. Cet avatar de la pensée cartésienne persiste à considérer que nos mouvements « s’accomplissent de la même façon que le mouvement d’une montre est produit par la seule force de son ressort et de la figure de ses roues » (Descartes). Bref, comme l’évoquaient les deux phrases mises en exergue, on continue à s’intéresser davantage aux notes qu’aux silences qui les organisent, davantage aux choses qu’aux trous qui les séparent. Il ne s’agit évidemment pas pour nous d’inverser le problème. Nous avons dénoncé les impasses auxquelles mènent ces tentatives. Ni éducation du mouvement, ni éducation par le mouvement, pas plus qu’éducation du ou par le non-mouvement. L’éducation physique doit, enfin, se débarrasser du terme « mouvement », qui ne s’intéresse qu’au descriptif gestuel, et entrer de plain-pied dans le champ des conduites motrices et des intentions et significations qui les sous-tendent. Elle doit assumer la perte d’un paradis trompeur et revendiquer la perspective d’un paradigme novateur.
Bibliographie
Bibliographie
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