Introduction
1« La capoeira, c’est une lutte ou une danse ? On ne comprend pas bien ce que c’est. » Voici le genre de questions auxquelles sont constamment confrontés les maîtres de capoeira. Ils ont dès lors développé tout un discours, systématisé un argumentaire.
2La question à laquelle nous voulons répondre ici est la suivante : la capoeira peut-elle être, dans son interaction motrice, catégorisable selon des critères extérieurs à l’activité et ceci de façon à permettre une analyse ? Nous allons tenter de comprendre ce qu’est le jogo (jeu) dans son ensemble, dans sa structure la plus large, afin d’en montrer la cohérence.
3Il ne sera donc pas question de présenter le contexte culturel en tant que tel. De même, nous ne chercherons pas à expliquer les raisons historiques de cette situation. Cette réflexion se fait à partir d’un terrain ethnographique et d’une pratique de sept années.
4Cette homogénéité est, selon nous, à trouver dans la logique interne même du jeu de capoeira, tout autant que dans l’imaginaire de cet univers. Nous pourrions présenter un point de vue diachronique ou culturaliste qui apporterait beaucoup d’éclaircissement concernant la situation actuelle, mais déjà faut-il la connaître. Nous adopterons donc volontairement ici une approche synchronique et structurale de la « communication motrice » (Parlebas, 1999, p. 63).
5Nous aurions pu prendre le parti de faire ressortir les structures sociales par le biais des valeurs culturelles et identitaires propres à la capoeira. Ceci dit, le chemin pris nous conduirait à évoquer les différentes alliances et conflits, nous éloignant d’autant plus de la logique interne et nous rapprochant des rapports de force entre les individus. Nous cherchons plus à montrer les règles du jeu que le jeu sur les règles.
1 – Le point de vue des capoeiristes : lutte ou danse ?
6Cet article s’appuie donc sur une pratique de sept ans, ainsi que sur une réflexion théorique engagée dans une thèse qui est une étude comparative entre boxe et capoeira enseignée aux personnes en situation de handicap. Nous nous attacherons prioritairement au matériau recueilli sur ce terrain ethnographique plutôt que sur une bibliographie généraliste dont nous ne ferons que peu mention ici.
7Tout d’abord, dans les cours, il est constamment fait allusion à deux termes pour définir la pratique : lutte et danse. Les mythes de création eux-mêmes y font allusion. L’un d’eux, particulièrement connu, nous dit que « la capoeira est une lutte qui s’est déguisée en danse pour échapper à la persécution » (Capoeira, 2002, p. 53). Elle serait « la synthèse, un mélange de divers types de luttes, danses, acrobaties, musiques, philosophies et théâtres » (Capoeira, 2002, p. 48).
1.1 – Une définition à géométrie variable selon le contexte et le public visé
8Aujourd’hui, il n’est pas rare de trouver des affiches vantant les mérites de l’activité en annonçant également que la capoeira est un mélange entre lutte et danse. La capoeira pour ses acteurs est définie selon les termes de lutte, de danse, de jeu, d’art martial, de sport culturel, de rituel et même de fête. Ceci dit, chaque groupe a sa propre approche de la pratique et par le biais de termes extérieurs pour la définir il met en lumière ce qui est mis en avant dans sa façon de faire. Ainsi, toute la société (brésilienne) est-elle en mesure de comprendre instantanément quelles sont les valeurs véhiculées par tel ou tel groupe.
9Dans le livre d’Arno Mansouri (2005), la capoeira est devenue une « danse guerrière » (terme qui englobe des réalités sociales et motrices qui n’ont pas forcément de lien entre elles). Il s’agit là d’un exemple, mais il n’est pas rare de lire ce genre d’expression chez des journalistes ou des auteurs extérieurs à l’activité. Par cette expression, ils tentent de remettre de la cohérence là où elle leur semble manquer. En effet, les profanes se demandent souvent ce à quoi ils ont affaire. Il est assez fréquent aussi que ces mêmes personnes catégorisent la capoeira en danse, en lutte, en rite ou en art martial.
10Dans La capoeira combat rythmé ou danse martiale ?, Lévy explique, dès la première phrase, que la capoeira est « à la fois danse et sport de combat » (Lévy, 2001, p. 294).
11Pendant les cours de capoeira, le maître de l’académie Capoeira Paname dit souvent que la capoeira n’était pas un art martial. C’est avec surprise qu’il y a quelques mois, en regardant un reportage télévisé des années 1990, j’ai pu constater que le même maître expliquait qu’il s’agissait bien d’un art martial. D’ailleurs, certains groupes vont jusqu’à l’afficher dans le nom même de leur communauté. Tandis que les tenants d’une pratique qu’ils nomment eux-mêmes « traditionnelle » veulent « conserver » une pratique ritualisée à son paroxysme.
12Au mois de janvier 2009, passait sur TV5 Monde, un reportage sur la capoeira à Bahia, au Nord-Est du Brésil. On y présentait un maître d’environ trente ans, disant à des jeunes des favelas que la capoeira est une « dança do corpo » (danse du corps) et que, lorsque la violence s’exprime, « c’est mal, ce n’est plus de la capoeira ».
13Nous reconnaissons que cette question de la définition est délicate, car elle est toujours subordonnée à un contexte, au public auquel s’adresse le discours de tel ou tel maître.
14Faire une catégorisation à partir des concepts en usage dans notre société revient néanmoins à évacuer une partie de l’activité. Les termes de lutte ou de sport de combat sont des termes précis englobant des activités selon un cadre finalement assez strict. L’idée d’une synchronisation des mouvements entre les deux adversaires n’est dès lors pas envisagée. Or, dans la capoeira, la prise à contretemps se fait surtout grâce à la synchronisation préalable des deux protagonistes. Ce genre de technique – que l’on considère, à tort ou à raison, comme propre à la danse et qui permet, par exemple, l’exécution de mouvements spectaculaires dans une distance de garde relativement réduite –, n’est possible qu’à partir d’une « logique interne » (Parlebas, 1999, p. 216) impliquant dès le départ cette possibilité.
15Nous postulons l’idée que, dans chaque jeu de capoeira, il existe une façon de se mouvoir qui implique la coopération entre les deux joueurs (ou jogadores, terme très souvent employé), mais également une forme d’antagonisme, de défiance, sans aller forcément jusqu’à la compétition.
16Quant à la notion de danse, elle invite et demande une coopération totale. Là aussi, admettre que la capoeira est une danse – avec ou sans chorégraphie, qu’il s’agisse de spectacle ou non, dans sa logique interne et donc dans ses interactions motrices – reviendrait à omettre un grand nombre d’interactions motrices, de mythes et surtout de façons de faire. Ainsi, lorsqu’un joueur en exclut un autre de l’aire de jeu (la fameuse roda) par un coup direct ou le fait chuter par un balayage, c’est grâce à un encodage précis des gestes qui rendent le capoeiriste à ce moment-là imprévisible.
17Au fond, c’est par un effet de surprise et une prise à contretemps que sont possibles de telles situations motrices. Le fait de cacher ses intentions au lieu de les rendre visibles montre bien qu’il ne s’agit plus de coopérer. Le fait de rendre visible (par la communication motrice) ou de cacher (encodage et décodage) ses intentions est une variable particulièrement importante dans la hiérarchisation sociale. Ainsi, ces échanges basés sur la coopération et/ou l’antagonisme changent d’un jeu à l’autre, ainsi que dans le même jeu, d’où l’effet de surprise pour le spectateur.
18Le terme de jogo, moins marqué que match, combat ou chorégraphie, et utilisé quotidiennement par tous les capoeiristes, induit la mise en avant d’un côté ludique. Bon nombre de styles commencent par le mot jeu : jogo de dentro (jeu de l’intérieur), jogo de fora (jeu vers l’extérieur), etc.
19De même, on insiste sur les notions de malice par des concepts clés se rattachant explicitement à ce passé mythifié : malandragem et mandinga. Le premier signifiant l’état d’esprit du voleur et le second, mandingue, étant à relier directement avec les « racines africaines » de l’activité. Il s’agit de termes souvent utilisés dans les chants et dans le discours des enseignants. Un jour, la capoeira est un art martial et un autre jour, elle a « quelque chose de la danse ».
20Or, si on peut « jouer » sur les mots, un fait demeure. La condition physique requise dans cette pratique, quelle que soit la façon de faire, reste importante à mesure que le statut du capoeiriste s’élève (du moins en théorie). Il y a une notion de la performance différente de celle présente dans le sport dit moderne qui mériterait une étude à part entière car elle est à relier aux formes de hiérarchisation propres au groupe. Par exemple, un groupe tel qu’Abada Capoeira (Associação Brasileira de Appoio e Desenvolvimento da Arte Capoeira), dont la conception de la pratique se rapproche du sport au sens sociologique du terme, demande une façon de faire les mouvements proches d’un sport de combat.
21Ceci dit, les mouvements, qu’ils soient particulièrement aériens et acrobatiques ou au ras du sol, demandent une grande débauche d’énergie et un travail souvent basé sur des postures, ainsi que de la fluidité. En effet, les acrobaties demandent une explosivité importante, tandis qu’une tenue musculaire des mouvements dits de base est aussi prégnante.
22Nous ne reviendrons pas ici sur le processus d’euphémisation que décrit Norbert Elias, mais gageons d’ores et déjà que celui-ci est à l’œuvre aussi dans la capoeira. Ainsi, les processus de sportivisation ou de spectacularisation, qui sont récents, sont une des multiples expressions de cette euphémisation. La modulation des mouvements offensifs en est une autre expression, particulièrement présente notamment dans le réseau d’académies Senzala de Santos (Brésil).
23La pratique est considérée de manière différente selon les groupes qui, en rapport avec cette conception, vont développer une pratique spécialisée dans un des versants possibles de la capoeira, tout en conservant les autres. Il existe, en rapport avec les structures propres à chaque groupe, une structure d’ensemble qui permet aux membres de la communauté globale de se reconnaître les uns les autres.
1.2 – L’expérience vécue ou le piège de la reproduction du discours
24Énoncer que la capoeira est un mélange entre lutte et danse ou une lutte afro-brésilienne, c’est reprendre le point de vue des pratiquants. Utiliser les termes que les capoeiristes utilisent pour définir la pratique à l’extérieur de leur communauté ne fait que reproduire les conceptions habituelles d’une société englobante.
25Il s’agit pour les enseignants de faire intérioriser à leurs élèves de nouvelles normes, de nouvelles conceptions du monde, pour qu’ils acceptent la hiérarchie telle qu’elle existe au sein du groupe et donc justifier leur propre pouvoir. Dans les cours, il n’est pas rare que la recherche d’un certain équilibre – dans l’expression de la violence – par le biais des modulations de coups, se réalise par des phrases qui, sorties de leur contexte, paraîtraient contradictoires : « si l’autre se prend un coup, c’est qu’il n’a pas esquivé, c’est sa faute » ; « on doit faire attention à ne pas se blesser les uns les autres. On doit prendre soin… ».
26Prendre une définition dans laquelle danse et lutte sont présentes avec tout ce que ces termes représentent socialement et dans l’imaginaire reviendrait à se mettre en double porte-à-faux. D’une part, en utilisant les mots utilisés par les maîtres, on reproduit leur discours. Cette reproduction induit finalement une forme d’accord tacite selon lequel on est en désaccord avec les autres groupes. Dès lors, il y a parti pris. Par exemple, dire que la capoeira est africaine – la question des origines étant particulièrement importante – c’est se mettre à dos une moitié de la communauté. À l’inverse, ne pas se prononcer sur cette question des origines, c’est montrer que l’on n’appartient à aucune communauté et que l’on ne fait donc pas partie de cet univers. Le discours tenu est dès lors totalement disqualifié par les capoeiristes car seule compte la légitimité du nombre d’années de pratique et du grade obtenu.
27De plus, reproduire le discours – aussi hétérogène qu’il soit pour les non-initiés – de danse et sport de combat à la fois, revient à reproduire le discours du langage courant et à enfermer cette « nouvelle » proposition dans du commun, de l’habituel. Or, si la capoeira connaît un tel engouement, c’est bien parce que cette activité semble insaisissable.
28Faire un terrain ethnographique permet de comprendre le point de vue d’une académie, d’un réseau d’académies, pas de l’ensemble structurel. L’expérience vécue au sein d’un groupe conduit à d’autres problèmes.
29Prenons un exemple concret : la place des femmes dans la capoeira. Simone Vassalo (2001) en traite longuement. Une partie de sa thèse montre que les femmes sont considérées comme inférieures. Elles servent de faire-valoir ou d’objets sexuels pour les maîtres. Parfois, certaines femmes parviennent à se hisser au statut de maître ou de professeur. Selon l’auteur, ces femmes ont très souvent un « ethos viril » (Vassalo, 2001, p. 260).
30Ici, il n’est pas question de contredire la réalité de faits observés, mais de signaler qu’une telle généralité ne correspond qu’à une réalité particulière. Il nous a souvent été donné de voir des situations où, dans certains groupes, les hommes trustaient les places à responsabilité, et où les femmes n’avaient aucune légitimité. Il s’agit d’un fait relativement fréquent.
31Ceci dit, nous avons pu observer également, et particulièrement dans le réseau dans lequel s’est située cette pratique de sept années, la place et l’apparence des femmes. Si les femmes restent minoritaires, elles n’en demeurent pas moins relativement nombreuses à des titres de professeur comparativement à d’autres groupes. De plus, ces femmes n’ont absolument pas un corps viril.
32Il nous semble que cette question de la place des femmes dans la capoeira est bien plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord, car s’il y a bien des femmes qui sont mestra, il existe aussi des mythes mettant en avant des personnages féminins.
33Nous avons pu voir aussi dans certains groupes à Paris ou au Brésil des femmes quasiment bodybuildées. Cela reste assez rare et confiné à certains groupes où la condition physique et la pratique en tant que telle sont particulières à ces académies. Simone Pondé Vassalo finit par écrire qu’il s’agit de la position de la femme au Brésil qui se reflète dans la situation qu’elle décrit. Or, comment expliquer que certaines femmes parviennent à ces statuts sans pour autant avoir un « ethos viril » ? Comment expliquer que certains groupes laissent plus de place aux femmes que d’autres ?
34Cet exemple nous montre bien qu’il y a un décalage entre une réalité observée et l’ensemble structurel. La question ne nous semble pas pouvoir être résolue seulement grâce à un terrain ethnographique qui, malgré tout, permet d’approcher des vérités structurelles telles que le rapport au pouvoir et sa justification.
35En définitive, il nous semble que prendre la réalité observée telle qu’elle nous est donnée à voir sans autre recul que notre propre expérience personnelle, nous empêche de comprendre les enjeux sociaux et symboliques.
36Il en va de même pour la définition de l’activité. Rester confiné dans la façon de faire d’un seul groupe est un frein à cette compréhension. D’ailleurs, il nous semble primordial de comprendre l’ensemble du milieu pour bien saisir les enjeux propres à une académie ou à un réseau d’académies puisque leur identité se construit aussi, et peut-être surtout, par rapport aux autres communautés de capoeiristes.
37Par exemple, certains groupes pratiquent avec une distance de garde très rapprochée, tandis que d’autres utilisent une distance de garde bien plus importante. En fait, certains groupes pratiquent le jogo de dentro et d’autres le jogo de fora. Selon le groupe, le statut d’un même capoeiriste peut changer radicalement si sa distance de garde correspond ou non à la façon de faire de l’académie dans laquelle il pratique.
38En restant dans un groupe de nombreuses années, les élèves auront tendance à utiliser la façon de faire propre au groupe et à poser des jugements de valeur selon les critères d’apprentissage de normes et d’intériorisation de celui-ci.
2 – Utiliser le concept de jeu paradoxal propre à la praxéologie motrice
39La première partie a été consacrée au contexte dans lequel est développée l’idée selon laquelle la capoeira n’est ni un sport, ni une lutte, ni une danse. En effet, en disant qu’elle est un mélange de plusieurs pratiques, cela induit que la capoeira est autre chose, qui n’est pas explicable par les mots du sens commun. Adopter la grille de lecture d’une société « englobante » nous empêche d’expliquer la pratique.
40Pour comprendre, disent les maîtres, il faut pratiquer. Ainsi, pour comprendre, pratique-ton. Comme nous l’avons constaté, faire de la capoeira, c’est faire une capoeira dans un contexte précis. Le discours change, ainsi que la structure du groupe selon l’endroit.
41Dès lors, il est difficile de saisir l’ensemble de cette activité sans se limiter à une pratique morcelée et sans prendre parti pour une façon de faire. Cette grande variété est sous-tendue par une grande unité que nous proposons d’expliquer par le concept de jeu paradoxal. Il s’agit ici d’exposer l’intérêt d’un tel outil pour ordonner une réalité qui se veut floue et insaisissable.
2.1 – Le concept de jeu paradoxal
42Avant de montrer que le concept de jeu paradoxal de Pierre Parlebas permet de saisir une cohérence globale, il nous faut d’abord expliquer ce terme. Nous verrons aussi que placer la capoeira dans une telle catégorie demande une extension du concept, dans le sens où socialement il s’agit d’une pratique qui de nos jours jouit d’un grand succès alors que le jeu paradoxal n’a été jusqu’ici centré que sur les jeux « traditionnels », en opposition aux sports « modernes ».
43Le jeu paradoxal est un « jeu sportif dont les règles de pratique entraînent des interactions motrices affectées d’ambiguïté et d’ambivalence » (Parlebas, 1999, p. 192). Il s’agit, pour l’auteur, d’expliquer que l’observation abrupte d’une situation motrice peut paraître déconcertante pour qui ne sait pas lire la logique interne du jeu. En d’autres termes, c’est le spectateur qui trouve que les interactions motrices sont ambivalentes, pas le joueur.
44Nous trouvons la même situation pour le spectateur lors d’une ronde – ou roda – de capoeira. S’il imagine que la capoeira est une danse, il ne comprendra pas qu’un coup de pied soit porté, que les joueurs se touchent ou qu’il y ait des balayages, des chutes spectaculaires. À l’inverse, celui qui a une grille de lecture opposée ne comprendra pas qu’il y ait des temps d’harmonie, d’interactions fluides. Les coups de pied non percutés n’auront dès lors pas de sens, et la capoeira pourra être disqualifiée en tant que sport de combat, puisqu’en plus de cela, il n’y a pas de vainqueur déclaré.
45Ce concept de jeu paradoxal est issu de l’observation de jeux dits traditionnels comme la balle assise ou le jeu des trois camps. C’est surtout par rapport au jeu de la balle assise qu’un lien peut être fait avec la capoeira. Ce jeu est très simple : il s’agit d’envoyer la balle sur quelqu’un. Si ce dernier parvient à attraper la balle, il peut à son tour la lancer. Par contre, s’il se fait toucher sans l’attraper, il doit s’asseoir et est temporairement éliminé, jusqu’à ce qu’il puisse récupérer la balle et rejouer, voire éliminer quelqu’un d’autre.
46Les observations de Pierre Parlebas l’ont conduit à remarquer que des alliances se créaient et que certains joueurs se passaient la balle, pour éliminer d’autres joueurs. Ces alliances restaient précaires et mouvantes. Inversement, dans une population adolescente, certains jeunes garçons lançaient fort la balle sur les jeunes filles, exprimant un intérêt tout particulier.
2.2 – En quoi la capoeira peut-elle être considérée comme un jeu paradoxal ?
47Nous avons évoqué que les coups de pied étaient modulés. Si certains groupes mettent cette notion en avant, elle reste présente dans tous les groupes pendant les rondes de capoeira. Cet état de fait va être justifié par deux arguments : la peur de l’interdiction par les autorités, et ne pas blesser « l’adversaire ». Quelle qu’en soit la ou les raisons, il n’en demeure pas moins que tout est fait pour éviter de mettre des protections, ce qui permettrait éventuellement d’avoir une pratique immédiatement plus axée sur l’efficacité des coups.
48En effet, un même joueur pourra utiliser sa puissance et sa technique de manière différente selon le joueur en face duquel il sera. Par exemple, en jouant avec un ami, il pourra rendre ses mouvements lisibles, décodables pour que cet ami puisse esquiver plus facilement. Dès lors, les mouvements s’enchaînent plus rapidement, avec plus d’harmonie. Les deux joueurs seront alors mieux perçus, pourront placer des mouvements plus complexes, choisir des stratégies de déplacement plus subtiles et plus complexes. Il s’agira de faire l’inverse vis-à-vis de quelqu’un qui est moins apprécié ou un rival.
49Mais ces interactions motrices peuvent avoir des intentions plus ambiguës. En effet, deux amis jouant ensemble peuvent ne pas avoir la même densité physique ou technique – situation très courante – car il n’y a pas de catégories, tout le monde jouant avec tout le monde. Ainsi, l’ami plus expérimenté peut-il décider de mettre en valeur son compère, mais pas seulement. Il peut choisir également de le mettre en difficulté en justifiant cela par le fait qu’il veut le faire progresser. Si cela peut s’avérer sincère, il y a bien une ambiguïté. S’il n’y a pas de vainqueur déclaré, il y a cependant une démonstration de domination par enchaînement de coups de pied plus rapides et/ou fermés et/ou bas. Ainsi, l’ami déjà meilleur se met lui-même en avant car il montre à toute l’assemblée qu’il est nettement supérieur.
50Comme il n’existe pas de vainqueur déclaré, toutes les interprétations sont possibles. Si la justification de la hiérarchie se fait par l’idée du « niveau », les interactions motrices trouvent leur racine dans les affects. En effet, nous avons souvent observé des jogos qui devenaient des rixes car les deux protagonistes ne se supportaient pas. De même, lorsqu’un jeune homme apprécie une jeune femme, le jeu prendra une forme bien différente. En définitive, et au-delà de l’expérience acquise qui permet d’apprendre à maîtriser de façon adéquate et plus fine les émotions, nous remarquons que les agissements des capoeiristes sont à relier à leur état d’esprit du moment et à leur volonté – ou non – de montrer quelque chose, de signifier autrement que par des mots leurs sentiments, leurs émotions.
Conclusion
51L’utilisation du concept de jeu paradoxal a deux atouts dans le contexte dans lequel nous l’inscrivons. Tout d’abord, il permet de définir la capoeira, de la délimiter et de l’analyser sans omettre des faits qui pourraient par un autre concept contredire cette base d’analyse. Celle-ci peut se faire au cas par cas tout en gardant un ensemble cohérent. Ceci dit, une telle analyse ne peut se faire en dehors de tout contexte. Tout d’abord, l’identité dans le jeu de capoeira se fait en lien avec les autres réseaux de groupe. Ensuite, la logique interne dont il est question ici ne peut se faire en dehors de tout contexte également.
52En second lieu, le jeu paradoxal permet de séparer des propos du sens commun de ceux relatifs à des contextes propres à la pratique. Ainsi, ne pas utiliser pour l’analyse les termes de danse, d’art martial ou de sport de combat, permet de sortir de ce que ces termes représentent socialement.
53Revenons à la définition selon laquelle la capoeira est une lutte et une danse à la fois. Cette définition part d’une réalité sociale, de façons de faire précises. Car c’est tout à fait consciemment que cette construction sociale se réalise, entre des interstices culturels très forts. Il s’agit alors de pénétrer, d’expliquer cette construction sociale (par le discours et la façon de faire) qui se veut mystérieuse.
Bibliographie
Bibliographie
- Capoeira, N. (2002). Le petit manuel de capoeira. Paris, Budo.
- Levy, E. (2001). Capoeira combat rythmé ou art martial dansé ? In E. Dorier-Appril (Éd.), Danses latines, le désir des continents, Paris, Autrement, pp. 54-75.
- Mansouri, A. (2005). Capoeira danse de combat. Paris, ASA.
- Parlebas, P. (1999). Jeux, sports et sociétés. Paris, INSEP.
- Vassalo, S. (2001). Ethnicité, tradition et pouvoir : le jeu de la capoeira à Rio de Janeiro et à Paris. Thèse de doctorat non publiée, Paris, EHESS.
Mots-clés éditeurs : lutte, danse, jeu paradoxal, art martial, capoeira
Mise en ligne 24/10/2010
https://doi.org/10.3917/sta.089.0043