Staps 2010/1 n° 87

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Article de revue

Sports, loisirs et représentations corporelles au sein des clubs d'entreprise : étude comparée de la Société générale et des Usines Renault

Pages 69 à 78

Notes

  • [1]
    Pour les chiffres du COUR, voir Bulletin des Usines Renault du 15 juillet 1919 et de décembre 1928. Pour le CASG, Archives historiques de la Société générale, B 1049.
  • [2]
    Dans la première moitié du 20ème siècle, seules quelques entreprises françaises sont à l’origine d’un club sportif prestigieux. Outre la Société générale et les usines Renault, on compte le groupe Casino à Saint-Etienne, Michelin à Clermont-Ferrand, la compagnie du métro parisien à Paris. La grande majorité des entreprises choisissent d’intégrer les championnats corporatifs lors de la création de cette catégorie en 1919.
  • [3]
    Archives historiques Société générale, carton B 1047

1Dans la première moitié du XXe siècle, les entreprises ont joué un rôle non négligeable dans la démocratisation du sport et des loisirs en créant leurs propres associations. Deux, parfois trois objectifs animaient les dirigeants : procurer un bien-être physique au personnel tout en cherchant à l’encadrer et à lui inculquer un « esprit maison » ; rivaliser avec les meilleurs clubs français et asseoir le prestige de l’entreprise grâce aux résultats sportifs. Cependant, cette politique paternaliste a épousé des contours différents selon les secteurs d’activité. Avant la Première Guerre mondiale, malgré l’intérêt de quelques firmes industrielles comme Michelin ou Panhard-Levassor, l’initiative de mettre en place des structures sportives fut surtout le fait d’établissements du secteur tertiaire, notamment des grands magasins et des banques (Léziart, 1998). Il fallut attendre les années 1916-1917 et surtout l’entre-deux-guerres pour voir les capitaines d’industrie français proposer des activités physiques à leurs ouvriers (Arnaud, 1994). De même, les identités et dynamiques sociales propres à chaque groupe de travailleurs, le genre, l’objectif assigné au sport par les dirigeants de l’entreprise, voire le contexte économique et politique furent autant de facteurs qui ont influencé l’adoption des pratiques physiques et, plus largement, la construction sociale du corps (Detrez, 2002). Ces variables doivent donc également être prises en considération dès lors que l’on s’intéresse à la production des représentations corporelles générées par les activités récréatives au sein des entreprises. Le club athlétique de la Société générale (CASG) et le club olympique des usines Renault (COUR) offrent une perspective stimulante pour envisager une comparaison entre le monde de l’industrie et celui des services. Certes, d’un point de vue quantitatif, ces deux associations ne sont en rien comparables. Le CASG comptait environ 3000 membres contre 350 pour le COUR en 1919-1920. Huit ans plus tard, l’écart s’était encore creusé puisque le club de la Société générale annonçait 3454 adhérents contre 750 pour celui des usines Renault [1]. Cependant, les deux établissements étaient représentatifs de leur secteur d’activité. Ils s’inscrivaient pleinement dans le mouvement corporatif qui affecta « cols blancs » et « cols bleus » : la Société générale créa son association en 1903, soit quelques années après les précurseurs que furent les grands magasins du Bon Marché ou du Louvre et précédèrent les autres établissements bancaires et financiers ; Renault fonda le COUR pendant le premier conflit mondial, en septembre 1917. L’entreprise épousait alors la même trajectoire que ses concurrents Berliet et Citroën qui mirent sur pied une association sportive au sein de leurs usines, respectivement en 1916 et en 1917, confirmant ainsi l’avancée du secteur automobile sur les autres industries dans la promotion des activités physiques en France. Surtout, les deux entreprises étaient parmi les rares à avoir promu le culte de la performance [2], en tentant, avec plus ou moins de succès, d’attirer des sportifs vedettes. Certains d’entre eux ont d’ailleurs connu les deux associations sportives. Vainqueur du marathon lors des Jeux Olympiques de 1928, Ahmed Bougera El Ouafi était licencié du CASG avant de rejoindre le COUR. Son entraîneur, Louis Corlet, qui courut sous les couleurs de la Société générale entre 1919 et 1926, devint la cheville ouvrière de la section d’athlétisme du COUR (Breuil, 2008).

2Cette priorité donnée aux résultats sportifs ne fut pas sans conséquence sur la construction des représentations corporelles au sein des deux clubs. Ces dernières seront ici analysées entre 1903, année de création du CASG, et 1940, année qui marqua une rupture pour les deux clubs. En effet, la « drôle de guerre » et l’invasion allemande désorganisèrent les deux clubs qui cessèrent temporairement leurs activités. Cette étude a été rendue possible par la très bonne conservation des archives des deux entreprises, notamment de la Société générale. Le service historique de cette entreprise, situé à Paris, a en effet conservé les différents rapports d’activité du CASG, les correspondances entre la direction de la banque et les responsables du club, les dossiers du personnel des sportifs et dirigeants ainsi que la collection du journal Sport banque entre 1903 et 1937. Moins riches, les archives de Renault, conservées par le musée de l’entreprise à Paris, permettent néanmoins d’appréhender l’histoire du club, notamment par le truchement du journal interne, Le Bulletin des usines Renault.
En nous appuyant sur ces archives et les journaux internes conservés par les deux entreprises, nous verrons tout d’abord dans quelle mesure le corps de l’employé de bureau fut opposé au corps de l’ouvrier pour déboucher sur une représentation originale de ses engagements physiques. Ainsi pourrons-nous mieux évaluer les changements intervenus dans ces imaginaires développés autour du corps du pratiquant suite à l’émergence du champion. Enfin, une dernière partie s’attachera à démontrer l’importance des identités sociales et sexuelles sur ces mêmes représentations et leur conséquence dans le choix sportif des pratiquants.

1 – Le corps de l’employé de bureau : du corps faible au corps amateur

3Au cours des premières années d’existence du CASG, la direction du club privilégia la dimension hygiénique. Certes, elle ne perdit jamais de vue l’impact des pratiques physiques sur la cohésion sociale et le prestige de l’entreprise. Mais les dirigeants, pour la plupart des cadres supérieurs affectés dans les services centraux de la banque à Paris ou des directeurs régionaux, avaient été membres d’autres associations sportives avant la création du CASG. Plusieurs d’entre eux siégeaient même dans des comités régionaux des deux grandes fédérations sportives qu’étaient l’USFSA et l’UVF. Le président du club, Gustave Speich, était consul à l’UVF alors que le responsable de la section vélocipédie était licencié d’un club cycliste parisien renommé, les Mauves et Noirs. Quant à Olivier Tourrey-Piallat, secrétaire de la section athlétisme du CASG, il était trésorier du comité de Paris de l’USFSA. De ce fait, ils ont pu se faire l’écho des discours qui, après 1870 et la défaite de Sedan, lièrent étroitement hygiénisme et patriotisme en insistant sur les bienfaits des activités physiques sur la santé et l’importance du sport pour la régénération de la nation française (Arnaud, 1998). Ce besoin d’exercices corporels était, selon les responsables du CASG, d’autant plus nécessaire que les employés de banque étaient, par la nature même de leur profession, condamnés à l’inertie corporelle. Ce constat ne fut pas le seul fait des caciques de la Société générale. Dès avant 1914, au sein des autres établissements bancaires et financiers, des compagnies d’assurances et des grands magasins, une prise de conscience s’effectuait sur la sédentarisation des « cols blancs », catégorie professionnelle alors en pleine expansion (Gardey, 2003). La direction du CASG partageait cette analyse. Elle profita des assemblées générales et des réunions sportives pour rappeler que le travail de bureau provoquait un stress physique et psychologique en raison des tâches répétitives. Entre 1905 et 1908, les dirigeants du club tentèrent d’en faire la démonstration par le truchement du journal interne, Sport Banque. Ce mensuel, qui paru pour la première fois en janvier 1905, était entièrement consacré aux sports pratiqués par le CASG. Chaque responsable de section sportive parisienne ainsi que les principaux animateurs des 35 groupes régionaux que comptait le club en province y présentaient les activités, les résultats ainsi que des réflexions plus générales sur le mouvement sportif. L’ensemble des articles était coordonné par un rédacteur en chef, appartenant le plus souvent à la direction de la Banque. Entre 1905 et 1936, trois cadres supérieurs se succédèrent à ce poste. Pierre Balleyguier, bachelier ès lettres et polyglotte, occupa une place importante dans la hiérarchie de la Société générale puisqu’il en était le secrétaire général. Il dirigea la revue du CASG jusqu’à sa mort au champ d’honneur en 1914. Il fut remplacé, en 1916, par Raoul Miguet qui débuta sa carrière dans la filiale londonienne de l’établissement bancaire. En 1907, il rejoignit les services centraux à Paris et s’investit au sein du CASG, notamment en prenant la direction de la section tennis. Cependant, son passage à la tête du Sport Banque fut de courte durée puisque, fortement traumatisé par l’épreuve de la guerre, pendant laquelle il combattit sur le front de Salonique, il démissionna de la Société générale et du CASG. Henri Mariès assura la succession jusqu’en 1936. Bachelier ès lettres et licencié en droit, il avait intégré la banque en 1898. Lorsqu’il prit la tête du Sport Banque, il était chef de service et termina sa carrière en qualité de directeur-adjoint, en charge du personnel de la banque.

4Sous leur direction, le journal renforça cette représentation d’un corps inerte. Plus largement, les responsables du club n’hésitèrent pas à opposer la faiblesse physique de l’employé à la « force brute » de l’ouvrier. De par son travail manuel, ce dernier sollicitait ses muscles en permanence. Il manifestait la puissance et la force, incarnant ainsi un corps plus résistant et endurant. De ce fait, les employés de bureau eurent, plus que les ouvriers, besoin du sport qui était présenté par ses promoteurs comme un antidote (Holt, 2005).

5Cette idée de la faiblesse corporelle de l’employé et la priorité donnée au délassement physique par les dirigeants de la Société générale façonnèrent une autre représentation, celle du corps amateur. Au cours des premières années, les membres du CASG étaient uniquement encouragés à pratiquer une ou plusieurs activités physiques sans prendre en considération leurs propres performances. À l’instar des pionniers du sport, qui appartenaient aux couches supérieures de la société française, les responsables du club prônèrent l’amateurisme. Le corps du sportif était un corps qui ne s’entraînait pas, ne se mesurait pas. Dans son rapport sur l’activité des groupes régionaux pour l’année 1907, le secrétaire général du club, Pierre Balleyguier, rappelait que les participants aux épreuves sportives se contentaient du courage et de leur bonne volonté (Sport-Banque, 10 mars 1908.). La plupart des membres manifestaient un désintérêt certain pour leur résultat. En 1905, un marcheur s’étonna par exemple de réaliser un parcours de 30 kilomètres sans avoir suivi une préparation physique particulière (Sport-Banque, 10 mai 1905). L’idéal était que chaque pratiquant se contente de puiser dans ses seules ressources naturelles et ne cherche pas à améliorer ses capacités physiques.

6Le Sport Banque participait de la construction de ce corps amateur. La rédaction ne prodiguait aucun conseil quant aux méthodes d’entraînement. Les performances étaient retranscrites, mais elles n’étaient pas valorisées. En revanche, on y insistait sur le bien-être physique que procuraient les activités récréatives. Les rédacteurs s’attardaient longuement sur les sorties cyclistes et pédestres réalisées par les différents groupes régionaux du CASG à travers tout l’Hexagone. Les comptes rendus insistaient sur l’équilibre entre santé mentale et corporelle qu’elles procuraient aux employés. Ceux-ci furent encouragés à mixer pratiques sportive et touristique, efforts physiques et activités culturelles.

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« Vous cyclistes, filez sur le ruban de la grande route aussi vite que vous le voudrez, grisé par l’air pur et frais (…) Et vous marcheurs ! Quittez ces routes plates, dures, uniformes. Parcourez en tous les sens le village que vous traversez, suivez les ruelles tortueuses, visitez les monuments, les musées. Faire du tourisme, c’est mettre ses muscles au service du cerveau. C’est être un homme et non une bête : même pas une bête, une machine ».
(Sport Banque, 10 mai 1905)
Un temps promu, ce corps amateur disparaissait progressivement pour laisser place à d’autres représentations. D’abord opposés au professionnalisme, les dirigeants du club athlétique de la Société générale s’adaptèrent aux mutations rapides que connut alors le mouvement sportif quelques années avant le premier conflit mondial. De nouvelles représentations vinrent alors se greffer et se virent renforcées même par le développement des associations sportives et touristiques au sein d’entreprises issues du secteur industriel, notamment automobile.

2 – Corps professionnel versus corps mécanique

8Entre 1908 et 1914, les responsables du CASG construisirent et diffusèrent de nouvelles représentations liées aux activités sportives. Ils manifestèrent un intérêt croissant pour les résultats obtenus par les différentes sections du club. Cette orientation se traduisit par le recrutement d’un nombre toujours plus important de vedettes et favorisa la production d’un corps professionnel. Tout d’abord, ce corps s’entraînait. Des rubriques apparaissaient désormais dans le Sport Banque pour prodiguer conseils et astuces aux pratiquants sur les méthodes d’entraînement. Pour la course à pied, il était recommandé par exemple de ne jamais réaliser, durant les séances, la distance sur laquelle on souhaitait courir. Ainsi, un article, paru dans Sport Banque le 10 mars 1908, conseillait aux athlètes du club se préparant à une course de 110 mètres de ne pas sauter plus de quatre haies à l’entraînement. Ce corps était donc un corps qui travaillait assidûment, progressait et s’améliorait. Le sportif ne devait plus compter sur ses seules qualités physiques naturelles. Logiquement, le corps professionnel était aussi un corps qui se mesurait et s’évaluait. Sociétaires et dirigeants du CASG se passionnèrent alors pour les performances de Jean Bouin. De retour à Marseille en mai 1908 après un séjour de cinq mois en Italie, il fut recruté par une agence de la Société générale et intégra la section locale du CASG en raison de ses résultats sportifs. Les responsables du club découvrirent alors les méthodes scientifiques appliquées par Jean Bouin à l’entraînement et pendant les compétitions. Ils encouragèrent l’ensemble des adhérents à suivre son exemple. Pour ce faire, la rédaction publia les conseils et témoignages de « l’Homme-Chronomètre » qui narrait ses courses dans la presse sportive en détaillant les distances et le temps réalisé pour les atteindre. Sport Banque reprit un entretien accordé par Jean Bouin au journal La Vie au Grand Air du 28 février 1914, dans lequel il revenait sur son nouveau record du monde de l’heure : « Au signal, je partais rapidement et couvrais le premier tour en 1 m. 20 s. 6/10 (…) J’atteignis les 3000 avec 40 mètres d’avance ». Pour améliorer les performances et atteindre une plus grande efficacité, les responsables du CASG conseillèrent aux membres de se spécialiser dans une seule discipline et non plus de pratiquer une activité omnisports comme c’était le cas jusqu’alors. La direction recruta d’ailleurs des sportifs qui brillaient dans une seule discipline sportive : Keyser dans la course à pied, Trousselier en football, Pélissier en cyclisme.

9Enfin, le corps du professionnel était aussi un corps qui se produisait en public. Le Sport banque n’eut de cesse de rappeler, pour la course à pied et le cyclisme avant 1914, le football et le rugby dans l’entre-deux-guerres, l’intérêt croissant des masses pour les compétitions. Le CASG ne resta pas insensible à ces athlètes qui parvenaient à associer l’image de la banque à leurs résultats. Le Sport Banque communiquait les affluences enregistrées lors des exploits des champions du CASG sur les terrains de sport français et européens. Des correspondances tenues par les dirigeants du club soulignaient l’impact des vedettes du sport sur l’image de la banque [3]. Ils justifiaient ainsi la nécessité de leur accorder tout le temps nécessaire à leur entraînement et à la participation aux grandes compétitions. Les dossiers du personnel des membres de la section d’athlétisme, à savoir Chapuis, Ladoumègue, Moulines, Dartigues ou encore Cerbonney, démontrent qu’ils bénéficiaient, outre des 14 jours de congés-payés réglementaires, d’environ une vingtaine de congés-payés supplémentaires.

10Dans l’entre-deux-guerres, le club des usines Renault compta également plusieurs champions dans ses rangs. Certains participèrent et remportèrent les jeux olympiques comme le cycliste Boscher en 1920 à Anvers ou le marathonien El Ouafi, médaillé d’or en 1928 à Amsterdam. Cependant, les associations sportives créées au sein des entreprises du secteur automobile après 1916 donnaient à lire d’autres représentations du corps que celles du secteur tertiaire. Ignorant le corps du sportif professionnel, les dirigeants du constructeur automobile de l’Ile Séguin concentrèrent leurs propos sur le corps mécanique. En effet, le secteur bancaire ne sembla pas concerné par ce « tournant taylorien » qui affecta la société française entre 1908 et 1918 (Fridenson, 1987). Les établissements financiers ne s’orientèrent vers ces méthodes qu’à partir des années 1930. En revanche, le modèle américain fascina très tôt nombre d’industriels dont Louis Renault. Les principes de la rationalisation du travail les poussèrent à adopter le sport de compétition :

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« Il faut prendre chez nos amis d’au-delà de l’Atlantique leurs méthodes de travail et leurs méthodes de distraction (…). Aussi, dans notre usine où l’on s’efforce d’appliquer les méthodes américaines, il est naturel que l’on y adapte également les principes de distraction ».
(Bulletin des usines Renault, 15 janvier 1919)
Mieux, les responsables du COUR les appliquèrent au corps du sportif. Soucieux de procurer des leçons d’anatomie aux ouvriers et de diffuser ces représentations d’un corps mécanique, ils s’appuyèrent sur le journal interne de l’entreprise. Contrairement au Sport Banque de la Société générale, le Bulletin des Usines Renault ne fut pas entièrement consacré au sport. Il s’agissait d’un bimensuel plus généraliste, dont le premier numéro sortit des presses le 1er août 1918, qui publiait des articles sur différents thèmes comme la situation économique française, l’évolution de la production au sein des usines ou encore sur le pouvoir d’achat des ouvriers. Le journal intégra dans ses pages des leçons d’anatomie à destination des membres du COUR qui définissaient les principales caractéristiques physiques du corps humain. Des parallèles furent systématiquement développés entre organisation scientifique du travail et usage rationnel du corps, entre geste du sportif et geste de l’ouvrier : les efforts, les cadences ainsi que les intervalles de repos dans le domaine des activités récréatives étaient définis pour un rendement maximum avec un minimum de fatigue. Ainsi, un article du 15 juillet 1919, intitulé « Notions d’anatomie appliquée », précisait qu’un nageur effectuant de longues brasses se fatiguait beaucoup moins que celui qui faisait des brasses moins longues mais plus rapides, à l’image de l’ouvrier qui produit des gestes de grande amplitude, bien plus économiques que les gestes de petite amplitude et souvent répétés.
Le corps fut aussi comparé à une mécanique dont le cœur était le moteur. En effet, l’objectif des dirigeants était de démontrer aux membres du COUR quelles étaient les possibilités et les limites du corps dans le cadre de la pratique sportive afin d’optimiser leurs capacités physiques et, au final, de réaliser de meilleures performances, tant sur les terrains de sport que sur les chaînes de montage de l’usine. Dans un autre article intitulé « L’Homme au point de vue sportif », publié le 1er mai 1920, ils construisirent des représentations corporelles en s’appuyant sur une définition purement mécanique des activités physiques. Comme le travail, certaines disciplines seraient par exemple « le produit d’une force, qui pourrait être exprimée en kilogramme pour un chemin parcouru en mètre. L’unité serait alors le kilogrammètre. Ils donnent l’exemple concret d’un homme qui élève 20 kilogrammes à trois mètres de haut : il produirait alors 60 kilogrammètres ». Ces démonstrations de mécanique s’observaient également dans le cas du sport féminin.

3 – Le Genre du corps

12Le développement des activités récréatives féminines au sein des clubs d’entreprise introduit lui aussi de nouvelles représentations corporelles. Nous ne reviendrons pas ici sur le tennis, largement pratiqué par les femmes tant au sein du club athlétique de la Société générale que du club olympique des usines Renault. Comme le rappelle un bulletin mensuel du COUR en date du 15 septembre 1920, ce sport restait l’apanage des élites sociales et concernait uniquement les épouses et filles des dirigeants de l’entreprise. Ce fut le cas également au CASG où les femmes furent acceptées dès 1909 (Breuil, 2009). La pratique du tennis leur permettait de se distinguer socialement et s’inscrit au cœur des stratégies matrimoniales propres à leur catégorie sociale (Hobsbawm, 1987).

13En revanche, la démocratisation du sport féminin amorcée au cours de la Grande Guerre (Arnaud & Terret, 1996) obligea les deux clubs d’entreprise à mener une réflexion sur les attendus sociaux de ce nouveau phénomène. Chez Renault comme à la Société générale, les dirigeants des associations sportives ne semblèrent pas opposés aux activités physiques des femmes. Au contraire, des mesures étaient prises pour encourager les salariées à s’y adonner. Les ouvrières du constructeur automobile bénéficièrent de tarifs d’inscription privilégiés : 0, 50 franc par mois au lieu de 1 franc pour leurs homologues masculins. Les dactylographes de la Société générale pouvaient, quant à elles, compter sur l’aide financière de la direction qui décida d’accorder 2 % du budget du CASG aux sports féminins. Deux facteurs motivèrent ce soutien. Tout d’abord, les dirigeants acceptèrent l’idée que les pratiques récréatives féminines étaient devenues une réalité qu’il convenait d’encadrer et de canaliser. Il s’agissait aussi, dans ce cas, d’un choix visant à maintenir le rang du CASG au sein du mouvement sportif. Autrement dit, les responsables souhaitaient que le club puisse également briller dans les nouvelles compétitions féminines qui se mettaient progressivement en place au cours des années 1920. Tout en ouvrant une rubrique « Sport féminin » dans le Sport Banque, les dirigeants du CASG confièrent la responsabilité de leurs sections féminines à des hommes comme Berge à Marseille et Delvaux à Paris.

14Ensuite, ils s’inscrivaient dans le mouvement nataliste qui se développa en France après 1918 (Thébaud, 1992). Le déclin démographique qu’avait provoqué le conflit renforça l’idée de la dégénérescence de la nation engagée depuis la fin du XIXe siècle. Se représentant le corps féminin comme faible par nature, les dirigeants insistèrent sur les bienfaits des activités physiques sur leur organisme et avancèrent l’idée que les salariées de la Société générale pouvaient ainsi contribuer à la régénérer la « race » française en donnant au pays les hommes vigoureux dont il avait tant besoin. Mais cette nationalisation du corps ne signifiait pas sa virilisation. Les journaux internes soulignaient que la pratique ne devait rien enlever à la grâce et l’élégance qui caractérisaient le corps féminin. Les positions adoptées au sein des clubs d’entreprises n’étaient pas isolées. Au cours de l’entre-deux-guerres, l’ensemble du mouvement sportif se mobilisa pour lutter contre la confusion des genres et encadrer la féminisation des pratiques (Terret, 2005 ; Terret & Zancarini-Fournel, 2006). Il s’agissait de redéfinir les inégalités entre les sexes et les rapports de genre. Les fédérations française et internationale de sport féminin dirigées par Alice Milliat militaient elles-mêmes en cette direction. Si elles revendiquaient l’autonomie de leur mouvement, elles érigeaient des règlements visant à marquer une distinction entre pratiques féminines et pratiques masculines (Drevon, 2005).

15Cependant, la création de sections féminines et le déploiement de leurs activités ne s’agençaient pas de la même manière dans les deux entreprises, sauf dans le cas d’excursions touristiques. Chez Renault, les ouvrières devaient se contenter de pratiquer la culture physique, autrement dit de quelques séances de gymnastique, et la natation alors que les hommes pouvaient s’adonner au cyclisme, au football et à l’athlétisme. En revanche, les employées de bureau de la Société générale adoptèrent une multitude de sports : athlétisme, football et basket-ball, soit les sports féminins les plus développés de l’entre-deux-guerres. Une seule pratique leur semblait interdite : le rugby.
Cette différence de traitement entre ouvrières et employées s’explique, d’une part, par la divergence des représentations corporelles produites par les activités physiques et, d’autre part, par l’importance que les dirigeants accordaient aux différents sports. Au sein des usines Renault, la direction réservait le monopole de l’athlétisme et du football aux ouvriers, en raison de la popularité de ces sports auprès de cette catégorie sociale. De ce fait, les responsables du COUR soulignaient que ces disciplines nécessitaient des capacités physiques que les femmes ne possédaient pas. Ballon rond et course à pied étaient indiscutablement des lieux d’expression du corps viril. Ce discours n’apparut pas dans le journal Sport Banque. Certes, les dirigeants et sociétaires du CASG admettaient que le football et l’athlétisme ne pouvaient être pratiqués de la même manière par les deux sexes. Des différences au niveau des règlements demeuraient la norme. Les femmes disputaient par exemple des rencontres de football qui duraient moins longtemps que celle des hommes et sur des terrains de dimensions réduites. Mais les sportives furent encouragées à les pratiquer car elles pouvaient développer la grâce et l’élégance, donc être conformes à la nature présupposée de la femme. De plus, certains discours rappelaient que l’athlétisme était un sport dépourvu de contacts directs. En fait, les caciques du club considérèrent que le sport roi, viril par excellence, n’était pas la course à pied ni même le football, mais le rugby. L’explication est sans doute à rechercher dans la plus grande influence qu’exerçait le responsable de la section de ballon ovale, Robert Bernard, au sein du club. Celui-ci occupait, au cœur même de la banque, une position hiérarchique supérieure à celle d’Antoine Tremblay ou de François Quilgars, qui dirigeaient les sections de football et d’athlétisme. Au cours des années 1920, le premier enregistrait différentes fonctions dans les services les plus prestigieux, l’Inspection et l’Etranger, alors que ses homologues du CASG étaient affectés dans de modestes agences en banlieue parisienne. Son influence permit au rugby de maintenir sa position hégémonique au sein du club et ce malgré l’intérêt croissant que manifestaient les salariés à l’endroit du ballon rond. La direction accordait au rugby des caractéristiques identiques à celles conférées par les ouvriers des usines Renault au ballon rond : énergie, violence, habilité et courage. De ce fait, le rugby demeura une pratique exclusivement masculine. À l’inverse, le football ne fut pas considéré comme un sport viril par excellence et put donc être pratiqué par les femmes.

Conclusion

16Les représentations corporelles produites par le développement des activités récréatives au sein des entreprises ont donc divergé en fonction des secteurs d’activité, mais aussi des identités sociales et sexuelles ainsi que des fonctions assignées au sport par les dirigeants. D’abord amateur, le corps de l’employé de bureau a connu une rupture précoce, se professionnalisant avec l’adoption du culte de la performance et la promotion du champion incarné par Jean Bouin. À l’inverse, le sport à l’usine a suivi une autre trajectoire, proposant un corps plus mécanique.

17De même, si les dirigeants de ces deux clubs d’entreprise ont partagé un certain nombre de représentations communes sur la féminité, l’idéal du sport masculin propre à chacune des entreprises a conduit ouvrières et employées à s’engager différemment dans les pratiques physiques.

18Les difficultés rencontrées par les dirigeants des deux clubs pendant la Seconde Guerre mondiale pousseront les dirigeants à réévaluer leur politique sportive. Nationalisés en 1945, ils n’attacheront, dans un premier temps, plus aucune importance aux résultats pour se consacrer exclusivement au sport corporatif. Il faudra attendre la privatisation de la Société générale pour voir l’un d’entre eux renouer avec le sport de compétition. C’est en effet en 1987 que la banque du boulevard Haussmann se tourna vers le rugby pour en faire l’axe principal de son sponsoring sportif et accompagner ce sport vers le professionnalisme.

Bibliographie

  • Sources

    • Bulletin des Usines Renault du 15 juillet 1919 et de décembre 1928, Archives Renault, Musée de l’entreprise (Paris).
    • Rapports d’activité du CASG, correspondances entre la direction de la banque et les responsables du club, dossiers du personnel des sportifs et dirigeants, etc., B 1049, B 1047, Archives historiques de la Société générale.
    • Collection du journal Sport banque entre 1903 et 1937, Archives historiques de la Société générale.
  • Bibliographie

    • Arnaud, P. (1994). Les Origines du Sport ouvrier en Europe. Paris, L’Harmattan.
    • Arnaud, P. & Terret, T. (1996). Histoire du sport féminin. Paris, L’Harmattan. 2 volumes.
    • Arnaud, P. (1998). Les Athlètes de la République. Gymnastique, sport et idéologie républicaine (1870-1914). Paris, L’Harmattan.
    • Breuil, X. (2009). Le Tennis à la Société générale dans l’entre-deux-guerres, in P. Dietschy & P. Clastres (Eds.), Paume et tennis en France, XVe-XXe, Paris, Editions du Nouveau Monde, 157-166.
    • Breuil, X. (2008). Le Club athlétique de la Société générale. Histoire d’une succursale de champions. Saint-Cyr-sur-Loire, Alan Sutton.
    • Detrez, C. (2002). La Construction sociale du corps. Paris, Seuil.
    • Drevon, A. (2005). Alice Milliat. La Pasionaria du sport féminin. Paris, Vuibert.
    • Fridenson, P. (1987), Un tournant taylorien de la société française (1904-1918), in Annales ESC, 5.
    • Gardey, D. (2003), La Dactylographe et l’expéditionnaire. Histoire des employés de bureau (1890-1930). Paris, Belin.
    • Hobsbawm, E.J. (1987). L’Ere des Empires (1875-1914). Hachette, Paris.
    • Holt, R. (2005), Premiers sports, in A. Corbin, J.J. Courtine & G. Vigarello (Eds.), Histoire du corps, Paris, Seuil, volume 2, 331-358.
    • Léziart, Y. (1989). Sport et dynamiques sociales. Joinville-le-Pont, Éditions Actio.
    • Terret, T. (2005). Sport et Genre. Paris, L’Harmattan, 4 volumes.
    • Terret, T. & Zancarini-Fournel, M. (2006). Le Genre du sport. Clio. Histoire, Femmes et Sociétés, 23.
    • Thébaud, F. (1992). Histoire des femmes en Occident. Le XXème siècle. Paris, Plon.

Mots-clés éditeurs : sports, employés, représentation corporelle, ouvriers, enterprise

Mise en ligne 01/06/2010

https://doi.org/10.3917/sta.087.0069

Notes

  • [1]
    Pour les chiffres du COUR, voir Bulletin des Usines Renault du 15 juillet 1919 et de décembre 1928. Pour le CASG, Archives historiques de la Société générale, B 1049.
  • [2]
    Dans la première moitié du 20ème siècle, seules quelques entreprises françaises sont à l’origine d’un club sportif prestigieux. Outre la Société générale et les usines Renault, on compte le groupe Casino à Saint-Etienne, Michelin à Clermont-Ferrand, la compagnie du métro parisien à Paris. La grande majorité des entreprises choisissent d’intégrer les championnats corporatifs lors de la création de cette catégorie en 1919.
  • [3]
    Archives historiques Société générale, carton B 1047
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