Staps 2006/4 no 74

Couverture de STA_074

Article de revue

Recensions d'ouvrages

Pages 131 à 140

Notes

  • [1]
    Paris, L’Harmattan, 2002.
  • [2]
    From ritual to record: The nature of the modern sports, New York, Columbia University Press, 1978.
  • [3]
    Modernity at large: cultural dimensions of modernity. London and Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996.

Fabrice Abgrall et François Thomazeau, 1936 – La France à l’épreuve des Jeux Olympiques de Berlin, Alvik éditions, 2006, 366 p.

1On retient de la participation de la délégation des athlètes français aux Jeux de Berlin en 1936 toute l’ambiguïté du salut adressé à la tribune officielle lors de la cérémonie d’ouverture. Interprétation erronée du salut joinvillais qui renvoie néanmoins à ce qui pourrait constituer le sous-titre de l’ouvrage ici présenté : « bras tendu ou main tendue » ? On sait en effet combien la présence d’athlètes français lors de ces jeux fut l’objet de vives controverses et polémiques, tant ils auront été pour le régime nazi une formidable vitrine, opération de propagande visant à démontrer au monde la vitalité du modèle national-socialiste, à partir de sa déclinaison sportive. Dans le camp français, la diversité des attitudes est connue : projets de boycott, neutralité bienveillante au nom des valeurs de l’olympisme et d’un apolitisme proclamé par les dirigeants des fédérations, « participation sans soutien »... Le parti pris des auteurs étant ici d’observer ce spectre des comportements à partir des prises de position des principaux acteurs du moment, qu’ils soient de tout premier plan, où qu’ils aient joué en coulisses un rôle plus modeste. Autre choix, celui consistant à privilégier l’espace politique, le monde sportif ainsi que celui des médias et de s’attacher à la nature des discours prononcés et textes publiés par ces acteurs, reproduits en fin de chapitre. Sans doute l’historien du sport n’apprendra-t-il pas grand-chose qu’il ne connaisse déjà. À l’image des pages consacrées à Pierre de Coubertin, dont les auteurs rappellent sinon la duplicité, au moins une forme de complicité tacite. Ayant pris au soir de sa vie fait et cause pour l’organisation des Jeux, Coubertin servira de paravent et de caution morale aux dignitaires nazis, qui avaient su l’amadouer. En revanche, les pages consacrées aux débats parlementaires ayant précédé la décision d’envoyer à Berlin la délégation française sont plus inédites : les positions de François Piétri, ancien ministre, député et membre du CIO tranchent avec celles du communiste Florimond Bonte, également député et correspondant du journal Le Sport (qui, dès 1935, avait annoncé la couleur : « pas un sou, pas un homme pour les Jeux Olympiques de Berlin). D’un côté, une sorte de nomenklatura sportive, issue de cette « vieille France » aristocratique et conservatrice (à l’image de Melchior de Polignac, persuadé que les autorités allemandes se plieraient aux injonctions du CIO, notamment dans la garantie des droits des « non-aryens »), de l’autre une génération plus éclairée et plus engagée ayant perçu le danger, l’inefficacité et l’incohérence du principe de cette « main tendue », justifiée par les valeurs de l’olympisme. Les pages consacrées aux sportifs ayant participé aux Jeux soulignent pour leur part combien ces derniers étaient étrangers à ces débats. Pour Noël Vandernotte (aviron) et Guy Lapebie (cyclisme), la participation aux Jeux est d’abord la récompense des efforts et sacrifices consentis dans une France des années 1930 où les conditions d’entraînement et de préparation demeuraient largement insuffisantes. Consacrée à la presse et aux prises de position des intellectuels (on lira avec intérêt les pages consacrées à un Drieu La Rochelle fasciné par les « dispositions viriles » du régime nazi), la dernière partie reflète également cette atmosphère diaphane de non-décision, à l’exception des prises de position tranchées de L’Auto (favorable aux Jeux) et du Sport (hebdomadaire de la FSGT, qui mènera une campagne active en faveur du boycott). À l’issue des Jeux, les commentaires de la presse mettront d’ailleurs davantage l’accent sur le classement moyen de la France (au 6e rang des nations) et ses causes supposées (absence de politique sportive ambitieuse, déficit d’équipements, etc.) que sur les conséquences politiques et diplomatiques du choix de la participation. D’une certaine manière, l’expérience des Jeux de Berlin constituera pour le régime de Vichy une sorte de propédeutique dont il saura largement s’inspirer lors de la mise en place des orientations du Haut Commissariat à l’EGS.

2Olivier Chovaux

3Atelier SHERPAS, Université d’Artois

Pierre Chifflet, Idéologie sportive et service public en France. Mythe d’un système unifié, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, coll. « Sports, cultures, sociétés », 2005, 191 p., bibl.

4Le dernier ouvrage de Pierre Chifflet, publié aux PUG, se propose d’analyser sous l’angle des sciences sociales l’action sportive organisée, telle que celle-ci s’est développée en France au cours des décennies. L’étude porte logiquement sur une période qui s’étend de l’avènement de la IIIe République à nos jours. Cette analyse minutieuse et fort bien documentée, conduite aux limites de la sociologie historique et de l’histoire sociale et politique, éclaire sous un jour nouveau, à la fois synthétique et critique, au meilleur sens du terme, la problématique socio-politique du sport en France.

5L’interrogation générale qui sous-tend la démarche de l’auteur est de « savoir si le type d’organisation fédérale, mis en place à la fin du XIXe siècle et tout au long du XXe siècle, est adapté à la situation sociale et culturelle française actuelle » (introduction, p. 10). Non point que le modèle fédéral n’ait su s’adapter au changement, se moderniser, améliorer sa propre efficacité mais à l’évidence, aujourd’hui, le terme « sport » renvoie à une diversité de significations qui déborde largement le « programme » valorisé par cet univers fédéral. Le professionnalisme sportif, le service public du sport (« avec en arrière-plan la valorisation de la représentation sportive nationale »), une demande locale plutôt individualiste, qui peut s’accommoder d’une offre commerciale (en respectant ici les italiques choisis par l’auteur) attestent de la complexité du phénomène sportif observable. Dès lors, deux objectifs se précisent. Il importe de montrer en termes d’analyse stratégique comment, en France, s’agrège un « ordre sportif » défini autour de l’action fédérale, des politiques publiques et du service public du sport. Conjointement, il faut étudier les arguments sociaux et idéologiques par lesquels cet ordre sportif est parvenu à imposer sa légitimité, au fil des décennies, et à la maintenir.

6Le livre est composé en deux parties. La première traite de « L’univers sportif de référence : le modèle fédéral » (p. 13-88). La seconde envisage le rôle des pouvoirs politiques : « Le projet d’un service public du sport : utilisation du modèle fédéral » (p. 89-170).

7Dans la première partie, l’auteur montre comment le développement progressif du sport trouve des conditions favorables (y compris grâce à l’intérêt que marque l’institution scolaire pour les exercices physiques). Pourtant, l’attrait psychologique propre au « sport » en provenance des Îles britanniques réside dans la compétition, celle-ci excluant toute forme de professionnalisme. Ainsi, dès les années 1890, le modèle éducatif du sport amateur tend à valoriser la règle interne propre à toute discipline sportive au point de l’ériger en un véritable idéal éthique (p. 31-32). Impulsé à l’initiative du baron de Coubertin, le Mouvement olympique va se structurer de façon analogue. Il est spécialisé, accroché à un idéal et s’appuie bientôt sur une organisation bureaucratique internationale.

8Pierre Chifflet examine ensuite le « développement du sport fédéral » en France, des années 1918 à 1958. Une idée force, défendue par l’auteur, traite de la transformation de l’associativité sportive (p. 45). Le modèle fédéral tend à privilégier normes et prescriptions. À l’intersubjectivité, qui définit la vie associative, vient se superposer, voire même se substituer, l’objectivité de l’impératif fédéral. À la Libération, le modèle fédéral s’impose encore, rétabli dans des prérogatives qui avaient été partiellement contestées par le gouvernement de Front populaire, sensible à la démocratisation des activités physiques et sportives, puis carrément annexées par « Vichy ». Pourtant, apparaissent déjà les signes d’une conception des loisirs sportifs affranchis du giron des fédérations, dont font état les premières enquêtes de J. Dumazedier.

9Avec l’avènement de la Ve République, grâce à l’aide de l’État, le « modèle sportif fédéral » (qui rassemble moins de 3 millions de licenciés) occupe une place importante. Les réformes des années 1960, l’amélioration des niveaux de vie, l’intérêt pour le sport, parmi d’autres facteurs, conduisent vingt ans plus tard à ce que P. Chifflet désigne comme étant l’apogée du sport fédéral amateur (9,5 millions de licenciés en 1980). Le soutien qu’apporte l’État aux fédérations – entendons les fédérations unisports, qui forment l’ossature du comité olympique national – tend à faire de celles-ci « le relais d’une politique publique » (p. 56). Si les deux décennies suivantes (les années 1980 et 1990) sont marquées par la « concurrence », l’auteur montre bien que ces fédérations « souhaitent maintenir leur pouvoir de représentation sur l’ensemble des niveaux de pratique sportive : loisir, formation, compétition, élite » (p. 62). « Le but originel (développement du sport) est alors utilisé comme un moyen au service de la perpétuation du système fédéral » (p. 67). Auto-érigé en « communauté », le modèle fédéral s’impose de façon hégémonique, en occultant les cultures corporelles locales (p. 72). L’auteur insiste sur la limitation culturelle de la vie collective au sein du club, subordonnée désormais aux objectifs des instances fédérales et de leurs relais (p. 74). À ce propos, il faut féliciter l’auteur pour quelques excellentes remarques portant sur l’associativité sportive de proximité.

10Comme par une sorte d’effet de loupe, la règle fédérale définie autour de la compétition se décline plus que jamais comme un idéal de conduite, une catégorie de l’universel (qu’on retrouve aisément dans les équivalences caricaturales du genre sport = sens éthique ; sport = citoyenneté, par exemple). L’irruption massive de l’argent (p. 78), le dopage (p. 80) s’accommodent fort bien de cet idéal faisant du champion un modèle – exemplaire – d’inspiration pour tous. La « valeur » de la performance se donne à voir comme la performance de valeurs cardinales alors qu’elle en est assez souvent la négation. Le filtre médiatique a tendance à renforcer le processus plutôt qu’à le démonter de manière critique. P. Chifflet consacre plusieurs pages tout aussi intéressantes (p. 83 et suivantes) à la rationalisation technique, réglementaire, juridique du geste sportif qui « l’éloigne de la production créatrice de la culture ». La sociologie de J.-M. Brohm ne reste-t-elle pas opératoire pour analyser ces aspects ? « La culture fédérale est ainsi un impérialisme guidé par un pouvoir circonscrit autour du mouvement olympique » (p. 88). Elle prétend représenter par elle-même tous les pratiquants sportifs et toutes les manières de s’adonner aux sports.

11La seconde partie du livre reprend une large périodisation historique pour examiner le sport sous l’angle des politiques publiques dont les prémices sont aisément repérables dès les années 1920 (p. 91 et suivantes). L’approche recoupe sur ces aspects d’autres études connues que l’auteur mentionne. Plus incisive, sans doute, est son analyse de l’évolution du sport scolaire sous la IVe République. Ce domaine témoigne de la même évolution que l’associationnisme sportif civil. Dès lors que des fonctionnaires de l’État prennent en charge les associations sportives des établissements scolaires, on passe du principe de l’association volontaire, auto-organisée, « d’une logique associative (…) à une logique de service public » (p. 103). Entre 1960 et 1980, « l’État agit pour un service public du sport » (p. 107 et suivantes) : lois programmes d’équipements sportifs, textes réglementaires destinés à aider les fédérations et à exercer sur ces dernières un droit de regard, mesures prises dans le domaine de l’encadrement du sport (arrêté du 30 juillet 1965 fixant la liste des diplômes ouvrant droit à l’exercice de la profession d’éducateur, création des brevets d’État…), affirmation d’un sport de compétition au service de la grandeur nationale. Selon P. Chifflet, c’est Jean-Pierre Soisson, alors ministre chargé des Sports qui, en 1978, met en application une « doctrine du résultat » (p. 120), aboutissement logique des efforts engagés par certains de ses prédécesseurs, tels Maurice Herzog ou Pierre Mazeaud. Les nouvelles structures spécialisées d’accès à l’élite bénéficient de l’action volontariste de l’État. En application de la « Loi Mazeaud » (du 29 octobre 1975), un décret du 31 décembre 1976 fixe les règles d’organisation et de fonctionnement de l’INSEP. « Peu à peu, l’accès à l’élite quitte la filière associative pour se retrouver dans des structures gérées directement par les experts de l’entraînement » (p. 121). Avec l’acquiescement du mouvement fédéral, qui n’hésite pas à revendiquer sa part de mérite dans cette transformation organisationnelle.

12Pour les vingt dernières années, l’auteur met l’accent sur la complexité croissante qui caractérise le sport : « décentralisation, libéralisme, individualisation des comportements, etc. » (p. 125). La loi de 1984, plus tard les compléments apportés en 2000 et en 2003 prennent en considération les évolutions récentes. P. Chifflet souligne le déphasage qui marque, à ses yeux, l’action des fédérations au regard de l’évolution de la société. « Au début du XXIe siècle, l’organisation de la pratique sportive ne répond plus au seul ordre fédéral » (p. 125). Soit, mais il est aussi fort regrettable, à notre avis, que les fédérations multisports et affinitaires, par exemple, ne se soient pas montrées à la hauteur des enjeux du moment, lorsque le débat public sur le sport a été lancé ou relancé, au cours des années 1965-1975. Renonçant à leur propre histoire mêlant culture, éducation et sport, et de façon éclectique, elles ont été souvent séduites par la compétition et la performance. Quant à l’éducation populaire, elle a renoncé à actualiser son propre modèle pédagogique de démocratisation de la culture sportive, laissant ainsi le champ libre aux fédérations unisports…

13Un long passage intitulé « La nécessité d’un service public » (p. 163-168) aborde des points importants. La notion de service public, qui domine dans l’organisation du sport français, peut être interprétée comme la concordance des intérêts propres aux pouvoirs politiques avec les projets fédéraux. Ainsi confortées dans leur action, les fédérations ramènent la notion d’intérêt général à leurs propres objectifs qui sont déclinés jusqu’au niveau international (Jeux Olympiques, championnats du monde). Le même discours biaisé se retrouve au niveau local le plus élémentaire (p. 166), par exemple pour la construction des équipements sportifs (en fonction des seules normes fédérales).

14Parvenu au terme de son analyse, Pierre Chifflet revient dans la conclusion du livre sur ce « modèle » proposé d’abord par l’univers fédéral puis par la conjonction de l’action fédérale avec celle des pouvoirs publics. Il considère que cet « ordre sportif » est en grande partie inadapté aux évolutions constatées à l’articulation du XXe et du XXIe siècle. La connaissance de l’évolution culturelle en matière de sport permet de déceler suffisamment de diversité et d’inégalités chez les Français pour qu’on puisse croire encore à une « communauté » sportive. Certes, mais dans le domaine de l’action publique, peut-on pour autant conclure au mirage du « Mythe d’un système unifié », pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage ? L’auteur détaille les orientations que se fixe aujourd’hui l’État (responsable du développement du sport par des textes législatifs, par des aides) (p. 126), visant à garantir l’encadrement des activités sportives et la sécurité des pratiquants (p. 131). De même, P. Chifflet insiste sur l’implication des collectivités territoriales avec le rôle majeur des communes et les effets bénéfiques de la décentralisation (p. 133), et sur les efforts coordonnés qui ont trait aux « programmes » successifs d’un sport pour la citoyenneté et pour la prévention de la jeunesse (p. 138-141). Ajoutons à ces orientations ou actions « la représentation nationale » (p. 141-153), avec la gestion du sport de haut niveau, la lutte contre le dopage et le contrôle du sport professionnel, dont l’auteur nous informe de façon détaillée. Le dispositif permet une adaptation constante au contexte de la concurrence internationale. En outre, l’État tente de donner plus de possibilités aux fédérations afin d’introduire « un management moderne de leur organisation » (p. 152). Soutien, accroissement de l’efficacité et droit de regard exercé par la puissance publique sont devenus indissociables.

15Est-ce à dire que la puissance publique ne prend pas en considération la diversité qui se fait jour en matière d’activités physiques et sportives ? Non, à l’évidence, et compte tenu des opérations indiquées par l’auteur – des réponses conçues en partenariat(s) – destinées à tenir compte de cette diversité, les fédérations sportives unisports n’ont pas toujours le beau rôle. L’autonomie du système fédéral est relative et cantonnée dans un domaine d’action spécifique. Si les fédération reçoivent une forme de délégation de mission de service public, elles ne sont pas à elles seules l’incarnation du service public du sport. Et loin s’en faut. L’intérêt général ne se réduit pas forcément à un intérêt particulier érigé idéologiquement en intérêt de tous et pour tous.

16L’État et les fédérations n’ont pas une vision strictement identique du développement sportif et le livre de P. Chifflet est sans ambiguïté à ce sujet. La version du mythe d’un système sportif unifié, qui berce les dirigeants des fédérations unisports et les dignitaires du CNOSF, est une fiction, ainsi que le démontre l’auteur. La prise en considération de la diversité des intérêts particuliers par la puissance publique (à commencer par les demandes exprimées par des simples contribuables, au niveau de la commune, ou celles des jeunes au sein des établissements scolaires) est bien réelle, recoupant parfois des objectifs de santé – également – publique. De ce point de vue, nous semble-t-il, le mythe d’un système sportif unifié est sérieusement fragilisé. Le service public du sport correspond plutôt à tout un éventail de solutions concrètes et cohérentes. Il est vrai toutefois qu’une mise en administration du sport peut aussi contraindre, contrôler, et de façon dommageable, l’initiative associative alors même qu’il s’agit de la soutenir. Ces tensions sont bien réelles, surtout lorsque les subventions deviennent limitées.

17Pour conclure, l’ouvrage vient à point nommé, en ce début du XXIe siècle, pour comprendre comment s’est développée l’action sportive organisée en France, combinant initiatives, coopérations et effort de maîtrise des situations successives. Quel est le contexte observable aujourd’hui ? Les acteurs du système liant l’État aux fédérations tendent à contrôler l’essentiel de l’offre de pratique sportive des Français. Or on sait que les 13 millions de licenciés (chiffre atteint en 1995 ; depuis, il est à peu près stationnaire), qui ne sont pas tous des compétiteurs, représentent actuellement à peine un sportif sur trois pratiquants… D’excellente facture, le livre soulève des questions pertinentes et ouvre un espace de discussion en faisant référence à différents travaux d’historiens, de sociologues et de politologues. Cette « analyse stratégique » du versant organisationnel du sport peut-elle aider à repérer des failles, des intervalles dans lesquels l’innovation sociale et culturelle est susceptible de retrouver sa place ? Pierre Chifflet annonce la parution prochaine d’un autre ouvrage aux PUG traitant du « désordre sportif ». Sans doute proposera-t-il, à cette occasion, sinon des solutions tout au moins des orientations qui permettront d’enrichir l’analyse d’un fait culturel majeur et inciteront à engager de nouveaux débats sur l’action sportive.

18Jean-Paul Callède

19Sociologue (CNRS et Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine)

Jacques Dumont, Sport et formation de la jeunesse à la Martinique. Le temps des Pionniers (fin XIXe siècle – années 1960), Paris, L’Harmattan, 2006, 254 p.

20À travers son ouvrage, Jacques Dumont nous propose une vision politique des pratiques sportives à la Martinique. Loin d’offrir une simple recomposition historico-politique du phénomène sportif dans cette partie des Antilles françaises, Jacques Dumont, à la suite de son premier ouvrage, Sport et assimilation à la Guadeloupe[1], analyse ici finement les implications du sport dans la formation du citoyen et dans l’élaboration d’une conscience politique liée aux conjonctures particulières que connaît la Martinique dans une période riche en changements institutionnels. Cette analyse des pratiques sportives à la Martinique représente une contribution remarquable au renouvellement de la recherche en histoire, comme le fait remarquer Fred Constant dans sa préface. Le phénomène sportif, en tant que fait social total, est traité à travers le paradoxe qui le fait à la fois apparaître comme un espace de discipline et de contrainte des acteurs, lieu de reproduction des inégalités coloniales, mais également comme vecteur émancipateur d’une jeunesse en marche et en acte, inscrite dans une volonté méritocratique. Bien loin de se cantonner à une histoire du sport descriptive, l’auteur allie avec justesse analyses historiques et sociologiques n’omettant aucune source d’archive, aucun témoignage des rares témoins d’époque ou autres iconographies obtenus, des deux côtés de l’Atlantique, à partir des sources officielles (militaires, nationales, départementales, municipales…) mais aussi personnelles. Il nous offre dès lors un travail riche et comble ainsi un manque dans l’histoire du sport outre-mer, espaces souvent oubliés car lointains. Jacques Dumont s’inscrit dès lors dans la lignée de travaux qui ont éclairé l’usage du sport ; en Afrique Occidentale par exemple avec Bernadette Deville-Danthu, à la Réunion avec Évelyne Combeau-Mari, mais aussi des analyses proposées au niveau international entre autres par Allen Guttmann [2] ou encore Arjun Appadurai [3] sur les attributs du sport et leur transformations.

21Prenant l’occasion de l’itinéraire d’un groupe de pionniers dans la promotion du sport et de son idéologie, il décrit et explique la formation de la jeunesse martiniquaise prise entre recherche de reconnaissance, diffusion de valeurs officielles, combat politique, apparition des premières associations et sociétés sportives ou encore départementalisation. Jacques Dumont met ainsi en jeu l’affluence des acteurs participants et leurs multitudes de points de vue : bourgeoisie locale, représentants locaux du pouvoir central, militaires, fonctionnaires métropolitains, simples sportifs, et leur volonté de mimétisme, d’émancipation, de contrôle, d’intériorisation des valeurs métropolitaines ou encore de revendications.

22Pour réaliser son analyse, l’auteur propose une organisation en huit chapitres, qui offre une lisibilité des phénomènes décrits en accompagnant le lecteur dans la construction d’une conscience politique et citoyenne locale particulière.

23Le premier chapitre est consacré à la naissance des sports modernes à la Martinique, mettant en évidence une organisation toute particulière où l’USMSA mais aussi les militaires prennent une place centrale dans une période troublée par la Première Guerre mondiale.

24Le deuxième chapitre, quant à lui, nous invite à un approfondissement de la place des clubs dans cette France d’outre-mer et surtout du rôle central de l’USMSA, seule instance reconnue par les autorités, garante de la tenue morale de la jeunesse et de la hiérarchisation institutionnelle qui ne va pas, cependant, sans tension pour les pionniers partagés entre désir de prosélytisme et souci d’indépendance, voire d’isolement.

25La troisième partie fait la part belle à la formation d’inspiration militaire tenue par le centre régional d’instruction physique dans lequel l’ombre de Joinville reste très présente. L’histoire des CRIP, qui n’avait à ce jour pas été réalisée, éclaire à travers l’exemple de la Martinique cette lutte d’influence entre deux guerres pour le contrôle de l’EP. Cette période précédent la Seconde Guerre mondiale est marquée par la volonté d’assimilation et de construction du corps, dans laquelle la main institutionnelle vient distiller et encadrer la formation citoyenne de la jeunesse martiniquaise. Cependant, ce temps sera également marqué par une forte dynamique sportive exprimée dans le chapitre 4. Le club est un lieu de vie et d’apprentissage dont la maison des sports en 1934 viendra reconnaître la formation de la jeunesse à travers l’éducation physique et la diffusion des pratiques sportives.

26Avec les deux chapitres suivants on rentre dans une nouvelle période trouble de l’histoire française et de ses territoires outre-Atlantique. Entre relents coloniaux et idéologie pétainiste, le sport devient l’instrument de la propagande nationaliste dans laquelle les corps sont soumis, dressés, instrumentalisés et les esprits contraints. L’auteur offre ici encore l’occasion de comprendre, à travers son analyse, les raisons de la participation de certains locaux à l’entreprise vichyste et le paradoxal développement de l’idée d’autonomie.

27L’après-guerre donne une nouvelle dynamique à l’ancienne colonie, qui s’inscrira dès lors dans une forme de légitimation institutionnelle du procès d’assimilation à travers la départementalisation. Les sports sont ici l’occasion de se rapprocher d’un modèle promis près d’un siècle auparavant. Ce basculement, qui mettra du temps à véritablement se construire, constitue une rupture dans les finalités mêmes du sport, les valeurs techniques suppléant la recherche humaniste tant recherchée par les pionniers. De même, le désir d’une égalité institutionnelle avec la métropole rend difficile le maintien d’une spécificité et d’une autonomie qui s’éteint peu à peu au sein du mouvement sportif fédéral par l’affiliation aux instances métropolitaines sans pour autant accorder une place de choix aux dirigeants locaux à travers cette pseudo-égalité.

28Cette demi-reconnaissance sera, dès les années 1960, le terreau fertile d’un sentiment national dont le champ sportif devient l’espace d’expression des tensions entre départementalistes et autonomistes dans lequel les débats politiques locaux s’invitent encore et toujours. Entre régionalisme et nationalisme, quelle place pour les Antilles dans la République française ? Le dernier chapitre ouvre donc sur un temps de questionnements souvent repris au gré des périodes mais laissant également une large place à la nouveauté et aux incertitudes qui augurent de nombreuses promesses pour les acteurs de l’île.

29Ainsi, à travers un ouvrage dont le regard pointe les spécificités locales, l’auteur nous invite et nous accompagne dans une analyse politique du développement du sport et la formation de la jeunesse. Ce travail ouvre des questions actuelles sur la place des sportifs antillais et constitue une entrée non seulement dans l’histoire des ces anciennes colonies devenues département mais aussi une approche des tensions qui traversent les sociétés issues de l’outre-mer.

30Sébastien Ruffié

31Laboratoire ACTES, UPRES-EA n° 3596 ; UFR STAPS, Université des Antilles et de la Guyane

Yvan Gastaut et Stéphane Mourlane (éds), Le football dans nos sociétés. Une culture populaire (1914/1998), Autrement, coll. « Mémoires/culture », 2006, 264 p.

32S’inscrivant dans le sillon naguère creusé par Alfred Wahl, cet ouvrage collectif coordonné par Yvan Gastaut et Stéphane Mourlane prouve, s’il en était besoin, que le football constitue aujourd’hui un objet d’étude aussi légitime que complexe et qu’une nouvelle génération d’historiens du football est en voie de constitution en France. Au moment où, Coupe du Monde 2006 oblige, on ne compte plus les publications sur ce sport planétaire, le présent ouvrage interroge les identités que pratiques et spectacles footballistiques auront contribué à forger et à diffuser tout au long du vingtième siècle en Europe. En offrant une image d’eux-mêmes qui se construit souvent par l’opposition et la distinction, clubs de football et équipes nationales développent de profonds sentiments d’appartenance individuelle et collective, véhiculent des imaginaires nationaux bigarrés et participent à l’entretien de stéréotypes et représentations tenaces. Sa dimension spéculaire n’est également plus à démontrer. Reflet des nationalismes, des antagonismes religieux, des affirmations autonomistes, le football épouse les relations internationales au même titre qu’il reflète les organisations et hiérarchies sociales, à l’échelle des nations, des cités, des quartiers. Interrogée dans une première partie, la question des identités locales est traitée à partir de quatre situations bien différentes. Chacune révèle combien le football peut représenter pour ceux qui s’y adonnent ou le regardent un puissant facteur d’identification : au club (Manchester United), à une région (le Nord – Pas-de-Calais et tout particulièrement le pays minier), à une île (la Corse), à une grande entreprise (le FC Sochaux). Un deuxième ensemble met en exergue les rapports connus entre football et identités politiques. Outre la capacité d’adaptation du Real de Madrid aux régimes en place, est souligné ce lien organique entre football et appartenances politiques : en Grande-Bretagne comme en Italie, équipes de clubs et sélections nationales servent les intérêts des partis et des gouvernants, tant sur la scène diplomatique qu’au service de la politique intérieure. On comprend dès lors pourquoi la FIFA, organisation mi-capitalistique mi-caritative multiplie depuis quelques années les formes de coopération avec les ONG, en direction des États membres. Calquant ses interventions sur les mutations géopolitiques de la planète, elle aura installé une véritable « géopolitique du football », sous couvert d’actions humanitaires en direction des pays pauvres. Plus classique, la troisième partie aborde à partir d’exemples inédits les rapports entre football et confrontations identitaires, sur fond de relations internationales : mise en place d’un « football de guerre » en Europe lors du premier conflit mondial (au-delà du simple dérivatif que pouvaient constituer les rencontres en arrière du front), instrumentalisation de la presse européenne par le régime fasciste lors de l’organisation de la Coupe du Monde en 1934. Consacrée aux représentations, la dernière partie de l’ouvrage montre combien ce sport épouse les traits culturels dominants des sociétés : les compositions successives de l’Équipe de France de football, jusqu’au triomphe de 1998 étant un bon exemple de cette mise en scène du métissage et de la diversité de la nation. Paru quelques mois avant le début de la Coupe du Monde 2006, rompant avec les frénésies commémoratives et autres publications hagiographiques souvent indigentes qui paraissent généralement à cette occasion, cet ouvrage académique et érudit constitue une synthèse plus que précieuse.

33Olivier Chovaux

34Atelier SHERPAS, Université d’Artois

Williams Nuytens, La popularité du football. Sociologie des supporters à Lens et à Lille, Artois Presses Université, coll. « Cultures sportives », 2004, 391 p.

35Moins frileux que leurs collègues historiens, les sociologues ont depuis de nombreuses années fait des pratiques et du spectacle sportifs un objet scientifique à part entière. Version remaniée de sa thèse de doctorat, l’ouvrage de Williams Nuytens explore le monde de ceux qu’une surexposition médiatique présente trop systématiquement comme des hooligans, acteurs de débordements et de violences extrêmes. De doctes enquêtes sociologiques se sont déjà intéressé à ces franges irréductibles et le propos n’est pas ici de les décrire une fois encore. Car il s’agit ici d’un autre supportérisme, beaucoup plus visible et paradoxalement moins étudié, exception faite des ouvrages de Christian Bromberger. Quelles sont les caractéristiques de ceux qui peuplent les tribunes ? Comment se construit cette fidélité indéfectible, cet attachement au club que l’on suppose indépendant des résultats de l’équipe ? Pourquoi ces individus procèdent-ils à des modes de regroupement au sein de sections aux rites confidentiels ? Quelles significations accorder aux mises en scène orchestrées lors des matches de football, et qui peuvent varier en fonction de l’adversaire d’un soir ? Pourquoi les contentieux envers tel ou tel club justifient (du point de vue des supporters « autonomes ») des formes d’engagement plus violentes, précisément à la lisière du hooliganisme ? Autant de questions qui trouvent leurs réponses à partir des enquêtes menées par l’auteur auprès des supporters des deux clubs nordistes de Lille et de Lens, dont la proximité géographique semble être le seul trait commun. Combinant individualisme méthodologique et approche comparatiste, pratiquant l’observation participative (mais les sociologues se reporteront aux longues pages de contextualisation et d’exposition du cadre théorique), Williams Nuytens s’interroge dans un premier temps sur les ressorts de ce supportérisme septentrional. Il constitue moins un exutoire aux malheurs du temps et aux désenchantements des individus que la manifestation d’une sociabilité originale et festive. On aurait cependant tort de croire que le « peuple des tribunes » se presse dans les stades pour vivre le football par procuration. La deuxième partie de l’ouvrage étudie avec minutie les formes de ce supportérisme, battant en brèche quelques idées reçues et stéréotypes : loin d’être homogène, le public du stade Bollaert épouse la diversité des CSP et son image « forcément ouvrière » appartient au passé, même si les dirigeants du club et certaines sections de supporters la cultivent. À Lens comme à Lille, deux modes d’organisation les gouvernent : les groupes de supporters « autonomes » cohabitent avec des sections plus dociles, à l’image du « Supp’R’Lens » et de son homologue lillois « En avant le LOSC ». Relais de l’équipe dirigeante, responsables de l’animation des stades, de la gestion des déplacements des sections lors des matches se déroulant à l’extérieur, ces groupements incarnent une forme de supportérisme « sportivement correct », dénoncé par les associations autonomes (l’observation in vivo du Kop Sang et Or offre ici une dissection tout à fait passionnante). Très présentes à Grimonprez Jooris, les organisations autonomes (Dogues Virages Est, dits « DVE ») sont plus effacées à Lens, lieu d’un supportérisme plus structuré, plus discipliné. La dernière partie de l’ouvrage, consacrée aux violences « dans et autour » des stades, offre là encore un tableau tout en nuances, aux antipodes des caricatures parfois exposées. Les analyses quantitatives et qualitatives ici présentées montrent que les débordements résultent le plus souvent de contentieux entre groupes autonomes. Ils permettent non seulement aux individus d’affirmer leur identité et de manifester leur appartenance à telle ou telle section, mais également de s’affranchir du modèle normatif d’un supportérisme officiel qu’ils dénoncent. Ainsi le supportérisme apparaît-il plus complexe qu’il ne se donne parfois à voir. À la fois construction sociale et espace de socialisation, il offre à ceux qui s’y adonnent un moyen de se réaliser et de se mettre en scène, tout en cultivant leur passion pour le football. D’une lecture parfois austère (mais sans doute s’agit-il là pour l’auteur d’une forme d’exigence), cette sociologie compréhensive du monde des supporters risque bien de devenir un ouvrage de référence.

36Olivier Chovaux

Notes

  • [1]
    Paris, L’Harmattan, 2002.
  • [2]
    From ritual to record: The nature of the modern sports, New York, Columbia University Press, 1978.
  • [3]
    Modernity at large: cultural dimensions of modernity. London and Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996.
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