1Le thème du dopage est devenu une partie constituante de la communication concernant le sport. Des nouvelles concernant des infractions contre les règles interdisant le dopage sont devenues un fait quotidien. Quand on voit la fréquence des scandales, on pourrait même parler d’une disparition graduelle de discours concernant un sport sans dopage. Même là où on ne parle pas de dopage, le dopage se trouve continuellement dans les discours publics ou privés sous forme de suppositions globales, avec pour conséquence que chaque performance de très haut niveau laisse planer le soupçon qu’elle a pu être réalisée avec l’aide du dopage.
2 Des secousses régulières ébranlent l’avenir de ce système social et de ses acteurs. La désillusion concernant la situation actuelle n’est pas seulement alimentée par l’observation des déviances quotidiennes du dopage, mais elle est aussi le résultat d’une série de désillusions :
3Jusqu’à présent, les fédérations n’ont pas réussi à lutter contre le dopage de façon décisive avec leurs propres moyens. Des actions isolées de quelques fédérations contre le dopage sont continuellement sabotées et boycottées sur le plan national et international. Si d’aventure on peut constater des progrès, ils ont lieu selon le scénario « deux pas en avant, un pas en arrière », accompagné par de longues périodes où l’on nie les problèmes, où l’on n’agit pas ou encore où l’on profite secrètement de « l’illégalité utile » du dopage.
4La médecine et la pharmacologie n’ont pas réussi à élaborer des procédés pour mettre chaque utilisation de substances ou de méthodes dopantes en évidence de façon claire pour les juristes. Des athlètes rusés et entourés de personnes bien qualifiées peuvent utiliser, comme avant, certains médicaments sans risquer un contrôle positif.
5Les interprétations du dopage qui conçoivent celui-ci comme le résultat d’une certaine « constellation sociale » et qui soulignent la raison structurale de la déviance sont ignorées systématiquement. Le sport organisé et les acteurs des domaines économique, politique ou des médias participent à la production du problème du dopage, mais s’en lavent les mains. Beaucoup de spectateurs des événements sportifs sont apparemment aussi d’avis de ne pas être concernés avec les pratiques déviantes. Cette tendance à nier systématiquement la participation à la déviance interroge le sociologue qui, sans avancer des reproches moralisants, n’a pour seul but que de montrer les problèmes du système sportif et d’identifier ses déficits d’apprentissage et d’autoobservation.
6 Les difficultés de la lutte antidopage ne sont pas seulement causées par ses limites financières, juridiques ou logistiques (qui existent sans aucun doute). Elles sont également le résultat d’une définition du problème qui individualise le dopage ; cette perception simpliste domine les discours et ne correspond pas à la réalité de la situation. Le dopage est une infraction aux normes. Malgré le fait qu’il survient presque partout, le dopage est mis habituellement sur le compte d’une déviance individuelle. Cette réduction dangereuse et simpliste de la réalité ne survient pas par hasard, elle est le résultat du traitement du problème du dopage par les sociétés modernes. Le système sportif n’est pas seul à concevoir le dopage comme une déviance individuelle, les partenaires du sport interprètent le problème de la même manière : d’où le fait que des schémas d’interprétation se fixent. Ils ne compliquent pas seulement la solution du problème, mais ils l’empêchent éventuellement. La crise bien discutée du sport de haut niveau est aussi une conséquence du traitement personnalisant de cette crise.
1 – Individualisation dans le sport de haut niveau
7 Le grand impact du sport pendant les dernières décennies est à mettre en relation avec sa capacité d’opposer aux conséquences problématiques de la modernisation des sociétés une sphère corporelle compréhensible et perceptible. Aux abstractions du monde moderne, le sport oppose des personnes concrètes. Quand des athlètes font du sport de haut niveau, ce sont des êtres humains réels qui attirent l’attention. Le sport offre des aventures et des sensations intenses à ceux qui le pratiquent. Mais, en plus, il rend ces êtres humains visibles dans des situations publiques. Un certain nombre d’acteurs se rencontrent dans une compétition pendant un laps de temps court et bien déterminé. Dans un concours avec une fin ouverte, ils essaient de créer une décision, une victoire ou une défaite. Les performances réalisées sont mises en rapport avec les personnes et seront récompensées en public dans le cadre de rituels. Le déroulement montre aux athlètes, ainsi qu’au public sportif, d’une manière bien compréhensible que l’individu est encore capable de produire au bon moment la différence décisive. Dans une société moderne, l’individu fait souvent l’expérience de sa vanité ; le sport oppose à cette expérience l’idée de l’autonomie du sujet qui se concrétise par la performance individuelle.
8Des compétitions offrent la possibilité aux athlètes de se surpasser et de transformer le quotidien en quelque chose qui le dépasse. Cela permet au sport de haut niveau d’une manière particulière de produire des héros (cf. Bette & Schimank, 1995 p. 62). La fixation démonstrative du sport sur des personnes et sur leurs performances engendre l’impression que, dans le domaine social du sport, c’est l’individu qui importe.
9Cette conception typique du corps et de l’individu dans le domaine du sport a des conséquences importantes sur le traitement des déviances dans le domaine du dopage. Les organisations sportives placent l’individu au centre de leurs préoccupations. C’est pourquoi il leur est facile d’individualiser d’une façon analogue des infractions à la norme. L’attribution de comportements déviants à des individus a pour conséquence que des comportements sont traités comme des cas singuliers et sans tenir compte du contexte. Après avoir eu connaissance de cas de dopage, la « routine » classique attribue l’infraction à la norme uniquement au sportif déviant. Le cas échéant, les fédérations renvoient à l’influence d’un entraîneur ou d’un soigneur. Là aussi, il ne s’agit que d’une autre forme de personnalisation.
10 Quand les fédérations rattachent le comportement déviant à des acteurs individuels, ils entreprennent une série de mesures de marquage : ils indiquent l’origine d’une action, ils définissent le sujet ou l’individu auquel ils attribuent l’action et ils jugent l’action et l’acteur à l’aune de leurs normes officielles. On remarquera, en effet, que les fédérations catégorisent les cas de dopage comme des cas isolés, sans tenir compte du contexte et sans aborder en même temps les facteurs déclenchants.
11Ainsi, les dirigeants des fédérations dénaturent d’une façon routinière le dopage. À partir de leur analyse, ils dénoncent le dopage comme une « épidémie » ou un « ulcère cancéreux ». Ils se lamentent, d’une façon moralisante, sur le « déclin des valeurs dans notre société » et, parfois, dans les discours officiels destinés au public, ils cataloguent les sportifs déviants comme des individus qu’il faudrait retirer sans pitié du système. En général, les sportifs pris en flagrant délit sont reçoivent l’étiquette de « pécheur » (de dopage) et ainsi classés dans une catégorie sémantique précédemment développée pour des infractions contre des règles religieuses. Ainsi le dopeur semble être un ange qui est chassé du paradis par sa propre faute.
12Même si les dirigeants évoquent de temps en temps l’influence des sponsors économiques, politiques ou médiatiques, ils se retournent contre l’individu qui a commis l’infraction dès qu’il s’agit de punir l’athlète. Ils agissent ainsi comme si les fédérations ne profitaient pas du dopage et comme s’il n’y avait pas d’attentes précises concernant les performances à fournir par les athlètes.
13 En attribuant le dopage à l’acteur, les fédérations exercent leur pouvoir corporatif. Car, celui qui possède un certain pouvoir peut cacher ses propres fautes et faire du silence une loi générale. L’attribution d’une faute à la déviance d’un individu a la fonction de protéger les bases structurelles des organisations sportives de critiques gênantes.
14En désignant des boucs émissaires individuels, les fédérations peuvent mettre en évidence leurs contradictions et leurs dilemmes d’action (Bette & Schimank 1995). Une fédération n’agit pas seulement en tant que responsable de ses athlètes, mais mais doit produire en même temps des performances spécifiques en tant qu’interlocuteur de sponsors et de médias. Dans cette situation, l’aveu d’une complicité avec le dopeur serait très risqué. Il mettrait en danger l’afflux de ressources données par les sponsors parce qu’il provoquerait des risques de contamination de leur image par le thème du dopage. Attribuer la faute à des acteurs individuels a la fonction de protéger la relation précaire des organisations sportives avec l’environnement social de tensions possibles et de maintenir la foi dans la possibilité de pouvoir guider et contrôler le sport. Si les fédérations réussissent à faire comprendre qu’il n y a que des athlètes individuels qui se rendent coupables, la situation peut être changée. Il suffirait de contrôler les personnes impliquées et, le cas échéant, de les exclure.
15 En utilisant les connaissances des sciences biologiques, la lutte antidopage se fixe sur l’athlète en tant qu’individu. Rien ne peut plus individualiser le problème que l’analyse de l’urine ou du sang de l’individu. Par cette analyse, on fait disparaître le contexte social de la déviance. Le sang et l’urine ne racontent rien des risques biographiques du rôle de l’athlète ni des normes des fédérations qui stimulent le dopage. Le spectromètre de masse ne peut pas analyser les attentes de performances de la politique, de l’économie, des médias et du public envers l’athlète. L’analyse actuelle du dopage ne s’occupe que de paramètres biochimiques. L’aide des sciences biologiques permet aux fédérations sportives de se concentrer sur le sujet, mais en outre, par cette façon d’agir, elles peuvent assurer le silence sur leurs contradictions et leur dilemmes. L’analyse du dopage réalisé par les sciences biologiques se prête bien à l’individualisation de la faute et contribue à innocenter le système.
2 – Individualisation par les médias
16La conception typique de l’individu par le système sportif est évidente. Il essaie d’optimiser le fonctionnement de l’athlète. L’alliance structurelle le plus intense s’est produit avec les médias de masse. Les compétitions sportives satisfont la logique des médias (radio, journaux, télévisions). Elles sont passionnantes. Elles produisent des héros et elles correspondent au besoin insatiable des médias d’avoir des informations. La multitude de compétitions et les résultats réalisés chaque jour partout dans le monde répondent au besoin des médias. L’objectif des compétitions est de distinguer entre vainqueurs et perdants. Si les médias communiquent cette information, ils réduisent beaucoup la contrainte la fabrication de leurs propres émissions. Le sport rend, pour ainsi dire, en permanence les mass médias vigilant par la dramatisation et l’agitation provoquées par les compétitions.
17 Les médias sont spécialisés dans la dissémination de l’information et dans sa communication à des personnes non présentes sur les lieux de l’événement. Pour pouvoir fonctionner, il est absolument nécessaire d’être indépendant à l’égard du sport et d’assurer sa base autoréférentielle et autoorganisatrice. Par ce fait, les médias gardent leur liberté dans leur choix de sujets et dans la façon de les traiter. Les médias ne présentent pas la réalité complexe du sport, mais ils doivent développer une grande sélectivité des nouvelles. Ils doivent pouvoir être indifférents aux informations qui ne conviennent pas. Un événement ne sera rapporté que s’il concerne d’une façon efficace l’horizon d’attention des personnes qui le reçoivent.
18Les médias donnent en général la préférence aux informations qui se distinguent de choses bien connues. Chaque nouvelle doit mettre en évidence une valeur type de nouveauté qui doit être comprise rapidement. C’est surtout le cas s’il s’agit d’événements qui vont à l’encontre des attentes. Des sujets signalant des conflits ou ayant une importance locale ou nationale, ou des sujets qui peuvent être traités d’une façon moralisante ou dramatisante ont de bonnes chances d’activer la résonance des médias. Les médias dépendent des lecteurs, des auditeurs ou des spectateurs. Ils trouvent parmi les personnes intéressées par le sport un public qu’ils peuvent « capter ».
19 La fixation sur des personnes (individualisation des nouvelles) est encore plus importante pour la télévision que pour les médias imprimés. La télévision a besoin d’images pour être informative. Les nouvelles doivent être présentées sur l’écran surtout sous forme d’images (aspect de l’authenticité). Le sport rend les individus visibles. Il souligne l’aspect individuel des performances et produit des situations dramatiques. Par ce fait, la télévision peut participer à la mise en scène théâtrale du sport moderne. L’accompagnement des images par un son puissant provoque l’impression de réalité. Des séquences d’images ont une force suggestive énorme parce qu’elles montrent des processus et leurs acteurs. Les compétitions sont des lieux spécifiques d’interaction temporaire, concrète, sociale et spatiale. Elles produisent des images sans cesse renouvelées. Les athlètes se font voir, écouter, identifier et présenter sur écran. En tant que figures perceptibles, ils passent pour les garants de l’authenticité de l’événement. On peut les interviewer, leur poser des questions et peut-être donnent-ils des réponses informatives.
20Dans une société en manque d’images reflétant la complexité sociale, les athlètes produisent des performances réelles que les médias acceptent avec reconnaissance et qu’ils renforcent selon leurs propres préférences. Le sport donne à la télévision la possibilité de produire du réel car, dans un médium qui produit beaucoup d’illusions, les garants de l’authenticité sont devenus rares.
21En faisant la cour à des stars, les médias poussent à l’extrême leur travail d’individualisation. Dans le cadre d’une « économie de l’attention » (Franck 1998), les héros du sport rendent possibles une demande qui se manifeste dans le taux d’écoute et l’importance du tirage de la presse. Et comme les médias ont un besoin permanent d’informations, on peut comprendre qu’ils construisent des héros. Mais ils les anéantissent aussi et, au besoin, les ressuscitent.
22Le sujet du dopage correspond bien aux besoins des médias parce qu’il est utile pour la demande de journalistes en quête de sensations. D’une part, il a une potentialité conflictuelle car les dopeurs violent le fair-play du sport et provoquent la déception dans les attentes des spectateurs. Celui qui utilise secrètement des substances et des méthodes interdites pour se procurer un avantage dans une compétition dupe ses concurrents et contrecarre, d’une façon illégitime, l’ordre normatif du sport.
23 En deuxième lieu, le dopage rend possible un traitement moralisant. En particulier les journalistes peuvent agir de cette manière quand ils n’ont pas besoin de contacts quotidiens avec les clubs et les fédérations parce qu’ils travaillent pour des médias qui dépassent le cadre régional (par exemple, en Allemagne, le Frankfurter Allgemeine Zeitung, le Süddeutsche Zeitung, Der Spiegel). Ils peuvent observer le sport à l’aide de la dualité bon/mauvais et se présenter publiquement comme l’avocat de la bonne cause.
24En troisième lieu, le dopage est un sujet intéressant parce que le traitement des dopeurs par le sport d’après le modèle « dopeur = acteur » correspond au besoin d’individualisation des médias. Un événement qui peut être rendu visible par la présentation d’individus, de manière compréhensible, est très intéressant pour les médias (cf. Bette & Schimank 2000). Présenter des dopeurs, les faire parler ou montrer comment ils se taisent sont des choses bien faciles à percevoir. Le traitement du problème du dopage par le sport comme un fait relevant seulement de la sphère individuelle correspond à l’autoréférentialité des médias. Une très grande complexité dépasse la capacité, surtout de la télévision, à restituer tout le sens de l’événement.
25 L’intérêt des médias pour des individus ne se limite pas aux dopeurs pris en fragrant délit. Suite aux multiples cas de dopage aussi bien des pharmaciens, des médecins du sport, des entraîneurs, des présidents de fédérations ou des critiques du dopage ont eu l’occasion de passer à la télévision. Ces acteurs passagers alimentent l’attrait pour le fait divers. Ils peuvent commenter les différents cas à partir de perspectives variées. Ils sont devenus des éléments importants du débat dans les médias. Les critiques qui comblent le besoin qu’ont les médias de « scandaliser » le dopage par une critique mordante ont le plus de chances d’être écoutées, montrées et citées. C’est sous cet angle que présentent un intérêt certain les historiens du sport, qui peuvent citer des noms, ou les pharmaciens et les pédagogues, qui accusent directement des entraîneurs, des médecins du sport ou des dirigeants.
26Quand on combine tous ces arguments, on voit bien que le dopage est une matière bien utile aux médias. Mais cela ne montre qu’un côté de la médaille. À la longue, le dopage peut « désillusionner » le public et faire chuter l’audience. Le rêve peut bien vite se changer en cauchemar. La tricherie dans le sport dérange la dramaturgie de la belle illusion et effraie beaucoup de spectateurs. Si les médias rapportent trop de débats très critiques sur le dopage, ils courent le risque de perdre une partie de leur public. La télévision, effrayée par un tel développement, renonce aux privilèges de la critique publique et néglige le sujet du dopage.
27La télévision traite le problème du dopage d’une façon sélective dans les informations et dans toutes les émissions. Elle ne remarque pas son rôle producteur du problème par sa tendance à individualiser. Cette façon d’agir n’est pas le résultat de l’action de gens mal intentionnés, mais la conséquence des structures. Les médias sont bien impliqués dans le problème du dopage.
28 Le jugement moralisant et individualisant du dopage est une mesure pour conserver le sport comme un monde « propre » pour les médias, meilleur que le monde réel. Le sport semble être, en principe, un champ de distraction dont on peut jouir sans connotations négatives. Dans ce cas, le sport est à l’antipode des informations venant de la politique et de l’économie. À la longue, les dopeurs constituent une menace pour les intérêts des médias concernant l’éthique du sport. Le traitement individualisant du dopage protège l’alliance structurelle entre les médias et le sport de haut niveau. Si les médias ne traitaient pas le dopage comme déviance individuelle mais comme un phénomène explosif provoqué par les structures du système sportif, ils ne pourraient plus utiliser le sport pour atteindre leurs objectifs. L’individualisation du problème du dopage permet un consensus d’intérêt entre les médias et le sport de haut niveau.
29Le traitement opportuniste du thème du dopage est une conséquence résultant d’une alliance entre les médias et le public du sport. En mesurant le taux d’écoute et le tirage de la presse, les médias ont installé une sorte d’autoobservation de leurs effets. Les spectateurs, les auditeurs et les lecteurs sont étudiés par les médias. La situation pose surtout un problème à la télévision qui se trouve en permanence dans une situation délicate, surtout si les frais relèvent d’un équilibre entre dépenses et recettes publicitaires. La logique d’une télévision à l’écoute de ses consommateurs et de la concurrence entre les différentes chaînes prend en considération les intérêts du public. Dès que la possibilité de s’évader influe sur l’élaboration des des programmes se produit une préférence structurelle de certains thèmes et de certaines formes de présentation. On préfère celles qui promettent une attention immédiate et qui ne demandent pas trop au public sportif ou qui ne l’accusent pas d’être parmi les responsables. Les spectateurs s’intéressent surtout au divertissement et à la décontraction. Si le sujet du dopage, qui évoque des termes comme la maladie, la tricherie ou la mort, est abordé trop souvent, ceux-ci le perçoivent comme une offense ou une gêne. Dès qu’il y a dans une émission un rapport concernant le dopage, « il y a une baisse d’écoute » (Süddeutsche Zeitung, 6 octobre 1999).
30 L’importance donnée au thème du dopage découle de la proximité spécifique entre la télévision et le système sportif. Non seulement les stations de télévision rapportent des événements sportifs, elles coorganisent en outre elles-mêmes de plus en plus de compétitions. Comment peut-on critiquer des événements que l’on a cofinancés à grands frais ? Des questions essentielles ne sont plus posées parce que les journalistes, dans le cadre de leur obéissance, doivent s’adapter aux besoins des nouvelles constellations d’acteurs. L’intensification de l’alliance entre les intérêts du sport, d’un côté, et ceux des médias, de l’autre côté, augmente le risque que cette constellation devienne aussi efficace sous la forme de « cartels de silence » et d’apaisement.
31Le fait d’individualiser le dopage vient, en plus, de ce que les structures du sport ne sont pas accessibles à l’observation active par des caméras et des micros. Ces structures ont des attentes généralisées de comportement qui agissent d’une façon symbolique à l’arrière-plan. Elles ont pour tâche de favoriser certaines actions complexes et d’en empêcher d’autres. Ces structures ne donnent pas d’interviews. On ne peut pas les présenter dans un studio à un public.
32Il y a une difficulté supplémentaire : des structures présentent une constance relative par leur capacité à produire une stabilité d’attente : elles ne changent pas d’un jour à l’autre. On peut prédire les actions, elles sont stables. De cette façon, elles s’opposent clairement à l’exigence de tension et d’information propre à la télévision.
3 – Individualisation par les juristes et les pédagogues
33 La logique du système judiciaire moderne s’articule autour de la dualité raison – tort. Elle travaille à partir d’une image de l’homme qui contient l’idée de l’autonomie d’action et de l’autodétermination. Selon la conception prémoderne du droit, on ne peut pas demander à un homme de rendre entièrement compte de ses actes. On conçoit l’homme comme le jouet de forces fatidiques. Le droit moderne part de l’idée que chacun peut guider lui-même son destin.
34Le sociologue sait bien que l’idée du sujet autonome est une fiction, une hypothèse spécifique de la réalité du système juridique. Cette conception de l’homme est très utile quand il s’agit d’attribuer une faute ou de reconnaître l’innocence. Un juge serait incapable de juger un accusé s’il ne lui attribuait pas la capacité de pouvoir distinguer entre une déviance et la norme. À la rigueur, le système juridique permet de relativiser, en considérant comme circonstances atténuantes l’abus d’alcool, les actions forcées ou l’irresponsabilité. Ainsi il reconnaît qu’il est possible d’influencer l’individu.
35Le traitement juridique du dopage met au premier plan une casuistique qui se concentre sur un individu. Les juristes ne tirent pas de conclusions généralisantes à partir de nombreux cas à propos d’une situation pathologique d’un système. Ils se limitent à un traitement individualisant du comportement déviant. Les athlètes testés positifs sont jugés l’un après l’autre, cas par cas, et le cas échéant jugés ou déclarés non coupables. On ne met pas au pilori la fédération qui a initié d’une façon explicite ou implicite le dopage. On ne la condamne pas. C’est aux athlètes, aux entraîneurs, aux médecins ou aux dirigeants qu’on attribue la déviance. Les médias, les sponsors et les politiciens ont facilité le fait que les pratiques du dopage ont pu se propager comme stratégies pour résoudre l’objectif de la production optimale de performances ; mais ils n’apparaissent pas dans le contexte des décisions juridiques. Par la stratégie de l’individualisation du dopage, les juristes se protègent du risque de se perdre dans les pièges d’une causalité peu claire. Juger de façon efficace les causes et les effets n’est en effet rendu possible que par des fictions individualisantes.
36 Une autre façon de traiter le thème du dopage en l’orientant vers l’individu est celle des pédagogues (cf. Bette & Schimank 1999, p. 316). Au plus tard à partir de Rousseau, l’idée de l’autonomie du sujet se trouve au centre de la réflexion pédagogique. Avec l’aide de spécialistes bien formés, la pratique éducative doit être conçue de sorte qu’à la fin d’un long processus l’objectif de l’individu majeur et autonome sera atteint. L’individu devra être capable de repousser les influences manipulatrices et de s’autodévelopper.
37Pour les pédagogues, les infractions à la norme sont des faiblesses du caractère, avec des déficits d’éducation à la base. Ils conçoivent la prévention du dopage comme une éducation éthique et morale. Les déviants doivent être amenés à retrouver le chemin de la fidélité à la norme. Ceux qui se trouvent à la veille de la déviance et qui courent le risque de devenir déviants doivent être immunisés par un travail persuasif de réflexion. Les pédagogues veulent ancrer la conformité à la norme à l’intérieur de l’acteur individuel. Par conséquent, des initiatives de fair-play et d’éthique tentent de développer la résistance des athlètes contre la tentation du dopage. Ces tentatives vont à l’encontre des intérêts rationnels des athlètes qui se sentent sous pression parce qu’ils doivent réaliser des performances et en tirer profit : la « solution » idéale leur semble être le dopage.
4 – Les conséquences de l’individualisation du dopage
38 Les fédérations réagissent en se concentrant sur l’acteur. Les médias font des reportages axés sur les scandales et les hommes. Les pédagogues conseillent des interventions préventives touchant les individus et les juristes partent de l’hypothèse de l’autonomie d’action du sujet pour pouvoir sanctionner des infractions. Dans tous ces cas, il s’agit d’une alliance structurelle que le sociologue, en tant qu’observateur, ne peut que qualifier d’inefficace et de perverse. Malgré des différences qui existent entre le sport, le droit, la pédagogie et les médias, par le traitement individualisant du dopage observé dans chacun de ces quatre domaines s’est développé un « consensus intersystémique d’individualisation » qui empêche un traitement du sujet du dopage adapté à sa complexité.
39Des conséquences perdurent car les définitions de situations et les stratégies d’individualisation offertes par les différents acteurs s’entrecroisent et se renforcent mutuellement. Un consensus d’interprétation s’est développé ; il s’est presque complètement « immunisé » contre d’autres possibilités d’interprétation. Si des observateurs selon la même perspective, ils produisent apparemment une réalité spéciale qui séduit d’autres personnes à utiliser la même perspective.
40De tels « cartels d’interprétation » sont très problématiques parce qu’ils réduisent la capacité des systèmes concernés à se laisser perturber par d’autres manières de voir. En individualisant la déviance et en ne thématisant pas leurs propres problèmes et conflits, les fédérations sportives s’ôtent la possibilité d’utiliser les signaux d’alarme de contradiction pour l’autoapprentissage. L’individualisation de la déviance ne bloque pas seulement l’autoobservation, elle rend aussi plus difficile l’apprentissage de l’organisation.
41 L’occupation intensive avec le sujet du dopage faite par différents secteurs sociaux ne provoque pas son élimination. Au contraire, le dopage est étonnamment maintenu en vie en permanence par l’approche individualisante de cette multitude de personnes qui s’occupent du dopage. Une « pluralistic ignorance » (cf. Luhmann 1996, 62) ne se développe pas seulement par le fait, connu, que les fédérations ferment les yeux et n’agissent pas. L’effet peut aussi être provoqué par l’observation obsessionnelle des personnes, et par cela, provoquer des effets renforçant la déviance. La conception et l’observation individualisante du dopage empêchent la perception des prescriptions systémiques-structurelles qui se déroulent dans le dos des acteurs et évitent des interventions immédiates.
42Même les pédagogues sont devenus partie prenante du problème par leur exigence légitime de défendre la position du sujet dans le sport. Ils essaient de résoudre le problème par un enseignement moral et éthique, par l’éducation et par leur propre engagement dans le sport organisé. Ils soulignent l’importance du sujet et signalent par cela qu’ils ne sont pas dangereux pour le système sportif. C’est pourquoi « l’establishment du sport » peut les instrumentaliser. Rien n’est plus adapté pour la politique symbolique d’une fédération que des campagnes éthiques et morales sans obligation.
43Même ceux qui luttent énergiquement contre le dopage peuvent (sans le vouloir) contribuer à perpétuer le dopage s’ils bornent leur engagement à la seule poursuite des individus déviants. Des croisades dirigées contre des dirigeants, des médecins, des entraîneurs ou des athlètes à l’aide des médias et du système juridique renforcent l’image que le dopage devrait être considéré comme une déviance individuelle ou l’œuvre de groupes de personnes.
44 Le « consensus inter systémique » qui consiste à individualiser le problème a contribué à ce que le traitement de la déviance du dopage semble être sans solution possible. Comment la solution d’un problème peut-elle fonctionner si déjà la définition du problème manque suffisamment de complexité ? Voici la dynamique qui en résulte : les définitions individualisantes de situations qui conçoivent le dopage comme l’affaire d’individus orientent la planification et le développement de structures exactement dans cette direction. C’est ainsi qu’un cercle vicieux d’interprétation et la création de structures qui ne permet pas d’échapper au problème du dopage se sont développés au cours des dernières décennies. Officiellement, les fédérations conçoivent le dopage comme un acte de tricherie commis par des athlètes. Si elles réagissent à cette situation, leurs actions se limitent à un contrôle du corps et à une punition juridique. Avec l’aide des pédagogues, ils s’attendent à la force immunisante de l’éthique, de l’éducation et du rationalisme. Cette conception du monde est confirmée par les définitions d’acteurs significatifs de l’environnement.
45 L’orientation vers l’individu se déroule aux dépens des athlètes et détermine le débat public d’une manière déjà fort importune. Reporter la déviance sur les athlètes ne décharge pas seulement les fédérations mais rend même les acteurs environnants (comme les médias) capables de nier leur participation. C’est ainsi qu’un modèle s’est développé : comment peut-on s’excuser soi-même et repousser le problème alors que les discours concernant le dopage prend des traits inflationnistes ? L’environnement du système sportif renvoie au sport de haut niveau. Mais les acteurs de ces domaines ne se considèrent pas impliqués. Des journalistes du sport produisent des commentaires moralisants sur le comportement des athlètes, mais laissent systématiquement tomber leur propre participation au problème. Des politiciens disent du mal des athlètes pris dans un contrôle antidopage et exigent en même temps des fédérations plus de victoires. Les sponsors font signer aux athlètes sponsorisés un contrat de renoncement à l’usage de substances dopantes. En cas d’échec, ils laissent tomber ces athlètes pour se tourner vers des athlètes plus performants.
46L’individualisation du dopage aboutit au fait que les athlètes, entraîneurs, dirigeants et médecins en tant qu’acteurs individuels doivent faire face à des situations complexes qu’ils ne maîtrisent pas. On les prend au sérieux comme des personnes ayant une opinion, des objectifs et des intérêts. On leur concède une autonomie de décision. Les fédérations se déchargent en transférant leurs contradictions et leurs dilemmes d’action à des individus et en même temps elles les accablent d’une façon très problématique. La conséquence : les fédérations n’ont besoin de changer ni leurs structures internes, ni leurs relations avec l’environnement. Il revient aux athlètes, entraîneurs et médecins d’afficher des comportements éthiquement corrects dans des situations potentiellement trop difficiles. Les acteurs individuels se voient ainsi obligés de développer des stratégies pour surmonter le stress qui en résulte (stratégies de coping).
5 – La désindividualisation comme programme sociologique
47Le dopage est un « normal accident » (Perrow 1984) auquel on peut s’attendre. Le dopage est le résultat de la situation biographique et des contraintes des athlètes. Le nombre croissant des cas de dopages et les retentissements de plus en plus grands renvoient aux conditions sociales qui déclenchent la déviance et la prolongent. Le dopage devient une sorte de « coping illégitime » pour traiter les problèmes complexes.
48 Le sport, les médias, les juristes et les pédagogues et même la plupart des gens critiques dans le domaine du dopage individualisent le problème. Par ce fait, ils construisent une réalité. La tâche du sociologue est d’échapper à ce modèle d’observation très répandu, mais risqué, et de le compléter par une autre version de la réalité. Par cela, la communauté d’interprétation qui domine le débat public peut être contrainte à voir les conséquences problématiques de l’individualisation et d’une façon d’agir. Le sociologue fait bien de renvoyer obstinément à la force de constellations sociales qui empreignent l’action et d’exprimer son scepticisme envers la représentation unilatérale de l’autonomie des sujets, typique des temps modernes. Il souligne à juste titre qu’il ne s’agit pas d’une question d’hommes et de leurs situations mais plutôt de « situations et leurs hommes » (Goffman 1986, p. 9). Bien naturellement, les sociologues, eux aussi, observent que, par exemple, des athlètes agissent en tant que personnes qui se dopent ou ne se dopent pas ; mais ils soulignent le fait qu’il ne faut pas oublier des structures supra-individuelles qui provoquent le dopage d’athlètes. Il faut tout simplement tenir compte des relations entre des divers acteurs. On peut analyser ces relations à l’aide de la théorie mathématique du jeu. L’individualité de l’action est « l’illusion de ceux qui ne peuvent pas voir les conditions et les conditionnements sociaux de leur existence » (cf. Beck & Beck-Gernsheim 1994, p. 39).
49 Malgré les explications qui précèdent, pour la sociologie le sujet agissant n’est pas un facteur sans importance ou négligeable, au contraire. Les sociologues sondent les acteurs individuels en regardant les facteurs qui, à leur insu, influencent les individus d’une façon déterminante. Par cela, ils sont capables d’attirer l’attention sur des états de choses et des connexions qui demandent continuellement trop aux sujets. Paradoxalement, le regard « désindividualisant » du sociologue pourrait devenir une condition importante pour rendre possible une pratique civilisée, dans notre cas un sport humain de haut niveau.
50Il est évident que tous ceux qui lient directement leur activité professionnelle à l’homme perçoivent l’orientation structuraliste de la sociologie comme une humiliation narcissique et le repousse. Si l’autonomie du sujet est mise en question par l’analyse sociologique, une éducation du caractère ne serait pas à conseiller comme l’attribution de faute uniquement à l’athlète.
51Il n’est pas question non plus de remplacer une perspective par une autre. Il serait plutôt très important d’élaborer précisément les différences entre les perspectives, de les distinguer bien clairement et de les faire travailler l’une contre l’autre. C’est ainsi qu’une coopération entre les sociologues, les pédagogues, les juristes et les journalistes pourrait être conçue et institutionnalisée, par exemple en tant qu’« antagonisme fonctionnel » (cf. Bette & Schimank 1999, p. 331). En connaissance de cause, le dopage pourrait être traité ainsi à plusieurs voies. Les pédagogues et les juristes devraient continuer à préférer leur orientation à l’homme ; les sociologues auraient la tâche d’analyser les contraintes structurelles qui provoquent la déviance et les conséquences qui se sont produites comme suite de l’individualisation de la lutte antidopage. Et pour ne pas se restreindre au rôle d’un observateur non concerné, sur la base de leurs analyses, les sociologues pourraient conseiller les acteurs du système sportif (cf. Bette & Schimank, 2000 ; Bette et al. 2002). Libre aux acteurs d’accepter l’offre des sociologues. Il revient aux acteurs impliqués dans les problèmes du dopage de prendre la décision.
52 Pour rendre possible une coopération, malgré les différences, la sociologie ne doit pas faire l’erreur d’attribuer le problème du dopage aux acteurs et aux institutions individualisant : ces derniers auraient « mal » traité le phénomène du dopage. Cela serait un recul par rapport aux connaissances sociologiques acquises. Sociologiquement parlant, il serait plus précis de dire que des acteurs qui utilisent des distinctions ne voient que ce que ces distinctions donnent comme explication. Cette réserve est valable aussi pour la perspective structuraliste en sociologie. Malgré cette importante relativisation de ses propres exigences de connaissances, le conseil d’un sociologue d’orientation constructiviste pourrait être celui-ci : « Mène tes recherches de façon à ce que les résultats de tes observations perturbent d’autres observateurs afin que ceux-ci puissent avoir plus de possibilités qu’auparavant. »
53Cette théorie montre bien comment le choix d’action d’un athlète est influencé par le choix d’action d’autres acteurs, avec la conséquence de résultats que personne n’a voulu atteindre (cf. Bette & Schimank 1995, p. 236 suiv.)
Bibliographie
- Bette, Karl-Heinrich (2001), « Personalisierung : strukturelle Defizite im Dopingdiskurs », in Helmut Digel (Hrsg.), Spitzensport : Chancen und Probleme, Schorndorf, Hofmann Verlag, p. 26-42.
- Bette, Karl-Heinrich (2002), « Biographische Risiken und Doping », in Helmut Digel & Hans-Hermann Dickhuth (Hrsg.), Doping im Sport, Tübingen, Attempto Verlag, p. 140-152.
- Bette, Karl-Heinrich & Uwe Schimank (1995), Doping im Hochleistungssport. Anpassung durch Abweichung, Frankfurt a. M., Suhrkamp.
- Bette, Karl-Heinrich & Uwe Schimank (2000), « Doping als Konstellationsprodukt », in Michael Gamper, Jan Mühletaler & Felix Reidhaar (Hrsg.), Doping. Spitzensport als gesellschaftliches Problem, Zürich, Neue Züricher Zeitung Verlag, p. 91-112.
- Perrow, Charles (1984), Normal accidents, New York, Basic Books.
Mots-clés éditeurs : sport humain, individualisation du problème, coping, désindividualisation du problème, doping
Date de mise en ligne : 01/03/2006
https://doi.org/10.3917/sta.070.0075