Staps 2001/3 no 56

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Article de revue

Logique d'action des moniteurs des sports de nature : entre passion et profession

Pages 61 à 74

Notes

  • [1]
    De même, en ce qui concerne cet article, la question de la genèse de la micro-mentalité des moniteurs ne sera pas abordée d’une manière centrale. Néanmoins, vu l’intérêt théorique qu’elle suscite une recherche approfondie devrait lui être dédiée.
  • [2]
    L’itinéraire socio-professionnel est défini comme un ensemble de ruptures, de carrefours ou de changements importants (e.g. mobilités : sociale, professionnelle) survenus dans la vie sociale et professionnelle des acteurs. Ce qui signifie que l’itinéraire n’est pas forcément une trajectoire socialement prédéterminée (Bourdieu, 1979). Il constitue l’occasion de vérifier l’influence des structures sociales d’origine sans leur accorder un rôle exclusif et absolu.
  • [3]
    La passion n’est pas envisagée ici dans son aspect destructeur ou « ennemi » de la raison (cf. Hirschman, 1980). Elle n’est pas forcément génératrice de comportements incompréhensibles ou incontrôlables. Il s’agit ici de l’intérêt que porte un ensemble d’acteurs au sport, à la nature et au plaisir qu’ils en tirent. En ce sens, c’est une motivation sociale (partagée) pouvant déterminer certains comportements sociaux et économiques. Elle se distingue donc par un caractère subjectif : la signification et les sentiments qu’éprouvent les passionnés. Ce caractère subjectif est identifiable dans le discours des acteurs et peut être identifié dans les comportements. Il n’est donc pas un simple habillage marketing ou un vecteur de communication comme peuvent l’entendre certaines professions e.g. les industriels du voyage et de l’aventure.
  • [4]
    La notion de marketer renvoie ici à un comportement fondé sur les principes théoriques du marketing management. Cf. Gilles Marion (1999) : La nouvelle crise des modèles rationalisateurs du marketing. In Revue Française de Gestion, n° 125, 81-89.
  • [5]
    La dimension identitaire des micro-mentalités joue un rôle non négligeable dans l’organisation des relations inter-entreprises (coopération ou concurrence), voir même dans la régulation de marchés locaux du tourisme sportif. Cf. Bouhaouala (sous presse) : Relations inter-entreprises dans un marché local : le cas des PE-TPE du tourisme sportif en Vercors. In revue Espaces & Sociétés.

1 Certains économistes observent l’existence de comportements « déviants » de la rationalité utilitaire (D’Iribarne, 1995 ; Hirschman, 1995) et d’autres accordent de l’importance aux facteurs sociaux dans l’orientation des actions économiques (Moati, 1993 ; Olson, 1978). Mais en dernière instance, ils expliquent ces dernières en référence aux contraintes du marché, notamment par le système de la concurrence économique ou bien par le calcul rationnel des coûts-avantages. Cependant, des recherches issues de la sociologie économique remettent en question l’absolutisme du marché et défendent l’idée que les comportements économiques des acteurs s’inscrivent dans la dimension sociale et peuvent être expliqués par des variables sociales (e.g. réseaux sociaux, honnêteté, passion, solidarité sociale, etc.) (Granovetter, 1985 ; Swedberg 1990 ; Swedberg & Smelser, 1994 ; Zelizer, 1992). Ainsi la sociologie économique considère que tout phénomène économique est fondamentalement social (Freund, 1966 ; Gislain et Steiner, 1995 ; Steiner, 1998 ; Weber, 1922, 1964).

2 Des recherches issues de la sociologie des professions, à travers la prise en compte des objectifs, des valeurs et des projets sociaux, relèvent le rôle des mentalités, idéologies ou ethos des groupes d’acteurs dans l’orientation de leurs comportements professionnels et économiques. En effet, les études de Gresle (1981) et de Zarca (1986), qui ont porté sur les artisans français, montrent que ces derniers, caractérisés respectivement par « l’idéologie de l’indépendance » (Gresle, 1981) et par « une mentalité artisanale traditionnelle » (Zarca, 1986), adoptent des comportements économiques souvent plus en rapport avec leurs objectifs et ambition sociale (indépendance, liberté) qu’avec les orientations ou les contraintes du marché.

3 De même dans le domaine des sports de nature et de montagne, quelques études ont montré l’impact des conceptions des moniteurs sportifs sur leurs comportements professionnels et économiques. Les modes de production et de commercialisation de l’offre sportive peuvent varier en fonction, de la conception que les moniteurs (dirigeants) ont du risque d’accidents (dans le cas des écoles de parapente) (San José et al., 1995) ou de la passion qu’ils ont pour les sports de nature (Bouhaouala, 1996). On est donc en droit de penser que les conceptions et les objectifs sociaux des moniteurs orientent leurs choix économiques et leurs démarches de commercialisation.

4 Cet article analyse les logiques d’action de « moniteurs sportifs indépendants » propriétaires et dirigeants de micro-firmes. Ces dernières [EURL : Entreprise Unipersonnelle à Responsabilité Limitée, effectif ne dépassant pas 1 salarié (saisonnier), chiffre d’affaires inférieur à 500 KF], offrent des services marchands de loisir et d’accompagnement sportifs (ski, spéléologie, escalade, canyoning, etc.) sur l’espace géographique du massif du Vercors (région des Alpes françaises). L’objectif consiste à montrer le rôle de l’acteur dans la détermination du fonctionnement de la petite entreprise qu’il dirige. Il s’agit alors, en premier lieu, de reconstruire l’ensemble des significations (conceptions et objectifs) que les moniteurs ont de leur activité professionnelle. En second lieu, d’étudier son impact sur les démarches productives et commerciales, c’est-à-dire rechercher leur logique d’action et la comparer avec la rationalité utilitaire. Cette dernière ne permettant pas de révéler la dimension sociale des acteurs dans la détermination des comportements économiques et professionnels (cf. supra) ne sera pas considérée comme le fondement de l’analyse. Elle est présentée ici d’une part, comme le point de départ de la critique des modèles économiques par l’analyse sociologique et d’autre part, comme un standard de comparaison permettant de rendre compte des comportements pratiques des moniteurs et non pas de ce qu’ils doivent être du point de vue de la rationalité économique formelle (Steiner, 1998).

Modèle d'analyse : Une approche subjectiviste à partir de la notion de mentalité

5 La conceptualisation de la subjectivité des moniteurs est réalisée par l’adaptation de la notion de mentalité (Gislain et Steiner, 1995 ; Weber, 1922) à un espace social restreint. En effet, chez Weber (1964 : 21) la notion de « mentalité économique » est rapprochée de celle d’un ethos d’une forme d’économie particulier à une religion, en l’occurrence le protestantisme. Les croyances religieuses des protestants seraient à l’origine de l’émergence de la mentalité qui les anime et qui a contribué à l’apparition du capitalisme occidental. Cependant, la question de la genèse de ces croyances religieuses ou axiologiques (Boudon, 1999) reste une question à laquelle il est parfois difficile de répondre d’une manière univoque et définitive [1] (Boudon, 1999 ; Weber, 1964). Bien que la question de la formation des mentalités reste difficile à démontrer, l’idée qu’elles influencent les comportements de groupes d’acteurs sociaux n’est pas une nouveauté. Les sociologues économistes classiques (1890-1920) décrivaient déjà ce type d’influence (Gislain et Steiner, 1995, Steiner, 1998). Un peu plus tard, les historiens l’ont utilisé de manière globalisante pour expliquer les différences entre des civilisations entières (Lloyd, 1996).

6 Les travaux de Gresle (1981) et de Zarca (1986), décrivant l’influence des mentalités au niveau des professions artisanales, constituent un point de départ. Pour adapter la notion de mentalités à l’analyse des comportements économiques de groupes d’acteurs restreints, on utilisera le concept de « micro-mentalité » qui fait donc référence à une échelle sociale plus réduite que celle à laquelle renvoie la notion de mentalité. La micro-mentalité est ainsi définie comme un concept synthétique introduisant dans l’analyse des comportements économiques un ensemble de conceptions et de valeurs, d’objectifs et de motifs d’action, non obligatoirement cohérents avec les valeurs de référence de la micro-économie standard. De ce point de vue, les conceptions et objectifs non-économiques des acteurs sont socialement fondés et leur servent dans leur rapport à l’activité économique. Ils constituent donc une force sociale pouvant déterminer les comportements économiques (Boudon, 1999), et contribuent à créer une vision subjective du monde (Steiner, 1998). Cette vision du monde professionnel et économique est globale et pragmatique. Globale dans le sens où l’activité économique n’est pas isolée de la dimension sociale, de l’expérience et de l’histoire des acteurs. Pour cette raison la reconstruction de leur itinéraire [2] socioprofessionnel sera l’occasion de vérifier le poids des structures sociales sur les comportements économiques. Pragmatique car elle produit des logiques d’actions pratiques et non des réflexions abstraites (Steiner, 1998).

Opérationnalisation du concept de micro-mentalité

7 Le concept de micro-mentalité est donc défini ici pour expliquer les comportements d’acteurs à partir d’une détermination relative et significative. Cependant, ce concept ne renvoie pas à une pure subjectivité individuelle. En effet, il permet de dépasser cette dernière – tout en suivant une approche compréhensive – en reconstruisant des ensembles de significations propres à des groupes d’acteurs (Bentabet et al., 1999). Il insiste donc sur le caractère spécifique des visions du monde, en individualisant en quelque sorte des groupes restreints d’acteurs.

8 La micro-mentalité englobe donc les objectifs sociaux et les conceptions qu’un groupe de moniteurs a du travail, de l’argent, du sport, de la montagne, etc. Elle produit une logique d’action qui permet d’adopter des stratégies professionnelles spécifiques repérables dans les démarches de : a) production : élaboration des produits et fixation des prix et b) commercialisation : publicité et vente (cf. schéma n° 1).

Schéma 1
Schéma 1
Modèle d’analyse de la ogique d’action

9 Pour reconstruire ces logiques d’action, il est donc nécessaire d’identifier d’une part, la micro-mentalité des moniteurs à partir de : 1) leurs conceptions de l’activité professionnelle, de l’entreprise, du produit, du service sportif, etc. et 2) leurs objectifs et motifs d’actions qui renvoient au projet social, économique et professionnel.

10 En complément à cette première analyse, il est nécessaire d’autre part, de repérer les comportements et les choix des moniteurs dans leurs démarches de production et de commercialisation, à travers l’analyse des quatre éléments du marketing mix de leur offre : le produit, le prix, la publicité et la vente (cf. tableau n° 1).

Méthodologié

11 Les résultats présentés ici sont extraits d’une étude sur les petites entreprises (N = 28) du secteur du tourisme sportif (de nature) dans le massif du Vercors. Ils concernent uniquement les micro-entreprises des « moniteurs sportifs » (N = 6). L’enquête s’est déroulée durant l’été 1998 (de juillet à août) et a été précédée d’une période d’observation de l’offre globale sur le massif du Vercors, ce qui a permis d’identifier les différents acteurs et d’avoir une idée générale du fonctionnement de ce secteur.

12 En raison du rôle accordé aux moniteurs dans l’orientation commerciale de leur petite entreprise, l’approche qualitative est apparue la plus adaptée. Cette dernière, réalisée par entretiens semi-directifs auprès des moniteurs indépendants, visait la collecte des données nécessaires à :

13 a) la reconstruction de leur micro-mentalité. Les questions posées visaient à rendre compte à la fois de la dimension subjective des moniteurs (conceptions, opinions et jugements de valeur) et de leur positionnement vis-à-vis du monde économique et professionnel (objectifs).

14 b) la compréhension de leurs démarches de production et de commercialisation. L’objectif était de comprendre le déroulement et le fonctionnement de l’activité économique et professionnelle (élaboration des produits, fixation des prix, etc.).

15 Le traitement du contenu des entretiens s’est déroulé selon une analyse thématique conformément aux indicateurs définis dans le cadre théorique (cf. tableau n° 1). Dans un premier temps, une démarche compréhensive consiste à décrire (thème par thème) la micro-mentalité et les stratégies des moniteurs. Cela revient à identifier les facteurs saillants de leur micro-mentalité. Dans un second temps, il s’agit de comprendre la démarche productive et commerciale de leurs entreprises. Enfin, dans la conclusion, la mise en relation de la démarche productive avec la micro-mentalité, permet de comprendre et d’expliquer leur logique d’action.

Tableau 1
DIMENSIONSTHÈMESINDICATEURS
Micro-mentalité1) Conceptions– du travail, de l’argent, du sport, de la nature (montagne, Vercors) et de la réussite
2) Objectifs et motifs– sociaux, économiques, et professionnels
Comportements et choix professionnels1) Démarche de production1.1 élaboration des produits (critères commerciaux ou personnels, expérience, plaisir, demande, etc.)
1.2 fixation des prix (coûts, marché, concurrence, revenus, etc.)
2) Démarche de commercialisation2.1 communication et publicité (importance, portée, coûts, arguments, supports, etc.)
2.2 commercialisation et vente (vente directe, par intermédiaires, rapport au client, etc.)
Dimension, thèmes et indicateurs d’analyse

Résultats

16 L’activité professionnelle est vécue par les moniteurs indépendants comme une action sociale qui marque une rupture avec la ville et le salariat. Elle leur apporte l’indépendance et les rapproche de leur passion [3] du sport et de la montagne, donc de leur projet de vie sociale. Ce qui prime, c’est la passion qui les a conduit à venir s’installer sur le Vercors. En effet avant de se mettre à leur propre compte, ils sont passés de la situation d’urbains salariés (hors secteur des services sportifs) à celui de travailleurs saisonniers en passant par celui de pratiquants passionnés. Les moniteurs sont donc passés du statut de consommateurs à celui d’offreurs de services sportifs. En ce sens, ils ressemblent aux travailleurs du secteur du livre et de l’art (Lahlou et al., 1991). Leur installation dans l’espace du Vercors a été rendue possible par des années de pratique sportive et d’emplois saisonniers. Cette période présente donc un point de rupture avec leur passé et leurs occupations professionnelles antérieures.

17 D’un autre côté, on observe une hétérogénéité au niveau des caractéristiques socio-démographiques (âge, sexe, formations, diplômes, origine sociale, etc.), des formations et expériences professionnelles d’origine (cf. tableau n° 2), ces dernières ne présentant aucun lien avec le tourisme ou la gestion d’entreprise. Cependant, les moniteurs se distinguent par de très bonnes compétences sportives, par une diversification des Brevets d’Etat (BE) et par une bonne connaissance du milieu naturel de pratique sportive. Le transfert de compétences se situe uniquement au niveau de la production d’un service sportif particulier (l’encadrement d’un sport par saison e. g : ski de fond hors piste).

Tableau 2
  • Age : de 25 à 50 ans. Sexe : une femme et cinq hommes, Origine : Hors Vercors.
  • Origine professionnelle : hétérogène (infirmier, dessinateur industriel, psychomotricienne, technicien supérieur en mécanique, etc.).
  • Formation et expérience en gestion : aucune.
  • Transfert de compétences de leur ancien métier vers l’occupation actuelle : aucun.
  • Compétences sportives : de très bon niveau (plusieurs BE, riche expérience de pratiquant).
  • Emplois occupés dans le tourisme sportif : uniquement dans l’encadrement sportif et sur le Vercors avec transfert de compétences et d’expérience en production (encadrement).
  • Motivation de l’installation sur le Vercors : par passion du sport et de la montagne, rupture avec la ville et avec le salariat.
Profil socio-professionnel et sportif des moniteurs

18 Cependant, la petite taille de l’ensemble étudié ne permet pas d’infirmer ou de confirmer clairement le rôle des déterminismes sociaux classiques. D’un autre coté, l’hétérogénéité sociale des moniteurs conduit à poser la question de la prise en compte de la socialisation des individus en terme d’appropriation et non pas en terme d’incorporation des structures sociales. Ce qui permettra de tester la part active et créative des acteurs dans leur propre socialisation et dans la détermination de leurs comportements (Bouffartigue, 1994).

1 – Micro-mentalité des moniteurs sportifs passionnés

1.1 – Conception du travail : une occupation ludique

19 La conception du travail des moniteurs sportifs est illustrée par les propos suivants relevés lors des interviews : « choix personnel de vie », « un art de vie », « pas de boss », « une liberté », « un plaisir », « permet de faire ce que je veux », « une passion », « quelque chose qui permet de vivre », « si je peux, je travaillerai moins ».

20 Il n’est pas facile d’isoler le travail de leur choix de vie sociale ou de le concevoir comme une fatalité «… c’est ma vie, c’est ma façon de vivre, je me verrais mal retourner dans un hôpital [ancien lieu de travail de Bruno] ». Se mettre à son propre compte est vécu comme un rejet du salariat perçu comme un ensemble de contraintes (avoir un chef, pas de liberté, contraintes horaires, etc.) et non pas comme un aboutissement incontrôlé : « je n’envisage même pas que j’aurais pu faire un travail que je n’ai pas choisi » (Sandrine). L’activité professionnelle est un choix qui n’a rien d’un travail traditionnel contraignant.

21 Le travail dans le secteur de l’outdoor et la création de sa propre affaire sont d’abord des moyens d’autonomie et de liberté qui permettent de vivre sa passion (du sport et/ou la montagne, cf. section 1.3), de subvenir à ses propres besoins et à ceux de sa famille. « L’avantage est de pouvoir faire ce qu’on a envie et de décider soi-même des orientations à prendre » (Michel). A l’instar des travailleurs du secteur de l’art et du livre (Lahlou et al., 1991), les moniteurs vivent leur travail comme une passion. C’est le fait de pouvoir faire coïncider cette dernière avec leur activité professionnelle qui les a conduit à créer leur propre emploi sur le massif du Vercors. « Parce que j’aime la spéléologie, parce que c’est une passion, j’ai voulu en faire mon activité professionnelle. Je ne suis pas originaire d’ici, j’ai découvert la spéléologie en même temps que le Vercors et je suis resté sur le Vercors… » (Yannick).

22 D’une certaine façon, leur relation à l’activité professionnelle est double : assouvir leur passion et constituer une source de revenus. Intégrer ces éléments, qui peuvent paraître contradictoires, constitue un moyen de maintien de leur indépendance. En cela, le moniteur se rapproche de l’artisan. Ce dernier ayant plus de goût pour le travail manuel est conduit à intégrer des tâches administratives et de gestion dans son emploi du temps non pas pour améliorer son rendement mais pour conserver son indépendance (Zarca, 1986).

23 Cette contradiction récurrente entre le but idéal (vivre leur passion) et la réalité (sociale et économique) est sérieusement prise en compte. Vincent (jeune patron d’EURL) la gère en disant que l’objectif de son activité est « de pouvoir mettre des repas dans mon assiette tous les midis et après je cherche un apport personnel pour m’envoyer en l’air, en quelque sorte comme le mec qui arrive à se faire l’Everest ». Ainsi, le travail est un moyen qui permet d’assurer le nécessaire à l’existence (la leur et celle de leur famille) et permet également de vivre sa passion. En d’autres termes, si le travail assure leur subsistance, il leur permet avant tout d’assurer « un supplément d’être ».

1.2 – Conception de l’argent : un moyen d’existence

24 Les moniteurs sportifs semblent avoir un rapport réaliste à l’argent. Ainsi, pour Vincent, « la liberté c’est la non-possession, plus on va gagner d’argent et plus on va être tenté de dépenser donc de posséder et puis on se met des boulets aux pieds ». Au-delà du nécessaire, l’argent devient un élément encombrant de leur mode de vie. Pour Michel, son « optique n’a jamais été de faire fortune, mais ça a toujours été de faire quelque chose qui plaisait. C’est un luxe d’avoir les moyens de faire ce qui plait et non pas ce qui rapporterait ». L’argent ne peut pas être une finalité car dans ce cas il constitue un frein au projet social. Les moniteurs sportifs donnent une image négative de « l’argent aliénant ». Faire de l’argent une finalité signifie pour eux devenir esclave, ce qui semble contraire à leurs valeurs et choix professionnels. Cette conception des revenus marquée par la sobriété de la vie constitue la mesure et la garantie de leur liberté.

25 Cependant, ils sont conscients du rôle de l’argent, d’une part dans la réalisation de leurs objectifs, et d’autre part, des conséquences sur leur mode de vie de se mettre en quête des revenus les plus élevés possibles. Pour ces raisons, sans en faire leur finalité, l’argent est suffisamment pris en compte pour garantir leur liberté. Les moniteurs le considèrent comme un moyen et évitent à tout prix qu’il les éloigne de leur passion. Leur rapport à l’argent est particulier dans le sens où il s’inscrit davantage dans une vision sociale qu’économique. Contrairement à la vision de l’entrepreneur capitaliste (Bauer, 1993 ; Zarca, 1986) l’argent est perçu comme un moyen au service de leur projet social et non pas comme une finalité ou un instrument économique de développement.

1.3 – Conception du sport et de la moyenne montagne : une passion

26 La passion du sport et de la montagne est relative au bien-être et au plaisir qu’elle engendre dans la vie des moniteurs. Elle constitue le fondement social de leur mode de vie et le principal motif de leur création d’entreprise et de leur installation sur le Vercors.

27 Pour Vincent, passionné des chevaux et de la montagne, il ne peut pas s’en passer. « C’est vrai que l’équitation ça va être la danse. C’est sportif sans être sportif et la montagne c’est une défonce physique ». Pour lui, son installation sur le Vercors est indissociable de son mode de vie. Il dit que « sans les montagnes je meurs, c’est ma deuxième passion… [le Vercors] est un site fabuleux pour travailler avec les chevaux ». Il lui est difficile de séparer ce qui relève de l’activité sportive de ce qui relève du milieu naturel. En effet, dans la vision des moniteurs, la passion qu’ils portent aux activités sportives de nature n’est pas vécue séparément de celle qu’ils portent à la montagne.

28 Ce rapport passionnel aux activités sportives de nature est important pour l’ensemble des moniteurs au point d’orienter leur stratégie professionnelle. Le sport et la montagne ne sont pas perçus comme de simples supports de production ou moyens commerciaux. Les moniteurs les perçoivent plutôt comme une finalité, le reste (économie, profession, micro-entreprise, etc.) devient alors un ensemble de moyens au service de leur passion.

1.4 – Conception de la réussite : vivre sa passion

29 La réussite pour les moniteurs sportifs est liée au fait de pouvoir vivre leur passion. D’un autre côté, elle est tributaire de l’indépendance de leur micro-firme vis-à-vis du marché des capitaux, du travail et des services. En effet, bien que les moniteurs vivent dans le cadre de l’univers marchand, (e.g. clientèle minimum, revenu viable), ils ne définissent pas leur réussite en termes économiques. Ils privilégient leur indépendance sans d’ailleurs aborder la part qu’ils accordent à la vie affective et familiale dans leur réussite. Ils se présentent comme étant convaincus que leur famille partage la même vision de la vie et adhère aux mêmes objectifs sociaux qu’eux. Cela est tellement évident à leurs yeux qu’ils le laissent paraître comme quelque chose de naturel et de normal. Ils ont construit leurs projets de vie avec leur conjoint ou conjointe en privilégiant le bien-être social et affectif (une vie moins stressante sur les plateaux du Vercors). Comme, il est difficile de vivre en montagne d’une seule activité, les moniteurs identifient la réussite au fait de vivre toute l’année sur le Vercors. Ce dernier leur offre la « qualité de vie » d’un environnement naturel exceptionnel et permet d’assouvir leur passion. On comprend que leur activité professionnelle ne soit pas fondée sur une recherche de profits économiques, mais relève plutôt d’une démarche socio-professionnelle subjective dans laquelle le travail n’est qu’un moyen pour vivre comme ils le désirent.

30 Les mots de Vincent illustrent cette idée : « je privilégie avant tout ma qualité de vie, mon plaisir de vie, je ne veux pas finir en esclave de mon entreprise. J’aimerais arriver à avoir des activités qui me plaisent ». Le fait que l’activité professionnelle coïncide avec leurs objectifs (indépendance, plaisirs, passions, etc.) est, aux yeux des moniteurs, un signe de réussite dont ils sont fiers. Tous se montrent convaincus que réussir financièrement n’est pas le plus important. Réussir à leurs yeux « c’est d’être dans un bon environnement déjà, dans un élément où j’aime vivre » (Bruno).

1.5 – Synthèse

31 Pour les moniteurs, les objectifs économiques sont secondaires. L’objectif de « qualité de vie » constitue l’élément principal qui donne du sens aux choix et décisions qui apparaissent contraires à la rationalité managériale. De leur point de vue, leurs comportements sont bien réfléchis et sont le produit d’une logique propre à leur micro-mentalité. Ils sont conscients « du pour et du contre » du choix « stratégique » de ne pas s’agrandir. Pour eux, une petite structure (petit volume d’activité) permet de ne pas tomber dans le piège consistant à investir plus pour finalement travailler davantage et vivre moins bien (plus d’efforts, peu de temps libre, embauche, etc.). En d’autres termes, s’agrandir signifie pour eux une perte de liberté et une plus grande dépendance vis-à-vis du marché.

32 Ainsi, le modèle de l’entreprise et l’accroissement des parts de marché semblent être des éléments susceptibles de remettre en cause leur indépendance. En effet, l’entreprise est perçue comme un lieu d’aliénation potentielle, leur conception de cette dernière ne correspond pas à la hiérarchie des valeurs du capitalisme. Les revenus sont seulement nécessaires pour répondre aux besoins fondamentaux (un toit, à manger, de quoi élever les enfants, etc.). L’argent a donc un rôle « alimentaire », il représente un moyen d’existence. Michel illustre cette relation entre la conception de l’argent, du travail et de la qualité de vie en déclarant : « Je sais me fixer une limite et je sais où le plaisir peut disparaître du fait qu’on recherche une activité très lucrative, il me semble que j’ai toujours fuit la limite ». Et tous se retrouvent autour de cette idée : « Ceux qui veulent se faire de l’argent, ils s’orientent vers d’autres activités, ils vont ailleurs ou ils travaillent autrement ».

33 L’ensemble de ces données met en évidence chez les moniteurs sportifs une micro-mentalité non essentiellement orientée vers la rentabilité financière bien qu’ils exercent leur activité dans un univers marchand. Leurs principales motivations sont le bien-être, l’indépendance au sein du marché (même relative), la passion et la dimension ludique de leur travail (cf. tableau n° 3).

Tableau 3
  • Travail : sans patron ni contraintes, moyen pour vivre, occupation professionnelle ludique.
  • Entreprise : contraintes de travail, lieu d’aliénation, soumission au marché.
  • Argent : rôle social, moyen d’existence et d’échange, fonction alimentaire.
  • Sport : passion de la pratique, liberté et plaisir.
  • Montagne : passion de la nature, le Vercors un lieu de vie irremplaçable.
  • Réussite : atteindre la qualité de vie, faire coïncider le projet social et l’activité professionnelle.
  • Valeurs principales : indépendance, liberté, passion, plaisir et sobriété.
  • Objectif social : vivre de sa passion toute l’année, en montagne et en toute indépendance.
  • Objectif économique : maintien de l’activité et refus de s’agrandir (gagner assez pour vivre).
Caractéristiques structurantes de la micro-mentalité des moniteurs sportifs

2 – Démarche productive et commerciale de l'offre passionnée

34 Compte tenu de la micro-mentalité des moniteurs, il apparaît que les fondements sociaux de leur activité ne les poussent pas « naturellement » vers l’adoption d’une rationalisation économique dans leur choix et comportements professionnels.

35 Dans cette partie, il s’agit d’analyser, dans les faits, la pratique professionnelle et commerciale des moniteurs tout en la confrontant avec leurs conceptions et but idéal. Cela revient à voir en quoi elle est particulière et réaliste par rapport à l’hypothèse du marketing concept selon laquelle l’offre agit prioritairement en fonction de la satisfaction du « client roi » et de la maximisation du profit (Marion, 1999).

2.1 – La production pour soi

36 Dans la création et l’élaboration des produits et services, l’importance est accordée à leur conception du sport de nature (manière de pratiquer) et à l’aspect ludique de leur travail. En effet, les moniteurs imaginent les services sportifs en fonction de leurs goûts personnels, de leur manière de pratiquer et de leurs expériences sportives. « Je tiens compte à la fois de mes goûts et j’essaye de rechercher ce qui est un peu marginal » (Michel).

37 Une telle démarche est contraire à celle du « marketer[4] » classique qui en s’appuyant sur le mythe du marketing préconise une démarche productive en adéquation avec la satisfaction des besoins du « client roi » (Marion, 1999). Les moniteurs entretiennent une relation affective avec leurs activités considérant sans objectivité leurs produits comme étant originaux et de très bonne qualité (absence de critères objectifs : satisfaction des clients, comparaison avec la concurrence, etc.). Ils refusent d’adopter un rapport superficiel aux pratiques sportives sous prétexte de coller aux tendances du marché (e.g. des pratiques « soft », « fun », peu d’effort physique, etc.). Leur rapport au sport et au milieu naturel respecte ce qu’ils appellent l’esprit de professionnalisme et de qualité, qui est noble et désintéressé. « Je dis qu’ici on vend des choses de qualité, ce n’est pas du n’importe quoi » (Vincent). En ce sens, ils se rapprochent de « l’idéologie artisanale » du travail bien fait (Zarca, 1986). Cependant, la dimension manuelle du travail est plus forte chez l’artisan, le comportement du moniteur est davantage centré sur la passion pour la pratique des sports de nature que sur la création d’une « œuvre ».

38 Le primat de critères personnels (affectifs, sportifs, etc.) dans l’élaboration des produits au détriment de critères économiques (demande, rentabilité, coûts, concurrence, etc.), conduit donc les moniteurs passionnés à une personnalisation des services et des produits commercialisés. Ils cherchent dans l’élaboration de leurs prestations : 1) à satisfaire leur plaisir personnel, 2) à partager leur passion avec les clients ayant les mêmes conceptions (Lahlou et al., 1991), et 3) à en vivre.

2.2 – Le prix est une estimation subjective

39 La fixation des prix n’est pas sans lien avec la forte personnalisation des produits. L’évaluation de la qualité du service, fondée sur des éléments subjectifs, constitue ici encore un élément important de leur démarche. La fixation des honoraires ou du prix à la journée ne se rapporte pas au coût de production (formation, matériel, communication, salaire, etc.), mais plutôt au tarif journalier minimum d’un accompagnateur. En effet, le prix n’est pas établi selon des critères objectifs et standards liés aux produits commercialisés. Il est seulement lié aux besoins d’indépendance (relative) et d’existence des moniteurs. La démarche consiste à estimer : a) le seuil de revenu annuel viable pour chaque moniteur, b) le nombre (moyen) de journées susceptibles d’être vendues par chacun et c) diviser (a) par (b) pour trouver le coût journalier de base. Ce coût de base est alors accepté socialement par l’ensemble des moniteurs. Il représente ainsi un seuil minimal à observer. Entre les professionnels, « il y a une entente sur un tarif qu’on dit un tarif de base à la journée d’encadrement et que dès l’instant où on a cette espèce d’entente sur le tarif minimum on ne vend pas au-dessous » (Yannick). Contrairement aux conventions établies par « l’entrepreneur notable » (Marchesnay, 1998) sur la base d’une légitimité territoriale (ancrage) en vue de réaliser des profits maximums sans prise de risque (rentes), les ententes des moniteurs sont fondées sur une même vision professionnelle et visent la garantie d’un revenu viable garantissant leur liberté. S’identifiant à une même conception professionnelle de passionnés et rejetant la course au profit, les moniteurs établissent entre eux des relations de coopération leur permettant d’ignorer la concurrence [5]. D’un autre côté, n’inscrivant pas leurs micro-firmes dans une logique de croissance économique et d’augmentation des parts de marché, les moniteurs passionnés ne sont pas perçus comme concurrents par les autres offreurs du marché.

40 Lorsque les moniteurs parlent de la rentabilité de leurs produits, ils désignent une rentabilité constatée a posteriori en comparaison avec leurs besoins d’existence et non pas calculée a priori en référence au marché. « Concernant les prix, je connais la rentabilité de mon affaire, donc je sais si les prix que je fais sont rentables pour moi ou s’ils ne le sont pas. Je sais la façon dont ça me permet de vivre » (Michel). Les arguments ne sont que des justifications et non pas des indicateurs d’une démarche analytique des coûts. Les prix sont rapportés à l’estimation personnelle de la qualité des produits (manière de pratiquer, encadrement, relation amicale avec les clients, etc.) et au coût de la vie (seuil viable de l’activité professionnelle). La qualité permet de justifier les prix (s’ils apparaissent élevés), et le besoin financier des moniteurs justifie l’existence d’une limite minimale.

2.3 – La publicité est un mal nécessaire

41 La publicité est perçue comme un mal nécessaire et non pas comme un facteur de commercialisation essentiel au fonctionnement de leur activité. Dans un premier temps on peut comprendre leur rapport distant à la communication à partir de contraintes économiques liées à la très petite taille de leur entreprise (moyens faibles : petit chiffre d’affaires). La démarche consiste à s’orienter vers l’externalisation de la publicité en se tournant vers des solutions collectives. Cela consiste à faire partie soit d’un réseau de professionnels extérieurs au Vercors (Gîtes de France, Gîtes Panda, Éducation et Nature, Association Professionnelle du Cheval, etc.), soit d’un réseau de professionnels locaux (bureau des guides, alliance de professionnels locaux, etc.) ou à utiliser des supports classiques gratuits ou peu coûteux, touchant un large public. Ces derniers sont élaborés par les organismes publics ou parapublics de promotion (Offices du Tourisme, Comité Départemental de Tourisme, Association pour le Développement du Tourisme, etc.).

42 Cependant, l’explication en termes économiques n’est pas suffisante, car l’acquisition de parts de marchés importantes ne constitue pas l’objectif premier, le recours à la publicité ne correspond pas à la pratique économique des moniteurs, ni à leur conception de l’entreprise. En effet, bien que les restrictions relatives aux opérations de publicité soient présentées en relation à la taille de l’entreprise les techniques standards du marketing ne semblent correspondre ni à leurs goûts, ni leurs objectifs (refus d’expansion, pas d’investissement, ne pas travailler plus, etc.).

43 Ainsi, les moniteurs externalisent les opérations de publicité afin de se centrer davantage sur leur passion (la pratique sportive). Leur publicité se résume à des petites opérations d’information (plaquette simple de faible qualité) pour indiquer leur existence. La communication privilégiée par les moniteurs est fondée sur le contact direct avec les clients et les relations sociales qui s’établissent entre les deux parties. Ce qui se traduit par un réseau de publicité qu’on pourrait désigner par le « bouche à oreille ». L’efficacité relative de ce dernier est considérée par les moniteurs comme la preuve d’une adéquation entre leurs produits et l’attente de leurs clients. Les moniteurs font apparaître cette adéquation comme « naturelle » car non recherchée a priori. Cependant, comme pour le marché de l’art (Lahlou et al, 1991), elle est un simple indicateur a posteriori du partage de la même passion et vision du sport (et de la nature) entre les moniteurs et leur clientèle.

2.4 – La commercialisation par fidélisation amicale

44 La commercialisation des services sportifs est fondée sur des réseaux de recrutement personnalisés qui découlent d’un partage de la même passion du sport et des relations amicales que les moniteurs entretiennent avec leurs clients. En effet, d’une part, l’adéquation des attentes des clients (goûts, manière de pratiquer, etc.) avec les prestations, et d’autre part, la richesse « sociale » de la relation prestataires-clients créent les conditions idéales à l’instauration de liens durables entre les deux parties.

45 En somme, loin de constituer un « habillage » ou un message marketing, ceci révèle une démarche de commercialisation socialisée dans le sens où elle est fondée sur une manière de concevoir l’échange commercial comme un échange social et la pratique sportive comme un partage passionnel. Ainsi, les moniteurs possèdent une clientèle fidèle qui est suffisante à leur ambition professionnelle, et par conséquent, évitent la pression concurrentielle du marché.

46 L’analyse de l’activité professionnelle des moniteurs met en évidence un type de démarche marketing se caractérisant par l’absence d’une volonté de maîtriser les variables du mix en vue de la croissance comme le suppose la démarche managériale (cf. tableau n° 4). Ce type de démarche est fondé sur des éléments liés à l’aptitude des moniteurs à personnaliser la production et les réseaux de commercialisation. Les clients partageant la même vision témoignent aux moniteurs un sentiment de fidélité et ne s’inquiètent pas du coût des services. Ils s’intéressent plutôt à la qualité du travail et à l’originalité des services. En ce sens, l’offre correspond à un segment de clientèle, sans qu’elle soit caractéristique de la globalité du marché des services sportifs de nature.

Tableau 4
PRINCIPES ORGANISATEURSDIMENSIONS
Micro-mentalité
1. Valeurs1. Passion du sport et de la montagne, Indépendance, Sobriété.
2. Objectif social et économique2. Vivre de sa passion toute l’année sur le Vercors. Recherche du supplément d’être et non pas de l’avoir.
3. Conception de la réussite3. Atteindre la qualité de la vie sur le Vercors.
4. Conception du travail4. Partage de sa passion, dimension ludique, sans patron, un moyen pour vivre.
5. Conception de l’entreprise5. Contrainte de travail et de rentabilité, lieu d’aliénation, soumission au marché.
6. Conception de l’argent6. Une fonction uniquement sociale, rôle « alimentaire », un moyen et non une finalité.
Marketing
1. Elaboration du produit1. Démarche de passionné orientée sur soi.
2. Formation des prix2. Entente collective tacite et fixation subjective. Honoraires calculés indépendamment des coûts de production.
3. Communication3. Externalisée, s’appuie sur des réseaux personnalisés et sur le « bouche à oreille », l’information minimum.
4. Commercialisation4. Fondée sur un rapport social et amical avec les clients (réseau fidélisé).
Caractéristiques de la stratégie et des comportements des moniteur sportifs

Conclusion

47 En raison de leurs objectifs et de leurs conceptions, la stratégie professionnelle des moniteurs indépendants ne semble pas correspondre aux principes rationalisateurs du marketing management (Marion, 1999). En effet, leur activité va dans le sens d’une logique pratique qui n’est pas déterminée par les orientations du marché. La démarche productive et commerciale est, d’une part centrée sur « soi », c’est-à-dire sur la « passion » (du sport et de la montagne), et d’autre part, fondée sur un rapport amical au client. Ainsi, leur activité professionnelle est vécue comme un espace de liberté et de partage. Elle ne constitue pas un échange commercial classique.

48 La logique d’action des moniteurs, déterminée par la passion et le désir de vivre sur le Vercors (qualité de vie), se traduit économiquement par une stratégie de maintien de l’activité professionnelle au niveau des besoins financiers des moniteurs (et de ceux de leur famille), c’est-à-dire au niveau de la « micro-firme sportive ». Cet objectif n’est pas aussi irrationnel que le laisserait entendre l’approche micro-économique standard des comportements. Au contraire, selon les arguments des moniteurs sportifs, elle est en adéquation avec leur but idéal. La réponse de Sandrine met en évidence les motifs extra-économiques des choix des moniteurs de rester « petits » : « les décisions qu’on prend, c’est essentiellement par rapport à la qualité de vie qu’on a envie d’avoir. Donc, si on est venu se mettre dans ce bled c’est parce qu’on n’avait pas envie d’habiter en plein centre ville avec toutes les contingences et les contraintes… » (Sandrine).

49 La démarche productive et commerciale des moniteurs répond donc à une logique hédoniste fondée sur l’indépendance, le plaisir et la convivialité dans l’activité professionnelle. Elle est liée à leurs conceptions (travail, argent, sport, montagne, etc.) et au but idéal à atteindre : vivre toute l’année sur le Vercors (en profitant de sa qualité de vie). Les données financières, la rentabilité, etc. représentent alors, d’une part des moyens de réaliser leur projet social, et d’autre part (en cas de croissance) des causes de dépendance vis-à-vis du monde marchand. Le refus de la croissance, et des profits financiers supplémentaires que cela engendrerait, est le prix à payer pour garantir la liberté et la non-soumission au système capitaliste.

50 La stratégie professionnelle des moniteurs sportifs relève donc d’un rejet de la logique managériale classique. Ce rejet ne constitue nullement un risque de disparition ou d’échec de leur entreprise. L’offre des moniteurs passionnés, telle que présentée ici, correspond de manière non-voulue (a posteriori) à un segment ou une niche du marché souvent délaissés par les autres entreprises pour cause de non-rentabilité. De ce fait, on peut effectivement conclure que le choix de la très petite entreprise constitue un atout certain, et que la pérennité de la micro-firme est un indicateur de la capacité des moniteurs à intégrer des éléments contradictoires (économiques et affectifs) dans leurs comportements et stratégie professionnels.

51 La petite taille de leurs entreprises n’est pas liée à un manque de maîtrise des techniques de gestion rationnelles (Mardellat, 1994) ou à des spécificités sectorielles (Porter, 1980), elle s’explique par l’existence d’une micro-mentalité de passionnés qui structure le rapport à l’activité professionnelle et à l’économie. La volonté de « garantir la qualité de sa vie » est un objectif conscient explicatif de la logique d’action hédoniste des moniteurs. En cela, ils ressemblent aux artisans (Gresle, 1981) et aux professionnels de l’art et de la culture (Lahlou, 1991). La stratégie professionnelle qu’ils adoptent les éloigne de la conception (de la profession) dominante dans le monde du salariat classique. Leur activité professionnelle ne semble pas envisageable sans la passion éprouvée pour le sport et la montagne, elle se situe donc à mi-chemin entre les deux mondes.

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Mots-clés éditeurs : moniteurs sportifs, é, sport de nature., 'action

Date de mise en ligne : 01/09/2005

https://doi.org/10.3917/sta.056.0061

Notes

  • [1]
    De même, en ce qui concerne cet article, la question de la genèse de la micro-mentalité des moniteurs ne sera pas abordée d’une manière centrale. Néanmoins, vu l’intérêt théorique qu’elle suscite une recherche approfondie devrait lui être dédiée.
  • [2]
    L’itinéraire socio-professionnel est défini comme un ensemble de ruptures, de carrefours ou de changements importants (e.g. mobilités : sociale, professionnelle) survenus dans la vie sociale et professionnelle des acteurs. Ce qui signifie que l’itinéraire n’est pas forcément une trajectoire socialement prédéterminée (Bourdieu, 1979). Il constitue l’occasion de vérifier l’influence des structures sociales d’origine sans leur accorder un rôle exclusif et absolu.
  • [3]
    La passion n’est pas envisagée ici dans son aspect destructeur ou « ennemi » de la raison (cf. Hirschman, 1980). Elle n’est pas forcément génératrice de comportements incompréhensibles ou incontrôlables. Il s’agit ici de l’intérêt que porte un ensemble d’acteurs au sport, à la nature et au plaisir qu’ils en tirent. En ce sens, c’est une motivation sociale (partagée) pouvant déterminer certains comportements sociaux et économiques. Elle se distingue donc par un caractère subjectif : la signification et les sentiments qu’éprouvent les passionnés. Ce caractère subjectif est identifiable dans le discours des acteurs et peut être identifié dans les comportements. Il n’est donc pas un simple habillage marketing ou un vecteur de communication comme peuvent l’entendre certaines professions e.g. les industriels du voyage et de l’aventure.
  • [4]
    La notion de marketer renvoie ici à un comportement fondé sur les principes théoriques du marketing management. Cf. Gilles Marion (1999) : La nouvelle crise des modèles rationalisateurs du marketing. In Revue Française de Gestion, n° 125, 81-89.
  • [5]
    La dimension identitaire des micro-mentalités joue un rôle non négligeable dans l’organisation des relations inter-entreprises (coopération ou concurrence), voir même dans la régulation de marchés locaux du tourisme sportif. Cf. Bouhaouala (sous presse) : Relations inter-entreprises dans un marché local : le cas des PE-TPE du tourisme sportif en Vercors. In revue Espaces & Sociétés.

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