Introduction
1 Ce travail s’inscrit dans un projet de recherche visant à développer un simulateur informatique de l’activité d’orientation en football. L’étape finale vise la création d’un système expert capable de piloter un joueur dans des séquences de jeu virtuelles – synthèses fidèles de situations réelles. Comme toute approche de simulation, elle s’appuie sur une analyse d’expertise dont l’un des axes, présenté ici, consiste à étudier les verbalisations des sujets dans le but de cerner la part contrôlée de l’activité d’orientation, ainsi que les modes de planification face aux différents degrés de pression temporelle du jeu.
2 Dans le cadre des sports collectifs, nous définirons l’activité d’orientation, selon une conception proche de celle de Bouthier (1988), comme l’ensemble des opérations cognitives permettant au sujet, en regard de l’évolution permanente du jeu, d’identifier les états de l’environnement, leurs évolutions probables, et de se fixer les buts qui déclencheront et guideront les actions pour y répondre.
3 L’activité experte se caractérise par un haut degré d’automatisation (Leplat, 1988). Néanmoins, face à des environnements dynamiques, le sujet doit régulièrement réorienter son activité ; cette réorientation, en particulier lorsque les situations imposent la résolution d’un problème tactique, sont susceptibles d’engager une activité cognitive contrôlée. Lorsque l’environnement est à la fois fluctuant et d’évolution rapide, l’activité contrôlée tend à se concentrer avant l’action tandis que l’orientation pendant l’action tend à s’automatiser (Hoc, 1994). Dans le langage des sports collectifs on appelle stratégies les orientations prises avant le jeu, et tactiques celles décidées en cours de jeu (Bouthier, 1988).
4 Ces jeux peuvent être rangés dans la classe des environnements fluctuants à évolution rapide, néanmoins deux caractéristiques les singularisent. Premièrement, tandis que la plupart des environnements de cette classe (environnements de pilotages d’avion, de lutte anti-incendie…) présentent, de façon très contrastée, des situations à problèmes ou à incidents fortement chargées d’incertitude, et d’autres relativement stables et prévisibles, les situations de sports collectifs combinent en permanence ces deux aspects. En effet, elles associent une dimension problématique – due à l’incertitude que l’adversaire tente en permanence de rendre maximale et qui rend impossible une prévisibilité complète, et une dimension habituelle – car malgré leur importante diversité elles se reproduisent avec une relative régularité et sont de ce fait en partie prévisibles (Garbarino, 1997). Deuxièmement, les sports collectifs présentent une pression temporelle variable. Certaines situations laissent au joueur un temps conséquent pour orienter son action tandis que d’autres ne lui laissent aucun répit. Néanmoins, d’une manière générale, l’évolution du jeu va dans le sens d’un accroissement continu de la pression temporelle dû à une activité défensive toujours plus ample et intense. L’un des objectifs majeurs des joueurs en attaque devient alors de prendre de l’avance sur l’adversaire afin de manipuler la balle avec plus de sécurité et de précision, mais surtout d’orienter correctement leur action. Cependant, malgré ces gains de temps, les orientations tactiques – conçues en cours de jeu – restent souvent insuffisantes ; c’est pourquoi, les stratégies collectives – conçues avant le jeu – tendent à se développer. Elles résultent d’une activité contrôlée de résolution anticipant les problèmes susceptibles d’apparaître dans le jeu. Ainsi, durant le jeu, les joueurs tendent de plus en plus souvent à orienter leur action en référence à des solutions préétablies. La part contrôlée de leur orientation consisterait alors davantage à surveiller les possibilités de mise en œuvre des principes stratégiques plutôt qu’à véritablement résoudre les problèmes « en direct ».
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Dans le jeu de football, la phase d’attaque placée, dont la maîtrise est souvent cruciale pour l’issue de la rencontre, constitue une situation naturelle présentant nettement les caractéristiques des sports collectifs. Il s’agit d’une situation à la fois fréquente et problématique et qui présente deux temps bien distincts :
- l’un pour préparer l’attaque, caractérisé par une faible pression temporelle : nous l’appellerons par la suite temps faiblement contraint,
- l’autre pour tenter de traverser le dispositif défensif adverse, lequel présente l’une des pressions temporelles parmi les plus importantes du jeu : nous l’appellerons par la suite temps fortement contraint.
1 – La phase d’attaque placée
6 Cette phase a lieu chaque fois que l’équipe qui récupère la balle n’a pu prendre de vitesse le replacement défensif adverse. Source de nombreux échecs, elle est particulièrement représentative du jeu moderne. En football, la notion de pression temporelle est liée à la proximité de l’adversaire et à l’intensité de son activité défensive. Dès la perte de balle les équipes cherchent le plus rapidement possible à mettre en place leur organisation défensive entre l’adversaire et leur propre but. En conséquence, et d’une manière générale, plus on joue loin du but adverse et de son bloc défensif plus on a de temps, et inversement plus on s’en rapproche, plus on pénètre ce bloc défensif, et plus la pression s’accentue.
7 Les deux temps de l’attaque placée, énoncés plus haut, présentent des degrés de pression temporelle particulièrement contrastés. Le premier temps est faiblement contraint car il a lieu à bonne distance du bloc défensif adverse. Sa fonction est de préparer l’attaque. Il implique les joueurs de la ligne arrière qui effectuent entre eux des échanges de balle latéraux jusqu’à mettre l’un d’eux dans une position favorable pour tenter le second temps : une action en profondeur. Celle-ci est le plus souvent une passe à destination d’un attaquant ou d’un joueur du milieu de terrain ; en déplaçant le jeu au cœur du bloc défensif adverse, elle augmente considérablement incertitude et pression temporelle et fait de ce second temps un instant fortement contraint. Sa durée excède rarement cinq secondes (Garbarino, 1997).
8 Durant ces deux temps, les joueurs du milieu de terrain doivent déployer une activité de démarquage, ou jeu sans ballon, afin d’offrir des possibilités de circulation de balle en direction du but adverse. On notera qu’ici, le joueur sans ballon a le choix entre deux modes d’orientation de l’action : soit il « appelle » la balle et dicte ainsi au joueur en possession du ballon la suite du jeu, sa conduite est alors projective, soit, selon un mode plus attentiste, il attend d’être sollicité par ce dernier.
2 – Expertise, traitement contrôlé et verbalisations
Objets de l‘activité contrôlée verbalisée
9 On a coutume de considérer que dans les habiletés complexes tous les niveaux de traitements sont engagés (Leplat, 1988 ; Rasmussen, 1986). L’idée la plus répandue est que le traitement contrôlé, défini selon les travaux de Shiffrin et Schneider (1977) comme un traitement central engageant la conscience, intervient chaque fois que les traitements automatiques sont dépassés et donc que la tâche prend un caractère problématique.
10 Pourtant, Perruchet (1988), à l’occasion d’une revue de question sur les études expérimentales relatives au traitement automatique, a montré que la conception d’un système de traitement de l’information entièrement automatique est discutable. Il souligne qu’il apparaît que les recherches, jusqu’ici, ont échoué à démontrer que le traitement de l’information puisse fonctionner totalement en parallèle et échapper totalement à la conscience du sujet (Perruchet, 1988).
11 Chez l’expert, en particulier, il semble établi que la conscience et l’attention assurent une fonction de supervision du bon déroulement de l’action. En effet, bien qu’il soit communément admis que l’expertise repose principalement sur des connaissances pratiques, peu verbalisables, et principalement issues de l’expérience, l’importance du contrôle attentionnel a été régulièrement observée (Bouthier, 1988 ; Bouthier et Savoyant, 1987 ; Leplat, 1988 ; Sebillote, 1988). Logan (1985) par exemple, note que l’expert, à l’issue d’une longue pratique, ne tend pas à perdre le contrôle de ses performances qui pourtant requièrent une charge mentale réduite ; au contraire, son contrôle est souvent plus étroit que celui des novices. Selon Leplat, « l’expertise conduit à la fois :
- à développer des automatismes qui, d’une part, allègent la part du processus symbolique et, d’autre part, permettent l’exécution d’actions en parallèle les unes avec les autres,
- et à assurer une redondance au contrôle de sorte que les défaillances des automatismes, devant la vicariance des situations, puissent être efficacement détectées et corrigées, voire même anticipées » (Leplat, 1988, 147). Le contrôle conscient apparaît alors comme un mécanisme intégré au déroulement de l’activité et chargé de superviser les contrôles de niveaux inférieurs.
Modes de verbalisation de l‘expert
12 Richard (1995) a pu observer que les verbalisations – expressions du traitement conscient – de l’action experte répondent généralement à des principes d’économie et de synthèse. Il remarque que lorsque l’expert verbalise l’action, il condense dans une seule expression le mode de réalisation de l’action et son résultat (exemple j’envoie un bon de commande suppose l’action de le remplir autant que celle de le poster).
13 Les capacités de verbalisations sont par ailleurs limitées par les possibilités qu’a la conscience de pénétrer l’action. Sebillote, (1988) a montré que lorsque des sujets discourent sur leur activité, la décomposition des procédures en actions élémentaires débouche sur « des actions pour lesquelles on ne peut plus obtenir des sujets d’explication sur la manière de les réaliser et qu’on peut considérer comme des primitives. Une action cognitivement pénétrable se définit alors comme une action que l’on peut prendre comme but et dont la réalisation peut être mise en œuvre par un processus contrôlé. » Une action est primitive si on peut lui assigner un but alors qu’on ne peut plus le faire pour ses composantes, exemple, prendre un objet semble un mouvement insécable, c’est l’ensemble de l’action qui est commandé comme une unité. En deçà de la décomposition en actions primitives on est au niveau de la programmation des gestes.
Part contrôlée de l’activité d’orientation
14 Lorsque l’environnement est instable mais présente avec une certaine régularité des situations qui se ressemblent, le sujet tend à les assimiler à une seule situation schématique et typique (Garbarino, 1997) à laquelle s’associent les réponses pertinentes. Selon les observations de Rasmussen (1986) sur les activités de pilotage de complexes de production industriels, les comportements sont alors basés sur des règles (ruled based behaviors) acquises et stockées en mémoire et qui peuvent en partie être explicitées. L’information traitée y a un statut de signe et sert à activer ou à modifier l’action. Le signe se réfère à des situations, ou au comportement lui même, en fonction d’expériences passées, et pas à des concepts ou représentations fonctionnelles des propriétés de l’environnement. L’expert est capable de le verbaliser. George (1988) considère ces verbalisations comme des traces de la structure de contrôle assurant la sélection et le déclenchement des règles. Il précise que cette structure peut être conçue selon une architecture fonctionnelle à deux niveaux comparables aux deux modes de contrôle – automatique et contrôlé – décrits par Schiffrin et Schneider (1977). Les règles peuvent avoir des structures de contrôle mixtes : par exemple, un déclenchement automatique et un déroulement contrôlé ou inversement. L’analyse des structures de contrôle suppose donc l’identification des éléments déclencheurs des règles -ou origine du contrôle. Lorsqu’une règle est activée en réponse à certaines modalités de l’environnement externe, le contrôle est externe au sujet, lorsqu’elle est déclenchée en fonction de propriétés du but poursuivi l’origine du contrôle se trouve à la fois à l’extérieur du sujet et dans son activité cognitive.
15 Il est intéressant de noter que ces deux cas peuvent correspondre aux deux modes d’orientation de l’action entre lesquels le joueur peut choisir en permanence pour s’inscrire dans le déroulement du jeu : dépendant, il peut régler son activité sur les évolutions de l’environnement ; initiateur, il peut rajouter des représentations de ce que ses propres actions pourraient y apporter. Dépendant ou initiateur du cours du jeu, il faut voir là les deux extrémités de la planification de l’action que le jeu autorise. Dans un cas le joueur suit le déroulement du jeu, dans l’autre il le précède.
16 Enfin, toujours selon Rasmussen (1986), les règles d’orientation peuvent être dérivées empiriquement à partir d’expériences passées, enseignées ou construites à l’occasion d’une résolution de problème. Dans le cas du football, les deux dernières catégories seraient essentiellement issues de la stratégie collective : ces solutions que les équipes établissent à l’avance et s’entraînent à mettre en œuvre, tandis que les règles dérivées de l’expérience rendraient compte d’aspects plus individuels de l’orientation.
Activité contrôlée et pression temporelle
17 Les effets de la pression temporelle sur l’activité d’orientation ont été décrits en psychologie ergonomique. Amalberti (1991) et Amalberti et Deblon (1992) ont, par exemple, montré que les pilotes d’avions de combat évitent lors de la préparation de la mission les situations où il devrait agir sur un mode réactif : ils développent des stratégies d’anticipation pour gérer les processus rapides.
18 Hoc et Moulin (1994), comparant les activités de contrôle de processus lents et celles de processus rapides, concluent : « […] plus le processus s’accélère plus les activités de planification vont se regrouper vers le début de l’exécution, et plus les plans seront précis pour fournir des cadres opérationnels à une activité procéduralisée qui réponde aux contraintes de temps. » (p. 527).
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Après avoir expérimentalement vérifié ces observations dans une tâche de simulation de lutte contre les incendies de forêts, et notamment par l’étude des verbalisations concomitantes, les auteurs concluent :
- que l’accélération du processus conduit vers une quasi restriction à une planification initiale notamment révélée par une réduction notable du nombre de verbalisations consécutives, ce qui met en évidence une gestion plus procédurale de la situation,
- mais, selon l’analyse du contenu de ces mêmes verbalisations, qu’elle n’affecte pas le degré de précision de la planification qui conserve le même caractère schématique que sous des pressions temporelles plus faibles.
20 Dans le discours de nos sujet, nous avons d’abord cherché les verbalisations évoquant une activité contrôlée de supervision d’une orientation basée sur un système de règles. Nous avons ensuite vérifié si cette activité déclarative présentait les caractères synthétiques et schématiques habituellement observés chez les experts, et si elle fournissait des indications, d’une part sur les origines du contrôle des règles, et d’autre part sur la dimension stratégique de l’orientation de l’action.
21 Enfin, nous nous sommes demandés si son importance et sa place étaient dépendantes du niveau de pression temporelle. On pouvait s’attendre ici à ce que le temps fortement contraint suscite moins de verbalisations que le temps faiblement contraint mais, en proportions, davantage d’évocations à caractère stratégique visant à réduire la pression temporelle.
3 – Méthode
Participants
22 Nous avons étudié cinq joueurs milieux de terrain de l’équipe professionnelle de l’Association Sportive de Monaco durant la saison 1993/94. Nous avons exclu de l’échantillon les milieux de terrain défensifs, pensant qu’ils développaient dans la phase étudiée une expertise particulière. Nous avons fait le choix de constituer un effectif réellement de haut niveau : tous les joueurs observés ont continué depuis une brillante carrière, les cinq ont été sélectionnés dans les équipes nationales A de leur pays, trois sont partis joués dans de grands clubs étrangers et l’un d’entre eux vient de remporter la coupe du monde 1998.
Procédure de recueil des verbalisations
23 Nous nous proposons, par l’étude de verbalisations provoquées consécutives à l’action, de décrire le contenu déclaratif de l’action du joueur. Nous avons utilisé la technique d’entretien face à la vidéo (Amalberti et Deblon, 1992 ; Cuny, 1979 ; Leplat & Hoc, 1981). Elle consiste à inviter le sujet à commenter des enregistrements vidéo de séquences de son jeu. S’agissant du type de consignes, nous avons veillé à maintenir nos exigences dans le cadre des commentaires « habituels » que les joueurs sont amenés à produire lorsqu’ils visionnent des enregistrements de matchs afin d’améliorer leurs performances.
24 Chaque sujet a passé deux entretiens dans les mêmes conditions, espacés de 2 à 3 semaines, et portant sur deux rencontres différentes. L’entretien consistait à montrer au sujet des attaques placées filmées auxquelles il avait participé, en lui demandant un commentaire de ses actions guidé par deux questions standardisées. La séance durait environ 1h30 et comportait entre six et huit attaques à commenter. Elle avait toujours lieu le mercredi après-midi de la semaine suivant la rencontre, laquelle s’était déroulée le vendredi ou le samedi précédent. Dans l’emploi du temps hebdomadaire des joueurs le mercredi était une journée essentiellement consacrée aux massages, l’entraînement était donc allégé et les sujets, physiquement moins fatigués, étaient psychologiquement plus disponibles. Les attaques présentées aux sujets ont été tirées au sort. Le visionnage se faisait sur écran géant à l’aide d’un magnétoscope équipé d’un ralenti. Les plans étant larges, ce type d’écran permettait de restituer un maximum de l’information disponible sur l’image. L’entretien était filmé. Le plan utilisé englobait le sujet et l’écran géant, ce qui permettait lors du dépouillement d’associer très précisément les commentaires des sujets et les événements sur lesquels ils portaient.
25 Le protocole était le suivant. On montrait la séquence au joueur une première fois afin qu’il se la remémora. Les séquences démarraient à la récupération du ballon et se terminaient a sa perte. Si le sujet le souhaitait, on lui montrait une deuxième fois la séquence. Enfin, afin que le joueur put aisément la commenter, la séquence était passée au ralenti.
26 L’entretien était orienté par une question et une consigne. La question, posée avant le début du visionnage, incitait le sujet à rappeler les consignes d’avant match, et/ou de mi-temps, données par l’entraîneur, et/ou celles qu’il se serait lui même administrées. Elle visait à faire émerger d’éventuels éléments de planification à caractère stratégique – préalables à l’action – portant sur la phase étudiée. Puis, la consigne invitait le joueur à commenter son action dans la séquence passée au ralenti. En cas de silence prolongé, un seul type de relance était autorisé : « et là que faites-vous ? ».
27 Les verbalisations ont fait l’objet d’une analyse catégorielle thématique du contenu (Bardin, 1977). Parmi les éléments du discours retranscrit on a cherché les thèmes récurrents et la nature de leur logique. Une fois avalisés par trois experts différents, ces thèmes sont devenus des classes parmi lesquelles les verbalisations ont été distribuées.
4 – Résultats et discussion
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Chaque verbalisation associant une action et sa justification, une première classification a permis de distinguer 13 thèmes correspondant aux justifications des actions. Deuxièmement, une analyse centrée sur le mode d’énonciation des thèmes nous a permis de les regrouper en trois classes :
- ceux associant l’action à son but,
- ceux associant l’action à une condition environnementale,
- et ceux associant l’action à une condition « non-instantanée », c’est à dire indépendante de l’instant de la situation.
Temps faiblement contraint : précède la passe profonde.
Temps fortement contraint : commence avec la passe profonde.
Amplitude et nature de la couverture déclarative
29 On observe un faible volume de verbalisations : 231 items pour environ 70 attaques commentées correspondent à un peu plus de trois verbalisations par attaque et par joueur. Bien que les manipulations du magnétoscope et le visionnage des séquences aient pris du temps, les joueurs, pourtant intéressés par la recherche, ont dans l’ensemble peu commenté les images.
30 Les verbalisations portent sur les déterminants de l’orientation de l’action et laissent transparaître, conformément aux observations de Rasmussen (1986), les aspects des règles qui régissent les conduites décisionnelles. On retrouve dans ces aspects verbalisés le caractère schématique de l’expression experte (Richard, 1995) ; ils n’associent le plus souvent que deux éléments : le nom de l’action et ce qu’on peut considérer comme la raison essentielle de son choix (le but poursuivi ou une condition de l’environnement).
31 L’analyse des modes d’énonciation informe sur les principaux éléments qui organisent l’orientation de l’action et l’existence de différences dans l’activité de planification. Celle, plus détaillée, des thèmes fournit des indices concernant leur nature plus ou moins stratégique. On peut voir dans le Tableau 1 que l’ensemble des thèmes se répartit entre quatre modes d’énonciation.
32 a) Les thèmes « action pour avoir la balle » et « action pour libérer un espace » associent les actions à leur but. Centré sur le but de l’action, on peut considérer que ce mode d’énonciation sous-tend, de la part du sujet, une prise d’initiative dans l’orientation du jeu ; le joueur cherche délibérément à infléchir l’évolution du jeu. Selon George (1988) on serait en présence de règles déclenchées en fonction des propriétés du résultat anticipé. Ainsi, lorsqu’un sujet déclare agir pour libérer un espace au bénéfice d’un partenaire, c’est bien ce résultat escompté et évoqué qui déclenche son action et en assure le contrôle. On ne peut que s’étonner de constater que cette conduite, la plus projective, ne représente que 17 % des verbalisations. Cet attentisme peut être interprété de deux façons. On peut d’abord considérer que les ressources dont disposent les joueurs pour se projeter dans le futur immédiat du jeu sont le plus souvent insuffisantes face à l’incertitude élevée et à la forte pression temporelle des situations. Dans cette hypothèse, l’essentiel du faisceau de conscience du joueur serait mobilisée pour identifier des situations de jeu plutôt que pour projeter l’action. A l’inverse, on peut penser que les sujets disposent des ressources nécessaires mais qu’ils tendent, par stratégie, à privilégier des conduites plus attentistes, sachant par exemple qu’elles ne risquent pas d’échapper à la perception du porteur de balle et donc qu’elles rendent plus efficace la communication entre les joueurs. Par ailleurs, il faut relever un caractère qui distingue les deux thèmes : « l’action pour libérer un espace » est un acte stratégique typique, il est en effet convenu, particulièrement face à des marquages individuels serrés, que les joueurs doivent entraîner vers de « fausses pistes » leur défenseur direct afin de libérer des espaces de démarquage pour leurs partenaires. L’évocation de tels principes illustre bien la notion de planification préalable. Par contre, la verbalisation « action pour avoir la balle » est plus ambiguë, elle recouvre un acte plus spontané dont l’éventuelle dimension stratégique est plus difficilement décelable.
33 b) Les thèmes « actions à cause de l’adversaire » (exemple “j’essaie de me démarquer parce que je subis un marquage individuel”), « les possibilités du porteur de balle entraînent l’action » (exemple “là je m’arrête parce qu’il a mis le pied sur la balle”) et « le déplacement d’un partenaire entraîne l’action » (exemple “là, comme j’ai vu J. sortir, je suis entré…”) associent l’action à une cause ou condition de déclenchement. A la différence du mode d’énonciation précédent le joueur est d’abord sensible à une condition contextuelle, il apparaît moins à l’initiative, plus contraint par son environnement, plus dépendant d’un projet qui n’est pas le sien. La structure de contrôle semble alors principalement ancrée dans l’environnement.
34 c) Le thème « actions en prévision » regroupe les réponses mentionnant des positions d’attente justifiées par des situations dont l’issue est fortement incertaine, les joueurs formulent alors des propositions du type « au cas où », comme si, placés dans l’impossibilité de prédire clairement la suite du jeu ils pariaient sur une des suites possibles (par exemple, « on ne sait jamais, si le ballon revient il peut me la mettre… »). Ces conduites rappellent les stratégies des défenseurs en sport de raquette étudiées par Alain (1991) : ces joueurs, quand ils sont confrontés, en défense, à des situations très défavorables et incertaines, parient sur une des issues possibles et se préparent pour y faire face. Cette classe, qui rassemblent 18 % des verbalisations, souligne à quel point nos sujets, bien qu’attaquants, sont parfois confrontés à une importante incertitude.
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d) Le thème des actions associées à une cause non-instantanée – 27,71 % des verbalisations – regroupe les actions :
- que le sujet dit déclencher en raison de ses connaissances des habitudes ou préférences du joueur qui réalise la passe profonde, exemple : « je sais que M. aime bien jouer long », ou de celui qui la reçoit « J. joue souvent en déviation »,
- celles qui répondent à des « schémas de jeu » ayant amené le sujet à ne pas participer à l’action collective (exemple : « quand V. et P. vont devant je reste derrière… »),
- et d’autres qui font référence à des périodes particulières de la partie (exemple « à ce moment on avait du mal à se trouver… »).
36 Ces diverses observations éclairent quelques éléments de la part contrôlée de l’activité d’orientation des joueurs. D’abord, considérant le nombre réduit des verbalisations recueillies, elle semble de faible amplitude. Les verbalisations expriment surtout une importante surveillance des éléments de l’environnement, les sujets expriment peu les buts qu’ils poursuivent. L’impression est alors qu’ils sont plus soucieux de répondre correctement aux exigences du jeu plutôt que de tenter d’en infléchir le cours. Selon la distinction proposée par George (1988), l’action semble davantage régulée par les modalités de l’environnement externe que par les propriétés des but poursuivis. Ensuite, concernant ce qui guide l’orientation de leur action, les joueurs font part d’une importante spontanéité parfois influencée par une sorte de cadre stratégique de fond, personnel ou collectif. En effet, la plupart des règles évoquées ne révèlent qu’une nécessaire attention, plutôt spontanée, aux éléments clés du jeu, et il est difficile de savoir si cette surveillance sert aussi à vérifier la possibilité de mettre en œuvre des solutions stratégiques. Seules deux catégories de verbalisations indiquent clairement que l’orientation du sujet s’affranchit parfois du déterminisme environnemental de l’instant présent pour se référer à des éléments de planification préalable. Celle relative aux connaissances des préférences des partenaires, qui peut être considérée comme un élément stratégique individuel, et celle relative aux règles stratégiques que l’équipe utilise pour créer des espaces.
Influence du degré de pression temporelle
37 Le temps faiblement contraint rassemble 59 % des verbalisations, contre seulement 22 % au temps fortement contraint. On peut y voir une confirmation d’un effet de la pression temporelle : plus elle augmente plus l’orientation de l’action semble s’appuyer sur des traitements automatiques. Mais cet écart révèle aussi une importante différence relative au degré de conceptualisation de chacun des temps. Les verbalisations associées aux deux moments de l’attaque qui expriment clairement des principes stratégiques, « action pour libérer un espace » et « déplacement d’un partenaire entraîne l’action », ne se retrouvent que lors du temps faiblement contraint. Tout se passe comme si ce début de phase rassemblait tous les efforts de conceptualisation stratégique, la suite, bien que soumise à une pression temporelle fortement accrue, étant laissée, comme disent parfois les joueurs, à « l’improvisation », laquelle ne laisserait que peu de traces déclaratives. Le joueur, à l’inverse du pilote observé par Amalberti et Deblon (1992) et du sujet expérimental observé par Hoc et Moulin (1994), ne tendrait pas à augmenter sa planification stratégique pour répondre à l’augmentation de la pression temporelle.
38 Nous suggérons deux axes d’explication à cela. Tout d’abord, bien que les deux temps présentent une forte dimension problématique, le premier revêt une priorité chronologique : l’équipe doit d’abord débloquer la situation. Deuxièmement, l’aspect paradoxal de ces observations diminue si on l’appréhende dans la perspective de l’évolution du jeu. En effet, dans le football de haut niveau, le caractère fortement problématique de l’attaque placée est d’apparition relativement récente, et pour l’heure, la plupart des équipes semble n’en avoir organisé et conceptualisé que le premier temps. Seules quelques équipes de pointe ont entamé une planification des solutions intégrant le deuxième temps. Dans le processus d’évolution du jeu de haute compétition, où font école les modèles les plus performants, ces solutions sont sans doute appelées à se répandre, elles modifieront alors probablement l’organisation de la planification stratégique durant cette phase.
39 Concernant le temps fortement contraint, le défaut de planification stratégique est encore renforcé par le constat de l’absence totale d’énonciation de type « action-but » et surtout la proportion élevée – plus de 30 % – des verbalisations de type « action en prévision ». A cet instant, le sujet ne manifeste jamais de conduite projective et subit fortement l’incertitude.
40 Dans ce contexte, les verbalisations relatives aux « préférences des partenaires », bien plus fréquentes que dans le temps faiblement contraint, apparaissent comme les seuls éléments témoignant d’un ancrage individuel à des éléments d’une planification initiale : le joueur tente de réduire la pression temporelle et l’incertitude en réduisant l’éventail des actions possibles à l’aide de ses souvenirs des régularités des comportements de ses partenaires.
Conclusion
41 L’orientation de l’action des joueurs de football requiert pour partie un traitement contrôlé fondé sur des règles de natures différentes. La plupart de ces règles oriente l’action en réponse à des conditions environnementales et rend compte d’une surveillance attentive des éléments clés de la situation. L’orientation du sujet semble alors fortement ancrée dans l’instant présent. Cette impression est renforcée par l’absence de référence à un plan initial de jeu ou à de quelconques combinaisons. Néanmoins les joueurs évoquent certains items indiquant que l’orientation intègrent aussi des éléments de stratégies collectives.
42 Contrairement à nos attentes l’accroissement de la pression temporelle n’entraîne pas d’augmentation des verbalisations exprimant cette planification initiale. C’est l’inverse qui se produit : les évocations d’éléments stratégiques sont toutes associées aux instants de moindre pression temporelle. Nous interprétons ce résultat comme lié à une étape de l’évolution technique du jeu : il semble que pour l’heure la conceptualisation du jeu porte plutôt sur les situations présentant la pression temporelle la plus faible. Néanmoins, lorsque celle-ci s’élève, les joueurs évoquent davantage leur incertitude et surtout semblent se doter individuellement d’éléments susceptibles de faciliter leur orientation en mémorisant les préférences de leurs partenaires.
43 Sur un plan théorique, si on rapproche ces résultats des modèles de conduites d‘experts présentés au chapitre 2, l’orientation des joueurs de football milieux de terrain non porteur en situation d’attaque placée présentent les caractéristiques suivantes : a) elle est basée sur des règles, b) elle est de nature essentiellement tactique : même sous pression temporelle élevée les joueurs décident peu à l’avance, c) elle privilégie la réaction : un système de contrôle des règles basé sur les conditions environnementales, d) elle sollicite peu le traitement contrôlé.
44 Néanmoins ce dernier point doit être discuté en relation avec une limite de la méthode utilisée. En effet, le recueil des seules verbalisations ne garantit pas la possibilité d’une estimation exhaustive de la partie explicitable de l’orientation. Bien souvent, lors des entretiens, les joueurs accompagnaient leurs paroles de gestes évoquant le recours à des représentations imagées. Ceci laisse à penser que le traitement contrôlé de l’orientation ne se réduit pas à sa partie verbalisable. Ce dernier devrait pouvoir être mieux cerné par une étude associant un recueil des verbalisations à un recueil des comportements d’expression non verbale.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : ôlé., verbalisations, football, expertise, orientation
Mise en ligne 01/10/2005
https://doi.org/10.3917/sta.055.0049