Notes
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[1]
Je remercie les rapporteurs de ce travail pour les précieuses corrections et suggestions qu’ils y ont apportées.
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[2]
Horn 2001, 8.
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[3]
Béziau 2003, 223 (nous traduisons) ; cité également dans Horn 2001, 11.
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[4]
Béziau 2003, 224 (nous traduisons). Voir Aristote, De l’interprétation, 17b23-25.
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[5]
Sion 1996, 1 (nous traduisons).
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[6]
Blanché 1966, 41 (nous soulignons).
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[7]
Horn 2001, 26 (nous traduisons).
Introduction
1 L’objectif du texte qui suit est double : non seulement proposer une analyse logique du concept d’opposition, susceptible d’apporter de la précision à cette notion tout aussi vague que courante ; mais aussi, proposer une explication des différentes façons dont la négation se manifeste dans les langues naturelles, en particulier dans notre modèle local de la langue française. Tandis que la communauté des linguistes propose couramment une distinction entre une négation logique et une négation linguistique, l’article qui suit a la prétention d’une explication unifiée de la négation, c’est-à-dire un cadre théorique commun dans lequel ces deux aspects de l’opérateur de négation apparaissent comme des cas particuliers aux significations distinctes. Il n’y aurait donc pas une négation logique, d’un côté, et une négation linguistique ou « métalinguistique », de l’autre. Une approche structurelle des expressions négatives devrait apporter un éclairage sur ce point, par le biais d’une analyse algébrique de la signification en termes de questions-réponses. Mais revenons pour commencer sur l’origine philosophique du concept d’opposition, avant d’en exposer les propriétés logiques par la suite et les expressions linguistiques pour conclure.
1. Opposition et incompatibilité
2 Bien que la théorie des oppositions logiques soit couramment associée au « carré aristotélicien », ce dernier n’a jamais été revendiqué ni mentionné par Aristote. Et pour cause : on doit la première représentation géométrique de ce genre à l’auteur latin Boèce (VIe siècle après J.-C.), lequel inclut deux sortes de prétendues oppositions qui ne correspondent pas à la notion dérivée du grec ancien antithesis. Revenons d’abord sur les détails de ce carré, avant d’en justifier la configuration.
3 Le carré des oppositions se compose de quatre types de relation : la contrariété, la contradiction, la subcontrariété et la subalternation. Chacune de ces relations se caractérise par la valeur de vérité que les deux propositions reliées peuvent avoir conjointement. Deux propositions sont :
- contraires (enantios), si elles ne peuvent pas être vraies ensemble mais peuvent être fausses ensemble ; exemple : « cette fille est belle » et « cette fille est laide » ;
- contradictoires (antiphatikos), si elles ne peuvent pas être vraies ensemble et ne peuvent pas être fausses ensemble ; exemple : « cette fille est belle » et « cette fille n’est pas belle » ;
- subcontraires (upenanenai), si elles peuvent être vraies ensemble et ne peuvent pas être fausses ensemble ; exemple : « cette fille est n’est pas laide » et « cette fille n’est pas belle » ;
- subalternes, si elles peuvent être vraies ensemble et peuvent être fausses ensemble ; exemple : « cette fille est belle » et « cette fille n’est pas laide ».
5 D’après Horn (2001) [2], Aristote ne pouvait pas admettre les deux derniers types d’opposition parce qu’ils ne respectent pas la Loi de Contradiction : une proposition et sa contradictoire ne peuvent pas être vraies ensemble, ce qui implique que seules les relations de contrariété et de contradiction pourraient prétendre au titre d’oppositions véritables. Béziau a relevé ce point dans un passage des Premiers analytiques d’Aristote (63b21-30) :
En un sens purement verbal, les prémisses sont opposées de quatre façons : il y a l’opposition de l’universelle affirmative à l’universelle négative, de l’universelle affirmative à la particulière négative, de la particulière affirmative à l’universelle négative, de la particulière affirmative à la particulière négative ; mais, en réalité, il n’y a que trois oppositions, car la particulière affirmative n’est opposée à la particulière négative que d’une façon purement verbale. De ces propositions opposées, j’appelle contraires celles qui sont universelles, c’est-à-dire l’opposition de l’universelle affirmative à l’universelle négative : par exemple toute science est bonne s’oppose à nulle science est bonne ; les autres sont contradictoires [3].
7 Les quatre cas de figure évoqués ci-dessus renvoient à trois des quatre types d’opposition du carré logique, l’un étant réduit par Aristote au rang d’opposition simplement verbale : la subcontrariété.
8 Quant à la subalternation, pour laquelle les deux flèches de la figure ci-dessus indiquent le sens de la relation logique entre le superalterne (ou subalternant) et le subalterne (ou subalterné), elle n’est pas même mentionnée par le philosophe. Et pour cause, à nouveau : autant l’opposition signifie pour Aristote une relation d’incompatibilité entre deux propositions, autant la subalternation renvoie pour lui à une relation de conséquence logique où une proposition résulte nécessairement de la première.
9 Pour quelle raison pourrait-on inclure une telle relation parmi les types d’opposition logique ? C’est dans la mesure où sa signification repose sur l’utilisation de termes d’opposition, comme nous le montrerons dans la section 4 de l’article.
10 Il est à noter que la théorie proposée par Aristote ne fait pas totalement abstraction du langage naturel et s’appuie sur certaines expressions courantes. Dans la citation précédente, les oppositions sont exprimées par des relations entre des propositions universelles ou particulières, affirmatives ou négatives. Le premier couple de concepts concerne les quantificateurs logiques et désigne l’étendue de l’extension sous laquelle une propriété appartient à un sujet. Si l’on désigne par « S est P » une proposition quelconque où S est le sujet et P le prédicat, les universelles affirmatives et négatives renvoient à l’ensemble des propositions où tous les S sont P et aucun S n’est P, respectivement ; quant aux particulières affirmatives et négatives, elles renvoient aux propositions où quelques S sont P et quelques S ne sont pas P. Les expressions de quantité ne sont pas invariables : « aucun dieu n’est mortel » peut être exprimé également en disant que « tous les dieux sont immortels », où la négativité n’est plus prise en charge par le quantificateur « aucun » mais par la forme affixe du prédicat « immortel ». Les ambiguïtés ne manquent pas à ce sujet pour l’expression des contraires et contradictoires : dans la langue française, « tous les Français ne sont pas chauves » ne signifie pas qu’aucun Français n’est chauve mais que quelques-uns au moins ne le sont pas, et cela montre l’intérêt des affixes négatifs pour distinguer les contradictoires des contraires. La langue anglaise est moins trompeuse à cet égard, puisque la contradictoire de « Every French is bald » donne « Not every French is bald » et associe l’expression de la négation au quantificateur. On a là le problème bien connu des linguistes : la quantification flottante, exposée notamment dans Larrivée (2001) et qui montre que certaines langues naturelles exhibent des structures grammaticales plus ou moins fidèles à la structure logique proposée par la logique moderne depuis le paradigme fonction-argument de Gottlob Frege.
11 L’avantage d’une logique formelle des oppositions est que la forme logique des propositions opposées ne varie plus au gré des sémantiques naturelles et obéit à quelques règles structurelles invariables. À la suite des travaux du mathématicien Gottschalk (1953) et, plus récemment, du linguiste Smessaert (2009), on peut caractériser une opposition comme l’introduction d’un opérateur de négation à l’intérieur d’une expression de type fonctionnel f(x) (où f désigne une fonction quelconque portée sur un argument). Pour reprendre le cas de l’universelle affirmative « Tous les S sont des P », f symbolise le quantificateur « Tous » et x la proposition catégorique « S est P ». De là une liste abstraite de quatre oppositions possibles par le biais d’un jeu combinatoire : si f(x) symbolise une proposition catégorique de type « S est P » et « - » une expression négative, alors :
- f(x) et f(-x) sont contraires
Exemple : « Cette fille est belle » et « Cette fille est non-belle ». |
- f(x) et -f(x) sont contradictoires
Exemple : « Cette fille est belle » et « Cette fille n’est pas belle ». |
- -f(x) et -f(-x) sont subcontraires
Exemple : « Cette fille n’est pas non-belle » et « Cette fille n’est pas belle ». |
- f(x) et -f(-x), f(-x) et -f(x) sont des subalternes
Exemples : « Cette fille est belle » et « Cette fille n’est pas non-belle », « Cette fille est non-belle » et « Cette fille n’est pas belle ». |
16 L’ordre d’apparition de la négation influe sur la signification du tout, dans les expressions négatives ci-dessus. On peut comparer ce phénomène structurel au cas de la différence sémantique créée par la différence syntaxique entre la pré-position et la post-position de certains termes au sein d’une phrase : parler d’une « femme d’un certain âge » revêt un sens pour le moins différent de celui d’une « femme d’un âge certain », et l’on constate deux sens distincts de l’expression d’ensemble selon la place occupée par l’adjectif « certain » par rapport au substantif « âge ». Toutes proportions gardées sur l’analogie proposée ici, l’« âge certain » est à la négation « forte » ou post-posée ce que le « certain âge » est à la négation « faible » ou pré-posée.
17 À noter également que la subalternation procède comme une relation asymétrique : « tous les hommes sont chauves » est la superalterne de « quelques hommes sont chauves », tandis que « quelques hommes sont chauves » est le subalterne de « tous les hommes sont chauves ». L’ordre des termes opposés importe dans ce dernier cas, tandis qu’il ne compte pas dans les trois autres types d’opposition du carré logique.
18 Deux paramètres suffisent donc en vue d’une théorie des oppositions d’ordre logique : la syntaxe des expressions opposées, d’une part ; la sémantique formelle de ces expressions, d’autre part, où celles-ci sont présentées comme vraies ou fausses. Une des questions en suspens concerne la raison pour laquelle les relations de subcontrariété et de subalternation peuvent être admises parmi les relations d’opposition ; une autre concerne la nature variable des formes négatives utilisées pour exprimer une relation d’opposition.
2. Combien d’oppositions ?
19 Le logicien Jean-Yves Béziau explique dans Béziau (2003) qu’Aristote fait référence indirectement aux subcontraires comme à des « contradictoires de contraires » [4] ; mais sans les nommer comme telles puisque, d’après Blanché (1970), la notion de subcontrariété aurait été introduite bien plus tard par Alexandre d’Aphrodise (vers le début du IIIe siècle après J.-C.). La préposition de indique une relation fonctionnelle entre les trois types d’opposition : de même que « le frère de mon père » fait référence à mon oncle par le biais de deux termes, une analyse logique de la subcontrariété devrait faire appel à des fonctions au sein d’un langage formel. Or aucun calcul fonctionnel de ce genre n’a été constitué jusqu’ici, puisque la théorie des oppositions a toujours été confinée au sein d’un jeu de relations sémantiques chevillées à la tradition philosophique du corpus d’Aristote.
20 Avant de revenir en détail sur le cas des « sub-oppositions » de subcontrariété et de subalternation, considérons d’abord le problème du nombre des oppositions. Combien d’oppositions logiques peut-il y avoir, et pour quelle(s) raison(s) ? L’histoire de la logique est unanime sur le sujet, puisque l’ensemble des manuels scolaires rappelle constamment l’existence de quatre types d’opposition au sein dudit « carré aristotélicien ». Nous avons beau avoir rappelé plus haut qu’Aristote traitait les oppositions logiques comme des relations d’incompatibilité conformes à la loi de contradiction, l’habitude fait force de loi et impose les quatre types d’opposition sans plus de réflexion sur cet état de fait. Une réduction des oppositions au critère d’incompatibilité devrait réduire leur nombre à deux types de relation, celles de contrariété et de contradiction.
21 Mais, à l’inverse, un auteur contemporain a proposé d’étendre le nombre des oppositions logiques à plus de quatre types. Sion propose une autre caractérisation et remplace le critère d’incompatibilité par celui de contraste :
Par l’« opposition » de deux propositions, on entend la relation logique exacte entre elles – que la vérité ou la fausseté de l’une affecte ou pas la vérité ou la fausseté de l’autre. Notez que, dans ce contexte, l’expression « opposition » est un terme technique qui ne connote pas nécessairement le conflit. Nous disons couramment de deux affirmations qu’elles sont « opposées », au sens d’incompatibles. Mais la signification est plus large, ici ; elle fait référence à une confrontation mentale, un rapport logique entre deux propositions distinctes. En ce sens, même des formes qui s’impliquent mutuellement peuvent être considérées comme « opposées » en vertu de leur contraste (contradistinction), bien qu’à un degré moindre que les contradictoires. Ainsi, les différentes relations d’opposition forment un continuum [5].
23 Cet assouplissement du critère d’opposition permet d’inclure subcontrariété et subalternation à la fois : bien que les deux propositions opposées de la sorte puissent être vraies ensemble, « toute science est bonne » est une expression différente de « au moins une science est bonne » et il en va de même avec « au moins une science n’est pas bonne ». Sion introduit par ailleurs deux nouveaux types d’opposition. Par « implication mutuelle » (impliance), il entend la relation de deux propositions qui sont vraies toutes les deux ou fausses toutes les deux ; et par « neutralité » (unconnectedness), il conçoit une sixième relation d’opposition telle que ses deux propositions n’ont aucune relation d’implication ou d’incompatibilité entre elles. La neutralité signifie ainsi qu’aucune contrainte ne s’impose sur les valeurs de vérité des propositions opposées. L’avantage de cette analyse est qu’elle montre l’insuffisance de notre définition précédente de la subalternation : il y a une relation de dépendance entre les propositions opposées par subalternation, au sens où le subalterne « au moins une science est bonne » ne peut pas être faux lorsque le superalterne « toute science est bonne » est vrai. La subalternation requiert donc une autre définition.
24 Pour ce faire, nous allons proposer une algèbre des oppositions qui tient compte des propriétés des quatre oppositions traditionnelles, rend justice à la relation de neutralité de Sion et statue sur le nombre des oppositions possibles. Ni quatre ni six, mais cinq cas d’opposition au sens large d’un rapport de différence et dont l’une est incluse dans une autre.
3. Une sémantique formelle des oppositions logiques
25 La sémantique qui suit procède par un jeu de questions-réponses et détermine la signification d’un type d’expressions donné. Dans le cas des propositions complexes de la logique classique, chaque proposition correspond à la combinaison de deux propositions élémentaires (vraies ou fausses) par le biais d’un connecteur logique. Il existe seize connecteurs de ce genre en logique classique, et la définition de ces connecteurs peut être présentée en termes de Forme Normale Disjonctive. Sans en dire davantage sur ses origines algébriques, nous proposons le cadre général de la Sémantique des Questions-Réponses (abrégée SQR par la suite) pour le cas particulier des propositions.
26 Conformément à la théorie de la signification de Frege 1971, chaque expression significative revêt à la fois un sens et une référence. Dans le cas des propositions, le sens est la manière dont une référence est exprimée au sein d’une phrase et la référence est la valeur de vérité de la proposition. Quoique utile en logique mathématique ou dans un fragment restreint des langues naturelles, cette théorie souffre de nombreuses insuffisances lorsqu’il s’agit d’analyser la signification des énoncés des langues naturelles. Pour y remédier quelque peu, SQR propose une autre sémantique formelle des langues naturelles qui modifie le sens et la référence fregéens. D’une part, le sens (la signification) d’une expression correspond à l’ensemble des questions implicites qui doivent être posées pour la comprendre. D’autre part, la référence de cette expression équivaut à l’ensemble des réponses correspondantes qui permettent d’interpréter, c’est-à-dire d’apporter un contenu clair et distinct à cette expression. Dans le cas des expressions propositionnelles, celles-ci ont un sens logique distinct du sens grammatical et renvoient à l’ensemble des phrases ou propositions grammaticales susceptibles d’être vraies ou fausses.
27 Par voie de conséquence, SQR associe aux propositions logiques un ensemble de quatre questions précises pour saisir leur sens. Soit α une proposition complexe quelconque de forme logique p○q (où ○ symbolise un connecteur logique), et v la fonction de valuation qui associe à chaque proposition une valeur de vérité V (vrai) ou F (faux) ; les quatre questions implicites sont les suivantes :
- q1(α) : v(p) = v(q) = V ?
« La proposition p○q peut-elle être vraie, lorsque p et q sont toutes les deux vraies ? » - q2(α) : v(p) = V, v(q) = F ?
« La proposition p○q peut-elle être vraie, lorsque p est vraie et q est fausse ? » - q3(α) : v(p) = F, v(q) = V ?
« La proposition p○q peut-elle être vraie, lorsque p est fausse et q est vraie ? » - q4(α) : v(p) = v(q) = F ?
« La proposition p○q peut-elle être vraie, lorsque p et q sont toutes les deux fausses ? »
29 Deux types de réponse peuvent être apportées à chacune de ces questions : l’une affirmative (oui), telle que ri(α) = 1 ; l’autre négative (non), telle que ri(α) = 0. Plus généralement, toute expression significative φ requiert un nombre n de questions ordonnées implicites et un ensemble ordonné de n réponses correspondantes. La forme logique d’une expression quelconque est donc φ = 〈Q(φ), R(φ)〉, où Q(φ) = 〈q1(φ),…,qn(φ)〉 et R(φ) = 〈r1(φ),…,rn(φ)〉. Ces expressions correspondent à des n-uplets de questions et de réponses, c’est-à-dire des ensembles ordonnés composés de n éléments et qui restituent le jeu de questions-réponses dans un système algébrique. Il résulte de cette combinaison de réponses un ensemble de seize réponses ordonnées distinctes, chacune servant à caractériser un connecteur logique particulier de la logique classique : R(φ) = 〈1,0,0,0〉 lorsque φ symbolise la proposition conjonctive p∧q, par exemple, puisque seule la première question posée à son sujet reçoit une réponse affirmative (les deux propositions atomiques sont vraies dans son cas, et aucune autre combinaison de valeurs de vérité n’est admissible). Quant au subalterne de la conjonction, c’est-à-dire la disjonction, sa référence ou valeur logique correspond à un ensemble de trois réponses affirmatives et d’une réponse négative telle que R(φ) = R(p∨q) = 〈1,1,1,0〉. Un exemple de carré logique des propositions complexes a été donné tour à tour par Bocheński, Piaget et Blanché et produit le résultat suivant, complété par un carré des valeurs logiques correspondantes :
30 p : « Il fait beau »
q : « Il neige »
p∧q : « Il fait beau et il neige »
p∨q : « Il fait beau ou il neige »
~(p∨q) : « Ce n’est pas le cas qu’il fait beau ou qu’il neige », c.-à-d. « Il ne fait pas beau et il ne neige pas »
~(p∧q) : « Ce n’est pas le cas qu’il fait beau et qu’il neige », c.-à-d. « Il ne fait pas beau ou il ne neige pas »
32 La même procédure peut être appliquée mutatis mutandis aux propositions quantifiées, celles qu’Aristote avait mentionnées pour illustrer sa théorie des oppositions. Contrairement aux propositions complexes, l’ensemble des questions implicites qui caractérisent une proposition quantifiée ne détermine pas un connecteur logique mais le type de quantification en jeu. Pour reprendre l’exemple antérieur de « toute science est bonne », cette proposition dit que le prédicat P est vrai de tous les sujets S dont il est prédiqué. Par extension, les quatre questions suivantes déterminent le sens d’une proposition quantifiée de ce type :
- q1(α) = « P est-il faux de tous les S ? »
- q2(α) = « P est-il faux de quelques S (mais pas tous) ? »
- q3(α) = « P est-il vrai de quelques S (mais pas tous) ? »
- q4(α) = « P est-il vrai de tous les S ? »
34 Tout en gardant à l’esprit que l’encodage des réponses à ces questions ne renvoie pas aux mêmes questions de départ que celles des propositions complexes p○q, il en résulte à nouveau un carré des oppositions quantifiées et un ensemble de valeurs logiques associées :
35 SaP : « Tout S est P »
SeP : « Aucun S n’est P »
SiP : « Au moins un S est P »
SoP : « Au moins un S n’est pas P »
37 La signification inclusive de « au moins un » rend compte ici de la valeur logique des propositions particulières. La particulière affirmative SiP énonce par exemple que quelque S est P, et son éventualité est compatible avec trois situations mentionnées dans les quatre questions ci-dessus : P peut être faux de quelques S (mais pas tous), être vrai de quelques S (mais pas tous) ou être vrai de tous les S, mais il ne peut pas être faux de tous les S. Il en ressort trois réponses affirmatives pour les trois dernières questions et une réponse négative pour la première, de sorte que la valeur logique de la particulière affirmative est R(SiP) = 0111.
38 On pourrait objecter à cette interprétation qu’elle ne tient pas compte de la signification usuelle de la particularité : Horn (2001) rappelle à cet effet la maxime de qualité de Grice, en vertu de laquelle une proposition exprime un acte de discours et a pour tâche de transmettre un maximum d’information à un interlocuteur. Cela veut dire que la proposition « Au moins une science est bonne » sous-entend que certaines sciences sont mauvaises, et le locuteur doit déclarer dans le cas contraire que toute science est bonne afin d’éviter une ambiguïté dans le sens de son propos. Bien que ce type d’implication pragmatique ou « implicature » concerne davantage le domaine des actes de discours que des propositions logiques, plusieurs philosophes ou linguistes (Jespersen, Blanché, Vasil’ev) ont revendiqué cet usage exclusif de la particularité et incompatible avec l’universalité. Plutôt que de trancher entre un usage inclusif ou exclusif, une logique des oppositions est capable de prendre en compte les deux interprétations en faisant du carré un nouveau polygone d’oppositions : un hexagone logique, créé d’abord par Sesmat (1951) et Blanché (1953) puis développé pour un ensemble d’expressions favorables à une tripartition du champ lexical. Dans le cas de la particularité, le sens exclusif aboutit à une autre valeur logique telle que R(SyP) = 0110 : P est alors vrai et faux pour quelques S (mais pas tous), mais cette éventualité est désormais incompatible avec le cas de figure où P est vrai de tous les S.
39 SaP : « Tout S est P »
SuP : « Tous les S sont P ou aucun S n’est P »
SeP : « Aucun S n’est P »
SiP : « Quelque S est P »
SyP : « Quelque S est P et quelque S n’est pas P »
SoP : « Quelque S n’est pas P »
41 D’autres types d’expression pourraient être encodés dans SQR, au-delà des propositions quantifiées et complexes : Smessaert (2009) a proposé notamment une algèbre des propositions modales, où les quantificateurs universels et existentiels sont remplacés par les deux modalités de la nécessité et de la possibilité. Sans entrer dans les détails de cette manœuvre, l’idée générale de ce jeu de questions-réponses est de déterminer le sens des différents groupes d’expressions en termes de quantifications scalaires : une proposition complexe contient plus ou moins de propositions atomiques vraies ; une proposition quantifiée contient plus ou moins de sujets S vérifiant le prédicat P, etc. La même procédure pourrait être appliquée dans le cadre d’une logique des termes, où la négation ne porte pas sur des quantificateurs mais sur le prédicat et se décline sous la forme d’expressions négatives telles que les affixes antonymes.
42 Pour revenir à l’objet central de cet article, la leçon à tirer de SQR est que les groupes d’oppositions procèdent par le biais d’un ensemble de réponses affirmatives et négatives. Une meilleure explication des types d’opposition possibles exige donc une analyse plus étroite des différentes formes de négation à l’œuvre, où la négation classique n’est qu’un cas particulier de négativité parmi d’autres possibles. Étudions celles-ci en détail, désormais.
4. Opposition et négativité
43 En logique propositionnelle bivalente, la négation est une fonction unaire qui s’applique à une proposition et transforme sa valeur de vérité : la négation du vrai donne le faux, et la négation du faux donne le vrai. Il en va de même dans SQR, où l’algèbre utilisée est booléenne et repose donc sur deux valeurs élémentaires. Mais la différence essentielle avec la logique classique réside dans la nature de ces valeurs : il ne s’agit pas du vrai et du faux (V et F), mais de la réponse affirmative et de la réponse négative à une question (1 et 0). Par voie de conséquence, une différence essentielle est à faire entre la négation classique, ou négation externe des linguistes (de portée large), et la dénégation (du latin denegare) manifestée lors d’une réponse négative à une question. Pour reprendre ainsi notre modèle théorique des questions-réponses, la dénégation représente une valeur constante : elle correspond en effet à la réponse « non » (de symbole 0) donnée à une question quelconque. Par contre, la négation classique n’est pas une valeur constante mais une fonction : elle ne correspond pas à une réponse, mais à un opérateur qui transforme un ensemble ordonné de réponses en un autre. Cette distinction a été consacrée notamment par les travaux de Piaget sur la théorie de la réversibilité.
44 D’après Piaget (1972), quatre types d’opération de réversibilité sont susceptibles de transformer une proposition en une autre : l’identité (I), l’inversion (N), la réciprocité (R) et la corrélation (C). L’intérêt de ces abstractions réside dans leur rapport à la théorie logique des oppositions : à la suite de premiers travaux du Polonais Bocheński sur les relations logiques entre les seize connecteurs binaires classiques, Piaget a constaté que trois des quatre opérations mentionnées ci-dessus permettent de transformer certains connecteurs en un autre et d’obtenir une relation d’opposition. Ces opérations reposent sur deux procédures de base qui sont l’inversion et la permutation, la première inversant la valeur d’une réponse dans SQR (telle que (1)ʹ = 0 et (0)ʹ = 1) et la seconde renversant l’ordre de ces réponses. On obtient ainsi les quatre opérations principales du groupe INRC, définies par application sur une expression quelconque telle que R(φ) = abcd :
- Identité : I(abcd) = abcd
- Inversion : N(abcd) = aʹbʹcʹdʹ
- Réciprocité : R(abcd) = dcba
- Corrélation : C(abcd) = dʹcʹbʹaʹ
46 Dans le cas de la proposition conjonctive, R(p∧q) = 1000.
N(1000) = 0111, R(1000) = 0001, et C(1000) = 1110.
Or, R(~(p∧q)) = 0111, R(~(p∨q)) = 0001, et R(p∨q) = 0111.
47 Par conséquent, l’application de l’inversion sur une proposition conjonctive donne son contradictoire ; celle de la réciprocité donne son contraire ; et celle de la corrélation donne son subalterne.
48 Ces quatre opérations sont des fonctions involutives : leur redoublement aboutit à la valeur de départ, de sorte que, pour toute opération X du groupe INRC, XX = I. Deux de ces opérations figurent dans la logique classique : l’identité I et l’inversion N, correspondant toutes deux aux foncteurs unaires de l’affirmation et de la négation.
49 SQR permet d’introduire plus de deux opérations unaires de ce genre au sein d’expressions quelconques, que celles-ci soient des propositions catégoriques, quantifiées, ou encore modales.
50 D’une part, INRC rend compte de la différence entre une négation externe (faible) et une négation interne (forte). Considérées d’un point de vue syntaxique, ces deux négations doivent leur qualificatif à la position qu’elles occupent au sein d’une expression structurée. Pour revenir à la structure de type f(x), présentée dans la première section de cet article, la négation externe de f(x) s’applique à l’extérieur de cette structure et correspond ainsi à une négation de portée large telle que -f(x) ; quant à la négation interne, elle s’applique à l’intérieur de la structure avec une portée étroite telle que f(-x).
51 D’autre part, le concept de négation métalinguistique est restitué par le biais de ces opérations algébriques : située hors de la proposition et exprimant le point de vue du locuteur sur sa valeur informative, cette négation correspond ici à l’acte de dénégation. Il s’agit donc d’une négation qui n’apparaît pas dans le langage-objet mais constitue le résultat d’un calcul, sous la forme d’une inversion des réponses affirmatives ou négatives dans SQR. L’attitude épistémique d’abstention de jugement vis-à-vis de la valeur de vérité d’une proposition est un acte de dénégation de ce genre, et un langage formel adapté à ce type d’attitude a été proposé par ailleurs (dans Schang 2009) pour distinguer la déclaration de fausseté (« cette proposition est fausse ») de la déclaration de non-vérité (« cette proposition n’est pas vraie » ou « je ne dis pas que cette proposition est vraie »).
52 Enfin, et surtout, chacune de ces opérations constitue un type de négativité à part entière. La plus connue de celle-ci est la négation dite classique, incarnée par l’opération N et qui procède comme un opérateur formateur de contradictoire. La particularité de cette opération est que, pour toute expression pourvue de sens, N(φ) est toujours la contradictoire de φ. Il n’en va pas de même pour les deux autres opérateurs non triviaux R et C, où le type d’opposition qui en résulte dépend de la valeur logique de l’expression φ sur laquelle ils s’appliquent.
53 Pour revenir sur la controverse liée au nombre des oppositions et à leur nature, Blanché avait justifié le rejet de la subalternation par la nature résolument affirmative de ses arguments. Blanché (1966) justifie ainsi la position d’Aristote à ce sujet :
On ne peut regarder comme vraiment opposées deux propositions qui peuvent être vraies ensemble et qu’on peut donc poser simultanément. À plus forte raison aurait-il refusé de traiter comme de vraies opposées les subalternes, puisque aucun rapport de négativité ne joue entre elles [6].
55 Il est vrai que, concernant l’exemple des propositions quantifiées d’Aristote, aucune forme de négativité n’apparaît explicitement entre l’universelle affirmative « toute science est bonne » et la particulière affirmative « au moins une science est bonne ». Mais la faute incombe davantage au choix lexical de leurs expressions qu’au jeu structurel des oppositions. Le fameux problème de l’import existentiel témoigne d’un même malentendu linguistique sur le choix des expressions quantifiantes. À la question : quel est le subalterne de l’universelle affirmative « Tous les griffons sont des animaux », la réponse est ambiguë parce que le choix habituel de la particulière affirmative aboutit à une proposition « Quelques griffons sont des animaux » qui est fausse. Or puisque les griffons sont des sujets qui n’existent pas, la proposition catégorique initiale « Les griffons sont des animaux » est fausse et conduit à un carré des oppositions qui ne respecte pas les critères de la subalternation : soit « Tous les griffons sont des animaux » est considérée comme vraie et son contraire « Aucun griffon n’est un animal » doit être fausse par définition, auquel cas la contradictoire SiP (« Au moins un griffon est un animal ») de cette dernière doit être vraie mais ne le peut pas ; soit « Tous les griffons sont des animaux » est considérée comme fausse et son contradictoire doit être vrai, ce qu’il ne sera pas davantage tant qu’aucun griffon n’existe pour satisfaire la propriété d’animalité. Une résolution illocutoire de ce problème reprend dans Schang (2009) les enseignements de Parsons (1997) et Monteil (2003), affirmant que l’origine de cette difficulté logique tient à l’expression linguistique des côtés I et O : ce que l’on présente d’ordinaire comme une particulière affirmative SiP correspond aussi et surtout à la contradictoire du contraire de l’universelle affirmative SaP. Cette sorte de double négation convient d’autant plus pour déterminer la signification de la particulière négative SoP, et Horn (2001) situe l’origine du problème dans l’expression vernaculaire des oppositions :
Pour Aristote, [Not every man is white] était conçue en effet comme le contradictoire canonique de [Every man is white] (De Int., 24b6), mais rien ne laisse entendre qu’elle ne doive pas être considérée comme l’équivalent de [Some man is not white] ; pour Apulée et Boèce, ces deux formes étaient explicitement conçues comme des variantes notationnelles. En dépit de la cohérence de son argumentation, les résultats d’Abélard étaient apparemment trop contre-intuitifs pour être pris au sérieux ; pratiquement tous les logiciens médiévaux (et modernes) sans exception rejetaient la distinction entre non omnis et quidam non [7].
57 Les expressions propositionnelles ont été maintenues dans la langue anglaise de l’ouvrage de Horn, faute de contrepartie adéquate dans notre langue française. Quoi qu’il en soit, l’intérêt de cette distinction entre deux expressions anglaise et latine valables pour SoP est de montrer l’occurrence d’une formule doublement négative pour les subalternes : « Not every science is not good » est le contradictoire du contraire de « Every science is good », la première négation correspondant à la négation externe et la seconde à la négation interne. Du point de vue syntaxique, le subalterne à l’expression structurée f(x) est -f-(x) et consiste dans l’application successive des négations externe et interne ; du point de vue sémantique, le subalterne à l’expression de valeur R(φ) consiste dans l’application successive des opérateurs d’inversion et de réciprocité, telle que NR(R(φ)) = C(R(φ)).
58 C’est en ce sens que les relations de subcontrariété et de subalternation peuvent être considérées comme des oppositions à part entière, dès lors qu’elles résultent d’un rapport de négativité entre deux expressions. Nous avons vu plus tôt qu’Aristote présentait indirectement les subcontraires comme des contradictoires de contraires, tandis que le subalterne vient d’être décrit comme le contradictoire d’un contraire. Il y a une différence entre ces deux expressions fonctionnelles, mais toutes deux comportent bien l’idée de négativité dans leur signification de base.
59 Pour expliquer leur différence, une distinction doit être faite entre une relation et une fonction. L’opposition est une relation Op entre deux expressions quelconques α et ψ, et ψ résulte de α par application d’une fonction d’opposé O sur α. De façon générale, la forme logique d’une opposition est la suivante :
- Op(α,ψ) = Op(α,O(α))
61 Les quatre oppositions traditionnelles sont des types de relation d’opposition Op. Abrégeons-les comme suit : Op = {CD,CT,SCT,SB}, tandis que les trois opérations non triviales du groupe INRC de Piaget constituent trois formateurs d’opposés dans l’ensemble O = {N,R,C}.
62 Dans le cas de la subcontrariété SCT, dire qu’elle est établie entre des contradictoires de contraires revient à dire qu’elle exprime une relation de contrariété CT(α,ψ) entre les contradictoires de α et ψ. Soit SaP la valeur de la variable α ; SeP est donc la valeur appropriée de la variable ψ. Or, puisque nous avons montré plus haut que l’inversion N de Piaget est un opérateur formateur de contradictoires, nous pouvons en conclure que les « contradictoires des contraires » sont telles que si Op(α,ψ) = CT alors Op(N(α),N(ψ)) = SCT. Donc N(SaP) = SoP et N(SeP) = SiP, ce qui vérifie effectivement la relation d’opposition quantifiée Op(SoP,SiP) = SCT.
63 Quant au subalterne, il constitue le contradictoire d’un contraire. Il s’agit dans ce cas d’une relation entre deux expressions fonctionnelles telles que ψ est le subalterne de α si et seulement si ψ est le contradictoire du contraire de α. Le contraire de α est l’expression opposée O(α) telle que Op(α,O(α)) = CT. Soit SaP la valeur de la variable α. Le seul contraire de SaP est SeP, donc O(SaP) = SeP et la réciprocité R est l’opération qui permet cette transformation dans SQR. Si le contraire de α est R(α), le contradictoire de ce contraire est donc obtenu par son inversion N formatrice de contradictoires. Ainsi le contradictoire du contraire de SaP équivaut-il à la fonction itérée N(R(SaP)) = N(SeP) = SiP, et le produit direct de ces deux fonctions donne une fonction simple C(α) formatrice de subalternes.
64 Un dernier mot sur la subalternation. Celle-ci n’est pas une relation d’opposition aussi élémentaire que les trois autres : non seulement elle correspond à une relation asymétrique, telle que l’ordre de ses termes opposés n’est pas librement réversible ; mais elle ne peut pas être saisie non plus par la définition traditionnelle des oppositions logiques en termes de compossibilité de valeurs de vérité. Dans la première section, il a été posé que deux propositions sont dans une relation de subalternation lorsqu’elles peuvent être vraies ensemble ou fausses ensemble. Mais il est clair que cette définition excède de loin le sens de son objet et ne rend pas justice à l’asymétrie de la subalternation : le subalterne ne peut pas être faux lorsque le superalterne est vrai, et cette dépendance sémantique ne peut pas être restituée en simples termes de compossibilité de valeurs de vérité. En réalité, la subalternation est un cas particulier de la quatrième forme générale d’opposition qu’est la non-contradiction. Sur la base des compossibilités, utilisées traditionnellement pour distinguer les oppositions logiques, l’algèbre de SQR permet de redéfinir celles-ci en termes de réponses affirmatives ou négatives.
65 D’une part, cette algèbre est une algèbre booléenne : elle comporte deux valeurs élémentaires 1 et 0 telles que 1 > 0, ainsi que deux opérations principales d’intersection ∩ et d’union ∪. L’union de deux valeurs est égale à la valeur la plus grande, leur intersection à la valeur la plus petite.
66 D’autre part, chacune des oppositions logiques exprime une possibilité de vérité ou de fausseté conjointe, tandis que les réponses affirmatives de SQR représentent les conditions de vérité des propositions (complexes ou quantifiées). Deux propositions quelconques α et ψ sont donc vraies ou fausses simultanément lorsque leurs valeurs logiques R(α) et R(ψ) contiennent une réponse affirmative (ri(α) = ri(ψ) = 1) ou négative (ri(α) = ri(ψ) = 0) pour la même question ; en revanche, qu’elles ne puissent pas être vraies ou fausses simultanément implique qu’elles ne contiennent aucune réponse affirmative ou négative en commun pour une même question. Si aucune réponse affirmative commune n’est possible, alors il s’ensuit pour toute réponse particulière ri que ri(α) ∩ ri(ψ) = 0, de sorte que R(α)∩R(ψ) = 0000 = ⊥ ; si à l’inverse aucune réponse négative commune n’est possible pour une même question, il s’ensuit que, pour toute réponse particulière ri, ri(α) ∪ ri(ψ) = 1, de sorte que R(α)∪R(ψ) = 1111 = ⊤. Une redéfinition algébrique des oppositions logiques est possible sur la base de ces opérations ensemblistes, ainsi qu’une distinction manifeste de genre à espèce entre les relations de non-contradiction et de subalternation.
- Contrariété : CT(α,ψ)
α et ψ sont contraires si et seulement si R(α)∩R(ψ) = ⊥ et R(α)∪R(ψ) ≠ ⊤ - Contradiction : CD(α,ψ)
α et ψ sont contradictoires si et seulement si R(α)∩R(ψ) = ⊥ et R(α)∪R(ψ) = ⊤ - Subcontrariété : SCT(α,ψ)
α et ψ sont subcontraires si et seulement si R(α)∩R(ψ) ≠ ⊥ et R(α)∪R(ψ) = ⊤ - Non-contradiction : NCD(α,ψ)
α et ψ sont non contradictoires si et seulement si R(α)∩R(ψ) ≠ ⊥ et R(α)∪R(ψ) ≠ ⊤ - Subalternation : SB(α,ψ)
ψ est le subalterne de α si et seulement si R(α)∩R(ψ) = R(α) et R(α)∪R(ψ) = R(ψ)
68 La relation de non-contradiction correspond à la « neutralité » de Sion 1996 : aucune relation de dépendance sémantique n’apparaît entre les valeurs de vérité de ses opposés, contrairement aux relations de contrariété, de contradiction et de subcontrariété. Quant à la subalternation, elle est un cas particulier de non-contradiction : ses termes opposés peuvent être vrais ou faux ensemble, mais la condition nécessaire exigée par la subalternation est que la vérité du premier terme opposé entraîne la vérité du second. Nous avons donc quatre types d’opposition logique en général et un type particulier inclus dans le dernier. Cette classification sort de l’ordinaire, mais elle va de soi dès lors que l’analyse des oppositions excède le simple cas du carré logique et prend en considération des groupes d’expressions plus complexes. Smessaert (2009) a fait état de cette différence entre non-contradiction et subalternation, et une réflexion sur les types d’opposition logique peut être trouvée dans le travail séminal de Moretti (2009).
69 Au final, les relations de subcontrariété et de subalternation ont bel et bien un rapport à la négativité, dans la mesure où elles sont formées par des opérateurs du groupe INRC de Piaget. Ces opérateurs sont des formateurs d’opposés tels que O(α) = ψ, mais leur négativité ne signifie pas que le second terme doive être nécessairement faux ou vrai lorsque le premier terme est vrai ou faux. C’est ce rapport d’incompatibilité qui est considéré d’ordinaire comme le critère de l’opposition, mais c’est par la faute de ce critère que la négativité des relations de subcontrariété et de subalternation n’a pas été aperçue par Blanché. L’erreur réside selon nous dans une confusion entre la négation classique et la dénégation : toutes deux expriment une certaine négativité, la première transformant le vrai en faux et la seconde transformant une réponse affirmative (le « oui ») en réponse négative (« non »). La première expression correspond à l’opérateur d’inversion N de Piaget, tel que toute réponse ri(φ) donnée à l’ensemble des questions implicites pour déterminer le sens d’une expression φ dans SQR est inversée par N. La seconde expression n’inverse pas chacune de ces réponses, mais elle exige qu’au moins deux réponses à une même question diffèrent l’une de l’autre. C’est le cas des relations de subcontrariété et de subalternation : dans le cadre des propositions quantifiées, SiP et SoP sont subcontraires, R(SiP) = 0111 et R(SoP) = 1110, donc r1(SiP) ≠ r1(SoP) ; SoP est la subalterne de SeP, R(SoP) = 1110 et R(SeP) = 1000, donc r2(SiP) ≠ r2(SoP).
70 Dire que tous les hommes sont mortels implique qu’ils ne sont pas tous immortels, pour le moins : voilà une façon d’illustrer la relation de subalternation par le biais d’une sorte de double négation hétérogène : la négation externe « ne … pas » s’ajoute à la négation interne exprimée par l’antonyme « immortel » du prédicat initial « mortel ». Il y a donc bien un rapport de négativité entre ces deux expressions, mais la vérité de la première proposition n’entraîne pas la fausseté de la seconde. Bien au contraire, puisque la seconde ne peut pas être fausse lorsque la première est vraie.
5. Conclusion : opposition et graduation
71 Deux critères principaux se dégagent pour caractériser la relation d’opposition : l’incompatibilité, valable uniquement pour la contrariété et la contradiction ; la différence, valable pour toutes les relations traditionnelles comprenant les « sub-oppositions ». C’est cette dernière qui a rendu compte du caractère négatif de la subcontrariété et de la subalternation, à condition d’admettre d’autres formes de négation que la seule négation contradictoire ou externe de la logique classique.
72 Ce dernier critère permet de montrer par ailleurs d’autres expressions d’opposition au sein des actes de discours : les opérateurs formateurs d’opposition O, inspirés du groupe INRC de Piaget, représentent ces actes et peuvent être traduits par des actions dialogiques telles que nier, contredire, contrarier, confirmer ou concéder. Nier la vérité d’une proposition implique sa fausseté et convient donc pour exprimer toute relation d’incompatibilité entre deux propositions. Cette incompatibilité peut être déclinée selon le degré de force du désaccord : « contredire » et « contrarier » retranscrivent assez bien les deux types d’opposition correspondants dans la langue française.
73 Quant aux actes d’opposition compatibles, « concéder » sous-entend une attitude d’accord réservé entre deux interlocuteurs et renvoie plus ou moins à la relation de subalternation : concéder que quelque science est bonne est une façon de minorer l’opinion selon laquelle toute science est bonne sans la réfuter, conformément à notre approche plus charitable de la relation d’opposition synonyme de différentiation ou graduation entre des expressions. C’est ce dernier aspect scalaire des oppositions que nous avons exprimé dans SQR, par le biais d’un jeu de questions-réponses qui a justifié l’existence de plusieurs formes d’opposition logique et de négativité correspondantes.
74 Une gageure pour le logicien, face à l’irréductible contextualité de la signification linguistique ? Non pas, tant que l’on conçoit le modèle logique comme un cadre totalisant qui contient l’intégralité des formes de signification sans en imposer aucune à la règle de l’usage.
Bibliographie
Références bibliographiques
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Notes
-
[1]
Je remercie les rapporteurs de ce travail pour les précieuses corrections et suggestions qu’ils y ont apportées.
-
[2]
Horn 2001, 8.
-
[3]
Béziau 2003, 223 (nous traduisons) ; cité également dans Horn 2001, 11.
-
[4]
Béziau 2003, 224 (nous traduisons). Voir Aristote, De l’interprétation, 17b23-25.
-
[5]
Sion 1996, 1 (nous traduisons).
-
[6]
Blanché 1966, 41 (nous soulignons).
-
[7]
Horn 2001, 26 (nous traduisons).