Notes
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Parmi les travaux récents, on pourra lire cependant A. W. Kersten « A division of labor between nouns and verbs in the representation of notion », Journal of Experimental Psychology, vol. 127 (1), 1998, p. 34-54.
1Le lexique verbal se prête difficilement à une analyse sémantique unifiée. En effet, les verbes d’une langue comme le français forment un ensemble extrêmement diversifié qui résiste à toute classification simpliste. Plusieurs dimensions sont à prendre en compte, et sur chacune, les verbes semblent se distribuer de façon relativement indépendante, sans faire apparaître de relations claires entre ces dimensions. Qui plus est, chacune de ces classifications partielles se présente plutôt comme un continuum que comme une partition aux frontières nettement définies.
2Les verbes diffèrent d’abord par leur plus ou moins grande grammaticalisation, le long d’un axe qui irait des auxiliaires et quasi-auxiliaires aux verbes « sémantiquement pleins », en passant par différents types intermédiaires : verbes modaux, verbes supports, verbes opérateurs, etc. Une deuxième dimension à prendre en compte, liée à la première mais loin d’être équivalente, concerne le type de construction syntaxique qu’ils autorisent : le nombre d’arguments qui leur est associé, mais aussi la nature de ces arguments (groupes nominaux, prépositionnels, com-plétives, etc.). La dimension aspectuelle joue aussi un rôle important : tout un pan du comportement sémantique dépend du type de procès dénoté par le verbe, et aussi de la manière dont ce type de procès est transformé par ses arguments. Enfin, on peut dégager de grandes catégories sémantiques (verbes de perception, de mouvement, d’attitude propositionnelle, de possession, de transfert de disposition, etc.), et une fois de plus, les classifications de ce type, aux contours flous et de couverture limitée, ne coïncident avec aucune des précédentes, même si elles leur sont indiscutablement liées.
3Si l’on ajoute à cela le fait que les verbes sont massivement polysémiques, et que les différentes acceptions d’un même verbe se répartissent généralement sur plusieurs classes dans chacune de ces dimensions, on conçoit toute la complexité de la sémantique du lexique verbal.
4Comme on va le voir, ce numéro aborde la plupart des questions que l’on vient d’évoquer. L’ensemble forme donc un tout, chaque contribution apportant sa pierre à l’édifice commun, en développant plus particulièrement l’un des aspects de cette vaste problématique.
5Les auteurs des communications qui suivent se répartissent en trois groupes disciplinaires, la sémantique linguistique, la psycholinguistique et la sémantique calculatoire, et les articles ont été regroupés en conséquence en fonction de leur discipline d’appartenance. Cependant, la communication de Jean-François Le Ny occupe dans cet ensemble une place tout à fait particulière, dans la mesure où l’approche choisie peut être qualifiée de transcognitive. Elle se trouve placée en conséquence en tête de ce numéro.
6Dans « La sémantique des verbes et la représentation des situations », l’auteur discute une hypothèse générale de correspondance dénotative appliquée aux significations de verbes. Il prend appui pour cela sur des analyses tirées de la logique et de la sémantique linguistique, et sur des données de psychologie cognitive concernant le développement de la cognition et la compréhension du discours. On suppose que les significations de verbes sont le résultat d’un découpage cognitif du flux de l’univers, par lequel l’information relative aux changements ou non-changements affectant les choses ou les individus est extraite, et stockée sous forme d’unités lexicales dans la mémoire à long terme. L’usage ultérieur, dans des phrases, de verbes et de leurs mots satellites produit causalement la compréhension, par la construction pierre à pierre dans l’esprit des locuteurs de représentations de situations.
1. La signification verbale en sémantique linguistique
7Laurent Gosselin situe sa communication « Le statut du temps et de l’aspect dans la structure modale de l’énoncé. Esquisse d’un modèle global » dans un cadre logique et se propose de montrer que les relations qu’entretient la modalité avec l’aspect sont aussi étroites que celles qu’elle entretient avec le temps. Ainsi, l’irrévocable et le possible, en tant que catégories modales polaires, sont liés à la borne finale de ce qu’on appelle l’intervalle de référence dans la tradition impulsée par Hans Reichenbach. Le « dispositif linguistico-cognitif de représentation » permet de se représenter un tel intervalle comme un substitut du présent au terme duquel peut s’effectuer la « coupure modale ».
8Le propos d’Amr Helmy Ibrahim dans sa communication « Une classification des verbes en six classes asymétriques hiérarchisées » est de situer sur un continuum les verbes « distributionnels » par rapport aux verbes opérateurs définis comme « tous les verbes qui acceptent une com-plétive ou une séquence qui peut être ramenée transformationnellement à une complétive », aux verbes supports (de prédication nominale) et aux verbes auxiliaires, et cela en fonction de la relation d’appropriation variable qu’ils entretiennent avec l’élément auquel ils s’appliquent. De ce point de vue les verbes distributionnels se situent entre les verbes opérateurs (relation d’appropriation faible entre l’opérateur et la complétive ou l’infinitive qu’il régit) et les verbes supports (relation d’appropriation spécifique entre le support et un constituant qui acquiert un statut prédicatif par son intermédiaire) et les deux auxiliaires être et avoir. A.H. Ibrahim dégage finalement six classes en assignant une classe parti-culière à faire employé comme « verbe substitut générique indéfini » et en prévoyant une classe finale pour les verbes entrant dans des constructions figées.
9L’article de Denis Paillard, « À propos des verbes “polysémiques” : identité sémantique et principes de variation » est un plaidoyer contre le morcellement dans l’analyse de la polysémie (en l’occurrence, verbale). Pour les quatre verbes prendre, passer, suivre et tirer il propose un « scénario verbal » abstrait conçu comme un « pôle d’invariance définissant l’identité sémantique du mot ». À cet invariant s’appliquent des principes réguliers qui définissent deux plans de variation. Le premier définit trois modes de construction du scénario verbal en fonction des degrés d’intégration des termes qu’il convoque, le second distingue trois modes de contextualisation du scénario selon qu’il y a ou non frayage de ce scénario par des éléments du cotexte immédiat. Enfin, pour D. Paillard, la syntaxe constitue un plan de variation autonome par rapport aux autres plans de variation, tout en étant étroitement articulé avec eux.
10Dans « L’expression du déplacement dans la construction transitive directe », Laure Sarda explore les relations entre les propriétés lexicales des verbes dits de déplacement et leur emploi dans la construction syntaxique transitive directe. L’auteur s’intéresse à la question de l’articulation entre transitivité syntaxique et transitivité sémantique, à partir de la problématique suivante : l’expression du mouvement par une construction directe semble paradoxale car d’un côté le mouvement est un phénomène de nature continue et, de l’autre, la construction directe exprime prototypiquement une action télique (i.e. discontinue) où le sujet (Agent) affecte l’objet (Patient). Cet article tente de résoudre cet apparent paradoxe en détaillant les mécanismes qui sous-tendent l’expression d’une relation de localisation dynamique dans cette construction directe. Une description des restrictions de sélection fondée sur une ontologie des entités spatiales permet d’établir une typologie des verbes en fonction du rapport qu’ils entretiennent avec leur objet.
11Fabienne Ville-Ometz, dans « La préposition à et les verbes de transfert de disposition », porte son attention à la variation de sens de la préposition à selon qu’elle fait partie du cadre prédicatif des verbes de changement de localisation ou de transfert de disposition, c’est-à-dire ceux qui expriment un changement dans une relation de disposition entre un objet et deux êtres humains et font intervenir la structure ternaire canonique x V y à z (par exemple, Paul a donné, offert, pris… le livre à Marie) et conclut que cette variation n’est qu’une adaptation aux caractéristiques actancielles de chacun des deux types de cadre prédicatif.
12Dans « Désémantisation verbale et grammaticalisation, (se) voir employé comme outil de redistribution des actants », Jacques François étudie les contextes dans lesquels le verbe voir en emploi réfléchi peut perdre la plus grande partie de sa valeur de verbe de perception et se transforme en un quasi-auxiliaire (à moitié grammaticalisé) de la voix passive du destinataire. Dans ces contextes se voir ne commute plus avec s’entendre ou se sentir mais avec les constructions causatives réfléchies se faire ou se laisser. On peut donner de ce processus une explication cognitive ou fonctionnelle, sans que celles-ci s’excluent mutuellement.
2. La signification verbale en psycholinguistique expérimentale
13Les trois articles issus de la psycholinguistique expérimentale adoptent une perspective développementale. C’est en effet par rapport à la manière dont évolue l’appréhension des significations verbales que les interrogations théoriques trouvent le plus fréquemment des points d’ancrage. En psycholinguistique expérimentale générale, peu de choses se trouvent disponibles en sémantique du verbe, et cette situation devient particulièrement flagrante si on la compare aux données dont on dispose en sémantique des noms, par exemple [1].
14Dans « Approche développementale de la gestion des relations sémantiques entre locutions temporelles, types de procès et temps grammaticaux du passé. Une étude en production et en compréhension », Isabelle Bonnotte et Michel Fayol se donnent pour but d’étudier, en production et en compréhension, la gestion de relations sémantiques entre des locutions temporelles introduites par des déterminants (défini, par exemple le matin, indéfini, par exemple un matin, démonstratif, par exemple ce matin), deux types de procès (des procès duratifs, non résultatifs et des procès non duratifs, résultatifs) et quatre temps grammaticaux du passé (imparfait, passé composé, plus-que-parfait et passé simple). Cette recherche est conduite dans une perspective développementale : les participants sont des enfants scolarisés de la troisième [CE2] à la cinquième [CM2] année de l’école élémentaire et des adultes. Des analyses de variance ont été réalisées pour chaque niveau sur les données en production et en compréhension. Elles mettent en évidence des effets des sources de variation étudiées sur les données des adultes et sur celles des enfants scolarisés au CM2, mais pas sur celles des enfants scolarisés au CM1 et au CE2 (niveaux au sein desquels les variations interindividuelles sont importantes). Les données sur les deux tâches sont alors présentées à deux niveaux : global (données des adultes et des enfants scolarisés au CM2) et individuel (analyse des protocoles de réponses individuels de tous les participants sur les tâches de production et de compréhension). Une discussion des résultats en référence aux modèles de la mémoire sémantique permet d’envisager de nouvelles hypothèses de travail.
15Dans « Compréhension et production de verbes. Quelques données en psychologie du développement », Françoise Cordier ébauche une revue de la littérature qui cible les observations et expérimentations concernant l’acquisition des verbes, les participants de ces recherches étant des enfants dont l’âge se situe entre 1 an et la fin de la préscolarisation. Si l’acquisition du langage dans le domaine des noms renvoyant aux objets est un secteur de recherche bien documenté, il n’en est pas encore de même de celle concernant les verbes, plus récente. F. Cordier présente des éléments des principaux cadres théoriques de ce champ, des conceptions innéistes aux conceptions sociocognitives de l’acquisition. Chacune de ces approches est illustrée par des observations et expériences qui mettent en rapport le développement de l’acquisition des verbes (en production ou en compréhension) avec la nature du ou des composants sémantiques impliqués (agentivité, intentionnalité, manière, instrument, etc.). Une discussion sur les éléments susceptibles d’intervenir par rapport à un ordre dans l’acquisition dessine des hypothèses de travail.
16Enfin Monique Marquant-Thiébaut, qui cherche à repérer des schèmes cognitifs organisateurs et leur évolution, se propose, dans « Le savoir sur l’action. Un exemple : déplacer quelque chose. Perspective développementale », de mettre à l’étude une organisation sémantique des différentes façons de déplacer quelque chose ainsi que des verbes utilisés pour en parler. L’organisation retenue se présente sous la forme d’un réseau dont la complexité ne va pas nécessairement en diminuant quand on va du plus spécifique au plus général. Ce réseau sert de cadre à l’analyse cognitive des définitions produites par les participants et permet de repérer la transformation des connaissances sur l’action de « déplacer quelque chose » au cours du développement. L’auteur utilise une tâche qui ne nécessite pas de verbalisations de la part des sujets. Les données recueillies confirment l’importance du but de l’action. Chez les plus jeunes, les définitions sont orientées vers une exemplification d’un objet et l’action renvoie ainsi à une expérience singulière. La description de l’action par décomposition en sous-procédures est le fait des plus grands et des adultes.
3. La signification verbale en sémantique calculatoire
17Françoise Gayral, dans son article intitulé « Traitement automatique et polysémie des verbes », expose avec une grande lucidité les problèmes que pose la polysémie des verbes pour le traitement automatique. S’appuyant sur l’exemple du verbe couper, elle montre de manière convaincante qu’il faut rejeter deux types de représentations opposés qui se révèlent également insatisfaisants : les représentations « éclatées », qui consistent à introduire dans le lexique une liste des sens possibles du verbe, et les représentations par « noyaux de sens », qui ne retiennent de chaque verbe qu’une « forme schématique » dont on est censé tirer les sens de tous les emplois en contexte. Entre ces deux extrêmes, elle propose une voie de recherche (dont elle ne sous-estime pas les difficultés) qui consiste à distinguer à un premier niveau des « pôles » de sens des verbes et à expliciter les règles précises qui permettent de spécifier le sens précis du verbe dans chacun de ses emplois en classant les types d’arguments avec lesquels il interagit.
18Maryvonne Abraham présente dans « La représentation visualisée et la perception visuelle des schèmes verbaux et de leurs paramètres » une « machine à parler » qu’elle a réalisée dans le but de compenser des déficiences physiques causant un problème langagier chez des enfants IMC. Le problème abordé ici est celui de la description et de la représentation pictographique des verbes et de leurs actants sur l’écran, sachant que les verbes du français sont fortement polysémiques et que leur polysémie est corrélée avec leur cadre actanciel.
19Enfin, dans « Construction d’espaces sémantiques associés aux verbes de déplacement d’objets à partir des données des dictionnaires informatisés des synonymes », Jean-Luc Manguin présente une méthode informatique qui permet de représenter de façon géométrique, dans un espace sémantique multidimensionnel, les sens des verbes. Il utilise pour cela les propriétés de la structure du graphe de synonymie obtenue par la fusion de plusieurs dictionnaires de synonymes. La méthode est appliquée à un paradigme de seize verbes pouvant évoquer un déplacement d’objets. Les résultats montrent que le fonctionnement sémantique général de ces verbes ne saurait se déduire de leur sens dans le domaine restreint du déplacement d’objets, mais qu’au contraire leur sens précis dans ce domaine semble plutôt dériver d’un sens plus général qui se décrit en termes plus « subjectifs », comme par exemple d’action avantageuse ou détrimentale pour le sujet ou pour l’objet.
20Ainsi, à travers la diversité des sujets traités et des disciplines représentées, on voit se dessiner des convergences et des complémentarités qui montrent tout l’intérêt d’une approche pluridisciplinaire du thème traité, et, au-delà, de l’étude de la sémantique des langues. Nous espérons que ce numéro contribuera à renforcer ce type d’approche, qui nous semble indispensable pour progresser dans notre compréhension des difficiles problèmes qui se posent dans ce domaine.
Notes
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Parmi les travaux récents, on pourra lire cependant A. W. Kersten « A division of labor between nouns and verbs in the representation of notion », Journal of Experimental Psychology, vol. 127 (1), 1998, p. 34-54.