1Le travail présenté ici est le fruit d’une recherche menée au sein du laboratoire ELSAP et portant sur les connecteurs ou marqueurs de connexions. Le terme même de « connecteur » n’est pas reconnu par la tradition grammaticale, qui nous a habitués au maniement de catégories telles que celles des prépositions, des conjonctions, des pronoms relatifs, des adverbes, etc. Or des études menées à partir de corpus d’exemples attestés – cette méthode étant celle que nous avons toujours retenue – montrent que ces catégories sont souvent insuffisantes pour la description de certaines unités linguistiques. Il suffit de consulter les entrées de différents dictionnaires pour une seule et même forme pour s’en convaincre : la polyvalence de ces formes est telle qu’elles se trouvent le plus souvent affectées de différentes étiquettes qui ne se correspondent d’ailleurs pas d’une description à une autre. On pensera par exemple au français où ou à l’anglais as. Face à cette situation, il nous a semblé préférable de recourir à la notion de « connecteur ». On peut penser qu’il s’agit d’une solution de facilité, la catégorie étant suffisamment large pour englober toute une série d’unités hétéroclites. En fait, nous nous sommes toujours attachés à circonscrire de façon précise la notion même de connecteur. Dans un premier temps, nous nous étions concentrés sur certains types de connecteurs interpropositionnels, mots-outils mettant en relation deux propositions au terme d’une opération d’enchâssement (typiquement : les pronoms relatifs et les conjonctions de subordination). Toutefois, notre but n’étant pas prioritairement d’établir un classement formel des unités linguistiques étudiées, mais plutôt d’étudier leurs valeurs, et la construction en discours de ces valeurs, force a été d’élargir notre définition de départ et de prendre en compte également les connecteurs intrapropositionnels, mots-outils mettant en relation deux constituants d’une même proposition. Comment, par exemple, rendre compte de la polysémie de l’unité for en anglais, si l’on dissocie ses emplois interpropositionnels (conjonction) de ses emplois intrapropositionnels (préposition) ? Face à un cas de ce type, nous récusons par avance la solution homonymique, contre-intuitive et contraire aux données étymologiques. Par ailleurs, un des atouts de notre groupe est de comporter des spécialistes de langues différentes (certes, limitées aux langues indo-européennes). En allemand, une même forme peut syntaxiquement fonctionner comme connecteur de type prépositionnel (auf dem Stuhle), mais également comme préverbe (aufwachen) ou particule séparable (ich wache auf). À nouveau, si la solution homonymique est refusée, la nécessité d’englober ces différents emplois d’une même forme s’impose dans une approche de type sémasiologique. Ainsi, à partir d’unités marquant une connexion sur le plan strictement syntaxique, nous avons été amenés à élargir notre domaine et à prendre en compte ces mêmes unités dans d’autres emplois. Cela est apparu comme nécessaire dans la mesure où notre objectif est avant tout d’ordre sémantique. Dans tous les cas, nous nous efforçons d’épingler les différentes valeurs d’une forme donnée et, autant que faire se peut, les indices cotextuels attachés à chacune de ces valeurs. Le calcul de celles-ci est par ailleurs basé sur l’hypothèse que la polysémie d’une forme donnée est conditionnée et donc contrainte par l’existence d’un invariant sémantique qui lui est associé par nature, en langue.
2Cet ouvrage, que l’on peut caractériser comme étant un ouvrage de sémantique grammaticale, est le fruit d’un véritable travail collectif. Si chaque contribution est signée d’un seul auteur, elle est en fait le résultat d’une recherche menée plus particulièrement par le signataire, mais également d’au moins une séance de travail au cours de laquelle les résultats de la recherche ont été présentés et discutés par l’ensemble des participants. La première version écrite a ensuite fait l’objet d’une relecture par deux membres du groupe. Le travail présenté manifeste ainsi une certaine homogénéité, à tout le moins au niveau des objectifs et de la méthodologie, même si les différents auteurs opèrent dans des cadres théoriques qui peuvent être distincts.
3Les huit contributions sont regroupées par langues abordées ; dans cet ordre : français, anglais, allemand. Ce regroupement correspond également, sur le plan théorique, à des approches différentes. Les quatre contributions portant sur le français s’inscrivent dans la tradition analytique des grammairiens du français : partant des formes et des structures, elles posent le problème de l’interprétation sémantique. Les trois contributions portant sur l’anglais s’inscrivent explicitement dans le cadre de la théorie des opérations énonciatives initiée par Culioli. Enfin, la contribution portant sur l’allemand s’appuie sur un modèle développé par Philippe Marcq dans son étude des prépositions spatiales de l’allemand moderne et ancien.
4Dans la première contribution, Pierre Le Goffic revient sur le classement des subordonnées introduites au moyen d’un connecteur tel qu’il est présenté dans l’ouvrage classique de Damourette et Pichon, l’Essai de grammaire de la langue française. Il souligne l’intérêt et le caractère novateur du classement proposé, basé sur des critères formels, son souci d’exhaustivité, mais également ses imperfections et ses lacunes. C’est la nature du connecteur, ainsi que sa fonction et celle de la subordonnée (appelée « valence » chez Damourette et Pichon) qui constituent les soubassements du classement proposé.
5Après cet aperçu sur l’histoire de la grammaire, Catherine Bougy nous introduit à l’histoire de la langue française. Son étude porte sur l’évolution du sens et des emplois des connecteurs à valeur temporelle depuis les premiers textes littéraires jusqu’au XVIe siècle, date à laquelle le système moderne se met en place. Il s’agit d’un travail extrêmement minutieux, basé sur l’examen attentif de nombreux textes échelonnés dans le temps, et qui montre comment un équilibre entre des formes différentes progressivement s’établit, certaines formes nouvelles émergeant à un moment ou des formes anciennes sortent de l’usage, non sans laisser des traces pendant un temps plus ou moins long. L’étude montre également comment la polysémie peut se développer, par apparition de valeurs nouvelles (d’une valeur temporelle à une valeur logique ou notionnelle).
6Dans la contribution qui suit, ce sont deux connecteurs réputés avoir pour valeur première une valeur temporelle que je prends en compte. L’étude tente de montrer que les deux « locutions conjonctives » tandis que et alors que ne sont pas fondamentalement temporelles en français contemporain (en dépit de leur valeur étymologique). Elles constituent chacune un élément d’un système modal qui oppose congruence et non-congruence, deux notions antithétiques qui sont inscrites dans le sémantisme profond des deux connecteurs. Selon les contextes, ces valeurs modales seront plus ou moins activées, et une valeur temporelle pourra même parfois dominer. Au résultat, il faut récuser l’idée que les deux marqueurs sont synonymes (comme on le considère souvent), même si dans certains cas limites, ils peuvent être très proches sémantiquement l’un de l’autre.
7Le connecteur où fait partie de ceux pour lesquels les descriptions fournies par les dictionnaires et les grammaires sont les plus contradictoires. Nicole Le Querler fait un bilan de ces descriptions et souligne leurs incohérences. Elle propose ensuite son propre classement, à partir d’un corpus de plus de 700 énoncés attestés, qu’elle fonde sur des critères syntaxiques (relation du connecteur avec le reste de l’énoncé) ; à chaque catégorie ainsi recensée sont associées les différentes valeurs sémantiques répertoriées (localisation spatiale, temporelle ou notionnelle).
8Éric Gilbert propose ensuite, dans un cadre culiolien, la deuxième partie d’une étude menée sur for en anglais. Il considère que for est partout et toujours la marque d’un hiatus entre la délimitation quantitative et la délimitation qualitative d’une occurrence. Cet invariant sémantique est la source en énoncé d’effets de sens variés qui dépendent des éléments cotextuels associés au marqueur. Dans cette contribution, l’auteur montre comment l’opération signifiée par for opère dans diverses configurations, et comment la nature du GN introduit par le marqueur, la place du syntagme prépositionnel dans l’énoncé, etc., contribuent à la genèse de l’effet de sens final. La démarche adoptée se veut généralisante et vise à évacuer le recours à l’extralinguistique pour l’explication des phénomènes linguistiques.
9La démarche de Laurence Flucha est similaire. Prenant en compte un emploi particulier du connecteur as dans lequel celui-ci, improprement appelé conjonction, est enclavé dans sa proposition (schéma du type X + « as » + Sujet + Prédicat ; exemple : tired as I am), elle montre comment, à partir d’une valeur de base admise par de nombreux linguistes (as est le signe d’une opération d’identification), trois valeurs effectives peuvent apparaître en discours : concession, cause, concomitance.
10C’est un autre connecteur polyvalent (why) qu’Odile Blanvillain aborde, toujours dans le cadre de la théorie des opérations énonciatives, dans l’article suivant. Son analyse est basée sur l’idée que why représente le fondement qualitatif d’une occurrence. L’étude prend en compte différentes configurations syntaxiques dans lesquelles le marqueur apparaît et propose également une analyse contrastive avec un autre marqueur de l’anglais (why vs what for).
11Dans la dernière contribution, Maxi Krause présente le bilan d’un travail d’ampleur qu’elle a entamé sur les connecteurs, ou éléments porteurs de relation, en allemand. Les préoccupations pédagogiques de l’auteur l’ont amenée à entreprendre la description systématique de tous ces signifiants très polyvalents, tels auf, durch, über, etc., qui sont caractéristiques de la langue allemande. Elle postule pour chacun un signifié abstrait qui va se concrétiser en contexte. En cela, son approche rejoint en tout point celle des contributions précédentes. La différence tient en ce que, à la suite de Philippe Marcq, elle considère que la langue dispose d’un système de relations diverses, fondamentalement de nature spatiale, pour lesquelles elle se dote de signifiants. Cette approche, qui combine ainsi onomasiologie et sémasiologie, devrait, dans une perspective contrastive, être étendue à d’autres langues.
12L’ouvrage présente, on le voit, des regards à la fois convergents et distincts sur les connecteurs. On pourrait y voir une faiblesse. Je préfère y voir une richesse. La confrontation des langues, comme celle des cadres théoriques, constitue un stimulant pour la recherche. L’objectif des différents auteurs est fondamentalement le même ; chacun se cherche les outils les plus adéquats pour y parvenir. À ce titre, l’ouvrage est le reflet de la recherche contemporaine en linguistique. Claude Muller, dans son avant-propos à Dépendance et Intégration syntaxique (Tübingen, Niemeyer, 1996), ouvrage qui porte lui aussi sur l’analyse de connecteurs dans des langues diverses, souligne que « le programme […] ouvert est vaste » et que « sur des sujets proches » « des démarches parfois très différentes » peuvent apparaître. Nous nous inscrivons explicitement dans la même ligne et espérons avoir modestement contribué à l’exploration d’un champ de recherche qui restera encore longtemps ouvert et que nous souhaitons continuer à prospecter.