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Article de revue

Les « situations trans » font-elles bien l’objet d’une controverse, et en quel sens ?

Commentaire

Pages 65 à 70

Notes

  • [1]
    Le paradoxe, apprenons-nous, c’est que les positions défendues à l’intérieur de la SOFECT, et qui s’élaborent sous la forme plus classique d’une controverse policée, évolueraient tendanciellement, jusqu’à rejoindre au moins en partie celles défendues à la WPATH !
English version

1Si l’article d’Alain Giami et Lucie Nayak suscite d’emblée une réaction, c’est d’abord une réaction d’impatience : on aimerait en effet se plonger dans la documentation réunie par les auteurs, saisir en détail la manière dont les protagonistes de ces polémiques apparaissent les uns aux yeux des autres, et la façon dont, élément capital pour ce qui suit, leurs arguments (s’il y en a) s’articulent (ou non) à leurs positions institutionnelles. Le manque d’exemples concrets qui donneraient à voir le gain épistémique d’une approche des « situations trans » en termes de controverse, rend en effet difficile l’appréciation de ce qui est accompli par l’enquête. Mais c’est un défaut remédiable et, en attendant, peut-être peut-on se concentrer sur la méthode.

2Car le principal mérite de cette contribution est un pari épistémologique. Il consiste à traiter en termes de « sociologie des controverses », et avec un ensemble de concepts qui en découlent (« principe de symétrie », etc.) ce qui est loin d’en relever avec évidence. Car toute situation d’effervescence ne garantit pas la forme-controverse, ni aux protagonistes eux-mêmes, ni au sociologue sous contrainte de distanciation, et qui se place en position d’observation et d’objectivation. Il y a des déchaînements polémiques où la part de la rationalité est quasi nulle (ou simplement instrumentale), autrement dit des guérillas idéologiques où, ce qui est visé, c’est la destruction des institutions de l’ennemi. Il y a aussi des constructions de scandales élaborées (qui peuvent d’ailleurs se croiser : on peut trouver scandaleux que l’adversaire fasse un scandale) et qui renvoient non au règlement d’un litige intellectuel, mais aux égards transcendants dus à la justice. Il y a enfin des problèmes de société qui ne peuvent faire l’objet d’une controverse au sens technique de la sociologie des controverses, parce que ce n’est pas un groupe de pairs spécialisés qui est amené à juger, mais tout un chacun, en fonction des attentes et des idéaux de la société à laquelle il appartient. Rappelons en outre que les controverses effectives, dans leur dynamique propre, ont une tendance bien connue à déborder des cadres idéalisés que voudrait leur fixer l’analyse sociologique. L’appel aux valeurs de la société dans son ensemble, à la justice par-delà toutes les arguties et les ratiocinations, mais aussi la bataille idéologique contre les institutions de l’adversaire, où tous les moyens sont bons, même la violence, sont des potentialités inscrites à l’intérieur de la notion même de controverse : ce qui a l’air, au départ, d’une série d’échanges tendus mais policés autour d’un point que seuls trouvent litigieux des pairs se reconnaissant plus ou moins mutuellement une compétence, enfle démesurément en un rien de temps, interpelle l’opinion publique, puis passionne et scandalise à mesure qu’on touche au sacré et aux fondements de l’ordre public ou de la vérité.

3Nul doute qu’une affaire comme celle du changement « de sexe », ou « de genre », touchant à l’identité et à la liberté, mais aussi aux obligations statutaires des thérapeutes et à la prudence inspirée par la science, ne suscite des passions évocatrices des conflits théologiques et des guerres de religion. Car elle porte assurément sur notre religion, dans les sociétés modernes, individualistes, où l’autonomie occupe la place la plus élevée dans le panthéon des valeurs, autrement dit, pour parler comme Durkheim, la religion de la personne.

4Le pari, c’est donc qu’il y aurait au cœur de la conflictualité des « situations trans » quelque chose qui tient à la controverse. C’est séduisant et pour une part inévitable ; mais la tentative des auteurs, pour finir, m’inspire un certain scepticisme.

5Disons déjà qu’une caractéristique de la controverse en sociologie, c’est qu’elle mobilise trois pôles : les protagonistes, mais aussi un « tiers impartial » (selon l’expression d’Adam Smith) – autrement dit, à côté de l’adversaire à qui on s’adresse, ce quidam que les deux camps cherchent à convaincre, qu’on suppose au fait des enjeux, et qui exerce sur le débat un rôle doublement modérateur : d’une part, il pèse les arguments en balance, d’autre part, il ne se laisse pas impressionner par le déchaînement des passions, et il contraint les protagonistes à échanger non seulement rationnellement, mais sur un ton civil. Dans les controverses policées des savants, la distance est souvent faible entre l’adversaire et ce tiers impartial. À la limite, on cherche à faire coïncider l’adversaire avec ce tiers, comme lorsqu’on fait « appel à la raison » (de tous). Dans les controverses chaudes, cette distance s’accroît considérablement – par exemple, l’adversaire est désigné sur le ton du scandale et le tiers impartial simplement pris à témoin de sa mauvaise foi.

6Or les deux exemples analysés par les auteurs n’ont pas la même configuration à cet égard.

7À la WPATH, la controverse prend une forme classique. Les orateurs se laissent parler les uns les autres, et critiquent, certes vivement, les prémisses de la partie adverse, mais ne les traitent pas comme scandaleuses. Le « forum » résiste à la controverse qu’il accueille, et n’explose pas. Rien n’indique que les protagonistes recherchent pareille explosion. Les acteurs subissent donc une puissante autocontrainte dans l’expression de leurs désaccords ; inversement, leurs désaccords ont une telle forme qu’ils contribuent à consolider l’institution où ils peuvent s’exprimer. Mais c’est qu’il existe un certain nombre de points sur lesquels il ne peut pas y avoir controverse. Les auteurs, qui utilisent d’ailleurs les expressions des acteurs, les relèvent : la pluralité des « identifications de genre » est acceptée par tous, l’idée que le corps médical doit participer au processus de transition également et, enfin, les idéaux de justice revendiqués à la WPATH sont clairs, et ils visent la déstigmatisation complète des trans.

8À la SOFECT, les choses sont plus retorses. À un premier niveau, structurant l’institution, il est impossible d’y admettre une controverse avec les militants trans. Ceux-ci ne font pas partie de cette association, laquelle n’est donc pas « hybride », voire exclut l’hybridation. Les militants trans, de leur côté, recherchent plutôt la disqualification, voire l’élimination plus ou moins violente de l’institution elle-même, en réponse, selon les termes même du conflit, à l’élimination en miroir, tout aussi violente, dont ils se sentent les cibles potentielles par les psychiatres de la SOFECT. On pense ici au combat que mènent en France certaines associations de parents d’enfants autistes pour que certains psychiatres, surtout ceux d’inspiration psychanalytique, soient dessaisis des soins dont ils ont le monopole, et même que les institutions où ils exercent soient fermées. Mais est-il possible de respecter « le principe de symétrie » en pareil cas ? On devrait plutôt dire qu’il n’y a aucune controverse, car les militants trans ne respectent pas la contrainte de civilité, et feraient plutôt des piquets de grève à l’entrée des réunions dont ils ont vent pour décourager qui que ce soit d’entrer. Réciproquement (mais pas « symétriquement »), les militants trans défendraient l’idée que c’est le sens même de leurs revendications qui est invalidé par les psychiatres de la SOFECT, et que ce sont eux, les psychiatres « transphobes », qui empêchent la construction d’une authentique controverse, eux qui manquent scandaleusement au principe de civilité, lequel commence bien sûr par le respect de l’autonomie des personnes concernées par ces « situations trans ». Or il y aurait, selon l’enquête, un second niveau où, à l’intérieur d’une institution construite par exclusion de la controverse avec les « trans », une controverse serait possible, mais sur les « situations trans ».[1]

9En comparant les situations de la SOFECT et de la WPATH, une intuition se fait jour. La SOFECT n’est pas une institution construite sur une base suffisamment large d’idées immunisées en amont contre la controverse : les militants trans prêts à s’en prendre à elle avec un degré de violence avéré le voient bien. À la SOFECT, la question de savoir s’il y a une pluralité d’« identifications de genre » ou si on a affaire, au moins dans certains cas, à des pathologies psychiques (qui prennent l’apparence de choix de vie), et quelles conséquences pratiques, médico-légales, on doit en tirer, reste une question ouverte empiriquement. On comprend donc qu’un certain nombre de militants y voit une menace existentielle : la dépathologisation des « situations trans » ne peut pas se présenter comme le résultat à venir d’une controverse résolue ; elle est la condition pour que la controverse se développe, mais alors, sur un seul enjeu, les moyens de la mettre en œuvre. On comprend d’autant plus le caractère existentiel de la menace que fait peser la SOFECT qu’on est dans un cas de figure, en France, où un protagoniste (les psychiatres des centres de référence) détient le monopole des moyens matériels de la transition (chirurgie et hormones), monopole auquel il n’est nullement disposé à renoncer, pour des raisons elles aussi existentielles de déontologie médicale. En somme, les médecins (ou les magistrats) ne veulent pas être les fournisseurs d’une prestation médicale (ou judiciaire) à des « clients » exerçant leur libre choix, ils veulent les traiter comme des « patients » (ou de simples « demandeurs » de droit), soumis à une instance objective ou à des critères de reconnaissance de leur état qui ne dépendent justement pas seulement de leur auto-évaluation. Simplement, vouloir imposer ce type de contrainte revient de facto à nier l’autonomie des demandeurs, et c’est cela qui apparaît comme un attentat contre la personne qu’on prétend protéger d’elle-même.

10Ce qui évoque une controverse « classique », c’est ce qui se passe à la WPATH. Avec la SOFECT, l’effervescence est telle qu’il s’agit en réalité d’une lutte à mort entre deux systèmes de revendication institutionnalisés (une société savante médicale d’un côté, des collectifs militants de l’autre, dont nous ne savons d’ailleurs pas grand-chose), qui ne peuvent pas se représenter le conflit qui les oppose autrement que sur celui d’une exclusion réciproque qui doit aboutir à la disqualification de l’adversaire en tant que protagoniste. Il importe donc aux deux camps, que cette effervescence ne prenne jamais la forme d’une controverse (ou, ce qui revient au même, qu’on puisse toujours faire peser sur l’adversaire la responsabilité d’avoir, lui, fait scandaleusement échouer l’évolution de la polémique brute en controverse policée).

11Et pourtant, est-ce si simple ? Les situations décrites ont en effet le mérite de pousser à revenir sur la notion de controverse en sociologie. Il ne faudrait pas en effet qu’on lui donne un contour si propre qu’elle en devienne inutilisable. Car, de toute façon, la montée en généralité, inexorable, radicalise non seulement la forme des thèses défendues en raison, mais dénude crûment les asymétries dans l’autorité morale et institutionnelle qui structurent le champ social de la polémique. Le mérite de l’article est de mettre en valeur ce point : y a-t-il en effet une différence de nature entre la situation de la WPATH et celle de la SOFECT (controverse dans l’une, aucune controverse possible dans l’autre), ou, au contraire, une différence de degré (la controverse étant simplement plus froide ici, et plus chaude là) ?

12Trois observations pour conclure.

13La première, c’est que le simple fait qu’une enquête de ce genre ait eu lieu emporte déjà une leçon. Même dans une situation aussi chaude comme celle de la SOFECT, il semble bien qu’il puisse y avoir au moins un tiers impartial : l’enquêteur lui-même (qui met en œuvre le « principe de symétrie »). Comment celui-ci parvient-il à s’installer à cette place ? Quel genre de gage faut-il donner aux « parties » (peut-être déjà en acceptant leur vocabulaire ?) pour être jugé susceptible d’entendre la teneur de leur différend ? À moins que l’accès au terrain ne soit possible que pour un enquêteur qui ne serait pas en position de tiers impartial, mais parce qu’il est (pour des raisons à déterminer) considéré a priori comme acquis à la cause. Auquel cas, il sera simplement l’objet d’une tentative d’instrumentalisation par une partie en présence pour faire peser sur l’autre la responsabilité de faire échouer le passage à la forme-controverse. Comment clarifier cela ? Et quel impact cette clarification pourrait-elle avoir sur le contenu même de l’enquête ?

14Une manière de soutenir qu’il y a un continuum entre controverse froide et chaude sur les « situations trans » consisterait à formuler des hypothèses sur les degrés intermédiaires. Empiriquement, cela consisterait à revenir à nouveau sur le matériel et à examiner par quelles procédures les uns refroidissent ce qui menace de se réchauffer, tandis que les autres réchauffent ce qui risquerait de se refroidir. Comment s’y prend-on pour policer une controverse ? Sur quoi s’appuie-t-on pour la faire flamber ? Les sociologues insistent souvent sur l’idée qu’une controverse peut toujours se rouvrir. Une piste qui mériterait d’être examinée, à cet égard, c’est que cette possible réouverture dépend avant tout des propriétés logiques de la controverse – beaucoup plus, pour durcir le trait, que des rapports de force sociaux entre protagonistes, dont on peut au contraire imaginer qu’ils aboutissent à la mort institutionnelle du vaincu. Les idées sur l’identité, l’autodétermination, l’objectivation du subjectif, le droit subjectif par opposition à l’objectivité normative, et qui sont au cœur des « situations trans », sont à cet égard une ressource inépuisable de relance dialectique.

15On pourrait enfin se demander quels sont les effets instituants de la participation à une telle controverse. La SOFECT n’a sa raison d’être que par cette controverse sur les « situations trans » – controverse à laquelle en même temps elle refuse de participer, en se présentant comme occupant a priori la position du tiers au-dessus de la mêlée, au nom de la médecine et du droit (déchaînant en miroir les réactions qu’on sait). Mais déjà l’ancêtre de la WPATH, la Harry Benjamin Association, s’était constituée en société scientifique pour soutenir la controverse contre l’establishment psychiatrique hostile. Or qu’est-ce qu’une controverse quand elle est la raison d’être d’un collectif ? Est-ce la même chose qu’une controverse d’académie, où c’est un point spécial qui fait litige, les pairs en désaccord se reconnaissant compétents les uns les autres sur une foule d’autres ? Est-ce que la méthode de la sociologie des controverses, en somme, est adaptée, pour décrire des situations ou des collectifs savants ou militants se sont constitués précisément pour participer à une controverse ? En un sens trivial, oui. Il ne saurait en être autrement. Mais la perspective inquiétante qu’ouvre cet article est un peu différente, et riche de paradoxes. C’est que de tels collectifs reposent (la SOFECT comme la WPATH) sur la construction d’un espace consensuel implicite où est soustrait à la controverse pour l’un précisément ce qui est le plus controversé pour l’autre. En sorte qu’on ne sait plus trop si l’on a une vraie ou une fausse controverse, ou s’il y a controverse sur la controverse.

Liens d’intérêts

16 l’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêts en rapport avec cet article.


Date de mise en ligne : 27/09/2019.

https://doi.org/10.1684/sss.2019.0150

Notes

  • [1]
    Le paradoxe, apprenons-nous, c’est que les positions défendues à l’intérieur de la SOFECT, et qui s’élaborent sous la forme plus classique d’une controverse policée, évolueraient tendanciellement, jusqu’à rejoindre au moins en partie celles défendues à la WPATH !
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