Couverture de SSS_334

Article de revue

Échec des messages préventifs et gouvernement des conduites en médecine générale

Pages 41 à 66

Notes

  • [*]
    Géraldine Bloy, sociologue, LEDi UMR CNRS 6307, INSERM U 1200, Université de Bourgogne Franche-Comté, 2 boulevard Gabriel, BP 26611, 21066 Dijon Cedex, France ; geraldine.bloy@u-bourgogne.fr
  • [1]
    Un patient-client prend l’initiative de consulter en cabinet libéral, avec un motif de plainte. Il paie le médecin à l’acte — fût-ce au tarif conventionné et pour être remboursé.
  • [2]
    Les travaux d’épidémiologie qui estiment importante la contribution de comportements individuels, mais socialement différenciés, aux inégalités sociales de santé (Stringhini et al., 2010) ont peu d’écho en sociologie.
  • [3]
    L’enquête a été menée par un collectif d’internes de MG de la faculté Paris Descartes, dirigé par G. Bloy et L. Rigal (financement : Union régionale des professionnels de santé d’Île-de-France ; Institut national de prévention et d’éducation pour la santé ; Programme « La personne en médecine » de la ComUE Paris Sorbonne Cité). Les entretiens comportaient une partie sur la prévention en général, avant d’approfondir les principales règles hygiéno-diététiques (tabac, alcool, alimentation, activité physique) ou les dépistages des cancers recommandés (sein, col de l’utérus, colorectal). L’investigation n’a pas porté sur les vaccins. La plupart des entretiens ont été menés par des internes ayant reçu une formation ad hoc et réalisant leur thèse d’exercice. J’en ai personnellement conduit une quinzaine.
  • [4]
    Au vu des dossiers médicaux, la « présence » des généralistes sur les soins préventifs recommandés est loin de la systématicité visée par les politiques de santé publique. Dans les indicateurs que mesure depuis 2012 l’assurance maladie pour calculer la Rémunération sur objectifs de santé publique (ROSP), les items préventifs stagnent ou se dégradent.
  • [5]
    Le constat d’une activité physique insuffisante, lorsqu’il est fait, conduit rarement aux mêmes extrémités.
  • [6]
    Il existe certes des médecins qui se saisissent de l’entretien comme d’un exutoire, imposent leur définition de la situation et jouent de la provocation. Beaucoup surréagissent aussi sur la manière dont ils s’estiment traités par les politiques ou administrations sanitaires. Mais c’est d’ordinaire dans un contexte de sociabilité professionnelle informelle qu’ils en viennent à « se lâcher » ainsi sur les patients, lorsqu’ils ne font plus cas du regard extérieur.
  • [7]
    Cela permettrait de doubler le taux d’arrêt du tabac à un an, par rapport à l’évolution spontanée d’un groupe témoin. Cette donnée de la littérature a l’avantage d’être comme « prête à l’emploi », elle est bien intégrée par les généralistes qui peuvent accorder la phrase d’amorce à leur style de communication.
  • [8]
    Notamment par rapport aux approches unidimensionnelles ou standardisées des spécialistes et des programmes de dépistage organisé, qui ne considèrent qu’une fonction ou une liste d’organes chez des sujets indifférenciés (Bloy et al., 2015).
  • [9]
    Cela tient à l’empreinte culturelle de la psychanalyse en France et à la réception des travaux de Balint, qui ont séduit une génération de généralistes à la recherche de nouvelles voies de compréhension et d’une requalification de leur pratique (Herzlich, 1984). Les praticiens aujourd’hui positionnés sur les enseignements relatifs à la relation médecin-malade s’inscrivent toujours dans cette sensibilité. En entretien, quelques médecins ont avancé l’idée qu’un comportement à risque était un symptôme, et qu’il n’était pas de bonne pratique d’éradiquer un symptôme sans comprendre ses fonctions.
  • [10]
    J’emprunte la terminologie à Darmon (2013) qui, revisitant Durkheim et Foucault, parle d’institutions qui « enveloppent » les sujets qu’elles forment, dans un gouvernement élargi de leur existence mais selon un « ethos de la retenue ». Cette lecture renvoie aux analyses de Memmi (2003) sur le consentement et le dialogue comme nouveau régime de gouvernement et de domination des individus. Le renoncement aux postures autoritaires punitives, au profit d’échanges discursifs civilisés, en serait la marque, notamment en situation de domination rapprochée en face-à-face.
  • [11]
    Le temps théorique nécessaire pour les soins préventifs recommandés, pour une patientèle représentative de 1 000 patients adultes, est estimé à plus du quart du temps de consultation annuel d’un généraliste. Après 50 ans, une proportion importante des patients ne consulte pas suffisamment pour rendre possible la réalisation de tous les soins recommandés (Rosso, 2011). Outre qu’il leur faut prendre en compte la demande du patient qui se présente, les généralistes qui souhaitent investir ce champ sont donc confrontés à de vraies difficultés d’organisation et de priorisation de l’agenda.
  • [12]
    Nous valorisions le caractère compréhensif et non évaluatif de l’entretien ; le guide d’entretien cherchait à limiter les biais de conformité.
  • [13]
    Elle fait partie de la maltraitance « ordinaire » dans les établissements de santé (Compagnon et Ghadi, 2009), problématique à envisager aussi en médecine de ville même si la dépendance et la vulnérabilité des patients y sont a priori moindres.
  • [14]
    Les « réflexions », justement, de personnes obèses par rapport au « conseil » nutritionnel vexatoire font l’objet d’un « Livre Noir » sur le site de leurs associations (http://www.allegrofortissimo.com/livrenoir2.htm). Les soignants ne sont pas seuls en cause mais ne paraissent pas non plus en reste dans les interpellations sans ménagement et remarques discriminatoires sur le poids.
  • [15]
    L’observation n’y est acceptée que par une minorité de médecins, ou sur la base d’une relation privilégiée avec l’enquêteur. Pour les entretiens, la sélection est moins drastique. Les questionnaires se heurtent à des taux de réponse insuffisants pour des données de qualité, sauf panel représentatif rémunéré.
  • [16]
    Il s’agit alors, d’une part, de resituer les extraits incriminés dans l’analyse verticale de l’ensemble du discours tenu, pour voir où et comment ils interviennent dans le propos et, d’autre part, de se donner les moyens de situer chaque médecin dans sa trajectoire et son espace professionnel, grâce à la méthode comparative et à un repérage plus large des sous-cultures du groupe. Le détail de ce travail ne peut être exposé dans ce texte, dont l’objectif premier n’est pas méthodologique.
  • [17]
    Les rares femmes concernées s’inscrivaient dans un profil d’activité et un ethos que Le Feuvre (2001) qualifierait de « virilitude ». L’hypothèse que les soins préventifs fassent mauvais ménage avec une approche « viriliste » en médecine n’est pas originale : le plus grand investissement des médecins femmes dans les pratiques préventives est une constante de la littérature, retrouvée pour la France dans Prev Quanti (Rigal et al. 2011). Les jeunes médecins dispensent aussi plus de prévention mais on ne perçoit pas d’effet d’âge ou de génération dans nos entretiens.
  • [18]
    Soutenues, contrairement à l’action sur les modes de vie, par les visites de l’industrie pharmaceutique (Greffion, 2014).
  • [19]
    Représentation à rapprocher d’un dégoût social des autres (Lignier et Pagis, 2014), qui n’épargne pas les médecins confrontés de très près à ces dispositions incarnées, signant de surcroît une forme d’échec professionnel pour eux.
  • [20]
    Les enseignants, à l’inverse, sont volontiers stigmatisés pour leurs plaintes et exigences excessives lors des soins courants mais absents de la galerie de portraits des patients problématiques que les médecins n’arrivent pas à gérer sur l’hygiène de vie.
  • [21]
    D’autant qu’il n’y pas vraiment de « préventologue » susceptible de leur faire de l’ombre. La domination symbolique et économique des généralistes par les spécialistes ne se rejoue pas avec le médecin scolaire ou du travail.
  • [22]
    La figure du patient éduqué s’est récemment répandue parmi les généralistes et les internes. Elle renvoie à un patient qui se situe dans un recours aux soins conforme aux attentes de son médecin et évite de le solliciter à tort et à travers. On pourrait y voir une dérive de l’éducation pour la santé ou un redéploiement du paternalisme médical, il serait bon d’étudier le sort des patients non ou mal éduqués/éducables, que cette figure consacre comme indésirables.
  • [23]
    « L’autonomie de réflexion et l’autonomie d’action ne coïncident pas toujours, et il est beaucoup plus réaliste de définir les professions à pratique prudentielle par leur autonomie de réflexion que par leur autonomie de décision » (Champy, 2011 : 159).
  • [24]
    Dans la hiérarchie des valeurs en médecine, la valorisation de l’action et de l’efficacité a ainsi placé la prévention plutôt du côté du « sale boulot » (Hughes, 1996) et des missions (dé)laissées à des soignantes paramédicales, ou à une médecine salariée très féminisée. La montée de la prévention dans ses volets hygiéno-diététiques induit un certain « changement de genre » des pratiques médicales. Memmi (2003) parle, à propos de la médecine de soins palliatifs ou de la douleur, d’une « institutionnalisation professionnelle du féminin ». La médecine préventive valorise les mêmes compétences d’accompagnement continu égalitaire, d’écoute sensible bienveillante, socialement construites comme féminines. En entretien, ce sont plutôt des femmes d’âge intermédiaire qui ont dit l’envisager ainsi et, loin des éclats étudiés ici, apprécier le repositionnement de la relation médecin-malade qui en découle.
  • [25]
    Depuis 2012, les généralistes sont rémunérés pour la proportion de patients, parmi ceux les ayant choisis comme médecin traitant, à jour de tel vaccin ou dépistage. Ils sont de même évalués sur des indicateurs de procédure pour le suivi de maladies chroniques, malgré les problèmes connus d’observance ou d’adhésion aux conseils hygiéno-diététiques.
  • [26]
    Chaque nouvelle recommandation souligne son rôle dans le repérage du problème, sa responsabilité dans l’orientation du patient puis la coordination des soins. Cela satisfait une certaine ligne de défense de la discipline, mais évite soigneusement les questions de compétences et de faisabilité pratique avec lesquelles doivent se débattre les généralistes sur le terrain.
  • [27]
    Pour les épidémiologistes, le système de soins pèserait assez peu dans leur genèse, mais pourrait contribuer à creuser ou réduire ces inégalités selon l’orientation sociale des actions préventives (plus ou moins « pro-pauvres ») (Rigal et al., 2015), alors que les prises en charge curatives seraient moins socialement différenciées.

1 La prévention passe pour être un parent pauvre du système de soins français. Héritière de l’hygiénisme, elle s’est trouvée historiquement associée à une médecine collective et salariée, visant des populations défavorisées (Pinell, 2004), tandis que les pratiques médicales pour les soins courants se sont structurées dans le cadre à la fois idéologique, économique et pratique [1] de la médecine libérale (Bloy et Schweyer, 2010 ; Hassenteufel, 1997). Les enjeux économiques et sanitaires de la prévention sont actuellement réaffirmés, alors que la population vieillit et qu’augmente la prévalence de pathologies dites « évitables », au vu des savoirs épidémiologiques sur leurs facteurs de risques et de ce qui est censé être accessible à l’action délibérée d’individus ou de sociétés dûment informés.

2 Dans ce contexte, les autorités sanitaires cherchent à mobiliser les professionnels de santé, à commencer par les médecins généralistes, pour une prévention médicalisée. Seuls professionnels de santé consultés par toute la population, ils semblent occuper, en effet, une place de choix à l’interface médecine/société, qui en ferait des passeurs vers les normes de santé et des relais « naturels » des politiques de santé publique. Alors qu’ils ont longtemps été laissés à eux-mêmes, voire laissés pour compte (Broclain, 1994 ; Bungener et Baszanger, 2002), les dispositifs se multiplient pour les inciter à dispenser plus systématiquement ces soins préventifs : recommandations de bonne pratique clinique, dépistages organisés de certains cancers les associant (Bloy et al., 2015), paiement à la performance incluant des items préventifs (Bloy et Rigal, 2012).

3 La perspective dominante des sciences sociales sur une prévention médicalisée a longtemps été critique (Bloy, 2014a). Elles se sont beaucoup employées à déconstruire la relativité, voire l’inconsistance, des savoirs en la matière. La normativité sociale et la violence symbolique des messages relatifs aux styles de vie jugés malsains, presque toujours ceux des classes populaires, ont été soulignées. La médicalisation des modes de vie a souvent été vue comme un effet de la domination économique et politique. C’est surtout lorsqu’elle entend redresser les comportements à risque que la prévention est jugée tour à tour naïve, abusive, liberticide ou perverse, et le type de société qu’elle promeut dangereux [2]. Il en va différemment lorsqu’elle cible les conditions structurelles de travail ou l’environnement. Ajoutons à cela que le projet préventif a d’abord été analysé en sociologie politique, à travers la fabrique des dispositifs institutionnels qui en fixent le cadre. Plus récemment, des travaux se sont intéressés à la réception différenciée de messages ou dispositifs préventifs (Peretti-Watel et Constance, 2009 ; Régnier, 2009). L’analyse des conditions de mise en œuvre rapprochée des soins préventifs, quant à elle, a été laissée sauf exception (Génolini et al., 2011 ; INTERMEDE, 2008) à des promoteurs/évaluateurs en santé publique, peu disposés à un regard distancié. C’est dans cet angle mort que se situe l’étude Prev Quali, qui examine comment se construit l’espace des possibles préventifs dans les consultations de médecine générale (MG), compte tenu de contraintes sociales spécifiques. Jusqu’où et comment les généralistes acceptent-ils d’endosser ce rôle, auquel ils ont été historiquement peu préparés et qui déplace sensiblement l’objet de leur travail ? Qu’advient-il de leur éventuelle bonne volonté préventive dans la rencontre avec leurs patients ?

4 Nos analyses procèdent d’une centaine d’entretiens auprès d’un échantillon diversifié de médecins généralistes franciliens [3]. Après que l’étude Prev Quanti a établi leur investissement très variable dans les soins préventifs (Rigal et al., 2011) [4], les entretiens ont visé à explorer la diversité des positionnements des généralistes en prévention primaire et à en saisir les principes ou processus organisateurs, dans une perspective de sociologie compréhensive des logiques du travail médical. Les différents ressorts de l’engagement préventif ont été recherchés, l’expérience et les manières de faire discutées. Il ressort de ces entretiens que les soins préventifs ne sont pas un long fleuve tranquille. Alors même que l’intervention médicale auprès de personnes apparemment bien portantes est censée s’adosser à un régime d’action clair, sous-tendu par des certitudes scientifiques et un principe de bienveillance, le soin préventif est souvent travaillé en situation par des incertitudes et des tensions. Alors que la systématicité visée par les recommandations semble supposer (ou instituer) une légitimité et un cadre « prêts à l’emploi » pour les protagonistes, les circonstances et l’histoire pèsent sur l’évaluation des manières convenables de mettre en œuvre ces soins. Les médecins ont souvent fait état de leurs scrupules pour amener la prévention en consultation de façon pertinente et adaptée à des patients qui n’en sont pas forcément demandeurs. Intervient ici notamment le type de relation médecin-patient, plus ou moins libérale, paternaliste, maternaliste/protectrice ou capacitante (Bloy, 2014a ; Emanuel et Emanuel, 1992).

5 A contrario, certains ont présenté la prévention sous le mode d’une normativité agressive vis-à-vis des patients. Ce texte est consacré à l’analyse de ces moments minoritaires d’un vaste corpus. Le propos est alors brutal, accusateur ou dégradant, comme l’illustre le florilège que nous restituons en première partie. Nous justifions ensuite notre intérêt pour ces propos, issus d’une sélection inhabituelle, car ils donnent à voir une virulence dans la relation médecin/patient en MG inattendue et discordante avec les modèles professionnels disponibles. Les trois sections suivantes sont consacrées à l’interprétation sociologique de ces moments. Cela passe par un retour méthodologique sur les conditions sociales de production de ces faits de langage. Nous nous demandons ensuite ce qu’ils révèlent des recompositions de l’autorité médicale en consultation et sur les modes de vie, et terminons en pointant les contradictions des modèles de gouvernement des conduites (Foucault, 1994) à l’œuvre dans le champ de la prévention.

Brut d’entretien : médisances de généralistes

6 Les propos sur lesquels nous nous concentrons mettent en cause et en scène des individus incapables de se prendre en charge, ni d’ailleurs de se laisser prendre en charge, car inintelligents, incohérents, irresponsables, voire malhonnêtes. C’est autant, si ce n’est plus, contre ces patients que contre des facteurs de risque que ces médecins se déclarent en guerre, au nom d’une morale de l’effort individuel et du contrôle raisonné de soi, qui leur paraît exigible de tout un chacun. La bienveillance s’absente, le couperet de la disqualification du patient tombe. Ces « envolées » portent sur le non-respect des règles hygiéno-diététiques, autour de la consommation de tabac, d’alcool à un moindre degré, et de l’alimentation [5]. Dans de rares cas, l’hostilité aux patients non conformes constitue une tonalité dominante du discours sur ces sujets. Plus souvent, l’exaspération apparaît de façon circonstanciée, le médecin durcissant le ton à l’évocation d’attitudes ou de patients précis, inaccessibles à la raison préventive.

Dr A : « Je vois des jeunes fumer, ça me rend fou, je ne les supporte pas ! Si c’est une femme, je lui dis : “Vous vous regardez dans le miroir le matin ? Vous vous lavez les dents ? Vous vous coupez les cheveux ?” […] “Ça vous embête pas que dans quelques temps vos dents vont tomber, vous allez vous mettre à cracher comme une malheureuse, vos cheveux ils vont tomber et vous allez être toute ridée. Regardez la différence entre une femme de quarante ans qui fume et une autre qui fume pas et vous allez tout comprendre !” Très souvent ça porte ! […] Je ne joue pas sur l’aspect psy, de toute façon s’ils sont dépressifs je les envoie voir le psychiatre mais pas pour le tabac. Je ne suis pas psychologue ni psychiatre, c’est pas mon travail. De toute façon, ils n’ont pas essayé d’arrêter, c’est des menteurs. S’ils ont essayé d’arrêter, ils ont mis les patchs ou pris du Zyban® et continué à fumer, c’est des menteurs. C’est comme ceux qui te disent que la semaine prochaine ils commencent le régime, c’est pas vrai […] Franchement les gens qui jouent le jeu qui mettent les patchs pour arrêter de fumer, j’en connais un sur dix, pas plus. Il faut qu’ils jouent le jeu, qu’ils écoutent et qu’ils viennent pas m’emmerder à me demander des patchs pour qu’ils continuent à fumer ! […] Les femmes enceintes, c’est une catastrophe, je leur dis d’arrêter sinon leur bébé ne va pas être normal, je leur parle des hypotrophies. Je leur dis : “Votre bébé va naître avec une cigarette dans la bouche, il va vous demander une cigarette”. »
Dr B : « Ce qui est un bon moteur c’est certaines phrases choc, par exemple les femmes enceintes qui fument moi je leur dis souvent : “c’est comme si vous preniez la tête de votre bébé et vous lui mettez la tête sous l’eau à chaque bouffée”. Aaaaah ! Ça réfléchit ! »
Dr C : « Au moment de sortir son chèque, il y a le paquet de Marlboro® qui sort. Je lui dis : “Il y a marqué quoi sur le paquet ?” Elle me dit : “Je ne n’en sais strictement rien.” Fumer tue ils n’en ont rien à faire […]
Encore cette semaine, je leur dis : “Ce n’est pas compliqué, si vous voulez arrêter vous arrêtez !” […] Ils voudraient absolument que je leur dise que ce n’est pas de leur faute. Je ne leur dirai jamais que ce n’est pas de leur faute. Ce n’est pas institutionnel, ce que je dis, mais se retrouver avec quelqu’un qui est dans une phase de compassion par rapport à “c’est pas de ma faute” [ton désapprobateur]… Moi je leur dis : “Si, c’est de votre faute ! Vous n’êtes pas obligé de fumer, donc ça vous fait plaisir donc c’est très bien.” En fait je ne suis pas là pour être la nounou, c’est trop facile de faire cela. Je lui explique. Une fois expliqué il a les éléments, il n’a qu’à décider, c’est son problème. Mais je prends mon exemple, à tout moment ça risque d’être clac, les urgences en réanimation. C’est tout. J’essaye de visualiser ce qui peut leur arriver. Maintenant s’ils veulent continuer à fumer avec la pilule c’est très bien. Je leur dis ce qui peut leur arriver, c’est la réalité. »
Dr D : « La femme enceinte, je lui parle de son enfant ; si elle a suffisamment de cœur pour son enfant, le développement de son fœtus… Alors là je mets le paquet ! Déjà s’abîmer soi-même c’est mal, mais abîmer les autres c’est grave. Autant je peux pardonner aux gens âgés car à l’époque on valorisait le fumeur, eux à la limite sont excusables car on les a incités, mais ceux qui maintenant vivent dans les périodes où on fait de multiples campagnes et ils continuent à fumer, là c’est inadmissible. »
Dr E : « Je charge un peu la mule dans la présentation du risque […] Attendez, je peux pas empêcher les gens de fumer, mais qu’ils entendent bien les complications pour eux et celles qu’ils infligent à leur entourage. Avec le matraquage, aujourd’hui, ne pas entendre c’est vraiment être sourd. Sourd ou d’un égoïsme forcené. »
Dr F : « Alors j’ai la prise de sang qui est anormale et le type me dit : “Je bois mais ce n’est pas grand-chose.” À ce moment-là, moi je lui dis : “Moi je m’en fous, je vous demande même pas ce que vous buvez !” Je lui dis c’est tout […] Ce type-là, c’est un adulte ! Tu ne peux pas faire autrement que de traiter d’adulte à adulte, en disant voilà : “vous voulez arrêter de fumer, je vais vous aider, vous voulez arrêter de boire, je vais vous aider ! Si vous ne voulez pas arrêter de boire, buvez ! Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? À ce moment-là, ne venez pas vous plaindre des conséquences !” »
Dr G : « Avec une de mes internes précédentes là, on a cru qu’on allait se taper la tête contre les murs. Un monsieur totalement inobservant, complètement abruti, mais vraiment abruti abruti, hein, qui avait toujours une hémoglobine glyquée… c’était vraiment n’importe quoi […] Avec l’interne, on lui explique. On avait l’impression qu’il en avait rien à faire. Et il nous dit : “Bah alors ça tombe bien, alors à midi je mange du couscous !” Silence. Je pense qu’il était un peu dans la provocation en plus. Mais, mais, J. qui était mon interne à ce moment-là, j’ai cru qu’elle allait lui filer un coup de boule !
Et puis j’ai une famille, où il y a une petite fille en surpoids, c’est pas difficile elle prend un kilo par mois depuis la naissance, elle a six ans. Elle pèse 90 kilos […] C’est un hippopotame ! Alors là aussi, on s’est arraché les cheveux. Alors elle depuis la naissance, je fais de l’éducation alimentaire, c’est-à-dire qu’à trois mois, elle mangeait de la pizza ! Et la mère complètement abrutie, un demi-neurone connecté à rien ! Une fois on a passé une heure et demie sur l’éducation alimentaire. L’interne, elle lui dit : “Donc vous avez bien compris, hein ? S. elle ne peut plus manger de frites.” “Ah bon ? Les frites non plus ? Bah alors des pommes sautées ?” “Nan, non plus !” Et là, on s’est dit que c’est incurable […] Et puis la mère qui me dit : “Je pense que tout ça c’est à cause de la cantine”. Je pense que le seul repas équilibré qu’elle prend de la journée c’est celui de la cantine. C’est un échec total […] Et puis, bon, voilà, ça nous tenait un petit peu à cœur, quoi. Et comme la mère ne comprenait rien, on se disait au moins si la gamine, elle, elle comprend… Manque de chance, la gamine, elle a hérité du cerveau de la mère ! »
Dr H : « Il y a des modes, tout d’un coup, les gens, ils s’excitent : “Ah y a l’Hémoccult®”. Après, les gens ils comprennent rien à la prévention ! Le mal que j’ai pour expliquer, et les gens, ils entendent pas. Vous avez des patients qui ont un antécédent familial du cancer du côlon, qui sont donc récusés pour l’Hémoccult®, c’est :
- “Et pourquoi moi, j’ai pas le droit de faire l’Hémoccult® ?”
- “C’est pas que vous avez pas le droit, c’est que chez vous, ça sert à rien !”
- “Oui mais si je faisais un Hémoccult®, je serais dispensé de coloscopie ?”
- “Non, ça n’a rien à voir !” Et va pour leur expliquer…
- “Oui, mais quand même, moi, j’ai pas droit à un Hémoccult® ?”
Au secours ! ! !
[…] Y a quelques années, on nous a gonflés avec la vache folle, mais gonflés, je suis correcte… Et dans la même journée, les gens nous parlaient : “La vache folle, vous vous rendez compte ? Est-ce que je peux manger de la viande ?” Au bout du cinquième, c’est tombé sur celui-là, je n’en pouvais plus. Ce mec, il fumait un paquet et demi par jour, et depuis x temps, je dis : “Écoutez, vous me gonflez depuis tout à l’heure, avec vos inquiétudes sur je mange de la viande ou j’en mange pas, pour un risque complètement hypothétique, et vous continuez à fumer 30 cigarettes par jour depuis 20 ans, alors que ce risque-là, il est prouvé et là-dessus, vous faites rien. Vous m’expliquez ?” »
Dr I : Question : « Est-ce que vous essayez de comprendre un peu la cause [de la consommation excessive d’alcool d’un patient] ? De rentrer dans ce qui est un peu psy ? »
Dr I : « Non moi je suis tout sauf psy ! […] Je lui dis : “Vous savez ce qui va vous arriver ? Elle va partir, vous retirer les enfants et avec le beau-père que vous avez, vous pourrez plus jamais les revoir” […] Honnêtement, la santé il s’en fiche, il n’a pas d’anxiété, moins que vous et moi. La cirrhose, il s’en fiche totalement, il boit, il est heureux, il dort bien… La seule chose c’est la motivation de sa vie sociale. Je les mets devant le fait accompli de leur vie sociale qui se dégrade. »
Dr J : « Les gens ont franchement tendance à raconter n’importe quoi, pour se dissimuler derrière un rideau […] Ce patient, il raconte n’importe quoi sur sa bouffe. Une fois je lui ai dit, je l’ai regretté un peu après mais pas tant que ça, je lui ai dit : “Écoutez, dans les camps de concentration, il n’y a pas d’obèse !” Parce que lui c’était ça, il ne mangeait rien quoi. Sa femme me disait qu’il se levait la nuit pour bouffer. Et la diététicienne s’arrachait les cheveux en disant : “Je comprends pas pourquoi il maigrit pas…” J’ai dit : “Oui, tu n’as qu’à lui demander qu’est-ce qu’il mange la nuit !” J’en ai un autre c’est pareil, il me disait que c’était steack, haricots verts et puis il ne perdait pas un gramme. Et puis là je l’ai vu il y a peu de temps, il a perdu 15 kilos parce qu’il m’a dit : “Bah oui, j’ai arrêté l’alcool, les cacahouètes, le Coca, le Nutella®…” J’ai dit : “Je croyais que vous ne mangiez pas tout ça.” Ça change un peu la donne sur le point de vue des calories, hein ! »

Un discours édifiant et transgressif

7 Au vu de notre expérience d’enquête dans ce milieu, ces extraits interpellent d’abord parce qu’ils dénotent par rapport à ce que les généralistes livrent d’ordinaire de leur métier en entretien sociologique. L’entretien compréhensif approfondi, sollicitant récit de pratique et réflexivité, contient normalement la forme des propos acceptables : les généralistes y parlent de leur métier à un non-médecin avec le souci de se présenter comme un soignant raisonnablement attentif, consciencieux et empathique [6]. Lorsqu’ils médisent néanmoins des patients, c’est à propos de demandes jugées illégitimes ou abusives. Ils évoquent alors les motifs de consultation et leur nombre, la perte de respect, l’ingratitude de ceux pour lesquels ils se sont donné du mal. Les plaintes passent par un étiquetage sauvage de certains patients, mais les motifs de les accabler n’engagent toutefois pas le cœur du métier et de la relation thérapeutique : ils ne touchent pas à la capacité à donner et recevoir des soins que le médecin juge utiles, contrairement à ce qui nous frappe dans les propos virulents autour des soins préventifs. Outre sa relative nouveauté en enquête sociologique, ce discours pose problème par rapport aux normes professionnelles en vigueur, qu’elles aient trait aux bonnes pratiques préventives ou au modèle professionnel généraliste.

8 Les bonnes pratiques sont en effet censées rompre avec les approches que les médecins eux-mêmes disent « terroristes » ou « fascistes », condamnées comme non éthiques et inefficaces. L’éducation pour la santé s’affiche désormais au service des personnes, de l’empowerment et de l’estime de soi ; elle n’entend plus être confondue avec la normativité hygiéniste passée (Berlivet, 2004). Deux formes légitimes d’intervention sont réputées avoir fait leurs preuves :

  • l’intervention brève ouvre par une simple question, sans insistance ni culpabilisation, la possibilité de modifier un comportement délétère pour la santé (« Avez-vous déjà pensé à arrêter de fumer ? Le jour où ça vous intéresse, on en parle… ») [7] :
  • l’entretien motivationnel explore avec le patient son ressenti et ses ambivalences par rapport au changement, l’aide à avancer dans un processus respectueux de ses choix, sans juger ni rien chercher à imposer, avec force renforcement positif.

9 Les valeurs du modèle préventif contractuel (Dozon, 2001) et de la démocratie sanitaire sont la raison et le libre consentement éclairé. La bienveillance, la considération des logiques profanes, le respect de l’autonomie sont donc présentés comme les clés des interventions préventives réussies, l’éthique et l’efficacité étant censées se rejoindre dans une qualité d’accompagnement de la motivation authentique des personnes. Ces dernières sont reconnues compétentes pour prendre elles-mêmes en charge leur santé et, ce faisant, se réaliser comme sujets. Ce discours d’éducation pour la santé ne donne ainsi plus prise aux accusations de domination et de normalisation des patients. Un regard critique ne peut pas ne pas souligner ici le déni des rapports sociaux et de la normativité, inévitablement à l’œuvre autour du comportement « malsain » et de la dynamique des volontés dites subjectives : c’est au nom de leur autonomie que les personnes sont censées se rallier à des normes socialement constituées et valorisées du bien vivre, qui ont la faveur de l’institution médicale (et sont déjà en vigueur dans certains milieux sociaux…). Il n’empêche que les professionnels qui présentent la prévention sur le mode d’un affrontement avec les patients sont dans l’erreur à l’aune des subtilités de la démarche préventive contemporaine. Les propos décomplexés que nous examinons dans ce papier pulvérisent les bonnes normes préventives.

10 Ils ne sont pas davantage conformes au modèle professionnel généraliste, qu’on l’envisage dans la tradition peu formalisée d’une médecine de famille compréhensive, proche des gens dans la durée mais sans prétention, ou selon les formes désormais plus construites (tant savantes que politiques) de la spécialité MG, nouvellement dotée d’une filière universitaire. Cette médecine « biopsychosociale » (Engel, 1977) est censée prendre en compte la réalité sociale et psychique des patients, pour mener à bien des prises en charge complexes grâce à une approche qui se dit « centrée patient ». Pour la prévention, l’intelligence des personnes dans leur mode et leur cadre de vie est au cœur d’une « plus-value » généraliste revendiquée [8]. La compétence « Éducation, prévention, santé individuelle et communautaire », définie comme la « capacité à accompagner le patient dans une démarche autonome visant à maintenir et améliorer sa santé, prévenir les maladies, les blessures et les problèmes psychosociaux dans le respect de son propre cheminement (…) », fait d’ailleurs partie des six compétences formalisées par le Collège national des généralistes enseignants pour servir de socle à la formation des internes en MG (Bloy, 2014b).

11 En amont de cette formalisation, une vision psychologisante ou psychosomatisante du métier de généraliste est présente dans le milieu professionnel au moins depuis les années 1970 [9]. Elle prolonge une tradition d’investissement symbolique de la dimension interpersonnelle du soin, valorisée dans le « colloque singulier ». Avec ou sans formation dédiée, la plupart des généralistes se vivent comme spécialistes de la relation médecin-malade et se prévalent d’une capacité empathique. L’exercice quotidien développerait cela, le suivi des familles dans leur milieu de vie amenant à se départir des formes naïves de puissance médicale, à éprouver que les patients ne sont pas à disposition mais conservent une maîtrise de la place de la médecine dans leur vie, et du crédit qu’ils lui font. Même dans la perspective critique de Freidson (1984), soigner la communication avec les patients et veiller à la recevabilité des soins apparaissaient comme des contraintes fortes de l’exercice dans la dépendance aux patients pour s’attacher une clientèle confiante. Que des généralistes refusent de considérer la complexité psychique ou sociale des situations, clament leur incompréhension du vécu du patient, ou mettent à distance toute psychologie à propos de la consommation de tabac ou des excès de l’alimentation, représente là encore une transgression.

12 Tenter de faire passer la bonne parole préventive par le dénigrement et la virulence est donc contraire aux idéaux contemporains d’une prévention et d’une MG qui se veulent enveloppantes [10] et non brutales. Il y a quelque chose de suffisamment atypique et interpellant dans ces extraits pour justifier une investigation sociologique, qui commencera par un retour méthodologique sur les situations dans lesquelles ils sont survenus.

Retour et détours méthodologiques

13 Les extraits incriminés sont d’abord des faits de langage produits dans (ou par) une situation d’enquête. Prev Quali a donné lieu à des relations d’enquête inhabituelles en sociologie, puisque l’essentiel des propos a été tenu par des médecins installés à des internes qui les sollicitaient pour leur thèse.

14 Plusieurs facteurs ont pu jouer dans ces interactions, à commencer par un certain laisser-aller dans la manière de parler des patients à un jeune confrère, que la plupart des médecins ne s’autorisent pas sous le regard du sociologue, malgré ses efforts pour ouvrir l’espace du dicible. Certains médecins libéraux expérimentés ont pu se mettre en position de déciller des jeunes, qu’ils jugent formatés par l’hôpital et les savoirs théoriques ou « institutionnels », alors qu’eux-mêmes sont dans le « pratico-pratique », éprouvent et valorisent « la vraie vie en consultation » (nos questions les y poussant, de surcroît). L’outrance dans la manière de parler des impasses auxquelles peut mener la prévention aurait alors une fonction d’édification d’une jeunesse naïve dans ses idéaux professionnels.

15 Nos entretiens étaient ensuite explicitement orientés sur la prévention, dès la prise de contact. Dans un contexte où il leur est souvent reproché de ne pas en faire assez et où la « barque » du travail préventif requis ne cesse de s’alourdir [11], cela crée une tension susceptible de mettre le médecin en position défensive, quel que soit le cadrage réalisé par l’enquêteur [12]. Les généralistes acceptant l’entretien étaient forts de leurs savoirs d’expérience mais se savaient éventuellement critiquables sur leur niveau d’engagement dans les procédures préventives (et sur leurs résultats…). Ils se trouvaient face à des jeunes fraîchement et mieux formés à la prévention. Forts de leurs savoirs théoriques, les internes étaient faibles sur leur expérience clinique et leur savoir-faire d’enquêteur. Dans une forme de compensation rhétorique, les médecins ont pu glisser alors vers un propos virulent pour éviter de paraître en défaut et défendre leur investissement propre, ou pour affirmer l’irréalisme de la tâche demandée avec des accents véhéments. Les patients ont pu faire les frais de cette « démonstration » selon laquelle le médecin faisait bien sa part du travail, ou du moins serait tout disposé à la faire, si seulement les patients n’étaient pas ce qu’ils sont.

16 La virulence à l’encontre des patients en entretien reflète-t-elle une violence verbale réellement à l’œuvre en consultation ? La question des normes de l’acceptable et de l’inacceptable dans la façon de s’adresser aux patients, lors des soins, participe bien de l’expérience de la démocratie sanitaire [13]. À en croire le style direct en entretien, certains médecins rapportent et assument des propos tenus en face-à-face. Ces situations dépasseraient donc en violence les formulations blessantes qui peuvent s’échapper des « coulisses » de la consultation, ou le manque de considération d’une discussion de soignants plus préoccupés du cas que de la personne. La brutalité de la façon d’interpeller le patient peut même ici se penser thérapeutique au motif que « là, ça réfléchit » [14].

17 Sauf que la manière dont les médecins parlent des patients n’est pas la manière dont ils parlent aux patients : certains peuvent laisser échapper devant l’enquêteur ce qu’ils contiennent en consultation, d’autres, à l’inverse, se contrôler en entretien mais prendre moins de précautions en pratique. Cette virulence n’est donc pas un indicateur transparent des propos tenus en consultation. Sans triangulation des données ou accès direct aux pratiques, la vraisemblance ne peut être assurée — là c’est d’ailleurs la limite de beaucoup d’enquêtes en médecine libérale [15]. Une double contextualisation fine des propos incriminés aide cependant à l’estimer au cas par cas [16]. Nous nous affranchirons pour la suite de cette question du contenu réaliste ou non des extraits incriminés pour revenir à l’analyse des enjeux de la prévention. Le sujet sera moins de savoir si « ça » a bien lieu en consultation que de cerner de qui émanent ces dérapages et qui ils visent. Enfin, que peuvent-ils apporter à l’analyse de ce que la prévention fait à la consultation, à la relation aux patients et, au-delà, à la MG et à ceux qui la pratiquent ?

Le désajustement de l’autorité en consultation sur les modes de vie

18 Indépendamment donc de leur réalisme quant aux consultations, ces moments révèlent, a minima, l’exaspération de certains praticiens par rapport aux difficultés de réalisation de certains soins préventifs. Aborder le sujet du tabagisme ou des normes alimentaires peut produire des désajustements majeurs dans la relation médecin-patient. La dégradation du patient, au moins en entretien, signe alors une incapacité à « renormaliser » celle-ci sur des bases raisonnablement constructives et respectueuses, mais aussi raisonnablement normatives car on touche bien ici à l’autorité professionnelle sur les profanes.

19 L’incapacité ou le refus de patients de s’inscrire dans les « comportements de santé » que l’on requiert d’eux constitue une réponse banale aux interventions préventives sur les modes de vie, mais tous les généralistes ne la vivent pas comme un affront personnel ou professionnel, qui justifierait d’accabler les patients non réceptifs. Ceux qui réagissent ainsi ont une haute idée de leur parole médicale et de ses fondements scientifiques, alliée à une conception de l’action efficace en médecine qui semble mieux convenir à l’intervention sur les maladies aiguës qu’à la prévention dans ses volets hygiéno-diététiques. Dans notre échantillon, il s’agit plutôt de médecins hommes ayant une activité et un rythme de consultation soutenus [17]. Il s’agit aussi de médecins dont l’hygiène de vie personnelle est, au moins sur le point incriminé, cohérente avec ce qu’ils prônent, et qui s’appuient là-dessus pour chercher à s’imposer aux patients.

20 Leurs dérapages verbaux signent l’échec d’une forme d’alliance préventive, même bancale et provisoire, avec certains patients tels qu’ils sont. L’autorité médicale s’y trouve donc simultanément affirmée, exacerbée même dans des injonctions ultra-normatives, et empêchée par le constat obligé d’une emprise impossible sur des logiques profanes. Comme le modèle d’action n’est pas révisé pour autant, une sorte de surenchère dans la normativité médicale s’ensuit, qui va paradoxalement souvent avec l’aveu d’une autorité médicale en défaut. En remettant ces extraits dans leur contexte, on constate que le déploiement de force rhétorique va avec un sentiment d’impuissance ou une tendance du médecin à se désengager de ces soins préventifs par trop sous le contrôle de patients eux-mêmes incontrôlables. L’incapacité ou le renoncement à faire adopter au patient les transformations requises sont le revers de l’affirmation, par quelques formules bien senties, de la légitime domination de l’expertise médicale sur les aspects incriminés du mode de vie. Il y a donc là à la fois abus et échec de position dominante.

21 L’approche préventive se resserre alors sur les vaccins et les traitements médicamenteux des facteurs de risque cardiovasculaires, qui n’engagent pas les protagonistes dans les mêmes impasses et se fondent dans des modalités de suivi et de prescription auxquelles médecins et patients ont été socialisés de longue date [18] (Bloy, 2014a ; Fainzang, 2001). L’autre forme d’« adaptation » est le tri, implicite ou explicite, entre les patients « avec qui on peut faire » de la prévention et « les autres », comme le montre aussi l’étude INTERMEDE (2008). Renvoyer ces derniers à une étrangeté anthropologique ou à des défaillances morales, cognitives ou psychologiques radicales est tentant. Socialement, les propos les plus agressifs visent des patients présentés comme privés des ressources ordinaires. Tous les médecins ne tombent pas dans une représentation déficitaire et aussi peu empathique de ceux de leurs patients défavorisés qui campent à distance des normes d’hygiène et de souci de soi [19], mais même ceux qui dénoncent d’abord les effets de la précarité peinent, dans ces situations, à positionner une approche préventive pertinente et aidante. Le surcroît de docilité vis-à-vis de la prescription et de la parole du généraliste, dont sont souvent crédités les patients des classes populaires, lorsqu’ils acceptent de s’inscrire dans une relation asymétrique de remise de soi pour les soins courants, opère difficilement pour ces soins touchant à l’hygiène de vie [20].

22 Selon leur style relationnel en prévention, enfin, les généralistes ne résolvent pas de la même manière les tensions du travail préventif. Elles gênent peu ceux qui s’inscrivent dans une relation plutôt libérale ou informative et limitent leur implication dans ces problématiques qu’ils situent sur le territoire propre du patient. Ceux qui engagent une démarche que nous disons capacitante (Bloy, 2014a ; Sen, 2003) l’intègrent comme une composante de la pratique, certes exigeante par l’implication subjective durable qu’elle requiert des deux parties et parce que les transformations demandées peuvent rarement être tenues pour acquises. C’est pour ceux qui tentent de maintenir un style de pratique paternaliste ou « maternaliste », c’est-à-dire qui négocient difficilement le virage de l’autonomie des patients, qu’elle est source de crispation et d’incompréhension. C’est parmi ces derniers que la virulence surgit, du fait de leurs dispositions (à savoir, mieux que les patients, ce qui est bien pour eux, à s’imposer et à en imposer en interaction), constituées à travers leur socialisation médicale, mais désajustées par rapport aux conditions sociales de mise en œuvre pratique de leurs conseils. Cela ouvre à une situation de « crise dispositionnelle » (Lahire, 2002). Les difficultés de l’action préventive sur les modes de vie cristallisent alors un sentiment d’impossibilité de faire le métier dans les conditions d’autorité requises, au vu des évolutions en cours de la relation thérapeutique. Les modèles officiels portés par les représentants de la discipline ou les autorités investies dans la gouvernance des généralistes ne semblent pas aider à résoudre cette crise.

Les reconfigurations paradoxales du gouvernement des conduites

23 Au-delà des désajustements du colloque dit singulier, notre thèse est que ces propos sont comme des éclats qui surgissent à la rencontre des changements de paradigme majeurs affectant simultanément les modèles de connaissance sur la santé, de relation médecin-malade, et de gouvernance.

24 Alors que le cadre de la consultation libérale est plutôt stable, les arguments épidémiologiques se multiplient pour déplacer l’objet du travail médical en amont des pathologies. En reconfigurant les formes traditionnelles de dépendance aux plaintes et demandes des patients, la prévention donne aux généralistes des prises nouvelles pour définir et prioriser les tâches. Ils peuvent en tirer une autonomie de jugement pour décider de l’objet de leur travail, supérieure à celle permise par la pratique classique [21]. Cette redéfinition des fins de la consultation et des moyens au service de la santé permet d’affirmer une ligne médicale cohérente de prise en charge des personnes. Par rapport au traitement des affections aiguës du quotidien appelant des traitements symptomatiques (la « bobologie », dans la vision péjorative du métier), la prévention porte ainsi une promesse de réévaluation positive du rôle social du généraliste et de reprofessionnalisation, moyennant un certain travail d’éducation des patients — car c’est avec les patients « éduqués » [22] que cette promesse peut se réaliser le mieux. Elle achoppe néanmoins souvent sur les conditions concrètes de mise en œuvre de la prévention, du fait d’une tension aiguë pour chaque médecin entre autonomie de réflexion et autonomie d’action [23], d’une part, et des contraintes qui enserrent l’autonomie des généralistes en tant que groupe professionnel, d’autre part.

25 La question de la reconfiguration contemporaine de l’autorité médicale n’est pas réductible pour le sociologue aux tensions ou habiletés dans les manières de motiver les patients. Les soins curatifs aigus, délivrés en réponse à la demande, ont structuré pour les soins courants un type d’autorité médicale qui fait traditionnellement du médecin un recours, dont le bien-fondé de l’intervention est évaluable à brève échéance [24]. Ce type d’autorité se trouve déstabilisé dans toutes ces « situations de soins » dont les médecins ne peuvent avoir la maîtrise, puisqu’elles se confondent avec le mode de vie du malade. Elles appellent d’autres manières de « faire le médecin » et de « supporter » les patients (Bouchayer, 2011) dans un travail au long cours sur leurs représentations et comportements. L’autonomie des patients, la « logique du choix » (Mol, 2009), une certaine horizontalisation de la relation ont de plus été consacrées par l’évolution du droit (Jaunait, 2005). Dans les idéaux lisses de l’éducation pour la santé contemporaine et du modèle délibératif (Emanuel et Emanuel, 1992), les paradoxes de l’idéologie préventive sont censés être dépassés dans la dialectique de l’enveloppement et de l’empowerment des sujets. À en croire aussi leur approche « centrée patient », les généralistes seraient mieux équipés que d’autres médecins pour digérer sans trop de heurt ces transformations de la relation et le déclin de l’autorité médicale — déclin relatif et paradoxal, puisqu’il est ici le revers de l’extension de leur territoire à la surveillance des modes de vie. Nos extraits montrent bien que tous n’ont pas constitué les dispositions adéquates ou ne trouvent pas les ressources qui leur permettraient de gérer sereinement l’accompagnement des patients les moins réceptifs.

26 Le renouveau de la prévention s’inscrit enfin dans un vrai changement de gouvernance de la MG libérale (Bloy et Rigal, 2012). Les politiques de santé publique visent plus de systématicité dans la dispensation des soins préventifs recommandés, ce qui découle de formats de preuve épidémiologiques et d’estimations des experts quant au taux de couverture à atteindre, sous contrainte d’efficience de la dépense de santé (tel est du moins le modèle d’action publique rationnelle sous-jacent). Cela induit une façon de penser ces soins comme des pratiques se prêtant bien à un cadrage institutionnel, voire à des contrats d’objectifs via une rémunération à la performance [25]. La vision du travail préventif qui sous-tend ce cadrage est abstraite et indifférenciée. Elle se place délibérément en surplomb du tissu des interactions et du contexte de la consultation de MG libérale, où le sens de l’effort préventif ne va pas forcément de soi, ni pour le médecin ni pour le patient. La mise en ordre de l’effort préventif sans tri des patients repose, de façon optimiste, sur le développement d’une éducation thérapeutique censée lier modification efficace des comportements et reconnaissance de l’autonomie croissante des patients. Aux ambiguïtés de l’éducation pour la santé contemporaine quant à cette dialectique de la norme et du libre choix (Orobon, 2013), s’ajoutent donc des choix de gouvernance sanitaire favorables à une standardisation du traitement de problèmes qui touchent étroitement la subjectivité, le désir et le mode de vie, à la fois social et singulier, des personnes.

27 Les généralistes se situent ainsi à la charnière de logiques sociales insistantes mais non convergentes. Tous n’accablent pas les patients, tous ne leur font probablement pas subir ce qu’ils nous ont dit leur faire subir, et tous ne pensent sans doute même pas ce qu’ils ont pu laissé échapper en entretien. Mais tous éprouvent que la mobilisation durable requise par ces soins appartient aux patients et relève de registres de motivation subjective peu transparents et difficiles d’accès. Et tous constatent que les nouvelles formes de gouvernance de la médecine libérale tendent à enserrer le travail préventif dans un réseau de contraintes hétéronomes censées le simplifier, au prix d’une réduction qui ignore délibérément sa dimension prudentielle d’ajustement à la singularité d’autrui. L’analyse de la difficile rencontre avec les « préférences » des patients, parfois hostiles aux propositions préventives, nous semble enfin rejoindre des difficultés plus générales du « travail sur autrui », telles que les a notamment pointées Dubet (2002). Ce dernier relie les impasses ressenties, dans la plupart des champs d’activité, par les travailleurs investis dans la « production des individus et des sujets » à l’épuisement d’un programme institutionnel général qui en assurait fondements, légitimité et cohérence dans la société, de façon transversale et quasiment transcendante. Pourtant, le programme institutionnel spécifique de la MG libérale, tel qu’on peut l’appréhender dans les textes et les dispositifs de gouvernance, n’a objectivement jamais été aussi chargé : les missions du généraliste se multiplient [26], les injonctions normatives et le filet des dispositifs qui les entourent se renforcent. Le cas n’est pas isolé, puisque la montée des normes d’encadrement des pratiques concerne la plupart des professions aujourd’hui saisies par le nouveau management public (Bezes et al., 2011) ou les organisations en proie à la « bureaucratisation néo-libérale » (Hibou, 2012). Les désajustements locaux de l’autorité médicale que nous avons relevés cristalliseraient ainsi les tensions d’un modèle sociétal dans lequel déclin et redéploiement de l’institution s’entrechoquent. La résolution locale des contradictions qu’engendrent ces injonctions normatives est laissée, comme souvent dans la modernité managériale, aux professionnels de première ligne (Dujarier, 2006).

Conclusion

28 Décrire et analyser, à partir de ses contraintes propres, la prévention rapprochée telle que la pratiquent en consultation les médecins généralistes n’annule pas le travail sociologique critique mais vise à lui faire gagner en finesse et en pertinence (Grignon, 2015). Il n’est de toute façon pas nécessaire d’arrêter une position sur la valeur des savoirs préventifs ou sur les normes de vie qui en sont tirées pour qu’il vaille la peine de s’intéresser aux enjeux sociaux des soins préventifs tels qu’ils sont dispensés (ou non) en MG. Les ajustements de l’autorité rapprochée, la micro-politique du gouvernement des conduites à des fins de santé (et éventuellement de réduction des inégalités de santé) [27] importent tout autant que la construction des programmes de santé publique. À l’arrivée, l’ordre ou le désordre des pratiques préventives n’est pas qu’une déclinaison locale de ce qui a été pensé en haut lieu. S’y intéresser donne accès à toutes sortes de résistances (infra)politiques et aux problèmes de positionnement des professionnels censés mettre en œuvre les dispositifs (Le Bourhis et Lascoumes, 2014). La violence verbale et symbolique à l’encontre des patients, telle qu’elle jaillit en entretien, révèle des situations dans lesquelles les généralistes s’avèrent incapables d’intérioriser et de faire intérioriser les réquisits de la prévention. Il y a des failles dans l’emboîtement idéal d’un gouvernement des conduites qui descendrait des politiques de santé publique aux médecins puis aux normes de vie des personnes, et les ressorts du biopouvoir à une échelle micro paraissent parfois bien distendus. Les éclats sur lequel nous nous sommes focalisés ici ne doivent pas faire oublier les scrupules et incertitudes qu’expriment par ailleurs la plupart des généralistes quant au bien-fondé, scientifique ou moral, des soins préventifs recommandés et des bonnes manières de les évoquer en consultation face à la diversité de leurs patients.

29 Liens d’intérêts : L’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Berlivet L., 2004, Une biopolitique de l’éducation pour la santé. La fabrique des campagnes de prévention, In : Fassin D., Memmi D., eds, Le gouvernement des corps, Paris, Éditions de l’EHESS, 35-75.
  • Bezes P., Demazière D., Le Bianic T., Paradeise C., Normand, R., Benamouzig D., Pierru F., Evetts J., 2011, Dossier-débat New public management et professions dans l’État : au-delà des oppositions, quelles recompositions ?, Sociologie du Travail, 3, 293-348.
  • Bloy G., 2014a, Les habits neufs du Docteur Knock ? Les médecins généralistes aux frontières extensibles du projet préventif, In : Bujon T., Dourlens C., Le Naour G., eds, Les nouvelles frontières de la médecine, Paris, Éditions des Archives Contemporaines, 3-22.
  • Bloy G., 2014b, À quoi bon former les médecins généralistes ? Un modèle d’apprentissage et un modèle professionnel sous tensions, Revue Française des Affaires Sociales, 1-2, 2014, 172-191.
  • Bloy G., Schweyer F.X., eds, 2010, Singuliers généralistes. Sociologie de la médecine générale, Rennes, Presses de l’EHESP.
  • Bloy G., Rigal L., 2012, Avec tact et mesure ? Les médecins généralistes aux prises avec les évaluations chiffrées de leur pratique, Sociologie du Travail, 4, 433-456.
  • Bloy G., Adhéra N., Rigal L., 2015, Quand des médecins libéraux participent à une politique publique sans toujours s’y impliquer : les généralistes et le dépistage organisé des cancers, In : Meidani A., Legrand E., Jacques B., eds, La santé : du public à l’intime, Rennes, Presses de l’EHESP, 123-139.
  • Bouchayer F., 2011, Le soignant, le patient et le tiers gestionnaire : les nouvelles donnes d’un rapport tripartite, Sociologie Santé, 33, mars, 87-103. Broclain D., 1994, La médecine générale en crise ? In : Aïach P., Fassin D., eds, Les métiers de la santé, Paris, Economica.
  • Bungener M., Baszanger I., 2002, Médecine générale, le temps des redéfinitions, In : Baszanger I., Bungener M., Paillet A., eds, Quelle médecine voulons-nous ?, Paris, La Dispute, 19-34.
  • Champy F., 2011, Nouvelle théorie sociologique des professions, Paris, PUF.
  • Compagnon C., Ghadi V., 2009, La maltraitance « ordinaire » dans les établissements de santé. Études sur la base de témoignages, Rapport pour la Haute Autorité de Santé.
  • Darmon M., 2013, Classes préparatoires. La fabrique d’une jeunesse dominante, Paris, La Découverte.
  • Dozon J.P., 2001, Quatre modèles de prévention, In : Dozon J.P., Fassin D., eds, Critique de la santé publique. Une approche anthropologique, Paris, Balland, 23-46.
  • Dubet F., 2002, Le déclin de l’institution, Paris, Le Seuil.
  • Dujarier M.A., 2006, L’Idéal au travail, Paris, PUF.
  • Emanuel E.J., Emanuel L.L., 1992, Four models of the physician-patient relationship, Journal of the American Medical Association, 267, 16, 2221-2226.
  • Engel G.L., 1977, The need for a new medical model : a challenge for biomedicine, Science, Apr 8, 196 (4286).
  • Fainzang S., 2001, Médicaments et société. Le patient, le médecin et l’ordonnance, Paris, PUF.
  • Foucault M., 1994, Dits et écrits, vol. 4, Paris, Gallimard, 1980-1988.
  • Freidson E., 1984, La profession médicale, Paris, Payot.
  • Génolini J.P., Roca R., Rolland C., Membrado M., 2011, ‘L’éducation’ du patient en médecine générale : une activité périphérique ou spécifique de la relation de soins ? Sciences Sociales et Santé, 3, 81-122.
  • Greffion J., 2014, Proximité et domination entre représentantes de l’industrie et médecins, In : Fournier P., Lomba C., Muller S., eds, Les travailleurs du médicament, Toulouse, Erès.
  • Grignon C., 2015, Une sociologie des normes diététiques est-elle possible ? Le cas de l’obésité, www.laviedesidees.fr, 27 janvier.
  • Hassenteufel P., 1997, Les médecins face à l’État. Une comparaison européenne, Paris, Presses de Sciences Po.
  • Herzlich C., 1984, Du symptôme organique à la norme sociale : des médecins dans un « groupe Balin », Sciences Sociales et Santé, 1, 11-31.
  • Hibou B., 2012, La Bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, Paris, La Découverte.
  • Hughes E., 1996, Le regard sociologique, Paris, Édition de l’EHESS.
  • INTERMEDE, 2008, L’interaction entre médecins et malades productrice d’inégalités sociales de santé ? Le cas de l’obésité, Rapport de recherche pour l’IRESP.
  • Jaunait A., 2005, Comment pense l’institution médicale ? Une analyse des codes français de déontologie médicale, Paris, Dalloz.
  • Lahire B., 2002, Portraits sociologiques, Paris, A. Colin.
  • Le Bourhis J.P., Lascoumes P., 2014, Les résistances aux instruments de gouvernement. Essai d’inventaire et de typologie des pratiques, In : Halpern C., Lascoumes P., Le Galès P., eds, L’instrumentation de l’action publique. Controverses, résistance, effets, Paris, Presses de Science Po, 493-520.
  • Le Feuvre N., 2001, La féminisation de la profession médicale : voie de recomposition ou de transformation du « genre » ? In : Aïach P., Cèbe D., Cresson G., Philippe C., eds, Femmes et hommes dans le champ de la santé, Rennes, Éditions ENSP.
  • Lignier W., Pagis J., 2014, Introduction : le dégoût des autres, Genèses, 3, 2-8.
  • Memmi D., 2003, Faire consentir : la parole comme mode de gouvernement et de domination In : Lagroye J., ed., La politisation, Paris, Belin, 445-459.
  • Mol A., 2009, Ce que soigner veut dire. Repenser le libre choix du patient, Paris, Presses des Mines.
  • Orobon F., 2013, Promotion de la santé et Empowerment : quelques ambigüités, www.carnetsdesante.fr, octobre.
  • Peretti-Watel P., Constance J., 2009, Comment les fumeurs pauvres justifient-ils leur pratique et jugent-ils la prévention ?, Déviance et Société, 2, 205-219.
  • Pinell P., 2004, Dépistage, In : Lecourt D., ed., Dictionnaire de la pensée médicale, Paris, PUF.
  • Régnier F., 2009, Obésité, goûts et consommation. Intégration des normes d’alimentation et appartenance sociale, Revue Française de Sociologie, 4, 747-773.
  • Rigal L., Chambon F., Falcoff H., 2011, Analyse de la variabilité des pratiques des médecins généralistes, Communication orale au 5e CMG ; http://videos.overcome.fr/cmgf/2011/presentation/vendredi-24/gallieni-3/11h00/86-chambon/index.html
  • Rigal L., Bloy G., Lorenzo A., Noël F., Falcoff H., 2015, Des inégalités sociales de santé aux gradients sociaux dans les pratiques préventives des médecins généralistes, In : Hervé C., Raynault M.F., Jean-Stanton M., eds, Les inégalités sociales et la santé, Paris, Dalloz.
  • Rosso J., 2011, Soins préventifs destinés aux adultes : évaluation de la charge de travail en soins primaires, Thèse d’exercice de médecine générale, Université Paris-Descartes.
  • Sen A., 2003, L’économie est une science morale et politique, Paris, La Découverte.
  • Stringhini S., Sabia S., Shipley M., Brunner E., Nabi H., Kivimaki M., Singh-Manoux A., 2010, Association of socio-economic position with health behaviors and mortality, Journal of the American Medical Association, 303(12), 1159-1166.

Notes

  • [*]
    Géraldine Bloy, sociologue, LEDi UMR CNRS 6307, INSERM U 1200, Université de Bourgogne Franche-Comté, 2 boulevard Gabriel, BP 26611, 21066 Dijon Cedex, France ; geraldine.bloy@u-bourgogne.fr
  • [1]
    Un patient-client prend l’initiative de consulter en cabinet libéral, avec un motif de plainte. Il paie le médecin à l’acte — fût-ce au tarif conventionné et pour être remboursé.
  • [2]
    Les travaux d’épidémiologie qui estiment importante la contribution de comportements individuels, mais socialement différenciés, aux inégalités sociales de santé (Stringhini et al., 2010) ont peu d’écho en sociologie.
  • [3]
    L’enquête a été menée par un collectif d’internes de MG de la faculté Paris Descartes, dirigé par G. Bloy et L. Rigal (financement : Union régionale des professionnels de santé d’Île-de-France ; Institut national de prévention et d’éducation pour la santé ; Programme « La personne en médecine » de la ComUE Paris Sorbonne Cité). Les entretiens comportaient une partie sur la prévention en général, avant d’approfondir les principales règles hygiéno-diététiques (tabac, alcool, alimentation, activité physique) ou les dépistages des cancers recommandés (sein, col de l’utérus, colorectal). L’investigation n’a pas porté sur les vaccins. La plupart des entretiens ont été menés par des internes ayant reçu une formation ad hoc et réalisant leur thèse d’exercice. J’en ai personnellement conduit une quinzaine.
  • [4]
    Au vu des dossiers médicaux, la « présence » des généralistes sur les soins préventifs recommandés est loin de la systématicité visée par les politiques de santé publique. Dans les indicateurs que mesure depuis 2012 l’assurance maladie pour calculer la Rémunération sur objectifs de santé publique (ROSP), les items préventifs stagnent ou se dégradent.
  • [5]
    Le constat d’une activité physique insuffisante, lorsqu’il est fait, conduit rarement aux mêmes extrémités.
  • [6]
    Il existe certes des médecins qui se saisissent de l’entretien comme d’un exutoire, imposent leur définition de la situation et jouent de la provocation. Beaucoup surréagissent aussi sur la manière dont ils s’estiment traités par les politiques ou administrations sanitaires. Mais c’est d’ordinaire dans un contexte de sociabilité professionnelle informelle qu’ils en viennent à « se lâcher » ainsi sur les patients, lorsqu’ils ne font plus cas du regard extérieur.
  • [7]
    Cela permettrait de doubler le taux d’arrêt du tabac à un an, par rapport à l’évolution spontanée d’un groupe témoin. Cette donnée de la littérature a l’avantage d’être comme « prête à l’emploi », elle est bien intégrée par les généralistes qui peuvent accorder la phrase d’amorce à leur style de communication.
  • [8]
    Notamment par rapport aux approches unidimensionnelles ou standardisées des spécialistes et des programmes de dépistage organisé, qui ne considèrent qu’une fonction ou une liste d’organes chez des sujets indifférenciés (Bloy et al., 2015).
  • [9]
    Cela tient à l’empreinte culturelle de la psychanalyse en France et à la réception des travaux de Balint, qui ont séduit une génération de généralistes à la recherche de nouvelles voies de compréhension et d’une requalification de leur pratique (Herzlich, 1984). Les praticiens aujourd’hui positionnés sur les enseignements relatifs à la relation médecin-malade s’inscrivent toujours dans cette sensibilité. En entretien, quelques médecins ont avancé l’idée qu’un comportement à risque était un symptôme, et qu’il n’était pas de bonne pratique d’éradiquer un symptôme sans comprendre ses fonctions.
  • [10]
    J’emprunte la terminologie à Darmon (2013) qui, revisitant Durkheim et Foucault, parle d’institutions qui « enveloppent » les sujets qu’elles forment, dans un gouvernement élargi de leur existence mais selon un « ethos de la retenue ». Cette lecture renvoie aux analyses de Memmi (2003) sur le consentement et le dialogue comme nouveau régime de gouvernement et de domination des individus. Le renoncement aux postures autoritaires punitives, au profit d’échanges discursifs civilisés, en serait la marque, notamment en situation de domination rapprochée en face-à-face.
  • [11]
    Le temps théorique nécessaire pour les soins préventifs recommandés, pour une patientèle représentative de 1 000 patients adultes, est estimé à plus du quart du temps de consultation annuel d’un généraliste. Après 50 ans, une proportion importante des patients ne consulte pas suffisamment pour rendre possible la réalisation de tous les soins recommandés (Rosso, 2011). Outre qu’il leur faut prendre en compte la demande du patient qui se présente, les généralistes qui souhaitent investir ce champ sont donc confrontés à de vraies difficultés d’organisation et de priorisation de l’agenda.
  • [12]
    Nous valorisions le caractère compréhensif et non évaluatif de l’entretien ; le guide d’entretien cherchait à limiter les biais de conformité.
  • [13]
    Elle fait partie de la maltraitance « ordinaire » dans les établissements de santé (Compagnon et Ghadi, 2009), problématique à envisager aussi en médecine de ville même si la dépendance et la vulnérabilité des patients y sont a priori moindres.
  • [14]
    Les « réflexions », justement, de personnes obèses par rapport au « conseil » nutritionnel vexatoire font l’objet d’un « Livre Noir » sur le site de leurs associations (http://www.allegrofortissimo.com/livrenoir2.htm). Les soignants ne sont pas seuls en cause mais ne paraissent pas non plus en reste dans les interpellations sans ménagement et remarques discriminatoires sur le poids.
  • [15]
    L’observation n’y est acceptée que par une minorité de médecins, ou sur la base d’une relation privilégiée avec l’enquêteur. Pour les entretiens, la sélection est moins drastique. Les questionnaires se heurtent à des taux de réponse insuffisants pour des données de qualité, sauf panel représentatif rémunéré.
  • [16]
    Il s’agit alors, d’une part, de resituer les extraits incriminés dans l’analyse verticale de l’ensemble du discours tenu, pour voir où et comment ils interviennent dans le propos et, d’autre part, de se donner les moyens de situer chaque médecin dans sa trajectoire et son espace professionnel, grâce à la méthode comparative et à un repérage plus large des sous-cultures du groupe. Le détail de ce travail ne peut être exposé dans ce texte, dont l’objectif premier n’est pas méthodologique.
  • [17]
    Les rares femmes concernées s’inscrivaient dans un profil d’activité et un ethos que Le Feuvre (2001) qualifierait de « virilitude ». L’hypothèse que les soins préventifs fassent mauvais ménage avec une approche « viriliste » en médecine n’est pas originale : le plus grand investissement des médecins femmes dans les pratiques préventives est une constante de la littérature, retrouvée pour la France dans Prev Quanti (Rigal et al. 2011). Les jeunes médecins dispensent aussi plus de prévention mais on ne perçoit pas d’effet d’âge ou de génération dans nos entretiens.
  • [18]
    Soutenues, contrairement à l’action sur les modes de vie, par les visites de l’industrie pharmaceutique (Greffion, 2014).
  • [19]
    Représentation à rapprocher d’un dégoût social des autres (Lignier et Pagis, 2014), qui n’épargne pas les médecins confrontés de très près à ces dispositions incarnées, signant de surcroît une forme d’échec professionnel pour eux.
  • [20]
    Les enseignants, à l’inverse, sont volontiers stigmatisés pour leurs plaintes et exigences excessives lors des soins courants mais absents de la galerie de portraits des patients problématiques que les médecins n’arrivent pas à gérer sur l’hygiène de vie.
  • [21]
    D’autant qu’il n’y pas vraiment de « préventologue » susceptible de leur faire de l’ombre. La domination symbolique et économique des généralistes par les spécialistes ne se rejoue pas avec le médecin scolaire ou du travail.
  • [22]
    La figure du patient éduqué s’est récemment répandue parmi les généralistes et les internes. Elle renvoie à un patient qui se situe dans un recours aux soins conforme aux attentes de son médecin et évite de le solliciter à tort et à travers. On pourrait y voir une dérive de l’éducation pour la santé ou un redéploiement du paternalisme médical, il serait bon d’étudier le sort des patients non ou mal éduqués/éducables, que cette figure consacre comme indésirables.
  • [23]
    « L’autonomie de réflexion et l’autonomie d’action ne coïncident pas toujours, et il est beaucoup plus réaliste de définir les professions à pratique prudentielle par leur autonomie de réflexion que par leur autonomie de décision » (Champy, 2011 : 159).
  • [24]
    Dans la hiérarchie des valeurs en médecine, la valorisation de l’action et de l’efficacité a ainsi placé la prévention plutôt du côté du « sale boulot » (Hughes, 1996) et des missions (dé)laissées à des soignantes paramédicales, ou à une médecine salariée très féminisée. La montée de la prévention dans ses volets hygiéno-diététiques induit un certain « changement de genre » des pratiques médicales. Memmi (2003) parle, à propos de la médecine de soins palliatifs ou de la douleur, d’une « institutionnalisation professionnelle du féminin ». La médecine préventive valorise les mêmes compétences d’accompagnement continu égalitaire, d’écoute sensible bienveillante, socialement construites comme féminines. En entretien, ce sont plutôt des femmes d’âge intermédiaire qui ont dit l’envisager ainsi et, loin des éclats étudiés ici, apprécier le repositionnement de la relation médecin-malade qui en découle.
  • [25]
    Depuis 2012, les généralistes sont rémunérés pour la proportion de patients, parmi ceux les ayant choisis comme médecin traitant, à jour de tel vaccin ou dépistage. Ils sont de même évalués sur des indicateurs de procédure pour le suivi de maladies chroniques, malgré les problèmes connus d’observance ou d’adhésion aux conseils hygiéno-diététiques.
  • [26]
    Chaque nouvelle recommandation souligne son rôle dans le repérage du problème, sa responsabilité dans l’orientation du patient puis la coordination des soins. Cela satisfait une certaine ligne de défense de la discipline, mais évite soigneusement les questions de compétences et de faisabilité pratique avec lesquelles doivent se débattre les généralistes sur le terrain.
  • [27]
    Pour les épidémiologistes, le système de soins pèserait assez peu dans leur genèse, mais pourrait contribuer à creuser ou réduire ces inégalités selon l’orientation sociale des actions préventives (plus ou moins « pro-pauvres ») (Rigal et al., 2015), alors que les prises en charge curatives seraient moins socialement différenciées.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.81

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions