Notes
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[*]
Sébastien Mainhagu, maître de Conférences à l’Université de Haute Alsace, membre d’HuManiS (EM Strasbourg), Strasbourg, France ; sebastien.mainhagu@uha.fr
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[1]
Au sens anglo-saxon du terme, c’est-à-dire dans lesquelles la plupart des employés sont membres de professions bénéficiant d’une grande autonomie (Freidson, 1970).
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[2]
Pichault parle de paradigme. Cette dimension renvoie aux deux orientations classiques du manager vers la tâche et vers la relation.
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[3]
Cette notion est définie comme l’ensemble des propositions partagées par des personnes qui s’en servent pour interpréter les situations (Bartunek, 1984).
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[4]
Au total, 40 questionnaires n°1 nous ont été retournés après relance téléphonique : 45 % des cliniques qui ont répondu emploient moins de 150 équivalents temps plein, 22,5 % plus de 300 ; 77,5 % des établissements sont à but lucratif et 40 % appartiennent à un groupe de santé. Les répondants sont DRH dans la moitié des cas, cadres supérieurs de santé pour un quart d’entre eux et 15 % sont directeurs. Quarante-six questionnaires n°2 nous ont été transmis : les cadres de santé représentent 45,7 % des répondants. Quatre répondants sont des représentants du personnel. Tous les soignants n’ont pas renseigné les questions sur les modalités d’introduction des pratiques de GRH (Tableau II). C’est la même chose pour le questionnaire n°3 (Tableau III) auquel ont répondu 53 personnes (les 7 responsables d’unité de soin, 22 infirmières et 24 aides-soignantes).
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[5]
L’étude de cette clinique a déjà fait l’objet de deux articles (Mainhagu, 2010, 2012).
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[6]
Les noms des cliniques sont fictifs pour respecter l’anonymat.
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[7]
Dans cet établissement, les soignants et les cadres de santé ont été proposés par l’infirmière générale.
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[8]
Ce libellé de poste est le grade le plus élevé de la hiérarchie infirmière. Il remplace celui « d’infirmière générale » depuis le début des années 2000.
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[9]
Les « volants » sont des soignants qui n’ont pas d’affectation dans un service en particulier et qui remplacent des personnes absentes ou renforcent une équipe en sous-effectif.
1En France, les établissements d’hospitalisation de statut privé, à but lucratif ou associatif, prennent souvent le nom de clinique. Ces entreprises, en général de taille moyenne, ont la particularité d’œuvrer sur un marché administré par l’État. Elles sont l’objet d’un nombre réduit d’études alors qu’elles réalisent un quart de l’activité d’hospitalisation française. Depuis une quinzaine d’années, elles doivent assumer leur risque financier dans un contexte de rareté des ressources. Elles sont contraintes de changer rapidement si elles ne veulent pas disparaître, ce qui conduit les dirigeants à restructurer l’organisation et à modifier leurs dispositifs de management et de gestion des ressources humaines (GRH), en prenant pour modèle le secteur marchand (Bach, 1996 ; Baret, 2002).
2Les changements initiés par ces derniers peuvent être mal perçus par des soignants qui ont de bonnes raisons de résister au contenu de ces pratiques et aux méthodes employées pour les introduire (de Coninck, 1998). Les organisations professionnelles [1] sont traditionnellement le théâtre de négociations permanentes d’un ordre social entre les professionnels, qui sont en général solidaires pour s’opposer aux dirigeants (Strauss et al., 1963).
3Consciente de la nature politique de la régulation dans ce secteur, la Haute autorité de santé (HAS), organisme chargé en France de certifier la qualité des établissements d’hospitalisation, préconise de « faciliter le dialogue social et l’expression des personnels : rencontres avec les partenaires sociaux, boîte à suggestions, tableaux d’affichage libre, enquêtes de satisfaction du personnel, journée d’établissement, commission de formation, bilan de fonctionnement des instances, conseils de service, réunions de service, comité consultatif des cadres, ou autres appellations, groupes d’expression, etc. » (HAS, 2004 : 31).
4Toutefois, les porteurs de projet de changement semblent être prudents dans la mise en œuvre d’une méthode participative qui conduit à tenir compte des avis formulés par les soignants et à modifier le contenu du projet en conséquence. Même s’ils reconnaissent le mérite de cette approche, certains cherchent à contrôler le projet de changement en réduisant la possibilité de transformation de celui-ci, ce qui peut conduire à l’échec par un manque d’adhésion des soignants. Pourquoi ces managers font-ils preuve d’ambivalence ?
5L’analyse des processus cognitifs des porteurs de projet peut permettre de comprendre ce phénomène. Des chercheurs, inspirés par l’analyse contextualiste, ont montré le caractère délicat du positionnement des managers qui doivent choisir entre la proximité et la distance vis-à-vis des représentations de leurs salariés pour réussir le changement (Denis et al., 1996, 2001). Une attitude intermédiaire serait souhaitable, mais est-elle possible ? Après avoir développé les apports théoriques sur le sujet, nous analyserons les données recueillies auprès de trois cliniques pour expliquer cette attitude ambivalente par le contexte de ces organisations, les jeux de pouvoir et les représentations des managers de ce secteur.
Un modèle et une méthode appliqués aux conduites des dirigeants de cliniques
6Après avoir présenté les développements théoriques sur ce thème qui enrichissent l’analyse contextualiste, nous préciserons notre méthode de recueil et d’analyse des données.
Comprendre la tentation du contrôle par l’analyse contextualiste
7Le cadre d’analyse contextualiste développé par Pettigrew (1987) explique le changement comme le résultat d’interactions entre acteurs stratèges (dimension politique) qui saisissent des ressources dans leur contexte pour influencer une décision concernant l’orientation à donner à un projet. Le changement n’est cependant pas seulement une question de contenu mais aussi de méthode. La manière dont un manager va concevoir la conduite du projet de changement a une influence sur son déroulement.
8Pichault, qui s’inscrit dans l’approche contextualiste, identifie deux modalités de management adoptées par les dirigeants pour conduire le changement : le mode de la rationalisation et le mode politique (Pichault, 1993, 1995). Le choix entre ces deux approches est déterminé par la représentation du changement du gestionnaire et par le contexte de l’organisation, notamment le système d’influence.
9Lorsque ce dernier est de type centripète (la direction détient le pouvoir), les dirigeants peuvent faire le choix d’un management basé sur la rationalisation (centré sur l’optimisation des ressources et du mode opératoire sans prise en compte des réactions des protagonistes). Ils risquent alors de provoquer l’opposition des employés perpétuant le statu quo. Si le gestionnaire fait le choix d’intervenir dans les jeux politiques, en construisant des rapports d’alliances ou d’oppositions, il est susceptible d’opérer des adaptations sans changer fondamentalement le cadre.
10Lorsque le système d’influence est centrifuge (ce sont les professionnels qui ont le pouvoir), le risque est grand qu’un management basé sur la seule rationalité instrumentale débouche sur le développement d’un projet dissident. Au contraire, si le manager produit du sens pour les salariés, anticipant leurs réactions, le projet peut être accepté : c’est la logique d’innovation.
11Pichault rend ainsi compte de la diversité des schémas cognitifs des managers face au changement, ceux-ci anticipant plus ou moins les réactions des personnes concernées. Les gestionnaires peuvent identifier à l’avance les alliances et oppositions que provoquera le changement ; à l’inverse, ils peuvent être aveugles aux jeux d’acteurs, assurés de la rationalité de leur projet. Il ne s’agit pas seulement de compétences mais d’états d’esprit [2]. Ce raisonnement peut être prolongé pour caractériser la logique des gestionnaires dans la conduite du changement puisque le choix d’un style de management est associé à un positionnement vis-à-vis de l’équipe. Le manager peut souhaiter contrôler le processus de changement, laissant peu d’autonomie aux salariés pour modifier le projet initial. Il prendra alors ses distances avec les employés en refusant d’adopter leur schéma interprétatif [3], donc de se socialiser (Denis et al., 1996, 2010). Il peut faire le choix inverse, associant au projet les membres de son équipe pour les faire adhérer.
12Quatre logiques de conduite du changement peuvent être déduites en croisant les deux dimensions cognitives présentées précédemment, c’est-à-dire le degré d’anticipation des réactions des salariés (ou à l’inverse de rationalisation instrumentale), d’une part, et le niveau de contrôle du projet (ou à l’inverse de socialisation) par les managers, d’autre part (Tableau I) :
- la logique de la planification correspond au cas où le processus de décision est contrôlé par le manager qui refuse d’être socialisé dans l’équipe ; les jeux d’acteurs ne sont pas anticipés ;
- la logique d’adaptation s’illustre par une introduction prudente du changement par anticipation des réactions des salariés, réduisant s’il le faut les ambitions du projet. Le gestionnaire garde le contrôle du projet en prenant ses distances avec l’équipe ;
- la logique dissidente se rapporte au cas où le changement échappe complètement au contrôle du manager par manque d’anticipation des jeux de pouvoir, conduisant à une transformation progressive du projet selon les aspirations des acteurs, le gestionnaire ayant opté pour une socialisation dans l’équipe ;
- la logique de la co-construction apparaît lorsque le manager accepte une perte relative de contrôle du projet en se socialisant et en reconnaissant l’hétérogénéité des intérêts en jeu. Comme dans la logique d’innovation de Pichault, les individus peuvent ainsi réaliser une opération mentale pour donner du sens au projet, à partir d’éléments du contexte qui constituent des repères cognitifs.
Les logiques de conduite du changement (d’après Pichault, 1993)
Les logiques de conduite du changement (d’après Pichault, 1993)
13On retrouve l’influence du raisonnement contextualiste puisque :
- la dimension politique est centrale dans ce modèle à travers l’aptitude du manager à lire les jeux stratégiques des acteurs ;
- le contexte interne est présent dans ce modèle à travers les perceptions des acteurs.
14Une situation optimale serait difficile à obtenir car elle nécessiterait une adaptation permanente du porteur de projet qui anticiperait les réactions des salariés et choisirait de contrôler le processus ou de se socialiser en fonction du contexte pour réduire le risque d’échec (Laude-Alis, 2005 ; Minvielle et Contandriopoulos, 2004). Les informations prises par les managers sur les jeux d’acteurs et leurs perceptions s’ajoutent à celles détenues sur l’activité, la stratégie de l’entreprise et le contexte externe de l’organisation.
15Si cette approche est complexe, elle n’est pas impossible comme en atteste le cas d’un directeur d’hôpital nouvellement recruté qui a su se faire accepter par les médecins en élaborant un projet stratégique conciliant leurs valeurs (socialisation) et en saisissant une opportunité offerte par le contexte (Denis et al., 2001). Une fois intégré, celui-ci a pu agir de manière plus directive, modalité d’action qu’il avait adoptée dès son arrivée à l’égard du personnel administratif en modifiant leurs attributions (contrôle). De vives réactions l’ont cependant conduit à reconsidérer sa méthode et le contenu du projet. Le contexte est à la fois une ressource et une contrainte pour le porteur de projet qui choisit, en fonction de la situation, la méthode pour déployer le changement (Pettigrew, 1987). Une adaptation des méthodes de conduite du changement au contexte est donc possible mais se révèle délicate à réaliser (Carlier et al., 2005). Elle n’est pas seulement le fait d’un manager stratège car, pour réussir dans ce positionnement intermédiaire, le porteur de projet doit aussi être socialisé dans les deux catégories (gestionnaire et professionnelle), donc posséder une représentation hybride, pour favoriser leurs connexions avec le projet (Denis et al., 2009).
16Dans le secteur de la santé, deux profils de porteur de projet peuvent posséder cette double perception et donc cette attitude intermédiaire : les soignants devenus managers ayant assimilé les valeurs de la gestion, d’une part, et des managers « profanes » ayant réussi leur socialisation dans le monde des soignants, d’autre part. C’est plus souvent le premier cas qui est observé dans le secteur de la santé, avec deux risques. Si le manager prend ses distances avec le schéma interprétatif des soignants, il peut ne plus être reconnu comme socialisé, échouant à les faire adhérer ; s’il garde celui de la profession, il risque l’immobilisme. Pour autant, si les personnes ont construit leur identité lors de leur trajectoire professionnelle, les valeurs qu’elles portent ne sont pas facilement modifiables, leur perception également. Le positionnement intermédiaire peut être difficile à tenir pour le manager, surtout si c’est un ancien soignant, celui-ci optant pour l’un ou l’autre des deux schémas interprétatifs. Dans le cas où il s’identifie essentiellement à la posture du gestionnaire, il peut être tenté de contrôler le projet, connaissant les risques de déviance dans la profession. On peut alors se demander si l’attitude ambivalente des managers, entre contrôle et socialisation, ne résulterait pas de la difficulté pour un manager d’assumer une double représentation. Les données recueillies auprès de trois cliniques françaises de court séjour nous permettront de répondre à cette interrogation.
Une méthodologie mixant deux approches
17Pour répondre à ce questionnement, nous avons opté pour une stratégie en deux temps, mixant les approches pour éviter de produire des artefacts (Jick, 1979) :
- la diffusion de questionnaires auprès des cliniques françaises pour identifier la régularité des comportements. Mais, un risque de biais, notamment de désirabilité sociale, existe avec cette méthode, en raison du sujet de cette recherche ;
- la réalisation d’études de cas sur trois cliniques parmi celles qui ont participé à la première étape (Tableau II). Cette seconde approche permet de rendre compte des processus à l’œuvre dans les organisations (Yin, 1981) et réduit le biais précédent.
Recueil de données sur la conduite du changement dans 4 établissements
Recueil de données sur la conduite du changement dans 4 établissements
n.c. : non concernéNous indiquons le nombre de personnes qui ont répondu à la question sur la méthode utilisée pour introduire les pratiques de GRH sur 46 réponses questionnaire 2 et 56 pour le questionnaire 3
18Les données recueillies concernant la conduite du changement sont de deuxième main, c’est-à-dire que les situations nous ont été relatées par un tiers. Les observations que nous avons faites dans les cliniques ont très peu porté sur l’introduction de pratiques de GRH qui étaient déjà en place. Nous avons donc comme matériaux des perceptions, par nature subjectives. Les données objectives sont celles du contexte et du contenu des pratiques. Cela dit, notre étude est centrée sur les représentations qui sous-tendent le choix de la méthode employée pour conduire le changement. De plus, le recoupement des perceptions a permis de mettre en évidence des régularités qui peuvent expliquer des comportements et, ainsi, corroborer ou pas les résultats des questionnaires. Le croisement des données obtenues par les différents acteurs sur une même situation, par diverses méthodes et dans plusieurs organisations, est censé apporter une certaine robustesse à nos résultats.
19Concernant les questionnaires, les deux premiers ont été transmis entre juin et septembre 2008 par courriel aux 560 cliniques de court séjour françaises identifiées sur le bottin, l’un ciblait un membre de la direction en charge de la GRH, l’autre s’adressait aux professionnels de santé, dont les cadres de proximité et les représentants du personnel [4]. Le troisième questionnaire a été transmis en juin 2009 directement aux soignants, cadres compris, de la clinique Acute [5]. Il contient les mêmes questions que le questionnaire n°2.
20Le thème de la conduite du changement constituait une petite partie des questionnaires qui testaient les perceptions des répondants sur un ensemble de seize dispositifs de GRH. La même question était posée au sujet de cinq pratiques de GRH : l’entretien annuel d’évaluation, la prime de disponibilité ou de rappel de congés, l’annualisation, le logiciel de gestion des plannings et l’affectation du personnel en fonction de l’activité. Les répondants pouvaient choisir entre huit modalités, plusieurs choix étaient possibles (Documents 1 et 2).
Document 1. Extrait du questionnaire n°1
N’indiquez rien si vous ne savez pas ou non observé.
Choisissez TOUTES les réponses qui conviennent :
- En associant les cadres de santé à la décision
- En interrogeant les équipes soit directement soit par l’intermédiaire du cadre
- En communiquant la décision aux cadres de soin pour qu’ils diffusent l’information
- En rencontrant les syndicats et/ou les représentants du personnel au préalable
- En organisant un groupe de travail qui démarre ses travaux sous votre impulsion à partir d’une ébauche de projet
- En permettant aux soignants des modifications du projet initial
- En rencontrant au préalable les personnes acteurs susceptibles de refuser le projet
- En communiquant par note, courrier et journal interne
Document 2. Extrait du questionnaire n°2
N’indiquez rien si vous ne savez pas ou non observé.
Choisissez TOUTES les réponses qui conviennent :
- Le cadre a participé à la décision
- L’équipe a été interrogée par le cadre ou la direction pour connaître son avis
- Le cadre a diffusé l’information lors d’une réunion
- Les syndicats et/ou représentants du personnel ont été associés en amont du projet
- La direction a organisé des groupes de travail qui sont partis d’une ébauche de projet
- L’équipe a fait des propositions qui ont été prises en compte
- Le projet a été négocié avec les syndicats et/ou représentants du personnel qui étaient contre au départ
- La direction a communiqué par note, courrier et journal interne
21La logique de planification est repérée lorsque les répondants ont coché « En communiquant la décision aux cadres de soin pour qu’ils diffusent l’information » et/ou « En communiquant par note, courrier et journal interne » à l’exclusion des autres. Nous avons identifié la logique d’adaptation lorsque les répondants ont coché : « En associant les cadres de santé à la décision » et/ou « En rencontrant les syndicats et/ou les représentants du personnel au préalable » et/ou « En organisant un groupe de travail qui démarre ses travaux sous votre impulsion à partir d’une ébauche de projet » et/ou « Les équipes ont été interrogées » mais pas celle « En permettant aux soignants des modifications du projet initial ». Lorsque cette dernière proposition a été choisie, nous considérons que le répondant faisait référence à la logique de co-construction ou dissidente lorsqu’un projet alternatif est proposé par les soignants comme dans le cas des entretiens annuels à la clinique Acute.
22Les questions sur la méthode d’introduction des pratiques de GRH n’ont pas toujours eu de réponse, car nous leur demandions de ne répondre que s’ils étaient présents dans l’établissement au moment des faits. Nous avons retiré les réponses peu nombreuses du questionnaire 1 et 2 concernant la prime de disponibilité et de l’annualisation (Tableau III plus loin). La même opération a été réalisée pour le questionnaire 3, la clinique Acute n’ayant pas fait le choix de l’annualisation et du logiciel de planification (Tableau IV plus loin).
23Concernant les études de cas, nous avons effectué tout d’abord une immersion pendant deux semaines dans la clinique Bonétat [6] en 2007 (Tableau II), réalisant seize entretiens semi-directifs enregistrés et retranscrits [7], ainsi que des observations (réunions, échanges informels, etc.) et récoltant des documents (protocoles, auto-évaluations, comptes rendus de réunions, etc.). Certaines de ces personnes ont été interrogées à nouveau en 2008 et 2009. Pour la seconde étude de cas, réalisée auprès de la clinique Acute, nous avons exploité les trois mêmes sources d’information en débutant notre enquête par l’interview du directeur en 2007 qui a été remplacé l’année suivante, puis par celui de la directrice des soins infirmiers [8], rencontrée à nouveau en 2008. En 2009, celle-ci nous a autorisé à effectuer une immersion de deux mois, durant laquelle nous avons réalisé près de 30 entretiens semi-directifs et distribué le questionnaire n°3 (Tableau II). Le choix des personnes interrogées a été effectué de manière à rencontrer tous les types d’acteurs de l’organisation (niveaux hiérarchiques et fonctionnels). Les soignants de la clinique Acute interviewés ont été choisis par tirage au sort dans chaque unité de soin (une infirmière et une aide soignante) parmi les volontaires qui avaient répondu au questionnaire, ce qui nous permettait d’identifier certains biais. La saturation des données a été obtenue dans la mesure où tous les types d’acteurs de l’organisation ont été interrogés et les informations se sont révélées redondantes au final. Le contexte de la clinique Capucin et celui du groupe Dieusauve ont empêché notre présence dans ces établissements.
24Les informations ont été analysées au fur et à mesure de leur recueil grâce à la technique du codage (Strauss et Corbin, 1998). Nous avons déduit des données les variables explicatives du choix de la méthode de conduite du changement opéré par des managers d’établissements de santé.
L’expérience des cliniques françaises dans la conduite du changement
25Nos informations révèlent des méthodes de management diversifiées, dont le choix est influencé par le contexte produisant des perceptions différentes.
Des méthodes de conduite du changement diversifiées
26La logique d’adaptation a été le plus souvent identifiée (65 % des réponses, tous répondants et pratiques confondus, Tableau III). La participation des équipes aux décisions est équivoque car, si l’avis des équipes est sollicité pour près de la moitié des répondants (adaptation et co-construction ou dissidente, 47 %), il influence moins souvent le contenu du projet (logique de co-construction ou dissidente, 20 %). En revanche, la mise en œuvre des pratiques de GRH de manière unilatérale par la direction, qui semble minoritaire au premier abord (logique de planification, 15 %), est en réalité significative (53 %) si on ajoute les cas où l’avis des seuls cadres est sollicité (38 %). Ainsi, on observe une tendance au contrôle du projet de changement par les dirigeants, plus ou moins explicitement accompagné de démarches formelles de consultation.
Méthodes employées pour la mise en œuvre de trois pratiques de GRH
Méthodes employées pour la mise en œuvre de trois pratiques de GRH
Réponses aux questionnaires 1 et 2 recueillies par l’auteur en 2008 ;E : entretien d’évaluation annuel, A : affectation en fonction de l’activité ; L : logiciel de planification
27De plus, le choix de méthode diffère selon le type de répondants et les pratiques de GRH. Les soignants et cadres de santé indiquent, plus souvent que les dirigeants, l’emploi d’une démarche de planification pour les entretiens d’évaluation annuels et de co-construction pour la mise en place du logiciel de planification. Les avis diffèrent moins concernant l’introduction d’une gestion des affectations des soignants dans les unités de soin en fonction de l’activité, qui semble être introduite moins souvent de manière unilatérale (8 %, tous répondants confondus, Tableau III). Pour autant, l’écart constaté de 10 points avec les autres pratiques est compensé par une démarche de type adaptation sollicitant seulement l’avis des cadres (46 %). De plus, ces données sont fortement déterminées par les trois établissements Bonétat, Capucin, Dieusauve (Tableau I). Si les réponses obtenues dans un second temps auprès des salariés de la clinique Acute avaient été intégrées, le résultat aurait été autre puisque les répondants ont majoritairement la perception que la logique de planification a été à l’œuvre (47 % toutes pratiques confondues, Tableau IV).
Méthode employée à la clinique Acute pour trois pratiques de GRH
Méthode employée à la clinique Acute pour trois pratiques de GRH
Réponses aux questionnaires 3 recueillies par l’auteur en 2009 ;E : entretien d’évaluation annuel, P : prime de rappel ; A : affectation en fonction de l’activité
28De même, le poids de la logique de co-construction pour l’implémentation d’un logiciel de planification ne serait pas aussi élevé si le contexte des cliniques Bonétat et Capucin n’influençait pas l’évaluation de cette pratique (33 %, Tableau III). Enfin, l’interprétation des données chiffrées peut être délicate car les perceptions des répondants sont biaisées. Aussi, une analyse plus approfondie par études de cas offre plus de précisions sur les contextes et les perceptions.
Influence du contexte sur les choix des managers
29En effet, le contexte influence les choix des dirigeants. Les établissements ont en commun la recherche d’économies, ce qui les oblige à changer, notamment, de pratiques de GRH. La clinique Acute à but lucratif emploie 170 salariés et appartient à un groupe de santé coté en bourse. Elle a connu des difficultés financières conduisant le directeur à introduire plus de flexibilité dans l’organisation grâce à un dispositif de gestion des affectations associé à une prime de rappel de congé pour effectuer un remplacement. Le dispositif est l’objet d’une controverse depuis qu’il a été introduit en 2005 au moment où l’activité a fortement baissé suite au départ d’un praticien. La directrice des soins infirmiers s’est alors vu confier la gestion des plannings. Le contexte de la certification qualité de la HAS a également incité la direction à changer ses pratiques de GRH. Les entretiens annuels ont été implémentés en 2001 à cette occasion, mais ils sont rarement réalisés ; des personnes ont même indiqué dans leur questionnaire que la pratique n’existait pas puisqu’elles n’en avaient pas eu.
30Concernant la clinique Bonétat, au moment de diffuser ce questionnaire, l’actualité en 2007 portait sur la recherche d’économies pour recruter des soignants et la mise en place du logiciel de planification. La clinique, à but non lucratif, qui emploie près de 300 salariés appartient, comme la clinique Capucin, à une association congrégationnelle. Elle a connu également des difficultés financières quelques années auparavant. Il n’y a pas de prime de disponibilité ni de pratique d’affectation en fonction de l’activité formalisée.
31Enfin, le Groupe Dieusauve, à but non lucratif, emploie près de 1 000 salariés. Il appartient à une autre congrégation religieuse. Comme pour les cas précédents, le contexte économique a rendu nécessaires des mesures de réduction des coûts. Il conduit à une remise en question du système d’affectation informatisé que gère un des cadres du service de GRH, ancien soignant. Le directeur des ressources humaines (DRH), qui a pris ses fonctions plus de dix ans auparavant après une carrière dans l’industrie, avait obtenu, après le licenciement de la directrice des soins infirmiers responsable d’un fort accroissement de la masse salariale, que toutes les pratiques de GRH soient pilotées par son service afin de faire des économies d’échelle et de réduire les risques juridiques. Pour tous les dirigeants de ces cliniques, le contexte économique et réglementaire justifie le changement de GRH. Cependant, la perception de ces pratiques et des méthodes employées pour les introduire diverge selon les interlocuteurs.
Des différences de perception sur le contenu du changement et de la méthode
32Dans la clinique Acute, la directrice des soins infirmiers justifie le changement de pratiques de GRH par les contraintes économiques. Elle dit avoir introduit les dispositifs de GRH de manière participative, ce que contestent la plupart des soignants (66 % d’entre eux évoquent une logique de planification, Tableau III). Même si l’avis des responsables d’unité est sollicité pour connaître les besoins, celles-ci ont le sentiment de ne pas être associées à la décision. Lorsque nous avons interrogé la responsable du service de chirurgie de semaine, la directrice des soins infirmiers venait de passer, mais la responsable ne connaissait toujours pas son effectif : « Ce n’est pas moi qui le gère et c’est dommage parce que c’est la responsable qui sait au mieux ce qui se passe ». Elle regrette que la gestion du planning ne se fasse plus au niveau du service : « On avait alors un rôle de responsable qu’on n’a plus du tout actuellement ». Une autre responsable nous disait : « Le problème est qu’on n’est pas écouté, on a déjà eu des réunions, y’a rien qui change. À une réunion, on m’avait demandé : “tu as une solution ?” J’avais dit : “oui, il faut revenir en arrière” ». La responsable d’une unité de médecine évoque une réunion au cours de laquelle la directrice des soins infirmiers a proposé aux responsables de s’occuper du planning. Mais celles-ci ont refusé ou l’ont mal fait pour ne plus être sollicitées.
33Cet écart de perception est identique concernant la prime de rappel. Pour la mise en œuvre des entretiens annuels, la directrice des soins infirmiers pense que la méthode employée était directive, avis que partagent les soignants si l’on ajoute l’opinion de ceux qui considèrent que seul l’avis de l’encadrement a été sollicité (11 % et 61 %, Tableau III). Ces différences de perception entre la direction et les professionnels de santé sur les méthodes utilisées pour introduire les pratiques de GRH sont confirmées par les récits recueillis au cours des entretiens semi-directifs. L’assistante de direction en charge de la GRH nous a indiqué, par exemple, que, lors de la mise en place des entretiens annuels en 2001, les soignants sont intervenus auprès du directeur pour que soit enlevé le terme d’évaluation, considérant qu’il s’agissait plutôt d’un échange entre professionnels. Ainsi, l’implémentation de cette pratique s’est faite en deux temps : la direction l’a introduite de manière unilatérale, puis les soignants, collectivement, sont intervenus pour en modifier le principe. Ces derniers reconnaissent l’intérêt d’un face à face avec leur supérieur hiérarchique. La directrice des soins infirmiers a précisé sa méthode pour conduire le changement : « Il y a des moments où il faut être directif parce que sinon les choses ne seraient pas mises en place. Mais il faut une participation, il faut les deux, il faut proposer les choses (…) Ce qu’il faut c’est le mettre en place avec elles, il ne faut pas leur amener des choses toutes faites et dire : “C’est comme ça”. Il faut leur dire : Je vous propose ça, est-ce que vous avez quelque chose à rajouter ?” ». En fonction des situations, elle adopte une attitude différente : « Par exemple, l’informatisation du dossier, on a eu des gens bornés qui n’ont pas accepté d’aller dans notre sens ». Selon elle, apporter des arguments aurait été une perte de temps, car les praticiens ont manipulé les soignants : « Ils se sentent un peu fliqués, avec l’informatique on ne peut pas tricher ». Elle reconnait avoir été directive : « À un moment, on dit : “On n’a pas le choix, c’est comme ça” ». Elle s’appuie sur le caractère obligatoire du changement pour être en conformité avec les normes de qualité.
34Dans la clinique Bonétat, la majorité des répondants au questionnaire n°2 indiquait que seuls les cadres avaient été consultés pour la mise en œuvre de l’entretien d’évaluation, alors que, pour les deux autres pratiques, l’avis des soignants a été sollicité (logique d’adaptation). Leurs suggestions n’ont entraîné la modification du projet que dans le cas du logiciel de planification (logique de co-construction). Jusqu’à présent, les plannings étaient faits sur papier par les cadres de santé qui laissaient un exemplaire à l’infirmière générale. Des gains de productivité sont attendus, évitant les doubles saisies, également sources d’erreur. Le logiciel est censé aussi faciliter la mobilité interservices des soignants. Mais une aide-soignante, en 2008, nous a dit craindre cette pratique, pensant ne pas être compétente pour travailler dans une autre unité de soin sans connaître les pathologies. Le directeur de la clinique Bonétat prétend faire participer les soignants aux décisions. S’il semble l’avoir fait pour introduire le logiciel de planification, c’est moins vrai lorsqu’il a été question de supprimer certains avantages obtenus au moment de la signature de l’accord sur les 35 heures. À son arrivée dans la clinique, il a participé à des réunions d’équipe pour se présenter et informer sur la situation économique de la clinique qui justifiait selon lui une remise en question des avantages acquis. Pour lui, un effort d’explication était nécessaire : « Il faut expliquer aux gens les changements mais à un moment, il faut arrêter. Le management participatif a ses limites ». Les soignants nous disaient avoir le sentiment de n’avoir pas été écoutés, les jeux leur semblaient déjà faits. Finalement, en 2009, nous avons su que ce changement ne s’est pas fait, le directeur arguant que c’est à la direction générale de l’association de traiter ce sujet. La directrice des soins infirmiers recrutée pour remplacer l’infirmière générale partie à la retraite ne croyait pas possible l’abandon de ces avantages. Celle-ci a souhaité, en revanche, promouvoir la possibilité d’affecter des soignants dans les unités de soin qui ne leur sont pas familières pour permettre des remplacements pendant les congés de Noël. Pour mettre en place cette pratique, elle est intervenue en réunion d’équipe pour justifier ce dispositif : « Quand on a des patients d’une autre spécialité qui se baladent dans les autres services, moi, j’ai envie qu’il y ait une équipe multidisciplinaire qui puisse prendre en charge toute les catégories de patients ». Elle a échangé avec les cadres en cherchant à les protéger pour « donner un point d’appui aux cadres face à leur personnel ». Cependant, si elle a pu être directive vis-à-vis des soignants, c’est selon elle parce qu’elle a auparavant passé du temps avec eux, participant régulièrement aux réunions d’équipe. À cette occasion, elle a transmis des informations sur l’actualité de la clinique et les projets, mais surtout, elle a écouté les soignants exposer leurs difficultés et leurs réussites. Elle s’est engagée sur des actions à mener et, quatre mois plus tard, elle a fait état des avancées. C’est alors qu’elle a évoqué le projet de gestion des remplacements de Noël. Elle a reconnu cependant ne pas avoir eu le choix de la méthode et avoir pris un risque : « J’étais arrivée fin avril dans la structure et, en septembre octobre, on a pris des décisions pour des fermetures de lits pour Noël. Ça faisait court pour moi de dire : “OK, j’en discute avec tout le monde, j’essaie de faire passer mon message”. Car les gens ne me connaissaient pas encore ». Après les congés de Noël, elle a demandé aux cadres de s’informer auprès des soignants. Les perceptions étaient positives et elle n’a pas constaté d’absentéisme. D’autres initiatives ont été menées comme la création d’un outil de suivi de la masse salariale déjà testé lors de ses expériences passées. Elle a pu ainsi justifier auprès du responsable administratif et financier, son seul interlocuteur après le départ du directeur qui n’avait pas été remplacé, l’opportunité de recruter des « volants » [9].
35Dans le Groupe Dieusauve, le DRH dit avoir associé aux décisions l’encadrement et les représentants du personnel. Les soignants et cadres de santé ont une perception parfois différente, considérant, par exemple, pour la gestion des effectifs, que les choix ont été faits de manière unilatérale. En revanche, leur avis aurait fait évoluer le projet initial lors de la mise en œuvre du logiciel de planification. Le DRH fait état d’oppositions fréquentes entre les cadres de proximité et la cadre de son service, responsable de la planification des effectifs qui a connu une période difficile au cours de laquelle elle semblait fragilisée : « Pour cette raison et pour des raisons économiques, j’ai décidé de rencontrer tous les mois, avec quelques cadres de la DRH, les cadres soignants pour lire ensemble des indicateurs d’absentéisme, turn-over, les compteurs d’heures et les remplacements et mettre sur la table les dysfonctionnements ». Il reconnaît avoir dû suppléer son collaborateur qui ne possède ni son pouvoir ni son expertise en gestion des ressources humaines.
Raisons de l’ambivalence des porteurs de projet de changement
36Ces données alimentent la réflexion sur les raisons du positionnement parfois ambivalent des managers des organisations de santé concernant la manière de conduire le changement. Le choix de la méthode employée peut être expliqué par le contexte des organisations, les jeux de pouvoir et le schéma interprétatif des managers.
Explication du choix de méthode par le contexte et le pouvoir
37Les informations apportées par les questionnaires comme les études de cas révèlent une certaine régularité des comportements des managers à privilégier un contrôle du processus de changement au détriment d’une démarche de socialisation menée auprès des soignants (Denis et al., 2000). En effet, seulement 20 % des réponses (tous répondants et pratiques confondus) relève d’une logique de co-construction ou dissidente (Tableau III). Ce résultat doit être pris avec précaution car la possibilité de biais de perception ne peut être écartée étant donné le sujet de la recherche. On peut en effet identifier un écart entre les perceptions selon le type d’acteur interrogé. De plus, le point de vue des soignants peut être biaisé par leur désir de manifester une hostilité de principe (comme celui du manager voulant valoriser son action).
38Cependant, les informations recueillies dans les trois établissements corroborent les résultats des questionnaires. Comme l’illustrent les propos de la directrice des soins infirmiers et l’encadrement de la clinique Acute, même si les porteurs de projet demandent l’avis des soignants à travers des groupes de travail, ils sont souvent tentés de garder le contrôle du projet de peur qu’il leur échappe. Ils ont un discours ambivalent sur la démarche participative. Lorsqu’ils sont confrontés à l’opposition des soignants vis-à-vis du contenu du changement, comme dans le cas de l’introduction d’une gestion flexible des effectifs dans la clinique Acute et le Groupe Dieusauve, ils s’interrogent sur la pertinence de la méthode. Pourtant, le manager est parfois obligé de modifier le contenu du projet introduit de manière directive, voire de l’abandonner comme dans le cas du directeur de la clinique Bonétat. Pour la clinique Acute, dans un premier temps, l’implémentation des entretiens annuels paraît avoir été faite par le directeur selon une logique de planification, car les rapports de force ne semblaient pas avoir été évalués au départ. La réaction des soignants a conduit le directeur à amender son projet dans un second temps. Les soignants ont su se mobiliser et faire valoir leurs arguments dans un contexte de pénurie du personnel de santé (Pettigrew, 1987).
39Ce n’est pas toujours le cas, le contexte peut parfois aider l’action des managers et leur donner raison sur le choix d’une méthode directive. En effet, le dispositif de gestion flexible des effectifs a dû être introduit sans concertation avec les soignants grâce à un concours de circonstances pas toujours prévisibles mais dont les porteurs de projet ont su tirer parti : le départ d’un médecin dans la clinique Acute au profit de la directrice des soins infirmiers, l’échec du recrutement de la cadre supérieure de soin favorisant le DRH du groupe Dieusauve et la vacance du poste de directeur de la clinique Bonétat. Dans ce cas de figure, le contexte a rendu possible une attitude de contrôle de la part des managers (Denis et al., 1996). Les difficultés économiques et les procédures de certification ont aussi servi pour justifier ces changements et la méthode directive. Les cliniques jouent leur survie et la masse salariale est le premier poste de charge, alors les dirigeants considèrent qu’ils n’ont pas le choix. Mais la moindre modification du contexte est saisie par les soignants pour donner du poids à la contestation qui reste vive, surtout lorsque le porteur de projet a eu une attitude de contrôle, négligeant plus ou moins volontairement sa socialisation.
40Dans le cas du groupe Dieusauve, le contrôle de la GRH par un non-professionnel, le DRH, lors de sa prise de fonction, a été, quelques années plus tard, contesté à cause des effets de son action sur les conditions de travail. Le DRH accepte finalement d’impliquer davantage les soignants dans ses choix. La clinique Acute renouant avec les bénéfices, la gestion flexible des affectations ne se justifie donc plus pour les soignants, ni le refus par la direction d’associer ces derniers aux décisions. La réussite d’une méthode directive est donc dépendante d’un contexte qui peut évoluer.
41Le type de dispositif influence peut-être aussi le procédé utilisé pour l’introduire. S’il s’avère difficile de transformer la gestion des effectifs, prérogative traditionnelle de l’encadrement de proximité, c’est moins vrai des entretiens d’évaluation, dispositif souvent apprécié des salariés. Pour autant, le cas de la clinique Acute révèle une situation d’opposition sur ces deux sujets. Au contraire, la directrice des soins infirmiers de la clinique Bonétat a su pacifier la discussion sur la gestion des remplacements. Ainsi, la variable de contexte ne peut être dissociée des rapports de force entre les acteurs intervenant dans une situation (dimension politique) et des qualités de stratège du porteur de projet de changement. En effet, le savoir-faire tactique, c’est-à-dire celui d’anticiper les jeux d’acteurs et de saisir les opportunités offertes par le contexte, est une ressource qui réduit le caractère aléatoire du changement, au risque d’en réduire la portée (logique d’adaptation). C’est vraisemblablement ce qui fait défaut au directeur de la clinique Bonétat lorsqu’il a voulu changer l’accord d’entreprise ou introduire le logiciel de planification (logique de planification). C’est au contraire l’atout de la directrice des soins infirmiers de l’établissement qui anticipe les réactions des soignants. Aussi, elle décide, dans un premier temps, de mener des actions pour se socialiser puis elle introduit son projet de GRH par une démarche de contrôle en créant du sens pour les soignants. Elle sollicite l’avis des cadres mais en assumant seule la décision, de manière à les protéger des réactions hostiles des membres de leur équipe. Lorsqu’elle rencontre directement les soignants, elle les écoute puis utilise des arguments du contexte de la clinique mais mobilise aussi sa connaissance du métier et des dispositifs de GRH. Cette habileté est également un atout pour le DRH du groupe Dieusauve qui lui sert à maintenir une position contre-nature du service RH. Ce dernier assume en effet toutes les activités de gestion du personnel, ce qui est plutôt rare dans le secteur. Cependant, le DRH est-il suffisamment socialisé dans le monde des professionnels de santé puisqu’il doit au final accepter d’associer davantage la hiérarchie infirmière aux décisions ? Ainsi, ce n’est pas parce que le manager possède des expertises techniques et politiques qu’il optera pour l’une ou l’autre des méthodes. Il n’est pas sûr non plus que, si celui-ci est socialisé, il adoptera une attitude participative, ou s’il est peu intégré, une attitude de contrôle. Cette attitude est-elle simplement l’expression d’une habilité du manager qui sait doser les méthodes selon le contexte ? Le schéma interprétatif du manager semble aussi jouer un rôle décisif dans ce processus.
Rôle du schéma interprétatif du porteur de projet de changement
42Les managers interrogés semblent souvent méfiants par principe vis-à-vis de la méthode participative. Ils craignent le comportement des soignants. On a parfois l’impression que la marge d’innovation offerte aux participants est réduite et que l’essentiel est déjà décidé (logique d’adaptation). Les dirigeants revendiquent parfois même une prise de distance vis-à-vis de la méthode participative. Même s’ils évoquent un dosage entre management participatif et directif en fonction du contexte, une telle attitude relève d’une posture dissidente vis-à-vis de la représentation véhiculée par les autorités de tutelles qui considèrent la participation comme étant la bonne pratique. Cette attitude critique à l’égard de la méthode participative est exprimée en particulier par deux anciens infirmiers : le directeur de la clinique Bonétat et la directrice des soins infirmiers de la clinique Acute. Leur connaissance du fonctionnement des professionnels de santé aurait-elle orienté leur perception sur ce point ? Leur expérience des interactions dans les services, des négociations permanentes d’un ordre social (Strauss et al., 1963), les aurait-elle convaincus de la difficulté d’obtenir un consensus sans l’intervention autoritaire de la direction et de négliger les actions de socialisation préalables ? De plus, les porteurs de projet peuvent considérer que leur parcours professionnel leur assure la reconnaissance d’appartenir à la communauté des soignants, et les exempte d’une telle démarche ; à moins que, volontairement, ils préfèrent marquer leur distance vis-à-vis des soignants pour obtenir un résultat que la négociation ne saurait leur apporter. L’expérience passée structurerait-elle l’identité, donc la perception des porteurs de projet ? Les données recueillies ne permettent pas de conclure.
43Cette prise de distance vis-à-vis des soignants, donc ce refus d’adopter leur schéma interprétatif, expliquerait le choix du contrôle du projet de changement. Cette attitude a pour corollaire des réactions hostiles de la part des soignants qui ont une autre interprétation (Denis et al., 2000), comme le révèlent les situations provoquées par l’action du directeur de la clinique Bonétat et de la cadre supérieure de santé de la clinique Acute. A contrario, la directrice des soins infirmiers de la clinique Bonétat semble avoir adopté une autre logique puisqu’elle s’est engagée d’abord dans un processus de socialisation, en menant des actions pour gagner la confiance des soignants bien qu’elle possédait déjà l’expérience de ce métier. Son mode d’intégration dans la clinique est ainsi opposé à celui du directeur. C’est dans un second temps qu’elle a mené à bien ce projet en imposant son choix, après avoir préalablement consulté les cadres. A-t-elle obtenu pour autant une transformation du schéma interprétatif des soignants (Denis et al., 2000) ? Les soignants semblent avoir accepté le dispositif d’affectation pour la période de Noël, grâce aux arguments sur la qualité de prise en charge des patients au cœur des valeurs des soignants. De même, le responsable administratif et financier adhère au projet de pool de remplaçants parce que celui-ci est en adéquation avec sa mission d’optimisation des coûts.
44Ainsi, ce serait parce que la directrice des soins infirmiers possède un schéma interprétatif compatible avec celui de ses interlocuteurs que son projet de changement réussit. Elle semble avoir fait preuve d’ouverture d’esprit en intégrant dans son analyse les schémas interprétatifs des autres : aussi bien la qualité de prise en charge des patients pour les soignants que l’économie pour le responsable administratif. Elle se révèle ainsi moins centrée sur la rationalité instrumentale et davantage prête à considérer les arguments de ses interlocuteurs car elle se montre sensible aux deux valeurs. Elle n’est pas seulement stratège, anticipant les réactions et dosant son management en fonction des situations, elle semble aussi avoir un schéma interprétatif hybride ; ce qui prouve qu’une telle posture est possible bien que difficile à acquérir dans un contexte où les intérêts divergent.
Implications théoriques et pratiques
45Cette étude a des implications sur le plan théorique car elle permet de rendre compte des développements possibles du cadre d’analyse contextualiste. Elle montre, en effet, la richesse des liens entre les variables explicatives (le contexte des organisations et le schéma interprétatif des porteurs de projet de changement) et la variable expliquée (le contenu des pratiques de conduite du changement de GRH). Les processus en cause sont d’ordre social (collectif) et cognitif (intra-individuel). La conceptualisation de leur connexion est facilitée par les notions de contexte et de schéma interprétatif. En effet, ce dernier concept permet d’expliquer la manière dont se construisent les choix des porteurs de projet de changement sur le plan cognitif. Il rend compte aussi des influences des représentations collectives, celles des équipes de soignants. Le décalage assumé des managers par rapport aux représentations des soignants peut être responsable du choix de la rupture plutôt que de la continuité pour introduire des pratiques de GRH. Ce positionnement est-il tenable ?
46Répondre à cette question, c’est aborder les implications managériales de cette étude. Le cas de la directrice des soins infirmiers de la clinique Bonétat semble montrer qu’il est possible de réussir le changement en adoptant un positionnement intermédiaire, ni trop intégré, ni trop distant. Elle-même paraît posséder une représentation hybride, alternant des références aux discours des gestionnaires et des professionnels de santé. Une condition pour qu’une telle posture soit viable est que le manager entretienne sa socialisation dans les différents groupes d’appartenance (celui des dirigeants-gestionnaires et celui des soignants) et donc qu’il possède une tournure d’esprit particulièrement flexible. La trajectoire professionnelle du manager comme soignant peut être un atout pour favoriser cette construction cognitive. Elle renvoie aussi un signal positif de conformité auprès des équipes de soignants. Cette position intermédiaire est tenable également parce que les expertises techniques dans les domaines du management et du soin sont maîtrisées et le contexte est favorable. Pour autant, ni la socialisation ni l’expertise ne sont acquises une fois pour toutes, même pour un ancien soignant, ce qui exige un investissement régulier sur les deux plans. De plus, le choix du contrôle du projet de changement en adoptant un schéma interprétatif qui valorise cette position, n’est-il pas une manière de se distinguer socialement et de se protéger mentalement ?
Conclusion
47Cette étude montre que l’ambivalence des managers du secteur de la santé sur la manière de conduire le changement est en partie expliquée par leur schéma interprétatif. L’analyse des jeux stratégiques des acteurs qui saisissent des ressources dans le contexte doit être complétée par une approche cognitive et culturelle. Nous contribuons ici à préciser les liaisons entre ces processus dans le cadre d’analyse contextualiste. D’autres recherches seront nécessaires pour confirmer ces résultats car les réponses obtenues par questionnaires et la quantité d’informations recueillies auprès de ces trois établissements restent limitées. L’existence de biais est aussi probable.
48Cette étude est source d’espoir pour les praticiens, car un management du changement équilibré est possible. Elle est aussi source de perplexité puisque les conditions de réussite d’un changement dans ce secteur sont multiples et difficiles à réunir au même moment. Il ne suffit pas que le porteur de projet possède des compétences, d’ailleurs difficiles à obtenir, pour que le changement se fasse en accord avec les soignants. Il ne suffit pas non plus que le contexte soit favorable. Il est aussi nécessaire qu’une mutation du schéma interprétatif des soignants s’opère, ce qu’il n’est pas possible d’obtenir par la seule action des dirigeants de l’organisation.
49Liens d’intérêts : aucun.
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Mots-clés éditeurs : GRH, conduite changement, clinique, schéma interprétatif, contextualisme
Date de mise en ligne : 26/06/2013
https://doi.org/10.1684/sss.2013.0203Notes
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[*]
Sébastien Mainhagu, maître de Conférences à l’Université de Haute Alsace, membre d’HuManiS (EM Strasbourg), Strasbourg, France ; sebastien.mainhagu@uha.fr
-
[1]
Au sens anglo-saxon du terme, c’est-à-dire dans lesquelles la plupart des employés sont membres de professions bénéficiant d’une grande autonomie (Freidson, 1970).
-
[2]
Pichault parle de paradigme. Cette dimension renvoie aux deux orientations classiques du manager vers la tâche et vers la relation.
-
[3]
Cette notion est définie comme l’ensemble des propositions partagées par des personnes qui s’en servent pour interpréter les situations (Bartunek, 1984).
-
[4]
Au total, 40 questionnaires n°1 nous ont été retournés après relance téléphonique : 45 % des cliniques qui ont répondu emploient moins de 150 équivalents temps plein, 22,5 % plus de 300 ; 77,5 % des établissements sont à but lucratif et 40 % appartiennent à un groupe de santé. Les répondants sont DRH dans la moitié des cas, cadres supérieurs de santé pour un quart d’entre eux et 15 % sont directeurs. Quarante-six questionnaires n°2 nous ont été transmis : les cadres de santé représentent 45,7 % des répondants. Quatre répondants sont des représentants du personnel. Tous les soignants n’ont pas renseigné les questions sur les modalités d’introduction des pratiques de GRH (Tableau II). C’est la même chose pour le questionnaire n°3 (Tableau III) auquel ont répondu 53 personnes (les 7 responsables d’unité de soin, 22 infirmières et 24 aides-soignantes).
-
[5]
L’étude de cette clinique a déjà fait l’objet de deux articles (Mainhagu, 2010, 2012).
-
[6]
Les noms des cliniques sont fictifs pour respecter l’anonymat.
-
[7]
Dans cet établissement, les soignants et les cadres de santé ont été proposés par l’infirmière générale.
-
[8]
Ce libellé de poste est le grade le plus élevé de la hiérarchie infirmière. Il remplace celui « d’infirmière générale » depuis le début des années 2000.
-
[9]
Les « volants » sont des soignants qui n’ont pas d’affectation dans un service en particulier et qui remplacent des personnes absentes ou renforcent une équipe en sous-effectif.