Notes
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Hélène Desfontaines, sociologue, LUNAM, Université Catholique de l’Ouest, 3, place André Leroy, BP 10808, 49008 Angers, France ; Centre Nantais de Sociologie EA 3260, Université de Nantes, chemin la Censive du Tertre BP 81227, 44312 Nantes, France ; desfontaines.helene@neuf.fr
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[1]
Dans sa phase aiguë, « la responsabilité d’une détérioration anatomique ou d’un trouble fonctionnel dans la genèse du symptôme est toujours difficile à déterminer (…) Bien des questions concernant le substratum anatomique, les facteurs prédisposant, les moyens diagnostiques et thérapeutiques de ces symptômes restent aujourd’hui sans réponse » (Poireaudeau et al., 2004 : 295).
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Et donc sur sa trajectoire (Strauss, 1992).
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L’équipe a aussi investigué les facteurs psychologiques (Martin-Mattera et al., 2010).
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[4]
Les patients devaient avoir entre 18 et 60 ans et consulter pour une douleur lombalgique, qu’il s’agisse d’une nouvelle plainte ou que le patient soit déjà connu comme lombalgique.
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L’autre médecin ayant fourni des enregistrements exerce en cabinet de groupe, en agglomération ; il est maître de stage. Nous avons choisi de ne pas intégrer ses enregistrements composés de 2 consultations d’un même patient car le matériau constitué est insuffisant pour une comparaison entre modes de prise en charge du mal de dos.
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[6]
Sophie Delion.
1Couramment qualifié de mal du siècle, le mal de dos est un mal commun et répandu qui constitue le motif principal de 9 % des consultations en médecine générale (Olivier, 2002). Bénignes, les pathologies du dos n’en sont pas moins potentiellement invalidantes au point d’induire 7 % des arrêts de travail (Nicot et Nicot, 2006) et d’être la première cause d’invalidité avant 45 ans (INPES, 2004). Chronique et récurrente pour 8 % des patients (Poireaudeau et al., 2004) la lombalgie est alors « un problème de santé publique majeur » (Gourmelen et al., 2007 : 633) en raison de sa fréquence et des répercussions socioéconomiques qu’elle entraîne (Valat, 2005). La lombalgie commune, dite aiguë, est une entité non pathologique qui accède au rang de maladie à partir d’un certain seuil temporel (plus de trois mois de douleurs et/ou de gêne) et au regard des invalidités personnelles et professionnelles qu’elle génère.
2La lombalgie est aussi un problème professionnel pour les médecins généralistes en raison d’une nosographie non stabilisée [1], d’un substrat anatomique équivoque et des dimensions sociales constitutives du mal au dos. L’absence de lésion comme réponse du ou des symptômes douloureux, associée aux facteurs dits psychosociaux de survenue et de maintien, confère à la lombalgie un statut de pathologie complexe, et rend difficile la pratique médicale du médecin généraliste, formé à une médecine de la preuve et ne sachant « pas toujours par où les prendre (les patients) », c’est-à-dire quel(s) élément(s) retenir comme origine de la douleur. Ne présentant pas de concordance entre la douleur et la clinique, le mal de dos est un symptôme sans signe qui embarrasse fréquemment les médecins généralistes. L’un d’eux explique : « Le mal de dos est en fait une des rares pathologies où on n’a aucune preuve objective, pas de radio, pas d’IRM, on peut avoir un mal de dos sans aucune preuve (…) Le problème du dos est un problème un peu emmerdant parce qu’on n’a pas toujours de preuve pour dire que le patient nous apporte des symptômes. Et derrière, on n’a pas de support anatomique, support radiologique, support machin pour mettre les choses sur les symptômes, ce qui fait qu’on n’est pas toujours très à l’aise (…) L’origine du mal n’est pas bien définie, c’est ça le problème. Autant sur une hypertension, pour le diabète… Là, non. Quand c’est sur une pathologie douloureuse comme le mal de dos, en fait, on n’a pas toujours de point d’appel. Quand c’est une sciatique, on le sait. Quand c’est de l’arthrose importante, on le sait, mais il y a des choses, on n’a absolument rien à se mettre sous la dent. On n’a pas de support. Ça nous gêne quand on n’a pas de support, on n’est pas l’aise. »
3Dans la suite de l’entretien, ce médecin généraliste explique qu’en l’absence de lésion, un patient peut « s’abriter derrière une douleur physique » et qu’en conséquence, il lui est difficile de distinguer ce qui relève des domaines psychologique ou physique « parce qu’il y a beaucoup de psy dans la lombalgie et ce n’est pas toujours aussi évident que ça de gérer ce qui est psy, ce qui est physique. C’est vraiment toujours mêlé ça, donc le ressenti de la douleur n’est pas toujours le même. Ça n’est pas toujours simple parce que s’arrêter à l’antalgique pur, ce n’est pas suffisant parce que ça peut revenir, mais ça n’est pas toujours non plus un problème psychologique, c’est un peu compliqué, c’est toujours intriqué » (médecin généraliste en cabinet individuel, 2009).
4Dans ces conditions, l’enjeu médical et de santé publique réside dans le repérage des facteurs susceptibles de prédisposer au passage à la chronicité. Parmi ces facteurs prédictifs, ceux relevant des conditions de travail et de vie sont bien connus. La relation thérapeutique l’est sans doute moins alors que « c’est surtout là que les médecins peuvent et doivent agir pour réduire le fléau de l’invalidité lombalgique » (Valat, 2005 : 374). L’auteur évoque la thérapie choisie, l’usage ou non de l’arrêt de travail, sa longueur, la médicalisation via l’usage d’imagerie, le type d’information transmise comme autant de pratiques médicales pouvant favoriser une douleur chronique.
5Envisager la relation thérapeutique parmi les facteurs prédisposant à la chronicité conforte les perspectives dites constructivistes selon lesquelles maladies et malades sont des catégories construites via la médicalisation et, à un niveau plus microsociologique, les processus de labelling et de carrière. La maladie n’est pas une donnée physique mais une catégorie sociale construite par les savoirs médicaux et la pratique professionnelle. La maladie est ainsi un état social socialement construit dans l’interaction entre médecin et patient (Freidson, 1984). L’analyse de ce processus d’étiquetage d’un état organique s’avère particulièrement intéressante lorsque le modèle biomédical en vigueur ne permet pas de le définir comme maladie. Le mal de dos — lombalgie commune — appartient à ces symptômes douloureux qui ne trouvent de correspondance dans aucun signe lésionnel visible et qui pourtant occasionnent un traitement médical via la prescription médicamenteuse ou l’arrêt de travail. Saisir ce processus de construction s’avère d’autant plus pertinent, dans le cas de la lombalgie, que l’évaluation de l’état corporel suppose pour le praticien de recourir à l’expérience du patient et d’accorder de l’attention à l’expression de celle-ci pour élaborer un diagnostic. Le médecin doit, en effet, attribuer un statut d’information, voire de matériau, à l’expérience relatée et décider ou non de mettre en forme médicale ces expressions corporelles profanes (Freidson, 1984), ce que Baszanger (1991) envisage comme activité de déchiffrement. Or, la relation thérapeutique, relevant d’un rapport social, dépasse la délivrance d’un seul soin médical pour être une des instances d’élaboration des états de santé. Autrement dit, c’est l’interprétation négociée du fait corporel et physique qui lui confèrera ou non un état social de maladie. Comment alors, les médecins généralistes se débrouillent-ils avec des symptômes qui ne définissent pas une maladie ? Comment appréhendent-ils la « douleur » quand il n’y a pas de correspondance avec une lésion alors que cette douleur génère des situations professionnelles et personnelles invalidantes ? Particulièrement confronté au dilemme professionnel du rien ou du toujours quelque chose (Baszanger, 1991), l’omnipraticien se limite-t-il à soigner le symptôme douloureux « pour lui-même » ou considère-t-il que la plainte est (toujours) le symptôme d’autre chose ? Selon un double rapport aux savoirs médicaux et au régime d’accueil de la plainte (Bloy, 2008), comment inscrit-il son positionnement professionnel ?
6Comme pathologie mal définie (en raison d’une absence de substrat organique pouvant étayer les symptômes) et très répandue (en raison des facteurs sociaux et professionnels initiant sa survenue), le mal de dos offre une possibilité d’étudier le travail de catégorisation des états de santé via l’analyse circonstanciée de quelques ressorts de l’interaction médecin/patient.
7L’approche méthodologique est situationnelle, elle se concentre sur un moment d’une possible carrière (Becker, 1963) de lombalgique — la consultation médicale —, à l’occasion d’une définition de la situation — le diagnostic. C’est dans l’interaction (susceptible de se répéter) et selon sa conception de la douleur que le médecin peut objectiver celle-ci et formuler son jugement médical en vue d’un traitement. L’hypothèse selon laquelle le travail médical participe de la construction sociale et professionnelle de l’état de maladie permet alors de supposer que le médecin peut aussi effectuer, durant la consultation, un contrôle sur la définition d’un état [2] qui, en l’occurrence, ne relève pas de la catégorie maladie. L’article décrit ce « travail de déchiffrement » d’une réalité corporelle à travers trois étapes principales qui ordonnent les processus d’objectivation et d’interprétation de la douleur lombaire. L’analyse vaut pour la singularité du cas et les comparaisons ultérieures qu’elle pourra susciter.
8L’article s’inscrit dans une recherche à l’initiative de médecins généralistes et épidémiologistes, membres respectivement du Département de médecine générale du CHU angevin et du Laboratoire d’ergonomie et d’épidémiologie en santé et travail (LEEST-UA InVS) à propos du passage à la chronicité de certaines lombalgies et de sa prévention [3]. Le matériau résulte d’observations participantes menées lors des réunions de travail, d’entretiens auprès de médecins généralistes et de consultations filmées. Les observations directes des réunions de travail ont permis de saisir les dispositions professionnelles des médecins généralistes et spécialistes. Les vidéos des consultations ont été réalisées avec la participation de six médecins volontaires, recrutés parmi les maîtres de stage. Un cahier des charges — co-construit avec deux médecins, rédigés et adressés par leurs soins — indiquait l’objectif de la recherche et encadrait les modalités de prise de vue ainsi que leur usage ultérieur. Le déclenchement, qui devait se faire dès le démarrage de la consultation, fut en pratique impossible car le médecin devait au préalable connaître le motif de la consultation et s’enquérir des caractéristiques du patient [4] pour décider de l’enregistrement. C’est ensuite, après avoir informé le patient et lui avoir demandé l’autorisation d’être filmé, que le médecin déclenchait la prise de vue. C’est aussi le médecin qui décide de l’arrêt de la prise de vue, en l’occurrence après l’accompagnement du patient jusqu’à la sortie de la salle de consultation. Sur les 6 volontaires, 2 nous ont retourné les vidéos, soit quatre heures de visionnage pour 9 patients et 13 consultations. L’un des deux exerce en cabinet de groupe dans une commune d’agglomération ; il est maître de stage. Il a fourni quelques trois heures d’enregistrement formé de 11 consultations concernant 8 patients, 3 hommes et 5 femmes. C’est notre matériau filmique exclusif [5]. Trois patients ont été filmés deux fois. Les observations ont eu lieu sur cinq jours entre avril et début juin 2009. Pour ce médecin, les lombalgies représentent en moyenne deux consultations « pour motif principal » par jour. Le médecin dit ne pas avoir sélectionné les patients et ne pas avoir essuyé de refus : « Ils sont venus pour un mal de dos, s’ils étaient d’accord pour enregistrer et filmer, j’ai filmé ». Le médecin précise néanmoins qu’il a pu oublier ou, qu’étant trop en retard dans ses consultations, il a choisi de ne pas aggraver la situation en n’intégrant pas le patient à l’enquête au motif que « ça demande un peu plus de temps car (il) faut demander, (il) faut expliquer un tout petit peu, (il) faut réfléchir un petit peu ». Nous mobilisons aussi le contenu d’un entretien réalisé en 2009 par une étudiante en master 2 de sociologie [6] auprès d’un médecin généraliste âgé de 63 ans à l’époque, exerçant en cabinet individuel. Afin de situer chaque consultation dans une dynamique biographique, nous avons réalisé en 2011 deux entretiens avec chacun des médecins ayant enregistré leurs consultations et un troisième auprès d’une autre médecin, chef de clinique effectuant des remplacements en médecine générale et membre actif de l’étude ; ces médecins n’ont pas tout à fait la même approche quant au traitement de la plainte.
Le travail médical d’objectivation de la douleur
« Décrypter le mot pour avoir le mal »
9« Regardons de plus près comment se déroule la consultation. Le patient arrive chez le médecin avec son propre essai de définition de ce qui le fait souffrir. Pour le dire simplement, les tâches du médecin sont : 1) de déterminer ce dont souffre “réellement” le patient, et 2) d’obtenir que son patient suive son avis, y compris celui que rien ne va “réellement” mal pour lui. Ces deux tâches sont d’habitude appelées diagnostic et traitement » (Freidson, 1984 : 306). Dans cette perspective, reprise et développée par Strauss (Strauss, 1992), le patient a un rôle actif quant à l’affirmation et la reconnaissance de son point de vue face à un praticien qui ne partage pas les mêmes conceptions sur ce qui le fait souffrir. La réponse d’un médecin généraliste à ce qui constitue une consultation type condense en des mots simples ce qui compose la difficulté ordinaire de leur pratique : « On dit bonjour madame ou bonjour monsieur, et puis le motif de la consultation et puis comme d’habitude, l’examen clinique et puis un essai de diagnostic parce qu’on n’en a pas toujours (…) à la sortie de la consultation. Il y a des gens qui viennent avec des symptômes mais on ne sait pas pourquoi, on ne sait pas ce qu’ils ont exactement (…) il y a des trucs, on ne sait pas très bien au départ et puis, au fur et à mesure, soit ça disparaît, ça nous arrange bien. Soit ça évolue sur quelque chose et on n’arrive pas à coller un diagnostic dessus. Mais au départ, on n’a pas toujours une étiquette à mettre, ça n’est pas toujours confortable (…), ni pour nous, ni pour le patient (…) C’est vrai que dans les lombalgies, on en est souvent là » (homme, 63 ans, exercice libéral, 2009).
10La douleur est une expérience privée qui doit être communiquée pour exister. La pathologie douloureuse induit un schéma ouvert d’interaction médecin/patient dans lequel les médecins « font avec ce qu’ils n’ont pas » (des signes) en s’adaptant à chaque cas présenté par le patient. La difficulté, pour le patient comme pour le médecin, réside dans le caractère empirique d’une douleur se laissant difficilement objectiver et catégoriser. Elle suppose d’être médiatisée par un langage, corporel et/ou verbal, dont l’expression mais aussi le ressenti sont, de surcroît, clivés socialement. De ce fait, la douleur est différente d’autres faits médicaux pouvant être lus sur le corps sans intervention du patient. En l’occurrence, le médecin doit intégrer dans sa pratique de travail le récit de l’expérience corporelle du patient. Une part du diagnostic résulte alors de ce que le patient choisit de relater et du choix, pour le médecin, d’intégrer au non ces informations dans sa démarche diagnostique. Ce sont des mots et des sensations qu’exprime de prime abord le patient tandis que le médecin cherche à les interpréter.
11De même que les modalités d’expression des troubles visuels sont culturellement différenciées (Zola, 1966), l’expression du mal de dos se distingue globalement selon le registre sémantique des patients : les uns se plaignent (« j’ai mal ») tandis que les autres évoquent l’incapacité fonctionnelle (« je ne peux plus faire ça »). Dans la première catégorie, les patients observés se centrent sur l’expression de la douleur via l’évocation des sentiments et des sensations comme cette institutrice affirmant « avoir mal à en pleurer », et que « c’est insupportable ». Dans la deuxième catégorie, les patients insistent sur la contrainte que cette douleur génère au travail, se positionnant d’abord en travailleur : « J’ai du mal à tenir debout, je suis complètement de travers » mentionne une personne travaillant debout en magasin. Ou encore, « pour aller travailler, c’est quelque chose d’assez dur », évoque un autre patiente, secrétaire de mairie. Dans ce deuxième cas, la douleur et/ou la gêne sont exprimées au regard d’une situation de travail. C’est aussi la situation d’une patiente manutentionnaire qui dit solliciter en permanence l’aide de ses enfants pour les tâches ménagères, ou d’un peintre qui justifie ses douleurs par son travail : « (…) on fait tellement de gestes aussi dans une journée, monter, descendre, échafauder, sur les toitures tout ça (…) ». Sans s’estimer malade, c’est l’incapacité fonctionnelle qui justifie leur demande auprès du médecin. Dans le premier cas, le patient rappelle l’incidence de la douleur tandis que, dans le deuxième cas, c’est la douleur comme fait qui est exposée verbalement. Que ce soit au motif de la douleur ou de la difficulté à travailler, l’expression verbale de la plainte relève du registre corporel : grimaces, dos courbés, posture voutée, mains entre les cuisses ou fixées sur le bas du dos, longs soupirs donnent à voir une lassitude face à une douleur persistante, une soumission du corps à la douleur.
12Le médecin dont nous analysons les consultations choisit d’accorder de l’importance à l’expression du patient. La consultation d’une patiente, institutrice en petite section de maternelle, illustre cette posture professionnelle de l’écoute et de l’accueil de la plainte comme tâche constitutive du diagnostic. Celle-ci narre longuement (1’15 minute sur 13’) sa souffrance et l’exprime tant verbalement que corporellement ; calée au fond de la chaise, les mains accrochées au siège, elle raconte : « C’était une douleur insupportable, j’avais jamais vu ça. Mon mari a téléphoné au médecin du Samu parce qu’il était 19h30, donc voilà (…) Et ça (les médicaments) m’a soulagé un petit peu mais enfin vraiment, j’avais du mal à poser le pied par terre (…) Depuis, ça s’est pas trop amélioré, je voyais les vacances se terminer, je me suis dit… et vendredi matin quand je me suis levée, c’était pfff, tout pareil que la semaine précédente. Donc là, je suis allée voir l’ostéopathe que je vais voir régulièrement, (mimant) il m’a manipulée rapidement, comme il fait d’habitude, mais c’était pareil, à nouveau exactement la même douleur que le premier jour, vraiment très intense, à pleurer, vraiment une douleur très importante au niveau du dos et ce matin, c’est au niveau de la cuisse jusqu’aux genoux, et là, ça me gêne. C’est plus une douleur au niveau du ventre, j’ai du mal à expliquer, c’est plus devant que derrière j’ai moins mal au dos, mais j’ai plus mal dans le bas du ventre et tout le long de la jambe. »
13Le contraste visuel est saisissant entre une patiente pleinement dans le ressenti corporel, et le médecin, droit derrière son bureau, fixant la patiente et concentré. Celui-ci demande quelques confirmations à propos des maux de dos réguliers et de l’efficacité des remèdes pris habituellement, manifeste par une moue et des hochements de tête l’intérêt porté au récit et signale, par ce fait, l’acceptation du caractère manifeste des propos. Il les objective en évoquant la récurrence des situations occasionnant ce mal au dos : « C’est vrai, je vois dans votre dossier, il y a plusieurs consultations pour le dos et c’est souvent dû à des situations comme vous décrivez. »
14Croire à la douleur s’avère une condition essentielle pour construire l’accord sur une définition de la situation. Pour autant, l’objectivation de la douleur comme préalable à la stabilisation du fait (diagnostic) peut aussi se révéler conflictuelle, concernant son existence ou son ampleur. Ainsi, dans le cas suivant, le médecin oriente l’interprétation de l’examen clinique vers un « mieux aller » tandis que la patiente, secrétaire de mairie, veut faire reconnaître la persistance de sa douleur bien qu’elle s’y soit habituée. Le médecin voit une amélioration de l’état physique à travers une meilleure mobilité. Pour le médecin, l’apparente souplesse physique révèle une amélioration de l’état, tandis que pour la patiente, elle signifie seulement qu’elle s’y est adaptée. Convoquant « la pensée anatomoclinique (…) (qui) a consacré le triomphe des représentations spatiales sur les représentations temporelles, c’est-à-dire du regard sur l’écoute » (Laplantine, 1993 : 282), l’omnipraticien tire une conclusion positive. En médecine, ce qui est objectif étant considéré comme plus réel que ce qui est subjectif (Cathébras, 1997), exprimer sa souffrance physique ne suffit pas non plus à constituer la douleur comme fait médical. C’est l’adhésion à cette pensée médicale qui incite le médecin à mobiliser la quantification comme critère référentiel de distinction entre l’objectif et le subjectif et à la soumettre à la patiente via une échelle de douleur. La réponse de la patiente (« quasiment 10 ») convainc le médecin qui accepte une définition de la situation ne correspondant pas à l’examen anatomique :
- médecin généraliste : « Ça tire mais ça plie mieux qu’avant, je trouve que je vous mobilise mieux quand même
- patiente : ben, gérer la douleur : c’est pareil, on s’habitue peut-être aussi c’est vrai
- médecin : oui
- patiente : il y a ça aussi
- médecin : pour vous allonger et tout, on dirait que c’est quand même plus souple
- patiente : oui, enfin, je suis un peu crispée, je sais qu’il faut y aller quand même doucement
- médecin : oh oui bien sûr, il faut y aller doucement, mais je trouve que vous le faites avec plus d’aisance qu’il y a un mois ou deux
- patiente : oui enfin, je me crispe un petit peu et c’est vrai, on s’habitue à la douleur
- médecin : oui oui… au niveau de la douleur, entre 0 et 10, vous en êtes où à peu près ?
- patiente : je dirais entre 6 et 7
- médecin : quand même ! et par rapport au début, vous étiez à 8/9 ?
- patiente : j’étais même à quasiment 10
- médecin : d’accord. »
Le jugement médical
« Essayer de les remettre dans un diagnostic un peu plus exact »
15L’établissement du degré de douleur est l’étape préalable à l’énonciation d’un jugement médical sur un état corporel. Dans ce cadre, le statut accordé à la douleur est d’importance car il engage la mobilisation de tels propos du patient ou de telles observations cliniques comme savoirs opératoires. Le contrôle professionnel des dires et des ressentis des patients est capital car il oriente la lecture diagnostique en même temps qu’il exclut les autres pistes d’interprétation, voire délégitime par avance toute demande d’examen supplémentaire comme des imageries médicales. Tout en laissant le patient exposer la douleur dans sa dimension pleinement subjective et tout en la reconnaissant, le médecin garde l’initiative de la juste définition de ce dont souffre le patient en corrigeant, rectifiant, proposant un autre terme, une explication. Ainsi, lorsqu’un ouvrier exprime : « j’ai mal au dos depuis trois-quatre jours, j’avais mal mais je ne m’en inquiétais pas vraiment, mais là, vraiment, ça a coincé », le médecin reformule l’énoncé au moyen de termes plus médicaux pour expliquer l’intensité de la douleur exprimée : « vous avez mal, là ce matin, vous avez encore plus mal, c’est encore plus aigu ». La localisation de la gêne ou de la douleur est aussi traduite en catégories médicales : « là », « ici », « ça descend dans les jambes », « ça descend dans les fesses », sont autant d’expressions traduites simultanément en langage médical : « (vous avez mal) en haut des lombaires, voire en haut des dorsales, les dorsales jusqu’ici, donc plus une douleur dorsale ». Pour ce généraliste, nommer le mal permet d’affirmer son double rôle d’expert médical et « d’écoutant ». Dans le contexte d’une douleur peu ou pas objectivable, l’accueil de la plainte en même temps que la recherche d’objectivité se manifestent chez ce médecin par une posture d’écoute et d’empathie doublée d’une observation clinique, diffuse ou précise : face à la présentation profane de la douleur, il travaille sur le mode de la sollicitude en acceptant momentanément de considérer la plainte comme un objet médical à part entière (Bloy, 2008). Cette posture, exprimée par diverses approbations — « d’accord », « hum hum » —, confirme le double registre professionnel de sollicitude et d’expertise clinique (Ferreira, 2010). Analysée précocement par Baszanger (1991), cette tension a été démontrée à propos de la prise en charge de l’hypertension (Sarradon-Eck, 2007), des personnes âgées (Pennec, 2010) ou encore de la prescription de psychotropes (Collin et al., 1999). Dans une tension signifiante professionnellement, le médecin généraliste dont nous analysons les consultations justifie sa pratique en revendiquant son appartenance à une profession savante — « on est avant tout médecin, on regarde d’abord si c’est organique, médical pur (…) » — puis par la dimension relationnelle de l’activité — « je suis là avant tout pour l’écouter, essayer de la comprendre (…) ».
16Le médecin organise conjointement son travail de déchiffrement à partir du corps et du point de vue du patient mais ce travail est dépendant des catégorisations existantes et de ses propres codes de perception. Selon la dimension accordée à l’écoute, à la recherche de cause lésionnelle, les pratiques médicales relatives au mal de dos varient à l’intérieur du groupe professionnel et chez un même médecin. C’est le sens de la démonstration de Bloy (2008) à propos des positionnements professionnels des médecins généralistes par rapport à l’incertitude médicale. L’auteur propose une description des postures professionnelles selon la « vigilance scientifique par rapport aux recommandations et niveaux de preuve » et selon la « considération accordée à la plainte profane » (Bloy, 2008 : 79). L’auteur considère que, loin de séparer des univers de pratiques univoques et distincts, les deux principes d’action constituent une discordance cognitive inhérente et structurante du travail en situation. Concernant la prise en charge de la douleur lombalgique, la pratique professionnelle varie selon l’acception extensive ou restreinte de la notion de lésion et selon l’adhésion au caractère objectivable ou non de celle-ci, entendue comme réponse médicalement construite au symptôme apporté par le patient. Une ligne de partage peut alors s’opérer entre les omnipraticiens qui, se conformant aux savoirs universitaires, concluront à l’absence de causes organiques lésionnelles, et ceux qui appréhenderont la douleur dans sa globalité et considèreront qu’« il y a toujours quelque chose », quitte à investiguer, par exemple, le terrain psychologique. Lors d’un entretien croisé avec deux médecins généralistes, à propos d’une question sur la prescription d’antalgiques, l’un répond qu’il s’agit de soulager une douleur « parce qu’il n’y a pas de maladie objectivable… » tandis que l’autre rectifie et nuance au regard des connaissances scientifiques : « (…) enfin, il y a quand même une lésion. Forcément, quand on a mal, y’a quelque chose qui se passe… Si on parle de l’aigu, moi je dirais qu’il y a forcément une lésion, c’est ma conception. En aigu, il y a forcément une lésion, qu’on (ne) sait pas objectiver mais il y a forcément quelque chose qui se passe (…) Pour moi, il y a forcément quelque chose qui s‘est passé, les gens se sont coincés, ils ne font pas semblant (…) Avec l’approche qu’on a, forcément limitée, forcément, on dit qu’il n’y a pas de lésion, pas de liaison par rapport à ce qui est connu (…) Une lésion, une lésion qu’on ne sait pas objectiver, mais il y a une lésion. »
17Le rapport aux savoirs est donc capital car c’est ce qui fonde l’interprétation.
« Vous souffrez, mais il n’y a rien de pathologique »
18En l’occurence, ainsi que l’analyse des consultations filmées le donne à voir et à entendre, le médecin confirme et objective l’état physique et corporel du patient via des jugements : « oui, ça tire » « c’est raide », « c’est tendu », « je vous trouve un peu tendu », « vous êtes effectivement tout(e) de travers ». Ce jugement est ensuite assorti d’une interprétation à propos du caractère non pathologique de ce qu’il voit. Des énoncés comme « ça fonctionne », « il n’y a pas de signes neurologiques », engagent fondamentalement une interprétation quant à la signification de l’état. Autrement dit, le médecin reconnaît la réalité physique — « ça tire, c’est raide » — mais réprouve la réalité sociale en affirmant que « ça fonctionne », suggérant que le patient ne doit pas se considérer comme malade.
19Le mode d’expression semble varier selon les patients sans que l’on puisse assurer si c’est le sexe ou le métier qui clive celui-ci. Devant les patientes (institutrice, préparatrice en pharmacie, ou encore manutentionnaire), le médecin s’exprime de la sorte : « L’examen physique est satisfaisant : il n’y a pas de signes neurologiques, pas de signes déficitaires », ou encore « l’examen est bien sur le plan neurologique, il n’y a pas de soucis », « (…) il y a un peu d’usure, mais il n’y a rien de pathologique au niveau des radios (…) ». Tandis qu’à un patient peintre en bâtiment et peu habitué aux cabinets médicaux, le médecin, qui semble s’aligner sur sa forme d’exposition des faits, dit, en insistant sur le caractère fonctionnel du corps (Boltanski, 1971) : « Bon, les réflexes sont bons, tout ça, ça fonctionne bien ».
20Au-delà de la diversité des énonciations (Barthe, 1990), cette interprétation peut être considérée comme le refus de fabriquer un (ou des) signe(s) permettant d’organiser la maladie en un tableau nosographique. La bipolarité de ces doctes affirmations — « vous souffrez mais ça fonctionne » — est capitale quant à la conduite de l’interaction car elle en structure la trame en orientant la lecture des symptômes. Le double registre descriptif a un effet performatif sur la réalité sociale dans le sens où le patient doit intégrer le fait biomédical selon lequel son corps est soufrant mais non malade. L’accord n’est pas toujours aisé. Ainsi, même lorsqu’une patiente manutentionnaire présente, comme preuve objective de son mal de dos, des radiographies et le commentaire médical relatif à l’usure des disques, ces éléments ne suffisent pas à contrebalancer l’interprétation médicale du médecin généraliste. Alors que la patiente, réglant la consultation, commente la probable évolution de sa situation physique — « mais bon, ils me disaient que j’allais avoir de plus en plus le dos fragile » —, le médecin reprend les radios et les regarde avec plus d’attention. Il confirme le caractère usé des disques sans leur conférer pour autant un statut pathologique : « ça confirme bien, il y a un peu d’usure, mais il n’y a rien de pathologique à la radio. Mais bon, il y a des choses qui peuvent tout à fait expliquer les douleurs que vous avez ». Le double registre de communication condense les deux logiques d’action ; il permet de rassurer le patient en reconnaissant l’existence de douleurs tout en déniant le caractère morbide de celles-ci. L’affirmation « ça fonctionne » a donc pour premier enjeu la réassurance du patient. Le médecin confirme le symptôme : « c’est raide » mais dénie le signe : « c’est normal ». La démonstration médicale est organisée autour de ce pôle : le corps souffre — « c’est normal » — mais il n’est pas malade — « ce n’est pas pathologique ». Le médecin oppose au caractère pathologique de la lésion celui de normalité du corps, ce qui fait écho au propos d’une jeune médecin généraliste : « Il n’y a pas de détérioration, il n’y a rien qui est malade (…) Il n’y a rien de cassé au niveau de leurs os, leur colonne, elle a toujours la même hauteur, mais pourtant ils sont plus loin du sol parce que musculairement, tout, c’est un petit peu, même très contracté (…) »
21Faire entendre que le corps souffre sans que cette douleur soit pathologique, parvenir à un accord sur cette situation, n’est pas toujours aisé ; « remettre (les patients) dans un diagnostic un peu plus exact » n’est alors pas définitif. L’exemple d’une trentenaire s’étant fait mal au dos en retirant du linge de la machine à laver est un exemple de négociation à propos de la signification à accorder au mal de dos. N’y tenant plus, la patiente est allée à la clinique locale, laquelle a fait des radios, lui a prescrit des médicaments et deux jours d’arrêt suite à quoi elle est retournée travailler sans finalement être en mesure de terminer la deuxième semaine : « (…) Il fallait que je donne tout à faire à mes collègues, je ne pouvais même pas soulever une caisse. Au début oui, mais celles qui étaient dans le bas, après c’était plus possible, ça me faisait une décharge dans le dos, c’était plus possible ». Après l’examen qui confirme l’état physique douloureux, le médecin s’enquiert de la nature de son travail et de ses conditions dont on comprend visuellement qu’il les juge difficiles — la patiente manutentionnaire soulève des caisses de plus de 20 kg une partie de la journée et l’autre partie en charge des plus légères (de 2 kg à 3 kg) sur un chariot élévateur — « donc c’est toujours (se) baisser » — qu’elle manipule à deux parce que « c’est très dur, (elle) ne peut pas le bouger toute seule, (elle n’a) pas assez de force ». Le médecin approuve le caractère d’évidence de la souffrance physique et prescrit un arrêt de travail : « là vous (ne) pouvez pas aller au travail, là vous (ne) pouvez pas, vu comment vous êtes ; donc je vais vous prescrire un arrêt de travail d’une semaine ». Il passe plus de cinq minutes à trouver la meilleure prescription en demandant si la patiente est habituée à tel médicament, si elle l’a trouvé efficace, si elle ne préfère pas tel autre. Pressentant la fin de la prescription, elle sollicite une piqûre : « il n’y a pas de piqûres pour le mal de dos comme ça ? (…) Je me disais, tellement je tenais plus ». Le refus implicite se fait au travers d’arguments médicaux que la patiente accepte sans mot dire : « c’est le même produit avec les mêmes effets secondaires d’ailleurs et (parlant des piqûres) il n’est pas dit qu’elles soient plus efficaces ». S’alignant, par ce refus, sur les bonnes pratiques, l’action du médecin consiste à maintenir, dans un premier temps, une définition locale et restreinte de la douleur en ne lui accordant que le rang de douleur symptomatique et passagère, tout en soulageant la patiente par une double prescription médicamenteuse et un arrêt de travail plus ou moins long. Accorder une réponse positive à une demande peut être le moyen de ne pas lâcher sur l’essentiel, de maintenir l’accord du patient selon lequel il n’est pas malade car ne souffrant d’aucune pathologie. Pour autant, la non-adhésion du patient au diagnostic via la prescription peut aussi se manifester par le recours à un autre médecin. C’est le cas d’un patient manutentionnaire d’une cinquantaine d’années qui, ayant demandé en vain une mise en invalidité, l’a obtenue un an et demi plus tard par la médecine du travail.
« Il faudrait vous remobiliser un petit peu »
22Comme le patient souffre sans que son corps ne présente pour autant une lésion, le médecin mobilise une rhétorique qui vise à proposer une autre lecture. Ainsi, dans un premier temps, il livre une réponse médicale en cherchant une cause organique au symptôme. Puis, si le mal persiste, il suggère au patient une autre cause ainsi qu’il nous l’exprime lors de l’entretien : « D’abord, on reste avant tout médecin. Donc, d’abord, on regarde s’il n’y a pas un problème médical pur et dur organique. Soit on a des signes, bon ben là, mais c’est rare, soit dans le temps, ça s’amende, donc on attend un peu, soit ça s’aggrave et il y a des signes neurologiques qui s’aggravent et si ça s’aggrave, on l’adresse à un spécialiste d’organe, voir s’il y a une souffrance réelle qui faut qu’elle soit levée pour améliorer le patient et qu’il (ne) garde pas de séquelle, le moins possible. Et puis après, on essaye de creuser qu’est ce qu’il y a autour. Par contre, après, le plus dur, c’est de faire adhérer le patient à ce qu’il exprime à travers son mal de dos quand il n’y a pas de problème organique pur et dur. C’est un peu à la demande des gens, on les revoit si, eux, ont envie de revenir aussi » (médecin généraliste, cabinet de groupe, 2011).
23Dire « ça fonctionne », c’est émettre un jugement médical et une suggestion : si ça fonctionne mais que le mal persiste, c’est que la cause est ailleurs ; au patient de vouloir la chercher et au médecin d’y contribuer. C’est alors l’inscription de son savoir médical et expert dans une modalité d’interaction qui lui permet de continuer à exercer son autorité tout en faisant son travail de thérapeute : « (…) soulager, c’est prendre en compte la dimension médicale dans un premier temps. S’ils pensent pouvoir être soulagés par des médicaments (…) C’est la représentation de la société des médicaments (…) Ils veulent être soulagés. Après, ça dépend comment on organise la discussion avec (…) Et puis, ce sont des gens qu’on a déjà vus et là, on peut déjà leur en parler : “qu’est-ce qui fait qu’on se revoit ?” ».
24« Organiser la discussion » consiste à énoncer ou suggérer un lien entre douleur(s) et tension(s) et, en conséquence, recommander à la personne d’entrer dans une dynamique de changement (Baszanger, 1991) cognitif et/ou comportemental. La construction du lien entre tension et douleur oriente vers un diagnostic musculaire et donc une explication de celle-ci à partir d’éléments organiques d’usure discale mais aussi biographique. Le choix d’interpréter et non d’expliquer la douleur rappelle celui du deuxième groupe des médecins spécialistes de la douleur étudiés par Baszanger (1991). C’est dans la perspective de donner un sens à une douleur qu’il recommande à certains patients de « ne pas travailler en force mais en souplesse », « de s’économiser » ou encore, « de faire des séances de kiné pour remettre en mouvement ». Ce travail d’accord sur un engagement mutuel selon une logique d’explication et de conviction (Baszanger, 1991) s’opère sur un mode d’empathie durant une ou plusieurs consultations ainsi que nous le raconte le médecin après avoir consulté l’historique d’une consultation filmée : « Sur 10 consultations en deux ans, le mal de dos a été le motif principal de consultation pour 3 fois ; toutes les autres fois, c’était pour anxiété, sommeil, fatigue (…) Elle a changé de registre, ce n’est plus pour le mal de dos. Elle vient parce qu’elle est bloquée du dos, mais d’emblée, elle dit : “ma sœur est décédée il y a huit jours” ; c’est ce que j’ai mis, c’est ce qu’elle m’a dit en premier ».
Conclusion
25Professionnel d’une organisation (Hughes, 1996), ainsi que l’indique le qualificatif de la fonction, le médecin généraliste se situe en première ligne du système des soins. C’est pourquoi « les réponses du médecin peuvent contribuer à déterminer la forme première de la maladie à laquelle le malade va se fixer » (Balint, 1970 : 245). Autrement dit, le diagnostic peut constituer la première étape d’une trajectoire de maladie. La consultation est alors le théâtre de nombreuses scènes où savoirs médical et profane sont mobilisés et se confrontent pour l’appréciation d’un état biologique.
26On a montré que le travail du médecin consistait à cantonner un état de souffrance individuelle sans lui conférer une dimension sociale de corps malade. Dans cette définition de la situation (diagnostic), médecin et patient sont coproducteurs mais le rôle du médecin est central dans le sens où c’est lui qui possède l’ultime maîtrise de l’interaction en formulant son avis au patient et en concrétisant celui-ci par une prescription. « Répondre d’abord en médecin » consiste à chercher l’organique de la lésion et, en l’occurrence, à statuer sur le caractère non pathologique de la douleur. Ce travail de contrôle s’opère dès le démarrage, au moment du diagnostic, comme moment et moyen du contrôle sur la trajectoire de ce qui ne doit pas devenir une maladie au sens d’état social (Freidson, 1984).
27L’analyse a rendu compte d’une manière de répondre en « singulier généraliste » (Bloy et Schweyer, 2010) au problème apporté par des patients souffrant dans la région corporelle du dos. En l’occurrence, ce médecin réalise son travail en mobilisant des ressources médicales et relationnelles qu’il négocie avec celles du patient. Confinant dans un premier temps le mal de dos dans sa catégorie médicale de symptôme et non de maladie, ce mode singulier de prise en charge s’avère emblématique de la tension professionnelle inhérente à l’exercice de la médecine générale. Ainsi que l’expose Freidson, « la teneur de leur diagnostic et de leur thérapeutique reflète la position qu’ils occupent entre deux mondes, à la charnière du système profane et du système professionnel » (Freidson, 1984 : 304). Ne soigner que le symptôme sans permettre de l’organiser en état social de maladie, c’est à la fois se positionner en expert médical selon le modèle universitaire et répondre en praticien consultant qui soulage la souffrance d’un patient.
28Conflit d’intérêts : aucun.
Bibliographie
Références bibliographiques
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Mots-clés éditeurs : interaction médecin/patient, contrôle médical, lombalgie
Mise en ligne 28/12/2012
https://doi.org/10.1684/sss.2012.0301Notes
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[*]
Hélène Desfontaines, sociologue, LUNAM, Université Catholique de l’Ouest, 3, place André Leroy, BP 10808, 49008 Angers, France ; Centre Nantais de Sociologie EA 3260, Université de Nantes, chemin la Censive du Tertre BP 81227, 44312 Nantes, France ; desfontaines.helene@neuf.fr
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[1]
Dans sa phase aiguë, « la responsabilité d’une détérioration anatomique ou d’un trouble fonctionnel dans la genèse du symptôme est toujours difficile à déterminer (…) Bien des questions concernant le substratum anatomique, les facteurs prédisposant, les moyens diagnostiques et thérapeutiques de ces symptômes restent aujourd’hui sans réponse » (Poireaudeau et al., 2004 : 295).
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[2]
Et donc sur sa trajectoire (Strauss, 1992).
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[3]
L’équipe a aussi investigué les facteurs psychologiques (Martin-Mattera et al., 2010).
-
[4]
Les patients devaient avoir entre 18 et 60 ans et consulter pour une douleur lombalgique, qu’il s’agisse d’une nouvelle plainte ou que le patient soit déjà connu comme lombalgique.
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[5]
L’autre médecin ayant fourni des enregistrements exerce en cabinet de groupe, en agglomération ; il est maître de stage. Nous avons choisi de ne pas intégrer ses enregistrements composés de 2 consultations d’un même patient car le matériau constitué est insuffisant pour une comparaison entre modes de prise en charge du mal de dos.
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[6]
Sophie Delion.