E. Gardien, L’apprentissage du corps après l’accident : sociologie de la production du corps, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2008
1L’apprentissage du corps handicapé après l’accident est un ouvrage qui se distingue par la gravité de son objet : la réadaptation à la vie quotidienne de traumatisés médullaires. C’est au travers d’une enquête de terrain dans un centre de rééducation fonctionnel que E. Gardien nous donne à voir le vécu d’hommes et de femmes qui, à la suite d’un accident, deviennent para- ou tétraplégiques. La lecture de l’ouvrage suit le cours de cet apprentissage, l’auteur modélise chacune des étapes de la production de ce nouveau corps, à jamais différent. Grâce à de multiples récits individuels, la sociologue restitue un double mouvement : la dépossession du corps et les modalités d’une éventuelle reconquête.
2Le premier chapitre s’attache à décrire l’environnement de cette expérience corporelle. Les traumatisés médullaires évoluent dans un champ sanitaire, un espace social institutionnalisé. E. Gardien aborde, avec délicatesse, les contraintes inhérentes à ce champ : la vie, à l’hôpital, est imposée, parfois à l’encontre de la volonté des patients. Même les soignants peuvent se montrer mal à l’aise face à ces sauvetages et à ces survies. Certains reconnaissent ainsi qu’ils préféreraient la mort à une vie de tétraplégique. Si le milieu sanitaire est celui du corps omniprésent, médicalisé et dépersonnalisé, E. Gardien montre que les blessés médullaires n’ont pas les moyens de saisir ce qui leur arrive. L’expérience corporelle vécue quotidiennement n’a aucun sens : le blessé médullaire n’a ni les connaissances, ni les mots pour exprimer ce qu’il ressent dans sa chair. Dans son esprit, il n’est encore qu’un malade et non une personne handicapée. La trajectoire de rééducation du blessé médullaire débute par une phase volontiers qualifiée de déni. L’auteur montre ici qu’il ne s’agit pas d’une dénégation mais d’une impossibilité de se projeter dans l’avenir, nourrie par la méconnaissance de la déficience et de ses conséquences.
3Le deuxième chapitre, consacré aux modalités de production du corps handicapé, détaille les techniques de production de ce nouveau corps. Le rythme et le mode de vie imposés aux patients, au sein de l’institution hospitalière, ont pour essentiel objectif de rendre prévisible, et donc vivable, ce corps transformé. Au-delà de ces contraintes, une pédagogie est à l’œuvre pour mener à bien l’entreprise de domestication du corps déficient. Les savoirs que délivrent les rééducateurs sont des construits sociohistoriques non stabilisés ; ils évoluent sans cesse. L’apprentissage des aides techniques se fait par étapes et il se doit d’être personnalisé. Si l’environnement et les soignants aident à découvrir de nouveaux potentiels corporels, les pairs jouent également un rôle décisif. Les patients échangent des informations relatives au corps, à ses techniques, mais aussi à sa présentation. Une telle transmission est peu organisée, elle est pourtant très intéressante, en proposant aux traumatisés médullaires des alternatives au modèle médical dominant.
4Après avoir développé les modalités de l’apprentissage, E. Gardien dévoile, au sein du troisième chapitre, les limites qui entravent ce processus de reconquête du corps. La sémantisation de son expérience est un problème majeur pour la personne devenue handicapée. Sans mot, comment donner un sens à son expérience ? Lorsqu’il arrive en milieu hospitalier, le traumatisé médullaire a perdu, du fait de sa blessure, nombre de ses facultés de perception. Pour autant, les patients déclarent percevoir des sensations, totalement atypiques, dans leur zone sous-lésionnelle. Cette expérience ne rentre pas dans les catégorisations usuelles. Les patients se retrouvent au cœur d’un paradoxe : ils ont des perceptions qu’ils savent ne pas exister. Les rééducateurs, valides, partagent difficilement cette expérience avec eux. Le blessé médullaire doit alors réaménager la langue et ses significations. « Que peut désigner l’expression “être en bonne santé” pour un traumatisé médullaire ? Que signifie celle d’“intimité corporelle ?” » (p. 181). C’est sur cette dernière notion que la sociologue s’attarde car, pour ses enquêtés, il faut rebâtir une intimité qui, dans le milieu sanitaire, est sans cesse mise à mal, et ce, pour la survie. Les soignants et les patients vivent mal, au quotidien, ces multiples intrusions. C’est pourquoi les infirmiers et les ergothérapeuthes enseignent, le plus tôt possible dans la trajectoire, les techniques de l’intime aux personnes handicapées.
5L’ultime étape du réapprentissage du corps dévoilé par E. Gardien, consiste en une personnalisation du réseau sémantique. Dans le quatrième chapitre, la sociologue démontre que cette dernière phase est synonyme d’autonomie pour la personne handicapée. Une minorité de patients sont en mesure de développer leurs propres mots pour parler de leur expérience, que l’ordre médical décrit de manière très parcellaire. La personne handicapée se sent parfois dépositaire de son vécu et revendique alors une expertise sur son cas. Les relations avec le corps médical évoluent alors considérablement : la personne négocie et réaménage les normes imposées. Parmi les prescriptions du corps médical, les médicaments sont les plus fréquemment rejetés : certains patients font ainsi le choix de médications alternatives ou font usage de stupéfiants pour soulager leur douleur. En s’insinuant dans les failles de la médecine allopathique, ces pratiques donnent à voir les lacunes du savoir médical, qui ne suffit pas à redonner une autonomie aux blessés médullaires.
6E. Gardien accomplit, dans cet ouvrage, le tour de force de restituer l’environnement, les techniques et les limites associés à la naissance d’un corps différent, aux capacités fonctionnelles limitées mais réelles. En délimitant des étapes dans l’émergence de cette nouvelle identité, l’auteur laisse une place importante aux observations et aux entretiens, ce qui permet de mieux saisir la singularité d’une expérience difficile à sémantiser. On saluera la justesse et la précision de descriptions qui touchent à l’intimité de personnes vulnérables. Grâce à sa recherche, E. Gardien contribue à légitimer la démarche ethnographique sur l’objet handicap. En s’attachant à décrire l’expérience quotidienne de personnes devenues handicapées, la sociologue donne à voir les changements corporels et identitaires et permet au lecteur de saisir la portée de cet événement dans une trajectoire biographique.
7Marion Blatgé
8Laboratoire G. Friedmann (CNRS-Paris 1)
9Université de Reims Champagne-Ardennes
C. Durif-Bruckert, La nourriture et nous. Corps imaginaire et corps social, Paris, Armand Colin, 2007, 281 p.
10Manger est un acte essentiel sur lequel se condense un ensemble complexe de significations, tant psychologiques que sociales. L’originalité de cet ouvrage est de les aborder ensemble, en s’appuyant sur une série de recherches, dans un ouvrage riche, voire foisonnant, rigoureux et documenté. Un ouvrage qui se lit et se relit, et, osons le mot, qui se savoure : son style emporte même parfois le lecteur aux limites de l’onirique. Un ouvrage qui fait méditer, enfin.
11Qu’est-ce que se nourrir ? C’est laisser franchir, par les aliments, les limites du corps : un acte qui à la fois expose, met en danger et procure du plaisir. Cette définition apparemment simple contient les éléments centraux qui sont problématisés dans l’ouvrage, chacun étant marqué par l’ambiguïté et l’opacité. Des substances étrangères qui pénètrent le corps sont-elles bénéfiques ou maléfiques, et ce qui paraît bon ne peut-il pas engendrer le mal ? L’acte de se nourrir n’est-il pas marqué par une incertitude croissante, soumis qu’il est à des diktats contradictoires ? Comment interpréter les aliments lorsqu’on est pris en tenaille entre les envies et les impératifs de bien se nourrir ? Et ce bien, qui le définit ? Comment est perçu le devenir des aliments dans un obscur trajet digestif : ressent-on ce qui est bon pour soi, ce qui fait du bien à un corps pris dans un carcan de normes sociales qui confine à l’asservissement, ou pire, à cette pathologie lourde de sens, l’anorexie ? Que nous apprend-t-elle sur les impératifs, les contradictions qui influent à la fois sur le corps et la nourriture ? Ce sont quelques-unes des questions que cet ouvrage s’emploie à cerner, à creuser, et auxquelles il apporte des éléments de réponse nourris d’un travail empirique de longue haleine, en même temps que d’une entreprise de théorisation qui puise dans divers courants disciplinaires en anthropologie, sociologie, philosophie, psychanalyse et psychologie sociale. « L’approche de la nourriture et l’analyse “nourri/dénutri” nous ont emmenés vers un corps multiple, ce réel organique aveuglant à l’état brut, doublé de toute part d’un corps en tant que substance vivante, imagée, imaginée, en tant que matière écrite d’accès au symbolique, toujours conçu dans un environnement, déterminant et déterminé par un contexte relationnel » (p. 255). Au-delà de l’objectif de démonstration, ce livre est guidé par une prise de position forte, par une critique des impératifs que fait peser la santé publique sur l’acte de manger en fixant des objectifs dont l’impossibilité même est mise en évidence par les pathologies qu’elle entraîne, boulimie et surtout anorexie, et en faisant reposer sur le sujet individuel la maîtrise de conduites surdéterminées socialement, dans un contexte où le lien social se délite. Le discours diététique participe des enjeux de la modernité, véhiculant des mises en garde contre des risques omniprésents et se fondant sur une pédagogie de la correction, mais il entrave la perception d’aliments « bons pour soi » ou « bons en soi ». Il enferme la nourriture dans ses dimensions fonctionnelles, sans percevoir ses dimensions sociales et symboliques. Il participe ainsi d’une forme de biopouvoir, de disciplinarisation des corps. De ce fait, il « enflamme le narcissisme de mort » (p. 25) dont l’anorexie est l’expression extrême, le cas-limite qui éclaire le rapport à l’aliment dans notre société.
12« Manger, nous rappelle C. Durif-Bruckert dans son introduction, est un acte d’une grande complexité qui renvoie à un ensemble de pactes (individu-société), d’alliances (relationnelles), d’attentes (la réplétion) et de partages (le repas), mais aussi de risques successifs liés à l’incorporation… Manger est d’abord et avant tout une expérience corporelle, identitaire et existentielle majeure » (p. 17). Dès la naissance, se nourrir représente une forme fondamentale et primitive de relation à l’autre, relation déjà fort complexe, marquée par la dépendance, la satisfaction et la peur du manque, l’envie de dévorer et la crainte d’être dévoré en retour, la fusion et la séparation, la frustration et l’angoisse, et relation déjà socialisée et socialisante, codifiée, réglée et normée. Puis vient le vécu de « l’épreuve digestive » marquée par des ressentis profonds et parfois redoutés et par les étapes de transformations et d’assimilation des aliments jusqu’à l’expulsion des excréments. « Les opérations de l’absorption et de l’évacuation sont à même d’assurer à la fois un double mouvement : d’une part, l’ancrage du corps et, d’autre part, la définition répétée des contours et des lignes de découpe entre l’intérieur et l’extérieur » (p. 38).
13Pour situer le discours sur le corps dans ses fonctions d’ingestion et de digestion, C. Durif-Bruckert se réfère à une analyse plus globale de la corporéité, à une « topographie des lieux intérieurs » avec ses frontières, ses voies de pénétration et sa configuration, sa stratification, et son équilibre : la surface, la chair, les organes, leurs modalités d’arrimage, les fluides et les interrelations énigmatiques entre des composants disparates. Les dysfonctionnements occupent une place centrale dans les représentations du corps. Ils peuvent être liés à des trop-pleins ou à des excès (dépôts, engorgements). Ils sont consécutifs à l’altération des fluides (les caillots, les boules). L’énergie nerveuse peut s’altérer, monter en température, déborder ; les connexions nerveuses s’embrouillent. Le corps doit être soulagé des engorgements par des exutoires. L’intérieur du corps est animé d’une vie autonome et palpite, vibre, bruite. Cela rassure ou bien inquiète car tracer la frontière entre normal et pathologique n’est pas aisé. Mais il y a aussi une forme de transgression à vouloir « trop » connaître l’intérieur du corps, et la transparence rendue possible par des technologies d’imagerie médicale de plus en plus sophistiquées et précises engendre pour le profane angoisse, dégoût et incompréhension. Tout se passe comme s’il y avait des limites à ne pas franchir par rapport au corps propre.
14Ayant posé un contexte général de perception du corps, C. Durif-Bruckert va ensuite s’intéresser à la nourriture et à ses transformations dans le corps. La nourriture, tout d’abord, ne manque pas de plonger dans la perplexité. Comment la choisir ? Là, la méfiance s’installe car ce qui semble bon, qui fait plaisir, ne serait pas utile pour le corps, et cet extrait d’entretien exprime bien le désarroi que cela provoque : Il arrive qu’on ne sache pas que des aliments ne sont pas bons, car ils sont bons au goût. Une dissociation s’opèrerait entre la sphère sociale (le repas, la convivialité), orale (le goût, le plaisir) et corporelle (la diététique, la digestion) dans le ressenti de l’alimentation. L’inquiétude préside au choix des aliments : tout d’abord, comment concilier leurs propriétés affectives et leur qualités nutritives ? Puis, que nous apprend le trajet digestif sur les propriétés des aliments ? Leurs critères d’identification sont multiples : goût, consistance ou propriétés, de même que leur évaluation : attirance, répulsion. Le plaisir qu’ils procurent n’est pas considéré comme un gage de qualité. La médecine s’emploie à en dégager les bienfaits et les méfaits, mais rien n’est acquis en ce domaine mouvant : ce qui était considéré sain devient malsain et vice versa. Ils s’opposent sur un axe léger (frais, purifiant) à un pôle et consistant (chaud, énergétique, fortifiant) à l’autre. Mais plus que leurs propriétés des aliments, ce sont les excès qui sont préjudiciables : se laisser aller sans se limiter, « se goinfrer ». Les conseils de nutrition sont de manger un peu de tout, mais comment savoir ce qui peut être considéré comme peu ? La notion d’équilibre se retrouve dans la façon d’aborder les aliments, dans une série de proscriptions consenties : ne pas manger les sauces, ne pas assaisonner les pommes de terre… Pourtant, l’acte de manger signifie aussi un ancrage dans une société, une tradition, des valeurs morales.
15La « géographie digestive » caractérise le trajet des aliments dans le corps, leur réception, leur transformation, leur assimilation. Le ventre est au centre de la sphère digestive, composé de trois organes : estomac, foie, intestin. L’estomac et le foie ont des fonctions complémentaires dans le traitement des opérations d’incorporation des aliments : l’estomac traite l’aliment brut pour le liquidifier et le rendre assimilable, en le broyant, le malaxant. Véritable « surmoi physiologique », le foie est perçu comme triant les aliments afin de reconvertir les déchets. Il est le « contrôleur des frontières » qui veille, dénonce les abus, incite à la modération : « après une première identification globale des aliments, le foie s’occupe de la discrimination et de la séparation au sein d’un même aliment de la portion nourricière et de la part résiduelle » (p. 95).
16La phase finale de l’assimilation des aliments, l’évacuation, donne lieu à des représentations assez pauvres : « là mon imagination s’arrête », dit une personne dans un entretien (p. 101). Pourtant, elle ne laisse pas d’être inquiétante, liée à la souillure, à la saleté, à l’impureté.
17La préoccupation primordiale de l’ingestion est la peur de l’empoisonnement, lié à la putréfaction, qui se focalise sur la viande : « morceau de chair frappé d’un destin putrescible », portant en elle « un potentiel de désordre intérieur incontrôlable » (p. 105). Pour contrer ses propriétés maléfiques, la viande doit être médiatisée, accompagnée par des légumes, du pain.
18Dans le corps digestif, la sphère orale constitue la première zone concernée par le passage et le traitement des aliments. La psychanalyse définit l’oralité comme l’introduction, réelle ou fantasmatique, d’un objet à l’intérieur de soi. Il s’agit simultanément de « se donner du plaisir en introduisant un objet en soi, détruire cet objet et s’assimiler ses qualités en les conservant au-dedans de soi » (p. 110). Pour le petit enfant, « le désir de manger a pour objet, non seulement la nourriture, mais de façon plus essentielle encore, la relation avec la personne qui nourrit » (p. 110). Cette première relation d’amour n’est pas dépourvue de dimensions cannibales, dans les deux sens : désir de dévoration et crainte archaïque d’être dévoré. C’est la renonciation au cannibalisme qui fait de la bouche l’organe de la parole, qui suscite l’écoute. « Ainsi, la bouche mange, boit, s’initie au sens, se pose comme frontière entre l’être et l’avoir » (p. 115).
19Le parcours digestif est borné en son début et sa fin par deux ouvertures, orales et anales, hautes et basses du fait de la verticalisation du corps. L’ingestion des aliments s’inscrit dans un processus de civilisation. Il ne s’agit pas d’un acte de gloutonnerie, mais de l’insertion dans un cadre que délimitent une mise en présence de personnes dans l’espace et un ordonnancement temporel. Manger seul vide cet acte de sa signification, le rend transgressif, comme serait le fait de s’adonner seul à la boisson, qui signe l’alcoolisme véritable. Ce parcours digestif peut être marqué par des « ratages ordinaires » : rétentions, blocages, lourdeurs, aigreurs, autant de troubles liés autant à la qualité des aliments qu’à la disposition psychique de celui ou celle qui les reçoit en son sein : stress, angoisse…, mais aussi nébuleuse des troubles alimentaires dont l’anorexie, difficile à caractériser, constitue la manifestation extrême. Ces troubles commencent avec une préoccupation obsédante de la prise de poids, associée à des stratégies de privation alternant avec des crises de boulimie. Malgré l’abondance des publications traitant de l’anorexie et de ses différentes formes, l’étiologie de cette pathologie conserve une part d’indétermination, défie la compréhension. Si les sujets anorexiques se conduisent comme s’ils n’avaient pas d’appétit, ils ne sont pas pour autant dégoûtés par la nourriture. Ils prennent parfois un grand plaisir à l’apprêter et à la voir manger par d’autres. La faim n’est pas centrale, il n’est pas besoin de lutter contre elle. La lutte incessante concerne la transformation de l’aliment dans le corps dans un projet d’amaigrissement qui ne connaît pas de limites. « Le blocage vis-à-vis de la nourriture renvoie fondamentalement à la nécessité de se protéger vis-à-vis du corps qui, dès qu’il est un tant soit peu nourri, est ressenti comme étant grossi, envahissant, torturant et menaçant, corps vécu comme “habité par un mauvais objet” qui entretient une source de sensations désagréables, pesantes, gênantes » (p. 132-133). L’anorexie peut ainsi être considérée comme un trouble de l’image du corps. Les interprétations psychanalytiques qui sont convoquées par C. Durif-Bruckert se réfèrent à un rejet fantasmatique de la mère, à une peur archaïque d’absorption/dissolution dans son corps qui renvoie à une lutte contre un fantasme de cannibalisme. Pathologie surtout féminine, l’anorexie se situe dans une tension entre deux cultures : traditionalisme et modernisme. Dans sa recherche de terrain, l’auteur observe, chez les personnes anorexiques, des altérations de la représentation du corps digestif, voire une impossibilité à se représenter l’intérieur du corps et le travail de la digestion, des impressions de satiété et de faim déformées, méconnues, des aliments vidés de leurs significations nutritionnelles et sociales. La crainte suprême est de grossir, de s’enrober de chair, de graisse répugnante, de ne pas voir son corps réduit à sa charpente osseuse, corps éthérée, autosuffisant et échappant aux lois de la pesanteur. Le trajet des aliments dans la digestion est dénié : ils traversent le corps pour être rapidement rejetés ou bien ils ne restent pas et sont régurgités. Le désir de manger est retourné en force destructrice, comblant un sentiment de manque vertigineux. L’aliment est un ennemi contre lequel il faut mener une lutte incessante, obsédante, envahissante, qui mobilise l’activité psychique, et ce, encore plus s’il est solide, « avalé tout rond », les liquides ou les aliments trempés dans l’eau étant plus faciles à ingurgiter. Cette lutte peut déboucher sur des défaites qui se concrétisent en crises de boulimie : les aliments deviennent irrésistibles et viennent combler un vide abyssal, avalés qu’ils sont sans discernement, l’anorexique devenant une « alcoolique de la bouffe » (p. 145), selon les propos de l’une d’elles ; aliments évacués aussi, pour faire place nette et se purifier, dans la honte et la terreur. « Les aliments de l’orgie boulimique se comportent comme d’impossibles objets d’apaisement » (p. 146).
20L’image du corps est brouillée. Il est toujours perçu comme encombré, empâté, lourd. Il est dénié, déconnecté. Les points d’ouverture du corps constituent autant de menaces, de lieux d’anéantissement. Les « corps en souffrance s’offrent au déploiement du sacrifice et au travail de la pulsion de mort » (p. 153). Comme le dit une personne dans un entretien, la chair, c’est sale… Le gras, c’est sale, c’est le surplus, quelque chose d’inutile. Il faut surveiller sans cesse le corps pour ne pas qu’il s’arrondisse, pour qu’il reste anguleux, net, exempt de souillure. Au plan psychanalytique, c’est le rapport à la mère — nourricière — qui est en cause, l’impossibilité de s’en détacher pour accéder à la symbolisation, mais aussi le rejet viscéral du corps maternel nourrissant, bienfaiteur et destructeur simultanément.
21Ayant examiné la dimension pathologique de l’anorexie, C. Durif-Bruckert se tourne vers la mise en évidence de la dimension anorexigène de la société, telle qu’elle est révélée dans les représentations du corps gros. Il ne s’agit pas de dénoncer des modes ou des modèles proposés par les médias qui ne rendent que partiellement compte de la complexité du phénomène qu’elle veut mettre en évidence. Il faut pourtant repérer les lieux d’imposition des critères normatifs, mais aussi s’interroger sur l’adhésion qu’ils suscitent d’un point de vue qui lie le psychisme et le social. Elle propose des axes de réflexion pour comprendre un processus qualifié de mortifère au sein d’un rapport complexe entre idéologie et inconscient. La norme excessive en matière de contrôle pondéral doit être liée à une perte de repères, à des contradictions et discours mensongers. La société intervient sur les corps pour leur imposer un dégraissage qui confine à leur négation. L’impossibilité de se conformer à ce modèle social contraignant engendre des réactions pathologiques dues à une impression d’être toujours encombré. Le corps ainsi asservi par des contraintes sociales, désemparé, est vidé de sa vitalité, de sa substance.
22L’insistance des incitations — esthétiques, médicales, hygiéniques, publicitaires ou diététiques — à se débarrasser d’une surcharge pondérale pèse particulièrement sur les femmes et entraîne des rapports conflictuels à leur corps. Une cinquantaine d’entre elles ont été interrogées sur leur corps, le contrôle qu’il est possible d’exercer sur lui, le poids idéal, les représentations du corps gros, mince. L’auteur dégage des préoccupations lancinantes : « sentiment obsédant de corps indomptable », « intention de privation continue » (p. 165) pour se rapprocher de cet idéal que constitue la taille mannequin, tout en adhérant aux discours médicaux qui insistent immodérément sur les effets néfastes de la prise de poids pour la santé. S’arrondir signe la transgression et la dévalorisation de soi qui l’accompagne. « Le maintien d’un taux pondéral correct est un véritable travail au quotidien qui nécessite beaucoup de vigilance et de sacrifices » (p. 167). Mais ce travail peut être infructueux si le corps se montre récalcitrant.
23La médecine traite la surcharge pondérale comme une anomalie physiologique, un déséquilibre dont l’individu porte la responsabilité et qui le marginalise. La graisse, matière flasque, déforme les corps. Elle entrave les mouvements du corps, tant internes qu’externes. Elle obstrue la circulation normale du sang. Elle marque un relâchement du corps et du caractère, une paresse, un manque de volonté et de contrôle.
24Pourtant, savoir ce qu’il convient de manger est sujet à de constantes fluctuations. Simultanément, les contraintes de la perte de poids sont niées : maigrir sans se priver, sans le sentir, sans frustration, avec plaisir même, en sélectionnant les aliments plaisants, n’est-il pas le rêve de la majorité ? Censée s’adapter au goût de chacun, l’alimentation se dégagerait des contraintes pour un individu aiguilleur des aliments au fait des savoirs nutritionnels, disposant de possibilités d’arbitrage subtiles, responsable de son devenir pondéral.
25L’aliment perd de sa signification, méconnaissable dans ses conditionnements, transformé, débarrassé de ses lourdeurs, des contingences du climat et des saisons. Il n’est plus seulement l’occasion d’un échange social : le grignotage solitaire se substitue au rituel des repas.
26Par des messages diététiques et esthétiques, la société impose un ordre sur les corps, envahissant le domaine privé, intime. Le dégraissement, la désubstancialisation sont des entreprises de purification de corps échappant au déroulement normal de la vie, au vieillissement, ou, plus subtilement, s’en libérant. Amputé de sa dimension identitaire, le corps se trouve réduit à une mécanique qu’il faut entretenir, à laquelle il faut apporter juste ce qu’il faut de carburant sous peine de le voir s’emballer, échapper à tout contrôle. « La mesure (poids-taille, rapport poids/taille) du corps étalon est fixée de façon excessive, à contretemps de toute autre mesure, celle du corps-sujet » (p. 185). La restriction alimentaire, la privation, le jeûne sont les composantes d’un combat individuel sans cesse renouvelé contre le corps récalcitrant. Les modèles figés sur les papiers glacés des publicités sont là pour rappeler à l’ordre, pour fixer le bout d’un chemin parsemé d’embûches, pour donner l’horizon jamais atteint de la jeunesse éternelle, de la beauté, de la légèreté, ou de la désexualisation même. Envahissants, omniprésents, ils rappellent à l’ordre en permanence.
27La santé publique participe des processus sociaux de contrôle des corps. Les risques de l’alimentation sont pointés, et peu importe qu’ils varient. Chacun est assigné à un devoir de prévention car, en choisissant judicieusement ses aliments et en surveillant son poids, c’est une mort pénible qui pourrait être évitée : diabète, cancers et maladies cardiovasculaires notamment. La nutrition accède au rang des « priorités de santé publique ». Dernier-né des recommandations alimentaires, le Programme national nutrition santé devient une nouvelle bible : les fameux cinq fruits et légumes par jour sont assimilés par tous. Ce programme s’est fixé des objectifs : augmenter la consommation de fruits et légumes, de calcium, réduire les apports en glucides et en lipides, diminuer la consommation d’alcool, le tout allié à un exercice physique quotidien (« manger-bouger »). Pourtant, C. Durif-Bruckert souligne « la fragilité et les limites des liens de causalité établis entre les facteurs nutritionnels et la déclaration effective des pathologies… Ces derniers ont été ensuite pondérés, revus, voire même contredits, par d’autres experts : citons les effets néfastes du beurre sur les risques cardiovasculaires par rapport aux margarines, les recommandations liées à la limitation du sel, les bienfaits des aliments riches en fibres, le rôle anticancéreux des carottes… » (p. 213).
28Se nourrir devient une entreprise complexe, pleine de pièges cachés, qu’il faut entreprendre avec des précautions extrêmes pour échapper à toutes sortes de risques : vache folle, poulets contaminés par la grippe aviaire, additifs suspects, OGM… L’aliment est aussi transformé, appauvri en graisses et en sucres, enrichi en fibres, en oméga 3 ou en vitamines. Les émissions de télévisions alertent sur les poisons indiscernables qu’il peut recéler. Dans la cacophonie, on crée même les régimes sans régime, les antirégimes libérateurs. D’éminents médecins nutritionnistes dénoncent la dictature des régimes que leurs collègues tout aussi experts prescrivent sans limite. Il est interdit d’interdire : les injonctions sont pathogènes, induisent les troubles alimentaires. Ou alors il est conseillé « d’écouter son corps », ce pauvre corps désemparé, ballotté, annihilé. Ce discours est-il libérateur de la tyrannie diététique ou induit-il encore plus de confusion ?
29Après ces constats inquiétants devant lesquels l’auteur ne cache pas son sentiment de révolte, sommes-nous condamnés à nous nourrir mal quoi qu’il arrive ou nous apporte-t-elle des solutions et du réconfort ? Elle propose trois pistes : une information plus pédagogique, la prise en compte des récits profanes sur le corps digestif et la prise en compte de l’aliment comme un fait social total. Elle souligne, à juste titre, que l’information n’éradique pas les savoirs populaires ou les connaissances déjà présentes sur lesquels elle vient se surajouter, parfois dans la contradiction. Or, il est important de prêter attention à ces contradictions mêmes, aux interférences dans l’intégration des savoirs. Elle les a étudiées dans quatre situations : dépistage du cancer du sein, informations sur l’alimentation dans la presse dirigée vers le grand public, négociation des prescriptions médicales dans la relation thérapeutique et prévention postnatale à domicile. Il ressort tout d’abord que l’information médicale est mieux assimilée si elle est recherchée, si l’interaction est personnalisée et si elle est mise à l’épreuve de la pratique. Donc, la transmission de l’information ne doit pas être conçue comme un processus unilatéral. Il faut considérer avec attention comment elle est travaillée par ses récepteurs. Évidemment, la transmission anonyme de l’information par les médias ne favorise pas cet échange nécessaire.
30Un réinvestissement positif du corps devrait passer par une représentation qui ne se centre pas uniquement sur les kilos qui menacent de l’encombrer et qui font de l’alimentation une souffrance lancinante. C’est l’empathie entre médecin et patient qui rend ce réinvestissement possible, sans intrusion, surtout pour les sujets anorexiques.
31L’aliment a besoin d’être revalorisé, et cela ne peut se faire qu’en considérant sa dimension anthropologique. Les praticiens le disent : il faut apprendre à manger, donner des repères sociaux : préparation, repas, tradition, découverte. Les discours épidémiologiques sur les risques alimentaires, fondés sur des indicateurs contestables ou labiles, vident les aliments de leurs significations sociales, les réduisent à leur aspect fonctionnel, dans une « arrogance technocratique qui prétend faire le bonheur des gens malgré eux » (Bourdieu, cité p. 235).
32Le processus anorexique, insaisissable, n’est-il pas alors un défi contre la pesanteur des prescriptions ? Il incarne « le rêve fou de la modernité », ses dysfonctionnements, et « en traduit les souffrances, les conflits » (p. 237). La personne anorexique a réalisé le rêve de se débarrasser de son corps, en le désymbolisant pour exprimer son refus radical, dénonçant la condition collective du corps, surtout féminin. Par cette volonté, elle refuse le rapport à l’autre afin de ne pas être touchée, atteinte. Elle cherche à devenir un pur esprit, un ange léger, sans attaches, autosuffisant. Elle va plus loin que le modèle auquel elle se réfère et en dénonce ainsi le caractère excessif. « De ne pas manger, c’est notre seule façon d’exister ». Manger est un « combat » (p. 241) qui consume une énergie démesurée, alors que les signes corporels de la faim et de la satiété sont brouillés, voire que la faim est une jouissance, que sa maîtrise apparaît comme dépourvue d’effort. La réalimentation dérange tout le dispositif mis en place pour se passer de nourriture : l’ouverture du corps expose aux excès incontrôlés : « j’ai peur que ça s’emballe, que ce soit la débandade, de ne plus maîtriser » (p. 242). Refuser la faim, en jouir même, c’est accéder à un corps libéré, purifié « du maternel, du féminin, de l’objet intraitable, au point même de cette voie qui mène vers un autre monde, limpide, sans déchet, sans immondice, monde de la toute puissance et de l’immortalité » (p. 246). Comme la faim, la sexualité représente aussi une part interne de bestialité qu’il faut annihiler : le modèle devient alors celui de la sainteté chaste et ascétique qui permet de s’élever au-dessus de la condition humaine commune méprisable, de ne pas se soumettre aux règles de la nature.
33Le dernier chapitre du livre de C. Durif-Bruckert s’attache à dégager le sens profond de l’anorexie et les enseignements de cette pathologie sur les paradoxes et les contradictions du monde moderne. Tout au long des douze chapitres de son ouvrage, dans une construction où une certaine circularité s’accompagne d’approfondissements, elle a mêlé analyses théoriques transdisciplinaires, témoignages, comptes rendus du travail de terrain dans un texte dense, au rythme soutenu, qui impose des arrêts pour méditer ses propos.
34Geneviève Paicheler
35CNRS-UMR 8169
36Centre de Recherche Médecine, Sciences, Santé et Société