Notes
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Didier Fassin, anthropologue et sociologue, Université Paris 13 et EHESS, Iris, Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux, 96, boulevard Raspail, 75006 Paris, France ; dfassin@ehess.fr
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[1]
Seul un courant relativement dynamique des ethnosciences, fortement influencé par l’anthropologie biologique, avait développé une ethnopharmacologie qui n’échappait cependant pas à cette forme d’évidence naturaliste, fût-elle saisie dans des cultures différentes, du médicament : « L’ethnopharmacologie est l’étude des médecines indigènes qui relie l’ethnographie de la santé et de la guérison à la composition physique des médicaments et à leurs actions physiologiques », écrivait par exemple Etkin (1996).
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[2]
Dans un corpus scientifique croissant, on peut notamment mentionner, pour la France, les travaux de Faure (1999) sur l’histoire des thérapeutiques, de Fainzang (2001) sur les usages médicaux et profanes du médicament, de Dalgalarrondo (2004) sur les luttes entre les firmes pharmaceutiques et les mouvements associatifs, de Hauray (2006) sur l’internationalisation des politiques du médicament. Un ouvrage collectif récent, dirigé par Petryna, Kleinman et Lakoff (2006), illustre la richesse des études empiriques et des réflexions théoriques contemporaines.
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[3]
L’analyse de Marx et Engels est présentée en particulier dans L’idéologie allemande (1977/1846). L’approche de Geertz est développée dans son fameux article « Ideology as a cultural system » (1973). Pour une discussion du concept d’idéologie, on peut notamment se référer à l’ouvrage de Ricœur (1997).
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[4]
L’analyse critique des représentations du « sida africain » a été développée par Bibeau (1991) et par Packard et Epstein (1992). Nous avions, dès la fin de la décennie 1980, analysé les propositions racistes formulées par les spécialistes occidentaux au cours des premières années de sa découverte, avec Dozon (1989).
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[5]
Sur ces contradictions, voir Ferguson (2002). Pour une approche plus large de la question post-coloniale, se référer à Mbembe (2001).
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[6]
Sur la notion de « choix tragique », voir Calabresi et Bobbit (1968). Pour une application à la question du sida, se référer à Dalgalarrondo et Urfalino (2000).
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[7]
Pour une analyse de la succession des controverses, voir mon article (Fassin, 2003). Pour une présentation de l’épidémiologie du sida en Afrique du Sud, voir Schneider (2004).
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[8]
Sur le nationalisme, dans une littérature abondante, on peut consulter notamment Gellner (1983), Hobsbawm (1990) et Anderson (1991). Sur la paranoïa, on peut citer en particulier Hofstadter (1971) et Marcus (1999).
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[9]
On trouvera le détail des deux controverses discutées ici, ainsi que l’ensemble des sources et références s’y rapportant, dans mon livre sur l’histoire du sida en Afrique du Sud (Fassin, 2006).
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[10]
Cet épisode et l’importante couverture médiatique dont il a bénéficié sont discutés dans deux articles de Herzlich et Pierret (1988) et de Dodier (1999).
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[11]
Sur l’épisode congolais, voir : « Lutte antisida. Deux Africains découvrent un médicament : le MM1 ! Pourvu qu’il guérisse vraiment », La Semaine africaine, 26 novembre 1987. Sur l’épisode kenyan, voir : « Kemron’s secret : it does not work », Nature, 23 avril 1992, 356 : 648, et « USA : NIH reopens the Kemron case », The Lancet, 31 octobre 1992, 340 : 1087-1088. Sur l’épisode ivoirien, voir le dossier publié dans la revue Transcriptase Sud, 2001, 7, et notamment « “Affaire Therastim” : l’espoir et les doutes ».
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[12]
Dimension néanmoins importante comme nous l’avions montré dans un autre contexte (Fassin et Fassin, 1988).
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[13]
Pour une approche de l‘afrocentrisme, dans ses composantes idéologiques multiples, on peut lire l’ouvrage dirigé par Fauvelle-Aymar, Chrétien et Perrot (2000). Pour sa version sud-africaine, la « Renaissance africaine », je me permets de renvoyer à mon article (Fassin, 2002).
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[14]
Voir, par exemple, les deux synthèses publiées dans cette période par Mofenson et McIntyre (2000) et par De Cock et al. (2000). Dans les jugements sévères portés sur la politique sud-africaine, on oublie souvent, par une sorte d’anachronisme habituel des procès a posteriori, les incertitudes qui existaient dans les milieux scientifiques, mais également dans les organismes internationaux de développement.
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[15]
La névirapine, de maniement plus simple et moins coûteux que l’AZT, va remplacer, à partir de l’année 2000 ce dernier produit dans la prévention de la transmission de la mère à l’enfant dans les pays pauvres. Il deviendra alors le nouvel objet des tensions entre le gouvernement et les activistes. Quatre ans plus tard, ce médicament — et du reste, toute forme de monothérapie préventive — sera considéré par les spécialistes internationaux comme potentiellement dangereux, à la fois pour ses effets secondaires propres et pour les résistances définitives qu’il entraîne à de nombreux antirétroviraux, menaçant ainsi le futur thérapeutique des mères et des enfants contaminés (voir World Health Organization, 2004). Ce changement de cap, qui semble donner partiellement raison aux exigences de précaution du gouvernement sud-africain, fera peu l’objet de publicité.
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[16]
Voir notamment l’article de Horton (1996). Pour une théorie sociologique de l’hérésie, on peut lire la contribution séminale de Bourdieu (1971).
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[17]
Voir « Govt Aids nut linked to Ku Klux Klan », Mail & Guardian, 8 septembre 2000. Sur le site www.thewatcherfiles.com, qui présente des textes de William Cooper, dont la ministre de la Santé a distribué le livre, on peut lire notamment : « AIDS is Man-made », avec une exergue de Peter Duesberg affirmant : « L’AZT est le sida sur prescription ». Sur les théories du complot lors des épidémies dans le Tiers-Monde, on peut lire l’article de Briggs (2004) sur le choléra au Venezuela.
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[18]
On trouvera une revue de la littérature sur les rumeurs dans un article de Aldrin (2003). Une série d’études de cas de théories du complot est rapportée dans le livre de Parish et Parker (2001).
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[19]
Du côté de l’interprétation par la mauvaise foi, au sens sartrien, on peut, par exemple, citer Gibson (2005). Du côté de l’interprétation par la folie, on peut évoquer les nombreux articles de presse tel « The madness of Queen Manto », Mail & Guardian, 11 avril 2003.
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[20]
Que les acteurs ne soient pas à l’aise avec leurs propres interprétations, on pourrait en avoir un signe dans le fait qu’ils hésitent entre le rire et l’indignation. Voir à ce sujet l’article de Stoczkowski (2001).
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[21]
Sur ces révélations, voir notamment le livre de Burger et Gould (2002) et l’article de Van der Vliet (2001).
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[22]
La notion de « niche écologique » est proposée par Hacking (1999) pour désigner l’espace social qui rend possible l’apparition d’une maladie. On peut l’étendre ici à l’émergence d’une théorie locale.
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[23]
Pour une analyse de cas tirés de contextes différents et autour d’objets variés, on peut se référer à l’ouvrage collectif dirigé par West et Sanders (2003).
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[24]
Sur le boycott du vaccin antipoliomyélitique au Nigeria, voir « Nigerian states again boycott polio-vaccination drive », The Lancet, 2004, 363 : 709. Sur la dissémination de l’hépatite C en Egypte, voir « The role of parenteral antischistosomal therapy in the spread of hepatitis C virus in Egypt », The Lancet, 2000, 355 : 887-891. Dans le cas du sida, certains auteurs, tel Gisselquist (2003), affirment aujourd’hui que la transmission iatrogène, notamment par les seringues mal désinfectées, a été considérablement sous-estimée.
1L’évidence de sa matérialité technique et de sa finalité thérapeutique a longtemps placé le médicament en dehors de l’analyse des sciences sociales. Produit inerte, il n’était que la réponse aux besoins des malades, éventuellement grâce à la médiation des médecins. Tout entier saisi dans sa trajectoire entre la pharmacologie et la pharmacie, il se soustrayait au regard de l’historien, du sociologue ou de l’anthropologue [1]. Depuis quelques années, cette naturalisation s’est trouvée remise en cause par de nombreux travaux et le médicament est devenu un objet privilégié de recherche, sous l’influence à la fois de l’histoire de la médecine, de la sociologie des techniques, de l’anthropologie médicale et de la science politique. On l’a analysé du point de vue de l’innovation dont il procédait et des essais cliniques par lesquels il était évalué, de sa prescription par les médecins et de ses représentations sociales parmi les malades, de ses enjeux économiques pour l’industrie et de son inscription dans des politiques internationales, des résistances auxquelles il donnait lieu et des mobilisations associatives qui visaient à développer de nouvelles expertises [2]. L’investissement idéologique dont il pouvait faire l’objet a toutefois été peu analysé et c’est à lui que je voudrais m’attacher dans ce texte.
2Par idéologie, j’entends ici un ensemble de discours qui légitiment ou contestent un ordre des choses. Dans la tradition marxiste, l’idéologie résulte des manœuvres des dominants pour rendre invisible leur domination aux dominés : de cette lecture, je garderai l’idée de distorsion de la réalité, mais en l’inversant puisqu’il s’agira d’une idéologie critiquant l’hégémonie de la science biomédicale occidentale, autrement dit par laquelle les dominés affirment dévoiler la domination qu’ils subissent pour s’en affranchir, d’une part, en la dénonçant comme complot et, d’autre part, en la contrant par un projet nationaliste. Dans la pensée geertzienne, l’idéologie correspond à un système symbolique par lequel le monde social fait sens pour ses membres : de cette approche, je retiendrai la perspective sémiotique, mais en montrant comment il est nécessaire d’en donner une lecture politique, c’est-à-dire de l’inscrire dans une histoire qui rend intelligibles aussi bien les revendications nationalistes que le thème du complot [3]. Ses deux lectures de l’idéologie s’opposent évidemment en ce que la première l’idéologise (puisqu’elle affirme que l’idéologie est ce qui nous cache la réalité et qu’il faut donc la démasquer) alors que la seconde la désidéologise (puisqu’elle considère que l’idéologie est la matière même qui donne sens à nos actions et qu’il s’agit par conséquent de la comprendre). Si je conserve ici les deux, c’est précisément pour garder cette tension entre la tonalité polémique de l’approche marxiste et la dimension interprétative de l’analyse geertzienne qui sont au cœur des controverses sud-africaines.
3En m’appuyant sur le cas de l’Afrique du Sud et des antirétroviraux, j’essaierai en effet de démonter plus généralement certains des ressorts idéologiques des politiques du sida dans les pays du Tiers-Monde. Deux précisions à cet égard : d’une part, il ne s’agit pas de considérer que les deux figures idéologiques que je vais décrire (le nationalisme et la paranoïa) sont les seules à l’œuvre en Afrique du Sud, ou ailleurs dans le Tiers-Monde ; d’autre part, il ne s’agit pas de réserver ces manifestations idéologiques, y compris sous cette forme antihégémonique, aux pays du Sud, car elles sont aussi à l’œuvre dans le monde occidental (à commencer par les thèses hétérodoxes du sida qui y ont trouvé naissance).
4Peut-être n’a-t-on pas été suffisamment attentif au fait que, dans les controverses particulièrement virulentes qui se sont développées en Afrique du Sud depuis dix ans, la question du médicament avait été au cœur des tensions les plus vives. Plus encore que la théorie causale de l’épidémie, qui a focalisé les attentions, c’est le problème de l’efficacité et de l’innocuité des antirétroviraux qui constitue l’enjeu essentiel, pratique mais aussi idéologique, de ces polémiques. C’est du reste, de manière significative, également autour de ces thérapeutiques que se sont constituées, ailleurs sur le continent africain, la plupart des contestations de la biomédecine occidentale, à travers la dénonciation passionnée de ses effets iatrogènes ou l’invention proclamée de traitements locaux. Pour comprendre ces controverses, au cours desquelles se sont exprimés méfiance et ressentiment à l’égard du monde occidental et de sa médecine, espoirs et revendications du côté des cultures traditionnelles et de leur pharmacopée, il faut en saisir les ressorts idéologiques à la lumière d’un passé qui continue de hanter le présent. Parce que l’épidémie y a rapidement pris des proportions inquiétantes et parce que les épidémiologistes ont immédiatement désigné le continent africain comme la source de l’infection avec parfois des interprétations racistes, le sida a donné lieu au déploiement d’une scène à la fois familière par ses références dramatisées à la période coloniale et inédite en raison de son déroulement dans un temps post-colonial [4]. Dès lors, les polémiques autour des traitements de la maladie ne sont intelligibles que si on les inscrit dans une histoire et aussi dans une mémoire qui sont celles des relations entre le monde blanc et le monde noir, entre anciens colonisateurs et anciens colonisés ou, en d’autres termes, entre pays riches et pays pauvres.
5De ce point de vue, le médicament est un révélateur et les attitudes qui se développent à son égard peuvent se lire comme le reflet de ces relations, dont on sait qu’elles sont au demeurant ambiguës, faites de rejet et de fascination, d’opposition et de mimétisme [5]. Mais on aurait peut-être tort de le considérer en quelque sorte comme un support inerte, ou tout au moins neutre, de ces investissements affectifs et intellectuels, comme le serait n’importe quel objet, vestimentaire ou électroménager par exemple, doté de qualités de modernité ou d’exotisme au regard des habitudes locales. Probablement faut-il aussi, pour comprendre l’intensité des passions mobilisées autour des thérapeutiques du sida, prendre en compte ce que peut avoir de spécifique le médicament, assurément dans toutes les sociétés, mais plus particulièrement dans des contextes où il est à la fois peu disponible et souvent vital. Avec les traitements proposés pour combattre cette maladie, on se trouve en effet dans une situation de choix tragique où il s’agit de répartir une ressource rare entre des agents pour lesquels la recevoir ou pas est une question de vie ou de mort [6]. Dans ces conditions, le médicament n’est pas une marchandise comme une autre : la fétichisation ambivalente dont il fait l’objet tient aussi certainement à son pouvoir de vie et de mort.
6Nulle société n’a été déchirée par une controverse aussi violente autour du sida et de ses traitements que celle qu’a connue l’Afrique du Sud au cours des dix dernières années. Il faudrait du reste parler plutôt d’épidémie de controverses, tant se sont multipliés les sujets de débats et de discordes, depuis l’affaire Sarafina II, en 1996, qui n’était au fond qu’un scandale lié à une mauvaise gestion de fonds publics, jusqu’à l’éclosion de la polémique sur l’étiologie du sida au moment de la Conférence internationale de Durban, en 2000, au cours de laquelle le président Thabo Mbeki a repris à son compte les thèses dissidentes de chercheurs nord-américains qui contestent l’origine virale de la maladie et l’efficacité des antirétroviraux. Toutes ces disputes sont survenues dans un contexte où le taux de séroprévalence est passé, au cours des années 1990, de moins de 1 % à plus de 25 % dans la population adulte, où le nombre de personnes infectées était estimé à plus de quatre millions à la fin de cette décennie et où les projections démographiques laissaient entrevoir une chute de l’espérance de vie de vingt ans d’ici 2010 [7]. Le caractère particulièrement brutal de la progression de l’infection et les proportions sans précédent de la catastrophe humaine annoncée participent assurément des tensions qui se sont produites dans le monde politique autour de l’épidémie. Mais ils prennent sens aussi par rapport à cette conjonction malheureuse qui fait coïncider le développement de la maladie et l’avènement de la démocratie en 1994, au terme de près d’un demi-siècle d’apartheid, coïncidence que n’ont pas manqué de relever nombre d’observateurs.
7Dans ce contexte, la question du médicament s’est trouvée posée dans l’espace public selon deux logiques presque contraires. D’une part, en 1997, un produit, le Virodène, expertisé par une équipe locale, a été présenté comme le remède que le monde entier attendait ; contournant toutes les procédures habituelles d’évaluation scientifique des médicaments, le gouvernement a soutenu financièrement et politiquement son expérimentation clinique, croyant tenir là une découverte proprement sud-africaine. D’autre part, en 1998, un médicament, l’AZT, déjà utilisé depuis douze ans au niveau international dans le traitement des malades mais dont l’indication venait d’être étendue à la prévention de la transmission de la mère à l’enfant sur la base de deux études dans le Tiers-Monde, a commencé à faire l’objet de critiques de la part du président sud-africain, avant de voir son utilisation dans le cadre d’essais cliniques interrompue par la ministre de la Santé ; les arguments avancés contre cet antirétroviral, initialement de type économique, se sont de plus en plus focalisés sur sa toxicité. Avec le Virodène, un immense espoir était né, non seulement à l’égard des promesses dont le produit semblait porteur pour les malades, mais aussi, et surtout, du point de vue du gouvernement, parce qu’il était le fruit d’une recherche locale. Avec l’AZT, une suspicion croissante s’est développée, à l’encontre d’abord de l’industrie pharmaceutique, puis des pays occidentaux, avec l’idée d’une possible conspiration visant à exterminer les populations africaines et donnant lieu par contrecoup à des réactions hostiles de la part des pouvoirs publics.
8Je propose dans le premier cas de parler de nationalisme thérapeutique et dans le second de paranoïa iatrogénique. J’accorde à ces deux expressions une valeur strictement analytique, autrement dit ni évaluative, ni a fortiori polémique. Il s’agit pour moi de repérer des formes idéologiques plus générales, du reste bien identifiées par les politistes, les historiens et les anthropologues [8], rendant compte des attitudes particulières observées : l’amour du médicament fondé sur un désir de nation, pour l’un, la haine du médicament ancrée dans une théorie du complot, pour l’autre. Ces deux figures en miroir excèdent le seul cadre sud-africain où je les étudie [9]. À travers elles, j’aimerais esquisser quelques éléments d’une anthropologie politique du médicament.
L’invention du Virodène : une figure du nationalisme thérapeutique
9Le 22 janvier 1997, sous la présidence de Nelson Mandela, le conseil des ministres de l’Afrique du sud fut le théâtre d’un événement étonnant. À l’invitation de la ministre de la Santé, Nkosazana Zuma, une équipe de l’université de Pretoria était venue présenter les résultats préliminaires d’un essai clinique utilisant un produit jusqu’alors inconnu dans le monde du sida et désigné sous le nom mystérieux de Virodène P058. Attelage scientifique improbable que ce quatuor réunissant une technicienne de laboratoire, Olga Visser, qui prétend être l’inventeur du remède, un pharmacologue, Eugen Oliver, et deux chirurgiens thoraciques, Dirk du Plessis et Kallie Landauer, accompagnés, en guise de preuves vivantes du succès thérapeutique, de deux patients qui affirment être guéris. Démarche médicale tout aussi inhabituelle que cette exposition de données devant un parterre de responsables politiques avant toute validation dans les cercles savants et même les commissions spécialisées, empressement que les chercheurs justifient par la nécessité urgente d’obtenir des fonds afin de poursuivre leur expérimentation. L’enthousiasme des membres du gouvernement est tel, au terme de la communication, que tous les ministres se lèvent pour applaudir les auteurs de cette importante découverte et que chacun convient du bien-fondé de la demande financière qui est immédiatement accordée.
10Dans les jours qui suivent, les réactions sont à la hauteur de l’incroyable nouvelle. L’éditorial du quotidien qui a, le premier, annoncé l’événement donne le ton : « Les millions de personnes souffrant de sida dans le monde, même dans les pays les plus pauvres, pourraient bénéficier d’un médicament découvert par des chercheurs sud-africains qui prétendent avoir obtenu des résultats bien supérieurs et à un moindre coût, comparé à tous les traitements actuellement disponibles sur le marché ». La fièvre gagne rapidement toute la presse et, à travers elle, l’opinion. Dans les hôpitaux, dans les prisons, dans les townships, les malades se réjouissent, apprend-on par des articles de journaux, de l’arrivée de cette « wonder drug ». Médecins et chercheurs sont toutefois plus circonspects. Les auteurs de la découverte, inconnus jusqu’alors des milieux savants, n’ont pas de liste de publications scientifiques internationales et refusent de surcroît d’apporter des précisions sur les conditions de leur essai clinique. Le Medicines Control Council, instance chargée d’évaluer les médicaments et les protocoles d’expérimentation, annonce d’ailleurs qu’il s’oppose à la poursuite de l’essai qui ne s’est pas plié aux règles éthiques et méthodologiques habituelles.
11Peu à peu, on commence à se faire une idée plus précise sur le Virodène. La technicienne qui en est l’inventeur explique que c’est fortuitement, en congelant des cœurs de rats, qu’elle s’est rendu compte qu’un virus avait du même coup été tué par la substance cryogénique. Avec son mari, elle a alors créé une entreprise pour développer le produit miracle et a proposé à des chirurgiens de s’associer pour un essai clinique. Lors d’une conférence de presse, l’un d’eux reconnaît que, sur les onze patients inclus, seuls six ont été suivis biologiquement et que, même parmi ces derniers, les variations observées ne sont pas statistiquement significatives. Enfin, le médicament s’avère être essentiellement composé d’un solvant industriel qui, s’il est capable de détruire les agents infectieux, produit les mêmes effets sur les cellules hôtes et dont la toxicité, déjà établie, se manifeste de façon irréversible sur le foie. À ce stade, les jeux pourraient sembler faits : l’erreur, au mieux, l’escroquerie, au pire, paraît établie. Le Medicines Control Council en prend acte et refuse à nouveau d’autoriser l’expérimentation humaine. Pourtant, le gouvernement va non seulement persister, mais surenchérir en tentant de passer outre les avis de cette instance. La ministre de la Santé déclare même qu’elle envisage de créer une nouvelle commission d’évaluation dont chacun comprend qu’elle devra faire preuve de plus de docilité à l’égard des pouvoirs publics.
12Pendant deux années, la controverse va se poursuivre : au Parlement, où le Democratic Party accuse le gouvernement de se servir des patients comme « de cobayes humains », dans les cénacles médicaux, où le responsable du programme du sida de la ville du Cap exprime son « profond dégoût », dans les milieux associatifs enfin, où se manifeste, après l’espoir, une amère déception. Aux critiques qui fusent de toutes parts, la ministre de la Santé Nkosazana Zuma répond par des accusations : « Le Democratic Party hait les gens de l’ANC, dit-elle. Si les choses se passaient selon leurs vœux, nous serions tous en train de mourir du sida ». Le vice-président Thabo Mbeki dénonce à son tour : « Afin de confirmer son opposition déterminée au Virodène, le Medicines Control Council a, de par ses pouvoirs de décider qui doit vivre et qui doit mourir, également contesté aux malades mourant du sida la possibilité de traitements compassionnels auxquels ils ont moralement droit ». Le directeur de l’instance d’évaluation du médicament est d’ailleurs démis de ses fonctions et remplacé par une directrice plus conciliante qui se discrédite rapidement dans la communauté scientifique et militante en développant un partenariat avec l’équipe de Pretoria. Malgré ces efforts, l’accumulation des preuves de l’inefficacité et du danger du produit rend impossible son utilisation dans des protocoles autorisés. C’est donc clandestinement que se développera une série d’essais thérapeutiques en Afrique du Sud, mais également en Tanzanie d’où Olga Visser se fera expulser un peu plus tard, et c’est tout aussi officieusement que l’inventeur du Virodène maintiendra des relations avec Thabo Mbeki, devenu président, qu’elle continuera à conseiller au moins jusqu’en 2000, année où le lien entre le gouvernement et la dissidence savante californienne devient public. Entre temps, d’autres produits locaux ont donné lieu à des annonces d’expérimentations fructueuses, notamment la pomme de terre africaine, testée à l’université de Stellenboch par une équipe de recherche dès 1997, mais cette fois avec l’agrément du Medicines Control Council.
13L’affaire du Virodène peut faire sourire et beaucoup, en Afrique du Sud, ne se privent pas de moquer cette lubie du gouvernement qui a cru pouvoir se substituer aux autorités médicales dans la recherche d’un médicament du sida. On peut même y mettre une dose d’exotisme, en y voyant la démonstration que, même dans le pays le plus moderne et le plus occidentalisé du continent, les Africains demeurent un peu en marge de la rationalité moderne. À cette double tentation de l’ironie et du culturalisme, il est cependant facile de rétorquer en rappelant une autre histoire, en France cette fois, celle de la cyclosporine [10]. En octobre 1985, la ministre des Affaires sociales et de la Santé, Georgina Dufoix, et le chef du Service de pneumologie de l’hôpital Laennec, Philippe Even, avaient donné une conférence de presse au cours de laquelle ils avaient affirmé aux journalistes que ce médicament, utilisé dans la prévention des rejets de greffe d’organe, s’était révélé efficace dans le traitement de malades affectés par le sida. Sans attendre les publications scientifiques correspondantes, on s’était empressé d’annoncer publiquement la nouvelle. L’événement fut le plus médiatisé de toute l’histoire française du sida. Il fallut pourtant, quelques semaines plus tard, déchanter. Les patients, pleins d’espérance, en furent là aussi pour leurs frais. Rien de spécifiquement africain, donc, dans ce mélange des genres entre le savant et le politique qui caractérise l’affaire du Virodène. Dans une perspective de sociologie des sciences qui s’attacherait à comprendre les mécanismes de l’erreur, on ne manquerait pas de souligner les convergences entre les deux faits. En adoptant le point de vue d’une anthropologie politique, toutefois, ces deux événements prennent des significations radicalement différentes.
14L’invention du Virodène n’est du reste que l’un des multiples épisodes au cours desquels ont été rendues publiques, sur le continent africain, les découvertes successives de médicaments du sida localement produits. En 1987, à Kinshasa, ce fut le MM1, fruit d’une collaboration entre chercheurs égyptiens et zaïrois, et ainsi nommé à partir des initiales des deux présidents de l’époque, Moubarak et Mobutu. En 1990, à Nairobi, ce fut encore le Kemron, en réalité de l’interféron alpha introduit dans le pays par un vétérinaire texan et testé au Medical Research Institute du Kenya avec le soutien du président Arap Moi. En 2001, à Abidjan, ce fut enfin le Therastim, substance issue de la pharmacopée traditionnelle et expérimentée à la faculté de pharmacie de l’université de Cocody [11]. Trois épisodes aussi spectaculaires dans leur médiatisation et passionnés par leurs débats que rapidement conclus, au terme toutefois de controverses vives impliquant chercheurs et décideurs, presse et public, arènes nationales et internationales. Trois épisodes parmi bien d’autres qui laissèrent moins de traces.
15Le point commun entre toutes ces affaires, semblables en cela à la saga du Virodène, c’est la tournure idéologique qu’elles prennent immédiatement : le fait qu’il s’agisse de substances produites localement éveille immédiatement un sentiment national, et même bien souvent un rêve panafricain ; que des réactions de méfiance s’expriment dans les cercles scientifiques internationaux et l’on évoque une forme larvée de néocolonialisme, voire de projet occulte à visée criminelle. Lors de l’annonce du MM1, on peut lire dans l’éditorial du principal périodique du Congo : « Il ne serait que justice qu’un tel mal, dont l’Afrique est suspectée d’être la génitrice, soit vaincu par des Africains. Des personnes réputées rebelles à la science vont aujourd’hui soulager l’angoisse du monde, quel beau pied de nez à l’argutie aryenne ! » À propos du Kemron, c’est aux États-Unis que le combat va se mener le plus : la National Medical Association qui se compose majoritairement de médecins noirs accuse « l’establishment médical blanc de refuser aux Africains Américains l’accès à une thérapeutique prometteuse venue d’Afrique ». À chaque fois, se mêlent l’exaltation de la découverte en tant qu’elle est une performance nationale — ou africaine — et la dénonciation des critiques qui sont formulées à son encontre en tant qu’elles sont le produit du racisme, qu’il vienne de l’extérieur, comme au Congo ou au Kenya, ou de l’intérieur, comme en Afrique du Sud et aux États-Unis.
16Le nationalisme thérapeutique, tel qu’il se dessine dans ces exemples sous sa double dimension d’un désir de nation et d’une disqualification de ses critiques, s’inscrit profondément dans un ordre politique post-colonial, autrement dit à la fois au-delà de la relation coloniale mais pourtant encore sous son emprise. On aurait tort, en effet, de réduire cette forme de résistance qui se traduit par une valorisation de la production locale de savoirs, de technologies et de matières — toutes choses qui sont incorporées dans le médicament — à sa composante traditionnelle ou localiste [12]. Elle s’exprime tout aussi bien, dans le cas de l’Afrique du Sud, par un investissement considérable dans la recherche vaccinale et, ailleurs sur le continent africain, dans des pays qui n’ont pas l’autonomie financière suffisante, par une tentative d’affirmer une relative indépendance par rapport aux chercheurs étrangers beaucoup mieux dotés. Le nationalisme thérapeutique, même dans sa forme afrocentrée, n’est donc pas l’expression d’un obscurantisme ou d’un communautarisme [13]. Il est une tentative d’établir un rapport de force un peu moins défavorable, à la fois politiquement et idéologiquement, dans les relations entre les pays pauvres et les pays riches. Il n’est pas une résistance au médicament, mais la résistance à une hégémonie dans un contexte où, de toute façon, les produits efficaces au nord ne sont pas disponibles aux malades du sud. Quels qu’en soient les errances et les excès, il énonce ainsi une certaine vérité des sociétés contemporaines, de leurs inégalités de ressources, tant matérielles que symboliques.
La contestation de l’AZT : l’expression d’une paranoïa iatrogénique
17Avec la controverse sur les antirétroviraux, les choses prennent toutefois un tour plus radical. L’AZT est le médicament pionnier de cette famille d’agents actifs contre le virus du sida, puisqu’il a été introduit en 1987 dans le traitement et constitue depuis lors la molécule de référence. C’est toutefois dans une nouvelle indication qu’il est proposé en Afrique du Sud. Il ne s’agit pas de traiter mais de prévenir. Au cours de l’année 1998, deux essais cliniques, l’un en Thaïlande, l’autre en Afrique, ont mis en évidence la possibilité de réduire de moitié — de 18 % à 9 % — le risque de transmission materno-infantile en administrant cet antirétroviral au moment de l’accouchement, aucun traitement n’étant prévu ensuite pour les mères. À peine les premiers résultats connus, les chercheurs sud-africains, déjà impliqués dans l’une des deux expérimentations, se mobilisent pour exiger des pouvoirs publics la généralisation de ce protocole à toutes les maternités du pays. « Le gouvernement dort pendant que Rome brûle. Tous les jours trois enfants naissent séropositifs à Soweto. Pendant que nous attendons, les bébés meurent », s’exclame la coordinatrice de l’étude. « Chaque mois que le gouvernement retient ces médicaments, c’est un acte cumulatif de génocide pour des milliers d’enfants », s’indigne un activiste de la lutte contre le sida.
18Si ces protestations fusent, c’est que le ministère de la Santé hésite à mettre en place un programme national, principalement pour des raisons économiques. À l’époque, du reste, la Banque mondiale et l’Agence des Nations-Unies pour le sida redoutent, elles aussi, de s’engager dans des politiques dont ni les États ni les organismes internationaux ne seraient en mesure de supporter le coût et demandent des études complémentaires visant à explorer des procédures moins chères. Quant aux spécialistes du sida au niveau international, ils manifestent également une certaine prudence dans l’extrapolation des résultats de ces enquêtes à des populations entières, car on ignore quels pourraient être les effets secondaires des antirétroviraux sur les nourrissons et si l’allaitement maternel ne risque pas d’être de toute façon l’occasion d’une transmission ultérieure [14]. Sous la pression des associations mais aussi des entreprises pharmaceutiques indiennes, brésiliennes et thaïlandaises, le groupe Glaxo-Wellcome, qui fabrique l’AZT, baisse le prix de son médicament de 70 %. Malgré cette décision, la ministre de la Santé, arguant des coûts indirects qu’entraînerait un programme national et des autres priorités sanitaires auxquelles est confronté le pays, annonce en octobre 1998 l’interruption des essais en cours. Dans les semaines qui suivent, les protestations se multiplient. Les partis d’opposition, la presse libérale, les médecins et les activistes organisent des manifestations, lancent des actions en justice et conduisent clandestinement des programmes à l’échelon local. Une coalition d’organisations non gouvernementales, la Treatment Action Campaign, se met en place et mobilise son réseau associatif international, notamment Médecins sans frontières, très actif dans le township métis du Cap.
19Le tournant de la résistance du gouvernement à l’introduction de l’AZT survient en octobre 1999, lors d’un discours de Thabo Mbeki, nouveau président sud-africain, qui s’est personnellement investi depuis le début dans les controverses. Non que l’intervention du premier personnage de l’État bouleverse le rapport de forces, mais la nature des arguments opposés à l’antirétroviral change complètement. Ce n’est plus le coût qui est invoqué principalement, mais la toxicité, y compris le risque mortel. À partir de ce moment, ce sont les effets secondaires qui seront systématiquement mis en cause par le pouvoir pour rejeter l’AZT, puis la névirapine [15]. Ce déplacement du registre critique a une double signification.
20Premièrement, il révèle la connexion qui vient de s’établir entre Thabo Mbeki et les promoteurs des thèses hétérodoxes. Dix ans auparavant, en effet, plusieurs chercheurs de renom, principalement aux États-Unis, avaient contesté la théorie virale du sida, faisant du virus un simple témoin de la maladie et non sa cause, affirmant que les antirétroviraux sont donc non seulement inefficaces mais les principaux responsables des décès. Peu à peu, ils avaient été discrédités et marginalisés par la communauté scientifique internationale. Par l’intermédiaire de certains journalistes, mais aussi par le biais d’une navigation sur Internet, le président sud-africain prend connaissance de l’existence de ces thèses. Il développe alors son propre schéma d’interprétation qui fait de la pauvreté, de la malnutrition et des infections les explications réelles de la maladie et de ses ravages particulièrement graves en Afrique. Dans ce nouveau paradigme, l’AZT devient une drogue dangereuse. Tant que le président raisonnait en termes économiques, il conservait le soutien des segments progressistes de l’activisme du sida et, plus largement, d’une certaine critique de la globalisation. En développant un savoir hétérodoxe, il se voit à son tour dénoncé comme hérétique [16]. De résistant, il est devenu dissident.
21Deuxièmement, le discours de la toxicité introduit et assoit la théorie du complot. Lorsque le gouvernement condamnait les firmes multinationales qui préféraient garantir leurs bénéfices plutôt que de se préoccuper de la santé des habitants pauvres du Tiers-Monde, il dénonçait une indifférence. À partir du moment où les dangers potentiels des médicaments sont mis en avant, la voie est ouverte au soupçon d’une conspiration visant à affaiblir, voire à exterminer, les populations africaines. Les responsables de cette conspiration sont alternativement les entreprises pharmaceutiques, les pays occidentaux et, bientôt, le monde blanc, localement incarné par l’opposition politique. C’est à partir de l’année 2000 que le président sud-africain devient explicite à ce sujet. Dans son discours d’ouverture de la Treizième conférence internationale sur le sida à Durban, il fait de l’attitude de ses critiques une forme de « terrorisme intellectuel » et compare les dissidents qu’il a invités à venir le rencontrer à ces « hérétiques qu’on brûlait » sous l’Inquisition. À plusieurs reprises, notamment dans le fameux discours de Fort Hare, en octobre 2001, il accuse ses adversaires de représenter les Africains comme « des porteurs de germes et des êtres humains d’un ordre inférieur » et comme « un peuple dépravé et malade d’une affliction qu’il s’est infligé à lui-même ». Les accusations de complot, dans le double registre de la volonté de nuire aux populations africaines et de la tentative de faire taire les voix qui la dénoncent, s’expriment toutefois le plus souvent de manière moins publique, dans des pamphlets qui circulent dans les réseaux hétérodoxes de l’ANC et, sur un mode plus anecdotique, dans un ouvrage que la ministre de la Santé Manto Tshabalala-Msimang distribue à ses collègues ministres provinciaux et qui fait état de l’existence de sociétés secrètes nord-américaines liées à des êtres extra-terrestres dont l’une des missions aurait été de disséminer le sida sur le continent africain. Ces thèses conspirationnistes, dont la presse se gausse ou s’indigne, ont un large écho dans la société sud-africaine, notamment parmi les habitants des townships où les rumeurs se développent activement [17]. Plus qu’un simple jeu tactique du pouvoir qui chercherait à garder la main en racialisant les débats — comme l’affirment beaucoup d’analystes — il s’agit bien d’un enjeu de société.
22La plupart des travaux traitant des théories du complot les abordent en quelque sorte au second degré, en les mettant à distance dans un dispositif qui permet de comprendre que l’on a affaire à des rumeurs et donc à des croyances [18]. Les excès verbaux de certains membres du gouvernement sud-africain sont à cet égard les bienvenus en situant la dissidence clairement du côté de l’erreur, du fantasme, voire du délire. Schématiquement, les interprétations sont de deux types. Les unes mettent en avant la mauvaise foi du président et de sa ministre, leurs calculs politiciens. Les autres les interprètent dans le registre de la pathologie, n’hésitant pas à parler de folie de leurs gouvernants [19]. Dans le premier cas, ils font semblant de croire pour tromper le peuple ; dans le second, ils sont eux-mêmes pris dans leur croyance irrationnelle. Cette lecture psychologique ou psychopathologique a d’autant plus de succès que, d’une part, elle semble circonscrire le problème à quelques individus manipulateurs ou malades, et que, d’autre part, elle oppose clairement le mensonge ou la déraison à la vérité et à la rationalité. À cette approche que l’on peut qualifier de rassurante, on peut opposer une lecture plus dérangeante qui prendrait ces discours au sérieux pour ce qu’ils disent et ce à quoi ils se réfèrent et qui, donc, ne les traiterait plus en termes de falsification mais en termes de véridiction [20]. Cette lecture ne suppose en aucune manière que l’on adhère à l’hétérodoxie savante. Mais il s’agit de s’attacher à saisir la forme de vérité — historique plutôt que scientifique — qu’énoncent ces propositions, sinon explicitement, du moins en filigrane.
23À la fin des auditions de la Commission Vérité et réconciliation, au printemps 1998, le public sud-africain a découvert l’existence d’un programme de recherche gouvernemental de guerre chimique et biologique, lié aux services secrets britanniques, nord-américains et israéliens notamment, qui avait été poursuivi jusqu’à la veille des premières élections démocratiques et qui visait moins des ennemis de l’extérieur que les populations noires du pays : des travaux étaient conduits pour mettre au point des modes de stérilisation spécifiquement dédiés aux femmes africaines ; des agents microbiens, dont l’anthrax, étaient cultivés en vue de leur dissémination ciblée contre des adversaires politiques ou massive à l’encontre de collectivités ; un plan de contamination des habitants des townships par le virus du sida impliquant des prostituées avait même été mis au point et, semble-t-il, commencé. Ces révélations venaient en écho à des déclarations de responsables politiques des partis nationalistes blancs, au début des années 1990, se réjouissant de la progression du sida parmi les populations noires dont la nation sud-africaine allait enfin pouvoir se débarrasser [21]. Ces pratiques et ces propos, d’intention génocidaire, venaient ainsi ouvrir, dans l’espace public mais aussi dans l’expérience commune, une sorte de « niche écologique » au sein de laquelle allaient pouvoir se développer les théories du complot autour du sida et des antirétroviraux [22]. Dans ces conditions, non seulement la méfiance à l’égard de la science et de la médecine, du monde blanc et de ses chercheurs, trouvait un terreau particulièrement favorable mais, de façon plus profonde, l’inimaginable devenait réalité.
24La paranoïa iatrogénique, entendue comme la croyance en l’existence de conspirations utilisant des ressources médicales et notamment pharmacologiques dans le but d’éliminer une population, est un phénomène répandu. Elle appartient à une catégorie plus large impliquant de nombreux objets autres que le médicament, des organes suspectés d’être volés aux organismes génétiquement modifiés, des attentats terroristes aux catastrophes dites naturelles. Elle concerne les pays pauvres mais aussi les nations riches [23]. Sous cette forme iatrogénique, elle a toutefois pris, au cours de la période récente, une intensité particulière, notamment dans le Tiers-Monde, dans un contexte de fortes tensions internationales Nord-Sud et surtout peut-être de perte des oppositions Est-Ouest qui avaient structuré les représentations morales du monde. La suspicion à l’encontre des médicaments venus d’ailleurs, avec les relents de xénophobie qui l’accompagnent parfois et surtout les idées de complot dans lesquelles elle trouve sa forme rationalisée, s’inscrivent ainsi dans un cadre plus large. Ici, les autorités religieuses d’une province du Nigeria interrompent pendant plusieurs mois les campagnes de vaccination des enfants, en accusant le monde occidental de propager ainsi des maladies. Là, les épidémiologistes travaillant en Egypte révèlent que la quasi-totalité de la population de ce pays est infectée par le virus de l’hépatite C à la suite des programmes de traitement injectable de la bilharziose causée par la construction du barrage d’Assouan [24]. Entre peurs infondées que l’on stigmatise et accidents établis que l’on tait, la santé publique est régulièrement mise à l’épreuve par des contestations ou des révélations qui, au sein de la population comme parmi les responsables politiques, donnent lieu à des doutes et font le lit de rumeurs. Là où une épistémologie rend compte des mécanismes cognitifs ou psychologiques qui produisent les erreurs, l’anthropologie politique s’efforce d’en déchiffrer les significations au regard de l’histoire et des rapports sociaux, autrement dit d’en restituer la part de vérité.
Conclusion
25Le médicament, les espoirs et les craintes qu’il suscite, les attentes de guérison dont il se nourrit et les peurs de l’inconnu qu’il génère, décrivent, pour chaque époque et en chaque société, un état du monde social à la fois incertain et instable. Plutôt que de considérer cet état du point de vue des erreurs et des errances, le parti pris adopté ici a été de l’aborder dans l’articulation des savoirs et des pouvoirs. D’une part, en effet, la distinction entre la connaissance et l’erreur, entre la vérité et le mensonge, entre le raison et la déraison, qui renvoie souvent à une dichotomie entre sociétés occidentales réputées rationnelles et sociétés africaines supposées encore du côté de l’irrationnel se trouve bousculée doublement : parce que les phénomènes observés au Sud ont des équivalents au Nord et parce que la réalité qu’on découvre dépasse parfois la fiction dont on se gaussait. D’autre part, ces idéologies de la grandeur et du soupçon traduisent des faits historiques dont elles révèlent les traces dans le monde contemporain : l’invocation d’une renaissance africaine et la dénonciation d’un racisme post-colonial ne nous parlent pas de phénomènes fantasmés, mais de rapports de force et de relations de violence qui perdurent.
26Dans cette perspective, l’hégémonie du médicament occidental, fondée sur ses remarquables succès mais plus rarement comptable de ses échecs, donne lieu à deux types de réactions négatives. D’une part, la valorisation, contre lui, des ressources locales, éventuellement traditionnelles, dans le cadre d’un discours nationaliste. D’autre part, sa disqualification, pour son caractère peu adapté, voire dangereux, s’appuyant volontiers sur une théorie du complot et prenant alors une forme paranoïaque. Ces deux paradigmes, s’ils ont pris sur le continent africain et notamment en Afrique du Sud une expression parfois radicale, ne s’y limitent pas. Ils ne constituent pas seulement une trame de résistance au médicament, mais à ce qu’il représente : en somme, aux rapports de savoirs et de pouvoirs qu’il incorpore.
Bibliographie
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Notes
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[*]
Didier Fassin, anthropologue et sociologue, Université Paris 13 et EHESS, Iris, Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux, 96, boulevard Raspail, 75006 Paris, France ; dfassin@ehess.fr
-
[1]
Seul un courant relativement dynamique des ethnosciences, fortement influencé par l’anthropologie biologique, avait développé une ethnopharmacologie qui n’échappait cependant pas à cette forme d’évidence naturaliste, fût-elle saisie dans des cultures différentes, du médicament : « L’ethnopharmacologie est l’étude des médecines indigènes qui relie l’ethnographie de la santé et de la guérison à la composition physique des médicaments et à leurs actions physiologiques », écrivait par exemple Etkin (1996).
-
[2]
Dans un corpus scientifique croissant, on peut notamment mentionner, pour la France, les travaux de Faure (1999) sur l’histoire des thérapeutiques, de Fainzang (2001) sur les usages médicaux et profanes du médicament, de Dalgalarrondo (2004) sur les luttes entre les firmes pharmaceutiques et les mouvements associatifs, de Hauray (2006) sur l’internationalisation des politiques du médicament. Un ouvrage collectif récent, dirigé par Petryna, Kleinman et Lakoff (2006), illustre la richesse des études empiriques et des réflexions théoriques contemporaines.
-
[3]
L’analyse de Marx et Engels est présentée en particulier dans L’idéologie allemande (1977/1846). L’approche de Geertz est développée dans son fameux article « Ideology as a cultural system » (1973). Pour une discussion du concept d’idéologie, on peut notamment se référer à l’ouvrage de Ricœur (1997).
-
[4]
L’analyse critique des représentations du « sida africain » a été développée par Bibeau (1991) et par Packard et Epstein (1992). Nous avions, dès la fin de la décennie 1980, analysé les propositions racistes formulées par les spécialistes occidentaux au cours des premières années de sa découverte, avec Dozon (1989).
-
[5]
Sur ces contradictions, voir Ferguson (2002). Pour une approche plus large de la question post-coloniale, se référer à Mbembe (2001).
-
[6]
Sur la notion de « choix tragique », voir Calabresi et Bobbit (1968). Pour une application à la question du sida, se référer à Dalgalarrondo et Urfalino (2000).
-
[7]
Pour une analyse de la succession des controverses, voir mon article (Fassin, 2003). Pour une présentation de l’épidémiologie du sida en Afrique du Sud, voir Schneider (2004).
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[8]
Sur le nationalisme, dans une littérature abondante, on peut consulter notamment Gellner (1983), Hobsbawm (1990) et Anderson (1991). Sur la paranoïa, on peut citer en particulier Hofstadter (1971) et Marcus (1999).
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[9]
On trouvera le détail des deux controverses discutées ici, ainsi que l’ensemble des sources et références s’y rapportant, dans mon livre sur l’histoire du sida en Afrique du Sud (Fassin, 2006).
-
[10]
Cet épisode et l’importante couverture médiatique dont il a bénéficié sont discutés dans deux articles de Herzlich et Pierret (1988) et de Dodier (1999).
-
[11]
Sur l’épisode congolais, voir : « Lutte antisida. Deux Africains découvrent un médicament : le MM1 ! Pourvu qu’il guérisse vraiment », La Semaine africaine, 26 novembre 1987. Sur l’épisode kenyan, voir : « Kemron’s secret : it does not work », Nature, 23 avril 1992, 356 : 648, et « USA : NIH reopens the Kemron case », The Lancet, 31 octobre 1992, 340 : 1087-1088. Sur l’épisode ivoirien, voir le dossier publié dans la revue Transcriptase Sud, 2001, 7, et notamment « “Affaire Therastim” : l’espoir et les doutes ».
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[12]
Dimension néanmoins importante comme nous l’avions montré dans un autre contexte (Fassin et Fassin, 1988).
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[13]
Pour une approche de l‘afrocentrisme, dans ses composantes idéologiques multiples, on peut lire l’ouvrage dirigé par Fauvelle-Aymar, Chrétien et Perrot (2000). Pour sa version sud-africaine, la « Renaissance africaine », je me permets de renvoyer à mon article (Fassin, 2002).
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[14]
Voir, par exemple, les deux synthèses publiées dans cette période par Mofenson et McIntyre (2000) et par De Cock et al. (2000). Dans les jugements sévères portés sur la politique sud-africaine, on oublie souvent, par une sorte d’anachronisme habituel des procès a posteriori, les incertitudes qui existaient dans les milieux scientifiques, mais également dans les organismes internationaux de développement.
-
[15]
La névirapine, de maniement plus simple et moins coûteux que l’AZT, va remplacer, à partir de l’année 2000 ce dernier produit dans la prévention de la transmission de la mère à l’enfant dans les pays pauvres. Il deviendra alors le nouvel objet des tensions entre le gouvernement et les activistes. Quatre ans plus tard, ce médicament — et du reste, toute forme de monothérapie préventive — sera considéré par les spécialistes internationaux comme potentiellement dangereux, à la fois pour ses effets secondaires propres et pour les résistances définitives qu’il entraîne à de nombreux antirétroviraux, menaçant ainsi le futur thérapeutique des mères et des enfants contaminés (voir World Health Organization, 2004). Ce changement de cap, qui semble donner partiellement raison aux exigences de précaution du gouvernement sud-africain, fera peu l’objet de publicité.
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[16]
Voir notamment l’article de Horton (1996). Pour une théorie sociologique de l’hérésie, on peut lire la contribution séminale de Bourdieu (1971).
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[17]
Voir « Govt Aids nut linked to Ku Klux Klan », Mail & Guardian, 8 septembre 2000. Sur le site www.thewatcherfiles.com, qui présente des textes de William Cooper, dont la ministre de la Santé a distribué le livre, on peut lire notamment : « AIDS is Man-made », avec une exergue de Peter Duesberg affirmant : « L’AZT est le sida sur prescription ». Sur les théories du complot lors des épidémies dans le Tiers-Monde, on peut lire l’article de Briggs (2004) sur le choléra au Venezuela.
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[18]
On trouvera une revue de la littérature sur les rumeurs dans un article de Aldrin (2003). Une série d’études de cas de théories du complot est rapportée dans le livre de Parish et Parker (2001).
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[19]
Du côté de l’interprétation par la mauvaise foi, au sens sartrien, on peut, par exemple, citer Gibson (2005). Du côté de l’interprétation par la folie, on peut évoquer les nombreux articles de presse tel « The madness of Queen Manto », Mail & Guardian, 11 avril 2003.
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[20]
Que les acteurs ne soient pas à l’aise avec leurs propres interprétations, on pourrait en avoir un signe dans le fait qu’ils hésitent entre le rire et l’indignation. Voir à ce sujet l’article de Stoczkowski (2001).
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[21]
Sur ces révélations, voir notamment le livre de Burger et Gould (2002) et l’article de Van der Vliet (2001).
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[22]
La notion de « niche écologique » est proposée par Hacking (1999) pour désigner l’espace social qui rend possible l’apparition d’une maladie. On peut l’étendre ici à l’émergence d’une théorie locale.
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[23]
Pour une analyse de cas tirés de contextes différents et autour d’objets variés, on peut se référer à l’ouvrage collectif dirigé par West et Sanders (2003).
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[24]
Sur le boycott du vaccin antipoliomyélitique au Nigeria, voir « Nigerian states again boycott polio-vaccination drive », The Lancet, 2004, 363 : 709. Sur la dissémination de l’hépatite C en Egypte, voir « The role of parenteral antischistosomal therapy in the spread of hepatitis C virus in Egypt », The Lancet, 2000, 355 : 887-891. Dans le cas du sida, certains auteurs, tel Gisselquist (2003), affirment aujourd’hui que la transmission iatrogène, notamment par les seringues mal désinfectées, a été considérablement sous-estimée.