1En 1969, le gérontologue américain R. Butler crée, dans un article de la revue The Gerontologist, le terme ageism pour décrire les discriminations et préjudices dont sont victimes les personnes âgées (Butler, 1969). Vingt ans plus tard, le terme âgisme apparaît dans le dictionnaire Larousse Universel sous la définition suivante : « Attitude de discrimination ou de ségrégation à l’encontre des personnes âgées ». L’âgisme est maintenant reconnu comme le troisième grand -isme des sociétés occidentales (Palmore, 1999) et serait plus fréquent que le racisme et le sexisme même s’il semble plus difficile à repérer (Levy et Banaji, 2002). Comme le signalaient il y a peu Puijalon et Trincaz, « l’âgisme n’est pas, comme le racisme, le fait d’une minorité » (Puijalon et Trincaz, 2004).
Les représentations relatives aux personnes âgées
2La majorité des travaux concernant l’âgisme se sont principalement, et pour l’instant, focalisés sur les attitudes et les croyances des jeunes vis-à-vis des personnes âgées. S’il semble certain que l’intériorisation des stéréotypes survient dans l’enfance (Allport, 1954), les études américaines visant à déterminer l’âge à partir duquel les stéréotypes liés à l’âge sont intériorisés et exprimés ont conduit à différents résultats. Selon Isaacs et Bearison (1986), ces images seraient élaborées et fixées dès l’âge de six ans alors que pour Lichtenstein et al. (2005), les collégiens (enfants de onze à quatorze ans) n’auraient pas encore d’image fixe concernant les personnes âgées. Il est cependant certain que les enfants ont une perception négative de la vieillesse et des âgés, comme en témoigne l’étude de Seefeldt et al. (1977) : 67 % des enfants considèrent les âgés comme « impotents, passifs et incapables de s’occuper d’eux-mêmes ». Une étude réalisée sur des enfants âgés de quatre à sept ans confirme ces résultats, montrant que 66 % de ces enfants disent préférer ne pas devenir « vieux » (Burke, 1981-1982). Les récentes recherches de Williams et Giles (1998) et de Hummert (1999) sur le langage aux États-Unis vont également dans ce sens : les jeunes conversant avec des personnes âgées adoptent, de façon quasi systématique, un langage condescendant constitué de phrases courtes et de mots simples. Une autre enquête, menée cette fois sur des étudiants en psychologie, a montré que les hommes les plus jeunes sont les plus susceptibles de développer des stéréotypes négatifs à l’encontre des personnes âgées (Rupp et al., 2005).
3Lors de leur remarquable étude de 1975, Harris et associés (1975) ont montré que seuls 2 % des Américains percevaient l’âge de la soixantaine (ou plus) comme étant « le meilleur âge de la vie » et que les personnes âgées étaient perçues comme « rigides et isolées ». Cinq ans plus tard, Lutsky (1980) recense les études sur les attitudes et les croyances vis-à-vis des personnes âgées et aboutit à deux conclusions surprenantes : tout d’abord, l’âge serait moins important que d’autres critères sociodémographiques dans l’élaboration des jugements vis-à-vis des personnes âgées ; ensuite, les attitudes envers les personnes âgées seraient plus positives ou neutres que négatives. Cette hétérogénéité des images sociétales des âgés se retrouve également dans l’étude de Brewer et al. (1981). Cette dernière montre, en effet, que les personnes âgées ne sont pas perçues comme une entité mais comme une catégorie populationnelle hétérogène divisée en sous-catégories : la grand-mère (serviable et vieux jeu), le vieil homme d’État (conservateur et digne) ou le senior citizen (faible et isolé). Une enquête réalisée plus récemment en Suisse permet de mieux comprendre les divergences de la littérature au sujet des différentes images sociétales des âgés : si les stéréotypes qui leur sont associés, en tant que groupe, restent « particulièrement déprimants », les images particulières — portraits photographiques — engendrent des descriptions aussi « flatteuses » pour les âgés que pour les plus jeunes (Roux et al., 1995). En somme, il semble que « les sujets interrogés émettent des jugements négatifs à propos des membres de la catégorie “personnes âgées” et de la “vieillesse” en général, si le chercheur leur en donne l’occasion » (Coudin et Beaufils, 1997).
4Si la littérature internationale foisonne au sujet de l’âgisme, très peu d’études ont examiné si les personnes âgées perçoivent, ou non, l’âgisme de nos sociétés occidentales. Certaines recherches laissent penser que oui. Ainsi, Koch et Webb (1996) ont trouvé, dans les discours de personnes hospitalisées au Royaume-Uni, des termes comme « routine gériatrique » ou « ségrégation », appuyant la thèse de la discrimination dans les soins. Une étude plus récente, menée en Australie sur 18 personnes âgées de 65 à 89 ans, a montré que le terme « âgisme » n’était ni compris ni utilisé par les interviewés, mais que presque tous « reconnaissaient » l’existence de stéréotypes négatifs à l’encontre des personnes âgées (Minichiello et al., 2000).
Les conséquences de l’âgisme sur la santé
5De récentes études ont examiné si — et comment — l’âgisme pouvait avoir un impact sur la santé des personnes âgées. Tout d’abord, la discrimination dans les soins est décriée depuis plusieurs années (Rohan et al., 1994). Forette (1997), par exemple, cite une agence d’enregistrement de médicaments qui hésite « pour des raisons de coût, à mettre sur le marché un traitement préventif de l’ostéoporose, alors qu’elle accepte — et elle a raison — des antiprotéases au coût exorbitant qui prolongent de quelques mois seulement le destin tragique des patients atteints du sida ». Si la discrimination dans les soins semble bien réelle, les conséquences de l’âgisme sur la santé ne s’arrêtent pas là.
6Les théoriciens de la stigmatisation sont désormais arrivés à un consensus en considérant les stigmates comme une menace pour l’identité sociale (Major et O’Brien, 2005). Selon cette théorie, dénommée Identity threat ou Stereotype threat par les Anglo-Saxons, les stéréotypes négatifs associés à un groupe engendrent, chez les individus de ce groupe, une peur d’être jugé sur la base de ces stéréotypes et/ou de les confirmer (Steele et Aronson, 1995 ; Steele, 1997). Cette menace pour l’identité est fonction des représentations sociales du groupe stigmatisé, de signaux situationnels potentiellement stressants et des caractéristiques personnelles de l’individu (Crocker et al., 1998). La menace survient lorsque les exigences imposées par une situation stigmatisante dépassent les ressources individuelles permettant d’y faire face. Les réponses à cette menace peuvent être conscientes (stratégies de coping) ou inconscientes (par exemple, anxiété) et, selon leur efficacité, les stigmates auront des conséquences plus ou moins importantes sur la santé physique et l’estime de soi des individus stigmatisés. Puisque l’estime de soi est considérée comme un indicateur de la santé psychologique — car fortement et négativement corrélée à l’anxiété (Tarlow et Haaga, 1996), à la dépression (Gjerde et al., 1988) et positivement corrélée au bien-être (Baumeister et al., 2003) — les dimensions physiques et psychologiques de la santé pourraient être affectées par les stéréotypes sociétaux. La Figure 1 présente ce modèle.
Modèle interactionnel de stress associé au modèle de « menace des stéréotypes » (Major et O’Brien, 2005)
Modèle interactionnel de stress associé au modèle de « menace des stéréotypes » (Major et O’Brien, 2005)
7Dans une perspective spécifiquement gérontologique, Palmore (1999) a montré que les stéréotypes négatifs liés à l’âge avaient un impact sur l’estime de soi des aînés. Cependant, les études portant sur les relations entre l’estime de soi et l’âge ont amené des résultats mixtes (pour des revues de littérature, voir Dietz, 1996 ; Giarrusso et al., 2001) compliquant l’interprétation de ce résultat. Pour résumer, un tiers des travaux montre que l’estime de soi diminue avec l’avancée en âge, un tiers montre une stabilité de l’estime de soi au cours du temps et, enfin, un tiers décrit une augmentation de l’estime de soi avec l’avancée en âge. Deux principales interprétations sont avancées. La perspective de « maturation », s’inspirant des travaux d’Erikson (1972), soutient que l’acceptation de soi augmente avec l’âge car les processus de comparaison sociale sont à ce stade moins importants que lors des autres étapes de la vie. Une perspective plus sociale justifie la diminution de l’estime de soi avec l’âge par la perte des rôles sociaux. Ainsi, se désengager du rôle de parent, par exemple, diminuerait l’estime de soi.
8De nombreux travaux ont été réalisés sur l’impact des stéréotypes liés à l’âge sur les capacités mnésiques des personnes âgées. La littérature à ce sujet est univoque : l’activation — subliminale — des stéréotypes négatifs diminue les performances mnésiques des personnes âgées (Chasteen et al., 2005 ; Hess et al., 2002 ; Levy, 1996). Utilisant cette même technique, Levy a montré que les conséquences des stéréotypes négatifs sont nombreuses. Ils ont un effet non seulement sur la mémoire, mais également sur les capacités de marche (Hausdorff et al., 1999), d’écriture (Levy, 2000), sur la volonté de vivre (Levy et al., 1999-2000) et augmentent de manière significative le stress cardiovasculaire, évalué par les pressions diastolique et systolique (Levy et al., 2000). Par l’utilisation du questionnaire « Self-Perceptions of Aging », deux équipes ont également montré que la perception de son propre vieillissement — influencée selon eux par les stéréotypes négatifs liés à l’âge — est associée à un autre indicateur de l’état de santé des individus : l’auto-évaluation de la santé (Jang et al., 2004 ; Levy et al., 2002). La santé perçue étant fortement corrélée à la mortalité (Benyamini et Idler, 1999), à la morbidité (Ferraro et al., 1997), aux capacités fonctionnelles (Idler et Kasl, 1995), ainsi qu’à la dépression (Han, 2002), elle constitue un bon indicateur de la santé générale des individus, c’est-à-dire aussi bien de la santé physique que de la santé mentale (Deeg et Bath, 2003). Sa nature composite en a fait le pilier des études épidémiologiques actuelles.
Les objectifs de l’étude
9Il était tout d’abord nécessaire d’évaluer quelle proportion de personnes âgées marseillaises perçoit les stéréotypes négatifs à l’égard du groupe et d’analyser les discours associés à cette perception car, à notre connaissance, aucune étude de ce type n’a pour l’instant été menée en France.
10Les études réalisées par les Anglo-Saxons dans cette optique (âgisme perçu par les intéressés) n’ayant porté que sur de très petits nombres d’individus, elles ne permettent pas de déterminer si l’âgisme est perçu différemment selon les facteurs sociodémographiques. Outre les facteurs sociodémographiques classiquement recueillis dans les enquêtes épidémiologiques et anthropologiques (âge, genre, statut marital, niveau d’éducation), il nous a paru indispensable, dans cette étude, de tenir compte du lieu de vie des répondants. Les personnes vivant à domicile et en maison de retraite ayant des relations sociales différentes, nous avons choisi d’inclure, dans notre échantillon, des personnes âgées vivant au sein de ces établissements. De même, nous avons pris en compte la dépendance des interviewés car si cet état, quand il est reconnu, a pour but l’attribution d’aides à l’égard des personnes concernées, on ne peut oublier que le terme de dépendance implique la sujétion et la subordination.
11Deux indicateurs de santé ont été utilisés dans notre enquête afin d’étudier leurs liens avec la perception de l’âgisme. L’estime de soi a été choisie comme indicateur de la santé psychologique et l’auto-évaluation de la santé comme indicateur de la santé générale des individus.
12Ainsi, sur un échantillon de la population âgée marseillaise, nous avons :
- recueilli des données concernant la perception de l’image sociétale des âgés et analysé les discours associés à ces perceptions ;
- étudié les relations que ces perceptions pouvaient avoir avec des facteurs sociodémographiques tels que l’âge, le genre, le statut marital, le niveau d’éducation, le lieu de vie (à domicile ou en maison de retraite) ainsi qu’avec la dépendance ;
- analysé les relations entre « percevoir » l’âgisme de notre société et la santé des individus, en utilisant pour cela deux indicateurs : l’estime de soi et l’auto-évaluation de la santé.
Matériel et méthode
Population d’étude
13Cette étude a été réalisée auprès d’un échantillon de 298 personnes âgées de 60 à 92 ans résidant dans les différents arrondissements de Marseille. Afin de prendre en compte un échantillon diversifié de population, nous avons collaboré avec différents organismes pour réaliser ces entretiens. Ainsi, 120 personnes ont été rencontrées au Centre d’examens de santé de Marseille, affilié à la Caisse primaire d’assurance maladie des Bouches-du-Rhône ; 50 ont été interrogées dans deux maisons de retraite médicalisées proches l’une de l’autre, tant sur le plan géographique que des prestations ; 128 personnes ont été rencontrées à domicile dont 93 par l’intermédiaire du Centre communal d’action sociale de la ville de Marseille.
14La durée des entretiens variait de une à deux heures selon le désir ou le besoin de parler des personnes. Cette méthodologie, basée sur des entretiens individuels, a permis d’établir des relations de confiance avec les personnes interviewées.
15La répartition par sexe de notre échantillon n’était pas significativement différente de celle de la population marseillaise de cette classe d’âge (X2(1ddl) = 2,00 ; NS). Cependant, les personnes de notre échantillon étaient, en moyenne, plus éduquées que l’ensemble des Marseillais de plus de 60 ans (X2(3ddl) = 56,65 ; p < 0,01) (source : recensement de la population 1999 — exploitation principale et complémentaire — copyright INSEE). Trente-deux pour cent des personnes rencontrées avaient suivi douze années ou plus d’études, pour seulement 16 % dans la population marseillaise de cette classe d’âge. À l’autre extrême, seulement 22 % des personnes interrogées avaient suivi moins de cinq années d’études contre 30 % dans la population de référence. Ainsi, malgré un recrutement réalisé par le biais de divers organismes, dans différents milieux sociaux, il semble que les personnes plus éduquées aient plus souvent accepté l’entretien que les personnes moins éduquées.
Variables
Perception de l’image sociétale des âgés
16Afin de savoir si les personnes rencontrées percevaient, ou non, les stéréotypes négatifs de notre société à l’encontre de « leur » groupe, nous leur avons posé deux questions successives. La première question « Comment, selon vous, la société perçoit-elle les personnes âgées ? » comportait trois modalités de réponse : « plutôt positivement, plutôt négativement, ou de manière neutre ». La deuxième, « Pourquoi ? », était une question ouverte permettant d’analyser les discours associés à ces différentes perceptions.
L’estime de soi
17Nous avons utilisé l’« Échelle toulousaine d’estime de soi pour personnes âgées » (ETES PA) validée par Piquemal-Vieu (1999). Cette échelle a été préférée aux autres échelles d’estime de soi pour deux raisons : tout d’abord, c’est l’une des rares échelles spécifique aux personnes âgées, deuxièmement, cette échelle a été validée sur une population française. Elle est constituée de dix-neuf items. Dix de ces items sont formulés positivement, mettant en évidence la valorisation de soi, par exemple : « J’ai une bonne opinion de moi-même » ; les neuf autres items sont formulés négativement renvoyant à la dévalorisation de soi, par exemple : « Je suis mal à l’aise dans mes relations avec les autres ». Les réponses aux items positifs sont pondérées de 1 : « Pas du tout » à 5 : « Tout à fait ». À l’inverse, les réponses aux items négatifs sont pondérées de 1 : « Tout à fait », à 5 : « Pas du tout ». Ainsi, cette échelle aboutit à un score allant de 19 à 95. Sa cohérence interne, mesurée par l’alpha de Cronbach, était très satisfaisante dans notre échantillon de population (? = 0,81).
L’auto-évaluation de la santé
18L’auto-évaluation de la santé a été mesurée à l’aide d’une question comportant quatre modalités de réponse : « Vous trouvez-vous : en bonne santé, plutôt en bonne santé, plutôt en mauvaise santé, ou en mauvaise santé ? ».
La dépendance
19L’enquêteur a fait passer le questionnaire des « Activités de la vie quotidienne » pour évaluer la dépendance. Ce questionnaire est, à ce jour, le plus usité dans les études internationales. Ainsi, les personnes sont considérées comme dépendantes si elles déclarent nécessiter une aide pour au moins l’une des activités suivantes : se laver, s’habiller, aller aux toilettes, manger, entrer/sortir du lit et s’asseoir ou se lever d’une chaise.
Les variables sociodémographiques
20De nombreuses informations sociodémographiques ont été récoltées lors des entretiens. Cinq d’entre elles ont été prises en compte dans cette étude : l’âge, le genre, le lieu de vie, le statut marital et le niveau d’éducation. Trois classes d’âge ont été définies : 60-69 ans, 70-79 ans et 80-92 ans. Le lieu de vie a été dichotomisé de la manière suivante : personnes vivant à domicile versus personnes vivant en maison de retraite. Nous avons défini trois classes pour le statut marital : les veufs, les célibataires et divorcés, et les personnes mariées ou en concubinage. Enfin, les niveaux d’éducation ont été classés en quatre catégories : niveau 1 = moins de 5 années d’études, niveau 2 = 5 à 8 années d’études, niveau 3 = 9 à 11 années d’études, niveau 4 = 12 années d’études et plus.
Analyses statistiques
21Afin de tester nos hypothèses, nous avons eu recours à des tests de Chi2, à des comparaisons de moyennes (ANOVA) ainsi qu’à des régressions logistiques. Les tests de Chi2 et les ANOVAs ont permis d’analyser l’association entre deux variables, par exemple les variables « genre » et « perception de l’image sociétale des âgés ».
22Par rapport à ces méthodes, les régressions logistiques ont l’avantage de tester l’association entre deux variables tout en prenant en compte différents facteurs de confusion. En reprenant l’exemple précédent, nous avons pu ainsi analyser l’influence du genre sur la perception de l’image sociétale des âgés en tenant compte d’autres facteurs tels que l’âge, le niveau d’éducation, la dépendance, etc.
23Cependant, la méthode des régressions logistiques, classiquement utilisée en épidémiologie, nécessite de dichotomiser la variable dépendante. Ainsi, afin de tester les relations entre facteurs sociodémographiques et perception de l’image sociétale des âgés, les réponses à cette dernière question ont été dichotomisées : d’abord, en opposant la perception d’une image négative (cotée 1) aux perceptions d’images neutres ou positives (cotées 0) afin de tester l’impact des facteurs sociodémographiques sur la perception de stéréotypes négatifs ; ensuite, en opposant la perception d’une image positive (cotée 1) aux perceptions d’images neutres ou négatives (cotées 0) pour, cette fois, tester l’influence des facteurs sociodémographiques sur la perception de stéréotypes positifs.
24L’estime de soi a également été dichotomisée. Étant donné le faible nombre de personnes de notre échantillon portant un regard négatif sur elles-mêmes (47 personnes seulement avaient un score d’estime de soi inférieur à 57), nous avons choisi de séparer cette variable en fonction de sa médiane. Ainsi, les scores d’estime de soi inférieurs ou égaux à 71 ont été cotés 1 et les scores d’estime de soi supérieurs à 71, cotés 0. De même, la variable « auto-évaluation de la santé » a été dichotomisée. Nous avons alors distingué les modalités « bonne » et « plutôt bonne » (cotées 0) des modalités « mauvaise » et « plutôt mauvaise » santé (cotées 1).
Résultats
25Les caractéristiques de notre échantillon de population sont présentées dans le Tableau I. Précisons que la moyenne d’âge est de 75,2 ± 8,5 ans et le niveau d’éducation moyen de 8,5 ± 4,6 ans.
Caractéristiques de l’échantillon
Caractéristiques de l’échantillon
Perception de l’âgisme
26Quarante-et-un pour cent des personnes interrogées estiment que les personnes âgées ne sont perçues ni négativement ni positivement par la société. Trente-huit pour cent perçoivent des stéréotypes négatifs et 21 % des stéréotypes positifs à l’égard des personnes âgées. Ces résultats seront discutés en fonction des différents discours associés à ces réponses. Cependant, avant d’analyser qualitativement ces réponses, il semble nécessaire de tester l’influence des facteurs sociodémographiques et de la dépendance sur ces perceptions.
Influence des facteurs sociodémographiques et de la dépendance sur la perception de l’image sociétale des âgés
27Afin de tester l’influence de l’âge et du niveau d’éducation sur la perception de stéréotypes négatifs, ou positifs, à l’égard des personnes âgées, nous avons d’abord eu recours à des ANOVAs. Les moyennes d’âge et de niveau d’éducation en fonction des différentes catégories de réponse sont présentées dans le Tableau II.
Moyennes d’âge et de niveau d’éducation selon les différentes perceptions de l’image sociétale des personnes âgées
Moyennes d’âge et de niveau d’éducation selon les différentes perceptions de l’image sociétale des personnes âgées
28Les résultats des ANOVAs montrent que ni l’âge (F = 1,12 ; NS), ni le niveau d’éducation (F = 0,45 ; NS) ne jouent sur la perception de l’image sociétale des âgés. Grâce à des tests de Chi2, nous avons pu constater que ni le genre (X2(2ddl) = 0,96 ; NS), ni le lieu de vie (X2(2ddl) = 0,22 ; NS), ni le statut marital (X2(4ddl) = 1,20 ; NS), ni la dépendance (X2(2ddl) = 1,77 ; NS) n’influent sur ces perceptions.
29Deux régressions logistiques ont été réalisées afin de confirmer ces résultats, en prenant en compte, simultanément, tous les facteurs sociodémographiques. La première de ces analyses vise à déterminer l’influence des facteurs sociodémographiques sur la perception de l’âgisme, c’est-à-dire de stéréotypes négatifs (Tableau III) ; la seconde teste l’impact des mêmes facteurs socio-démographiques sur la perception de stéréotypes positifs (Tableau IV).
Odds ratios ajustés pour la perception d’une image sociétale négative des âgés
Odds ratios ajustés pour la perception d’une image sociétale négative des âgés
Odds ratios ajustés pour la perception d’une image sociétale positive des âgés
Odds ratios ajustés pour la perception d’une image sociétale positive des âgés
30Ces analyses confirment les résultat précédents : aucun lien n’a pu être mis en évidence entre les différents facteurs sociodémographiques et la perception de l’image sociétale des âgés.
Les discours associés à ces différentes perceptions
31Plus de 40 % des personnes interrogées ne perçoivent aucun stéréotype à l’encontre du groupe des personnes âgées ; 38 % ressentent, au contraire, des stéréotypes négatifs et un cinquième des répondants observent des stéréotypes positifs. L’analyse qualitative des discours associés à ces trois modalités de réponse est présentée ci-dessous.
Explications associées à la réponse « De manière neutre »
32Nous observons, dans cette catégorie, des réponses assez proches les unes des autres mettant en avant l’importance à accorder à la personnalité de chacun et aboutissant à un refus de généralisation des attitudes vis-à-vis des personnes âgées : « C’est une question de personne, pas une question de groupe », « Chacun vit sa vie », « Chacun pense comme il veut », « Tout le monde est différent », « Je ne demande rien à personne et personne ne me demande rien », ou encore : « Ça dépend des gens », « Ça dépend du caractère des gens », « Ça dépend de beaucoup de choses », « Il y a des gens bien et des méchants », « Certains les respectent, d’autres, non ».
Explications associées à la réponse « Plutôt négativement »
33Les discours associés à cette réponse ont été regroupés en trois catégories.
34Le manque de respect à l’égard des personnes âgées est très souvent évoqué : « Il n’y a pas de respect », « Les jeunes ne nous respectent pas ». Cela est régulièrement observé de manière diachronique : « Il n’y a plus de respect », « Les gens ne respectent plus rien », « Les jeunes, ils ne laissent même plus leur place dans le bus ».
35Le manque d’aide aux personnes âgées est une autre source importante de justification : « On ne fait rien pour les personnes âgées », « Le gouvernement ne s’occupe pas de nous, c’est bien qu’il ne nous aime pas, non ? », « On ne s’occupe pas des personnes âgées, même leurs enfants ». Pour une des personnes rencontrées : « De toutes façons, ça (le manque d’aide aux personnes âgées) a toujours été comme ça ». Nous pouvons ici noter que la canicule de l’été 2003 a été évoquée deux fois afin de justifier ce sentiment de manque d’attention portée au groupe.
36Enfin, de nombreuses personnes âgées ont ouvertement fait preuve de stéréotypes négatifs à l’encontre de la vieillesse et des personnes âgées. Nous avons distingué là les individus se sentant en dehors de ce groupe et ceux qui s’y incluent. Dans les deux cas, un vocabulaire presque aussi divers que le nombre d’interviewés a été employé. Ainsi, pour les personnes ne se sentant pas âgées, les « vieux » sont mal considérés par la société car « gênants », « inutiles », « misérables », « séniles », « amoindris », mais également « agressifs », « méchants » et « égoïstes ». Dans les discours, tout autant que dans les adjectifs, l’âgisme est évident : « On ne les (les personnes âgées) aime pas, mais je comprends : c’est difficile d’écouter des gens ne faire que se plaindre » (une femme de 83 ans), ou encore : « Les vieilles, elles rouspètent tout le temps » (un homme de 85 ans). Une femme de 70 ans est allée jusqu’à nous confier : « Moi, j’aime pas les vieilles. J’en vois certaines, si elles voulaient, elles marcheraient. C’est du cinéma ».
37Certains individus se sentant appartenir au groupe des personnes âgées tiennent des discours similaires : « On nous prend pour des débiles », « On nous rend débile », ou encore : « Passé un certain âge, on est des boulets », « On est des boulets pour les enfants maintenant ». Poussant cette vision à l’extrême, une femme de 90 ans nous a dit : « On gêne, on devrait tous nous tuer ». Une autre, plus jeune (78 ans) : « Si on pouvait mourir vite, tout le monde (elle y compris) serait content ».
Explications associées à la réponse « Plutôt positivement »
38Les discours associés à cette réponse ont également été regroupés en trois catégories.
39Premièrement, c’est une impression de respect vis-à-vis des personnes âgées qui est exprimée : « Il y a du respect », « Les jeunes nous respectent », « Il y a de la courtoisie, regardez dans le bus… ».
40Le deuxième type de justification est basé sur la prise en compte des organismes s’occupant de ce groupe : « Il y a beaucoup de choses pour les personnes âgées : les centres sociaux, les clubs, etc. », « Les infirmiers, les médecins, on nous aide beaucoup ». Cela est souvent observé de manière diachronique : « On s’en occupe (des personnes âgées) quand même beaucoup maintenant : les entraides, le CCAS, les téléassistances ».
41Enfin, la troisième façon de justifier la perception de stéréotypes positifs à l’égard des personnes âgées se situe au niveau du rôle d’ancien ou de grand-parent : « Les personnes âgées font beaucoup pour les autres », « On aide, on transmet, on donne des renseignements », « Maintenant, avec les deux parents qui travaillent, on a besoin des grands-parents pour les enfants ».
Relations entre perception de l’âgisme et indicateurs de santé
L’estime de soi
42Les moyennes d’estime de soi en fonction des différentes perceptions de l’image sociétale des âgés sont présentées dans le Tableau V.
Moyennes d’estime de soi selon les différentes perceptions de l’image sociétale des personnes âgées
Moyennes d’estime de soi selon les différentes perceptions de l’image sociétale des personnes âgées
43L’ANOVA réalisée sur ces trois groupes a mis en évidence des moyennes d’estime de soi différentes (F = 3,48 ; p < 0,05). Les variances d’estime de soi de ces trois groupes n’étant pas significativement différentes (statistique de Levene = 0,920 ; NS), le test post-hoc utilisé a été le test de Tukey. Ainsi, nous avons vu que seules les personnes percevant des stéréotypes négatifs et celles percevant des stéréotypes positifs diffèrent quant à l’estime de soi, ces dernières possédant un score moyen significativement supérieur aux premières (p < 0,05). Une régression logistique a été réalisée afin de confirmer ce résultat en prenant en compte les facteurs de confusion. Les résultats de cette analyse sont présentés dans le Tableau VI.
Odds ratios ajustés pour l’estime de soi ? 71
Odds ratios ajustés pour l’estime de soi ? 71
1. p < 0,10 ; 2. p < 0,05 ; 3. p < 0,01 ; 4. p < 0,00144Les résultats de la régression logistique montrent que ni l’âge, ni le statut marital, ni le niveau d’éducation ne sont associés à l’estime de soi. En revanche, les femmes, les personnes institutionnalisées et les personnes dépendantes montrent de moins bons scores d’estime de soi que, respectivement, les hommes, les personnes vivant à domicile et les personnes autonomes. En prenant en compte les facteurs de confusion, le résultat de l’ANOVA a été confirmé : les personnes percevant des stéréotypes négatifs à l’encontre des âgés ont des scores d’estime de soi plus faibles que les autres.
L’auto-évaluation de la santé
45Afin de tester l’association entre perception de l’âgisme et auto-évaluation de la santé, nous avons utilisé une régression logistique. L’autoévaluation de la santé et la perception de l’âgisme ont été pour cela dichotomisées (image sociétale des âgés négative, cotée 1, versus images sociétales positive ou neutre, cotées 0). Les résultats de cette analyse sont présentés dans le Tableau VII.
Odds ratios ajustés pour l’auto-évaluation de la santé « mauvaise » ou « plutôt mauvaise »
Odds ratios ajustés pour l’auto-évaluation de la santé « mauvaise » ou « plutôt mauvaise »
1. p < 0,10 ; 2. p < 0,05 ; 3. p < 0,01 ; 4. p < 0,00146Les résultats de la régression logistique montrent que, dans notre échantillon de population, ni le lieu de vie, ni le statut marital ne sont associés à l’auto-évaluation de la santé. Le facteur genre est, quant à lui, à la limite de la significativité (p = 0,055). Les femmes ont ainsi tendance à évaluer leur santé plus négativement que les hommes. Les personnes les moins éduquées (< 5 années d’études, et de 5 à 8 années d’études) évaluent leur santé plus négativement que les personnes plus instruites. De même, les personnes dépendantes s’évaluent en moins bonne santé que les personnes autonomes. Enfin, l’association entre perception de l’âgisme et auto-évaluation de la santé est, comme pour le genre, à la limite de la significativité : les personnes âgées percevant l’âgisme de notre société ont tendance à évaluer leur santé plus négativement que celles ne le percevant pas.
Discussion
47L’enquête menée sur la population de plus de 60 ans vivant à Marseille montre un nombre équivalent de personnes ressentant des stéréotypes négatifs à l’encontre des âgés et de personnes estimant qu’il n’y a pas de stéréotypes (environ 40 % pour chaque catégorie de réponse), et une minorité d’individus, cependant non négligeable (20 %), percevant des stéréotypes positifs. Ces différentes perceptions ne sont corrélées à aucun facteur sociodémographique, ni même à la dépendance. En revanche, les personnes percevant l’âgisme, c’est-à-dire une image sociétale des âgés négative, montrent des scores d’estime de soi inférieurs aux autres et évaluent leur santé plus négativement.
48Comment expliquer qu’aucune variable sociodémographique, ni même la dépendance, n’influe sur les différentes perceptions de l’image sociétale des âgés ? Le « dépendant » étant devenu le « vrai vieux » de notre société, celui qui « se dégrade, se démentifie et meurt » (Puijalon et Trincaz, 2004), nous supposions une forte association entre dépendance et perception de l’âgisme. Ce ne fut pourtant pas le cas : les personnes dépendantes ne perçoivent pas plus que les autres les stéréotypes à l’encontre des personnes âgées. D’ailleurs, aucun des facteurs sociodémographiques étudiés n’interagit avec cette perception : ni l’âge, ni le genre, ni le lieu de vie, ni le niveau d’éducation ou le statut marital. Il semble donc que ce soit plus au niveau des histoires de vie et de la personnalité qu’il faille chercher les facteurs susceptibles d’influencer la perception de l’âgisme sociétal.
49Quarante pour cent des personnes interrogées ne perçoivent aucun stéréotype, ni positif ni négatif, à l’égard des personnes âgées. Les uns refusent de généraliser les attitudes des gens vis-à-vis des personnes âgées ; pour les autres, le regroupement des personnes âgées sur le seul critère de l’âge n’a pas de sens, la personnalité de chacun primant dans toute interaction sociale. Outre la non pertinence d’un regroupement social fondé sur l’âge déjà évoqué par Lutsky (1980), c’est l’individualisme de notre société qui est mis en évidence par ces réponses, confirmant ce qu’écrivait Elias au sujet des sociétés occidentales : « L’identité du je, prime sur l’identité du nous » (Elias, 1991).
50Cependant, 38 % des individus perçoivent des stéréotypes négatifs à l’encontre des personnes âgées. Ce chiffre est bien éloigné des résultats obtenus par Palmore (2002) sur 152 américains de plus de 60 ans : selon lui, 86 % des américains de cette classe d’âge ont personnellement fait l’expérience de l’âgisme, principalement au travers des plaisanteries dont ils seraient « victimes ». Il faut noter ici que beaucoup des personnes rencontrées par l’auteur estimaient qu’il était « nécessaire de pouvoir rire de soi » et que parler d’âgisme dans ce contexte était une erreur (Smith, 2002). D’ailleurs, dans notre échantillon, personne n’a évoqué ces plaisanteries pour illustrer l’âgisme de notre société. En revanche, le manque de respect et le manque d’aide, voire d’entraide intergénérationnelle, furent régulièrement exprimés. Mais le plus surprenant fut la présence, et parfois la violence, de discours âgistes chez les interviewés eux-mêmes. Kenyon (1992) avait déjà évoqué, de manière purement théorique, l’acceptation de ces images négatives par les personnes âgées. Heckhausen et al. (1989) avaient également montré que jeunes et vieux voyaient lenteur et maladresse augmenter à partir de la cinquantaine alors que la persévérance et l’adaptabilité étaient considérées comme déclinant à partir de soixante ans. Les discours âgistes formulés par les personnes âgées de notre échantillon semblent constituer une preuve supplémentaire de l’intégration de ces stéréotypes au cours de l’existence et montrent à quel point il est difficile d’aller à l’encontre de ces idées reçues. De nombreuses suggestions ont déjà été faites pour combattre ces stéréotypes. L’une d’entre elles est indirectement évoquée par les personnes percevant des stéréotypes positifs : valoriser leurs rôles sociaux car, comme l’indiquent Roux et al., « la personne âgée ne peut plus se satisfaire des images de consommatrice, électrice ou grand-parent qui sont souvent les siennes » (Roux et al., 1995). Selon Ory et al. (2003), la manière la plus efficace pour lutter contre ces idées reçues se situerait bien en amont : apprendre aux enfants, dès l’école primaire, les mythes et les réalités de la vieillesse. Ce travail d’éducation pourrait — et devrait — être couplé à ce qui est maintenant réalisé avec les enfants au sujet du racisme et du sexisme.
51À l’inverse, seuls 20 % ressentent des stéréotypes positifs à l’égard des personnes âgées s’appuyant, d’une part, sur la perception du respect à leur égard et, d’autre part, sur leur rôle dans la famille et dans la société. Des personnes soulignent également l’importance de la prise en charge institutionnelle (clubs, CCAS, etc.) — récente — visant à améliorer le quotidien des personnes âgées. Si les deux premiers types de réponses semblent clairement associés à des stéréotypes positifs à l’égard du groupe des personnes âgées — respect et utilité —, les discours évoquant la prise en charge croissante des personnes âgées sont eux à double tranchant. En effet, si ce phénomène est un acquis récent, il contribue également à la stigmatisation des « vieux », en renforçant l’idée de personnes âgées assistées, pauvres et dépendantes. Comme le souligne Henrard, « Si l’accent mis sur les problèmes posés par la vieillesse est l’expression d’une préoccupation sociale à l’égard des personnes âgées ayant besoin d’une aide de la société, il contribue aussi à générer l’âgisme dit compatissant » (Henrard, 2002).
52Malgré leur opposition apparente, les discours associés aux stéréotypes négatifs et positifs révèlent les mêmes attentes vis-à-vis de la société : être respecté et être aidé. Après les années de travail passées au service de la société, la dette sociale escomptée se centre donc autour de ces deux concepts que sont le respect et l’aide. Pour presque 40 % des personnes rencontrées, ce contre-don est jugé insuffisant. Le manque de respect est bien souvent observé de manière diachronique, et il semble difficile d’expliquer ce ressentiment : les personnes âgées sont-elles moins respectées qu’avant ou ressentent-elles parfois des difficultés d’adaptation face à un monde en pleine mutation ? Reste que les personnes âgées ne se sentent pas autant respectées qu’elles ont, elles, respecté leurs aînés durant leur jeunesse. En ce qui concerne l’aide, ou le manque d’aide, les réponses sont plus explicites. Certains observent l’amélioration, voire la création, d’organismes visant à faciliter le quotidien des personnes âgées. D’autres, deux fois plus nombreuses, estiment que les personnes âgées restent des laissées-pour-compte. La « violence du gouvernement contre les retraites » (Harribey, 2003) et l’augmentation drastique de la mortalité pendant la canicule de l’été 2003 sont deux exemples bien précis nous permettant de comprendre ce sentiment d’abandon.
53Afin d’étudier les relations entre la perception de l’âgisme et la santé des individus, nous avons utilisé comme indicateurs l’estime de soi et l’auto-évaluation de la santé.
54En ce qui concerne l’estime de soi, les résultats obtenus avec les facteurs sociodémographiques et la dépendance sont, dans l’ensemble, en adéquation avec la littérature. Les personnes dépendantes et celles vivant en institution ont des scores d’estime de soi inférieurs aux individus autonomes et vivant à domicile (Aitken, 1982 ; Antonelli et al., 2000). En revanche, le statut marital n’est pas, dans notre échantillon de population, lié à l’estime de soi comme l’avait montré Van Baarsen (2002) sur une population hollandaise. Le facteur âge n’est pas associé à l’estime de soi. Ce résultat semble confirmer l’hypothèse d’une meilleure acceptation de soi avec l’avancée en âge par la baisse de l’importance accordée aux comparaisons sociales. Enfin, nous avons montré une interaction — significative — entre estime de soi et perception de l’âgisme : les personnes percevant des stéréotypes négatifs ont des scores d’estime de soi inférieurs aux individus disant percevoir des stéréotypes positifs. Cette relation peut être interprétée de différentes manières. Les personnes ayant de meilleurs scores d’estime de soi ont pu mettre en place des stratégies de coping plus efficaces que les personnes ayant des scores plus faibles. Cette stratégie de coping semble prendre ici une forme particulière : celle d’affirmer que les personnes âgées ne sont pas, dans l’ensemble, mal perçues. Il se peut également qu’ils s’identifient à un groupe qu’ils trouvent réellement valorisé. À l’inverse, les personnes percevant l’âgisme ont des scores d’estime de soi inférieurs aux autres. Leurs stratégies de défense semblent donc moins efficaces. Il se peut que certaines d’entre elles soient dépressives et acceptent sans s’en défendre l’âgisme sociétal. Mais puisque ces personnes sont elles-mêmes âgées, les stéréotypes négatifs qu’ils reconnaissent à l’encontre de leur groupe peuvent aussi affecter leur identité sociale et ainsi diminuer leur estime de soi.
55Pour l’auto-évaluation de la santé, les associations observées avec les facteurs sociodémographiques confirment les résultats de la littérature : les femmes, les personnes dépendantes et les personnes moins éduquées évaluent leur santé plus négativement que respectivement, les hommes (Cott et al., 1999), les personnes autonomes (Valderama Gama et al., 2000) et les individus plus éduqués (Maddox, 1962). En contrôlant, par ces facteurs, la relation entre perception de l’âgisme et auto-évaluation de la santé, nous avons observé une tendance des personnes âgées percevant l’âgisme de notre société à évaluer leur santé plus négativement que les autres (p = 0,055). On peut penser que les personnes ressentent plus l’âgisme parce qu’elles s’estiment en mauvaise santé. Cependant, le facteur dépendance ne jouant pas sur la perception de l’âgisme, il est permis de douter d’un impact de la santé sur cette perception. C’est pourquoi il semblerait plus probable que ce soit l’âgisme qui influe sur l’auto-évaluation de la santé et non l’inverse. En effet, dans l’imaginaire collectif, être âgé reste encore synonyme d’être « malade ou ses corollaires dépendant, handicapé » (Puijalon et Trincaz, 2000). Il n’est donc pas étonnant que les individus ayant intégré cette équation — « être âgé = être malade » — se trouvent, en vieillissant, en moins bonne santé que les autres. Une autre manière d’interpréter ce résultat consiste à prendre en compte la dimension subjective de l’auto-évaluation de la santé. Encore une fois, certaines personnes dépressives peuvent évaluer leur santé négativement et percevoir les stéréotypes négatifs à l’encontre de leur groupe d’âge alors qu’à l’inverse, l’optimisme irréaliste (selon Weinstein, 1987) pourrait expliquer pourquoi certaines personnes affirment que leur santé est bonne et que les âgés bénéficient d’une image sociétale plutôt positive.
56Sur un plan méthodologique, cette étude a pour originalité principale d’associer approches quantitative et qualitative. Les études quantitatives, souvent réalisées par l’envoi de questionnaires à domicile et comprenant un très grand nombre d’individus, ne permettent pas d’analyser les discours associés aux données recueillies. Les études qualitatives, quant à elles, permettent une analyse fine des discours mais ne sont souvent basées que sur de très petits échantillons de population. La complémentarité de ces méthodes a permis de mettre en évidence dans quelle proportion de la population âgée marseillaise perçoit les stéréotypes négatifs de notre société à l’égard de « leur » groupe, et quels discours sont associés à cette perception. Ce croisement de méthodes semble utile à la compréhension globale d’un processus comme le vieillissement.
57La principale limite de cette enquête concerne l’auto-évaluation de la santé. Tenant compte de l’abondante littérature à son sujet, elle a été considérée comme un indicateur de la santé générale des individus. On la sait très fortement corrélée à la santé effective, mais elle reste pour autant une mesure subjective de l’état de santé. Sa dimension imaginaire et symbolique peut à elle seule expliquer la relation établie avec la perception de l’âgisme. Nous nous attacherons, dans les études à venir, à évaluer les relations entre les pathologies avérées et la perception de l’âgisme afin d’étayer, ou non, le corpus des études consacrées aux conséquences de ces stéréotypes sur la santé effective des personnes âgées.
Conclusion
58Cette étude a permis de mettre en évidence un sentiment d’abandon que beaucoup de personnes âgées éprouvent dans notre société. Les personnes qui ressentent l’âgisme se justifient en évoquant un sentiment de perte, celle du respect, celle de l’aide et celle de l’utilité sociale et familiale. Les âgés percevant des stéréotypes positifs à l’égard de leur groupe mettent en évidence ces mêmes valeurs, mais en positif. Néanmoins, pour 40 % des personnes âgées interrogées, il n’existe aucun préjugé sur les personnes âgées parce qu’une classification sur le seul critère de l’âge n’a pas de signification, et que l’individualisme prime sur la catégorisation.
59Nous avons démontré l’association entre la perception de stéréotypes négatifs et une faible estime de soi. Ce résultat concorde avec ce qui est actuellement réalisé sur l’impact des stéréotypes. Selon les stratégies développées par les individus des groupes stigmatisés, ces stéréotypes auront des conséquences différentes. Il semble que (dire) ne pas voir la dévalorisation sociétale de son groupe soit une stratégie de coping efficace. À l’inverse, l’acceptation de ces stéréotypes semble affecter l’identité sociale et donc l’estime de soi.
60De la même manière, les personnes percevant l’âgisme s’évaluent en plus mauvaise santé que les autres. Ces individus ont pu intégrer le schéma classique « être âgé = être malade » et auraient donc plus de difficulté à s’évaluer en bonne santé en vieillissant.
61Le défi actuel des recherches sur les stigmates concerne leur impact sur la santé. De nombreux travaux doivent et seront réalisés (Michels et al., 2006) pour confirmer, ou infirmer, cette hypothèse. Si les résultats émergeants s’avéraient confirmés, il faudra par la suite analyser par quels mécanismes ces stéréotypes peuvent avoir cet impact.
Ce travail a été soutenu par le ministère de la Recherche (ACI « Constructions, normes et écarts » n° 045398) et le Conseil régional Provence-Alpes-Côte-d’Azur.
Bibliographie
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