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Article de revue

Médicalisation et fin de vie : progrès et contraintes

Commentaire

Pages 93 à 102

Notes

  • [*]
    Jason Szabo, historien, MD PhD, membre (associé) McGill AIDS Center, Montréal, Québec ; post-doctorant Université de Paris 13 e-amil : jszabo_ca@yahoo.com
  • [1]
    Certains des constats sur le xixe siècle et des donnés empiriques complémentaires se trouvent dans l’ouvrage de Carol (2004 : 1-34, 82-127).
  • [2]
    Seule une petite minorité (maximum 20 %) d’Américains reçoivent des soins d’hospice, en général seulement dans les dernières semaines de la vie. Une série de facteurs (ethnie, diagnostic, lieu de résidence, co-morbidité psychiatrique et toxicomanie) tendent à diminuer sensiblement le taux de participation. Voir Byock, 1998 : 167.
« Le médecin doit savoir que son rôle ne se borne pas à guérir, mais qu’il consiste aussi à prolonger la vie et à rendre supportables les maladies incurables. Ce n’est certes pas la partie la plus brillante de son art, mais c’est un office délicat qui a tout le mérite d’une bonne œuvre et d’un acte pieux de charité ».
(Auber, 1865 :160)

1Bien que ses racines historiques soient plus profondes, le mouvement de soins palliatifs a connu une notoriété particulière pendant les années soixante-dix et quatre-vingt. Humanitaire et humaniste, son zèle réformateur reflète un important effort collectif ; psychiatres, psychologues, cliniciens et universitaires ont ensemble dénoncé l’indifférence avec laquelle on soignait les mourants. Certains, plus audacieux, ont cherché à identifier les origines de ce comportement malsain. Quasi universellement, le déni de la mort (death denial), sorte de névrose collective, a été pointé du doigt. L’idée que la socialisation moderne avait progressivement privé l’homme des outils nécessaires pour s’assurer une bonne mort est devenue une «  vache sacrée  » grâce aux travaux de l’historien Philippe Ariès (1977). Ses nombreux admirateurs anglo-américains ont vite promulgué l’hypothèse que la mort a été progressivement « médicalisée », surtout depuis la fin du dix-neuvième siècle. Avant cette période fatidique, elle était un rite de passage inévitable et naturel, entouré de pratiques traditionnelles grâce auxquelles les proches trouvaient un certain réconfort. En faisant désormais de l’hôpital le lieu privilégié de ce drame, les sociétés occidentales auraient déclenché un processus porteur d’une logique perverse : en soustrayant les mourants de l’intimité familiale pour les confier aux experts, la mort devient tabou et les mourants une présence indécente. Perçu comme une insulte à la dignité d’une médecine qui se voulait toute puissante, « le système » au vingtième siècle ne connaîtra que deux façons d’agir : négliger le patient mourant ou le soigner à outrance. Les pionniers d’après-guerre qui cherchaient à transformer perceptions et pratiques voulaient donc substituer l’idée de « soins totaux » (total person care) à la logique de « guérir à tout prix », cri de bataille de la médecine technocratique. En combinant le savoir-vivre d’antan et les outils analgésiques modernes, la mort retrouvera sa place légitime dans la vie quotidienne. Les mourants, une fois leur confort et leur dignité assurés, seraient du coup délivrés et réintégrés.

2Depuis cette époque où les études sur la mort ont eu le vent en poupe (Fulton, 1977), les ardeurs se sont un peu refroidies. Certes, il existe toujours des revues spécialisées qui s’intéressent aux aspects cliniques, psychologiques et socioculturels des maladies terminales. Il a même été récemment question, dans un hebdomadaire médical d’envergure, du regard que portent les religions sur la mort, la souffrance et les soins de fin de vie (Dorff, 2005 ; Engelhardt et al. ; 2005 ; Firth, 2005 ; Markwell, 2005 ; Sachedina, 2005). Il y a encore aussi quelques historiens, anthropologues et sociologues qui font de la recherche dans ce domaine. Dans nos sociétés de plus en plus hétérogènes et qui subissent des pressions démographiques croissantes, nous avons tous intérêt à nous soucier de l’organisation et de la mise à disposition des soins de fin de vie. On ne peut donc qu’applaudir la contribution de J.-C. Mino qui vise à établir une base phénoménologique solide aux pratiques contemporaines. Notre but, en tant qu’historien, sera d’examiner rapidement l’hypothèse de la médicalisation[1] pour ensuite discuter quelques éléments conceptuels clés qui en découlent.

Médecins et incurables au xixe siècle

3Il va sans dire que la vie du médecin à cette époque n’était pas de tout repos. En 1835, un jeune étudiant se lamentait de son sort dans une thèse dans laquelle il écrivait : «  sans rappeler les études repoussantes et opiniâtres qui sont de tous les moments, est-il une carrière qui use plus rapidement la vie que celle du médecin ?  » (Garoz, 1835 :10). Parmi ces tâches ingrates, celle de soigner les maladies chroniques et incurables était particulièrement pénible. Ici, l’incertitude diagnostique et pronostique hantait une profession déjà bien mal à l’aise devant ses échecs. Plus ou moins conscients de leurs pulsions équivoques, les praticiens parlaient tous d’impuissance, de méfiance, voire d’humiliation. Et pour cause : en 1849, un professeur strasbourgeois se plaignait dédaigneusement d’un public «  exigeant et ingrat, orgueilleux et absurde, frivole et cruel  » qui était convaincu que «  quand la maladie s’aggrave, c’est toujours la faute du médecin. Le public ne connaît de critérium que le résultat  » (Forget, 1849 : 20-21). Dans une atmosphère de déception, de doutes et de non-dits, on avait intérêt à pousser les choses à l’extrême. Déjà, en 1817, un jeune médecin dénonçait l’usage fréquent des cordiaux chez les agonisants atteints de maladies incurables. Il était clairement parmi les témoins qui «  ont vu avec douleur prolonger sans nécessité les tourments des malheureux malades en ranimant leurs restes presque éteints  » (Ragonneau, 1817 : 25). L’activisme thérapeutique, il faut bien le souligner, reflétait plus qu’une volonté médicale déchaînée. En général, les familles ne s’attendaient à rien de moins ; même les praticiens de grande renommée avaient recours aux traitements «  inutiles  » pour montrer à l’entourage qu’ils avaient «  tout fait  ». (Forget, 1849 : 28 ; Louis, 1843 : 654-655). Que ce soit par émulation ou ignorance, les proches étaient prêts à infliger, de leur propre chef, des supplices aux mourants dans l’espoir d’un miracle (Jaumes, 1848 : 141). Et malgré la perception que les mœurs s’étaient sensiblement déjà adoucies au début de la Troisième République (Piorry, 1875 : 6-7), «  l’acharnement thérapeutique  » était encore monnaie courante trente ans plus tard. (Carol, 2004 : 86). Et, si au vingtième siècle, on possédait des techniques diagnostiques et pronostiques beaucoup plus raffinées, décider d’arrêter d’intervenir restait un dilemme très complexe. Bien que la radiothérapie, la chimiothérapie et les chirurgies palliatives aient permis aux médecins de réduire le nombre de cas «  absolument incurables  », elles n’ont fait que repousser l’ultime frontière thérapeutique qui reste caractérisée par l’incertitude et l’angoisse (Baszanger, 2000).

4Si certains refusaient obstinément de renoncer aux traitements héroïques, les médecins étaient plus souvent accusés d’avoir «  abandonné  » les incurables. Mot fétiche qui pouvait dénoter plusieurs comportements différents, l’accusation d’abandon exprimait l’amertume de se sentir laissé pour compte ; soit le médecin ne venait plus, soit ses gestes et attitudes laissaient paraître «  qu’il n’y avait plus rien à faire  ». Quasiment la norme à l’hôpital, mêmes les incurables riches n’en étaient pas à l’abri. Avec le recul, l’expérience de se sentir «  condamné  » et «  abandonné » était presque un rite de passage inévitable dans une mise en scène qui privilégiait les fausses promesses, les non-dits et la maîtrise de soi. Aux médecins, premiers responsables et bouc émissaires du statu quo, on demandait l’impossible : ils devaient paraîtrent compétents malgré une impuissance trop évidente. Pire, ils ne devaient ni ignorer les symptômes et craintes du malade, ni dire la vérité tout haut. Sans chercher à les disculper, on peut donc comprendre l’instinct médical pour la fuite. Muni d’armes palliatives inadéquates face à des souffrances souvent sans bornes, le médecin était dans une position insupportable (sans parler de celle du patient et de ses proches). À l’apogée d’une illustre carrière chirurgicale, Armand Velpeau a admis qu’il redoutait terriblement les récidives du cancer du sein, car «  les revoir, chaque jour ou chaque semaine et ne savoir que leur dire, de quelles phrases se servir pour les consoler, quelles drogues leur conseiller pour qu’elles prennent patience, quelle figure, quelle contenance se donner pour les empêcher d’apercevoir le désespoir dont on est pénétré, est un véritable cauchemar  » (Velpeau, 1854 : 602). On comprend vite pourquoi la médecine palliative — aride d’exploits, riche en mensonges et charlatanisme — était généralement considérée comme banale et inintéressante. Même ceux qui vantaient la grandeur d’âme nécessaire pour bien faire, comprenaient pourquoi la plupart de leurs collègues refusaient de s’impliquer dans une lutte sans espoir (Tuffier, 1911 : 2709-2710). Devant ce cercle vicieux de souffrance, de désespoir et de futilité, chacun cherchait à minimiser son engagement.

5Au milieu de ces comportements parfois paradoxaux, il y avait unanimité sur une chose : soigner les incurables, comme Auber (1865) l’avait si bien dit, était un devoir charitable et non pas une activité médicale. Chaque malade et chaque maladie avaient son point de non-retour ; mais quand le médecin n’avait plus aucun espoir (de guérison ou d’amélioration), on cessait d’être un «  vrai patient  » et on devenait un problème social. Mais à la charge de qui ? Si le catholicisme et les catholiques offraient soins et consolations, les défis étaient énormes. Les maladies incurables, résultat et cause de pauvreté et de misère, nécessitaient des soins de tous les instants. Même dans les familles plus aisées, la présence d’autrui pouvait semer tensions et désaccords. L’anticléricalisme militant, quant à lui, privait les gens de secours sans être en mesure de combler le vide.

6L’État, pour sa part, se contentait de plaindre le sort des pauvres incurables ; avec les vieillards et les infirmes, ils étaient relégués à un demi-monde où on cherchait surtout à minimiser les dépenses. Au début du xixe siècle, l’administration et l’élite médicale ont sciemment cherché à perfectionner le système de tri et d’exclusion du système hospitalier parisien ; les faux malades et les incurables devaient dorénavant cesser d’encombrer les «  machines à guérir  ». Le scientisme, l’utilitarisme et l’idéologie charitable «  minimaliste  » étaient d’accord : recevoir les «  sans espoir  » à l’hôpital était nuisible au moral institutionnel et à la moralité publique. Les incurables devaient chercher «  ailleurs  » — chez eux, au bureau de bienfaisance ou à l’hospice —, dans ces lieux où les responsables ne cessaient de se plaindre du manque d’effectifs face à une misère extrême (Vée, 1843 : 8).

7On ne s’étonne donc pas que, faute de mieux, les incurables reviennent frapper sans cesse aux portes de l’hôpital. Amers quand ils étaient renvoyés chez eux, ils savaient aussi qu’il fallait être persévérant ; les hôpitaux ont longtemps été prêts à les accueillir quand ils étaient clairement sur le point de mourir (Bouchardat, 1837). Déjà, à l’époque de Louis-Philippe, entre 40 % et 50 % des Parisiens atteints de la phtisie et d’autres maladies chroniques «  organiques  » mourraient à l’hôpital ou à l’hospice (Meding, 1852 : 155-158). Ce taux élevé reflète-t-il la plus grande misère et l’éclatement social de la métropole ? Peut-être. Mais on pourrait aussi bien croire que, à la campagne et dans les hameaux, «  choisir  » de mourir chez soi était une chimère, une question d’accès et non pas un parti pris contre la mort «  médicalisée ».

8Tout en soulignant les continuités frappantes dans l’histoire des maladies incurables, on ne devrait pas naïvement conclure que le xxe siècle n’a pas ses particularités. Les technologies modernes, l’expansion massive du système hospitalier et de l’industrie pharmaceutique, sans parler de la sécularisation, ont certes transformé nos expériences de fin de vie. Mais la vision monolithique et sinistre de la médicalisation de l’époque de L’homme devant la mort (Aries, 1977) manque sérieusement d’appuis historiques. Surtout si on considère les découvertes en oncologie et la montée des soins palliatifs dans l’après-guerre, il serait aussi raisonnable de conclure que le sort malheureux des incurables d’autrefois reflétait surtout un manque de médicalisation. Si la médecine palliative avait été un champ privilégié pour le génie médical et une priorité importante pour le système des soins, les derniers mois d’innombrables incurables auraient probablement été adoucis. Une médicalisation «  tout azimut  » semble être aussi un pré-requis essentiel pour assurer le succès du mouvement de soins palliatifs contemporains. Sa grande force a été de proposer une voie alternative, sorte de «  médicalisation douce  », qui promettait le meilleur des mondes : soins oncologiques et outils palliatifs de pointe joints à un éthos de non abandon. Dans l’hospice «  moderne  », institution totale d’inspiration utopique, les patients et les soignants s’engagent à embrasser la mort éclairée, à l’image du consentement éclairé, concept qui a vu le jour à la même époque. La mort apparaît alors comme étant bonne, tant pour le mourant que pour la société entière, laquelle finira par comprendre qu’elle est un fin pédagogue.

9Loin d’être l’héritier de traditions passées, le mouvement de soins palliatifs s’inscrit parfaitement dans le Zeitgeist de l’après-guerre. Sans pouvoir approfondir l’argument (Szabo, à paraître), on dira simplement que la transformation du statu quo palliatif a dépendu non pas de la découverte d’une sagesse perdue mais d’une suite de transformations démographiques, économiques et culturelles contingentes. En premier lieu, le «  boom  » économique et un accès sans précédent à l’éducation supérieure ont ensemble créé une importante classe moyenne, capable et apte à réclamer ses droits. Le succès du mouvement reflète aussi la puissance de la contre-culture des années soixante et soixante-dix ; il était facile d’inclure le droit à une «  bonne mort  » sur la liste des desiderata de gens mobilisés pour défendre les droits civils, les droits des femmes et les droits des patients. Trente ans plus tard, le chef d’œuvre d’Ariès (1977) devrait être vu et lu comme le reflet de la logique contestataire, antimoderne, de son époque. Comme on le verra maintenant, les héritiers du mouvement font encore face à des défis de taille, certains qui sont nouveaux, d’autres qui semblent «  éternels ».

Soins palliatifs contemporains : buts et limites

10Depuis l’apparition du premier hospice moderne, le mouvement a connu des difficultés d’organisation et d’exécution qu’on pourrait qualifier de douleurs de croissance ; s’il a souvent été question de manque de ressources et de personnel, paradoxalement, on a aussi parlé de sous-utilisation des services. Au xxie siècle encore, on déplore la méconnaissance médicale des technologies palliatives, lacune qui contribue à l’épidémie de sous traitement de la douleur cancéreuse (Davis et Walsh, 2004). Si de tels problèmes affectent plus ou moins tous les champs d’activité médicale, cette discipline se distingue encore par sa marginalisation relative. Surtout si on considère ses acquis et ses atouts, on peut se demander pourquoi les soins palliatifs de pointe ne sont pas devenus un service essentiel, « universel », à l’image de la vaccination ou des soins prénatals ?

11D’un côté, on peut supposer que tous les mourants ne veulent pas des «  soins totaux  », que ce soit par réflexe d’autonomie ou d’orgueil. Il y en a probablement beaucoup d’autres qui ne veulent pas arrêter les traitements curatifs, revivre le passé, se confronter à leurs proches ou explorer leur for intérieur. Il y a aussi d’importantes barrières linguistiques et culturelles à l’extension d’un paradigme «  occidental  » (i.e. blanc et classe moyenne) dont l’ampleur est de plus en plus évidente (Colon et Lyke, 2003). Dans plusieurs cultures, l’idée de dire au patient qu’il souffre du cancer, et encore plus qu’il est mourant — une des innovations et des piliers du mouvement — est encore presque impensable. Il y aussi des communautés, notamment les Afro-Américains, qui regardent d’un œil méfiant les institutions et pratiques du «  medical establishment  », surtout lorsqu’il s’agit de cesser les soins (Cort, 2004). Si tout cela ne suffisait pas encore à restreindre la diffusion des pratiques normatives, la crainte d’accoutumance aux narcotiques préoccupe encore beaucoup de malades cancéreux (Davis et Walsh, 2004).

12L’article de J.-C. Mino s’inscrit dans une littérature qui démontre clairement qu’il existe aussi des obstacles internes dans nos systèmes de santé, question, semble-t-il, d’attitudes et de priorités. La difficulté de faire valoir ses compétences et sa vision, malgré une reconnaissance à la fois formelle et symbolique de cette forme de savoir, montre à quel point il est difficile d’établir son autorité sur l’expérience de la fin de vie. Le défi des fondateurs du mouvement — convaincre médecins et société de la valeur intrinsèque de leurs pratiques et de leur philosophie — est constamment à refaire. Aujourd’hui, si un traitement efficace de la douleur et des autres souffrances fait l’unanimité (quoiqu’il laisse encore presque entier le problème de la subjectivité), les autres éléments des soins totaux (l’accompagnement, le soutien psychologique et spirituel) sont plus ou moins valorisés. Certains peut-être n’en voient pas la pertinence ; de manière générale, les médecins et le système sont souvent trop occupés pour s’en préoccuper. Que ce genre d’inertie soit si omniprésent à l’hôpital n’a rien d’étonnant. Car le mouvement lui-même est divisé en deux camps : la mouvance «  progressive  » veut concentrer les efforts et les énergies sur le traitement de la douleur tandis que l’aile traditionnelle promeut une vision beaucoup plus holiste et ambitieuse du mandat palliatif (Byock, 1998).

13Même lorsqu’ils parlent d’une même voix, les apologistes de soins palliatifs font face à une autre barrière importante. Bien qu’on le dise rarement tout haut comme au xixe siècle, la palliation est encore perçue comme banale et inintéressante, trop pénible émotionnellement et pas assez gratifiante. En plus, ses préoccupations — douleurs, nausées, constipation, mal de vivre — sont une sorte de residuum clinique. Ces préoccupations modestes n’ont rien d’exaltant ni de séduisant dans un univers où on valorise surtout les interventions spectaculaires et (apparemment) curatives : soins d’urgences/intensifs, angioplasties et pontages coronariens, greffes d’organes. La discipline souffre aussi du fait que les spécialités médicales organisées autour des interventions techniques jouissent d’un statut supérieur à celles qui s’intéressent à des phases discrètes du cycle de vie (pédiatrie, gériatrie) ou aux troubles émotionnels ou d’adaptation (la psychiatrie). L’ampleur du phénomène reflète en partie le poids de la tradition et le système d’incitatifs économiques. Mais il montre aussi l’importance qu’on accorde aux connaissances qui font partie du «  jeu diagnostique  » : mise en scène dans laquelle le spécialiste doit dévoiler le diagnostic juste, idéalement rare ou obscur, pour ensuite proposer une intervention qui change radicalement l’histoire naturelle de la maladie. Les services de soins palliatifs, comme la psychiatrie d’ailleurs, sont souvent consultés pour des raisons qu’on pourrait plutôt qualifier de «  préjudiciables  » : crises familiales et patients «  difficiles ».

14Mais plus qu’autre chose, le (non) déploiement des soins totaux, comme tout grand enjeu en matière de santé, est d’ordre politique. En d’autres termes, il s’agit d’un débat qu’on pourrait réduire à une question simple : est-ce que l’État doit (et va) payer l’équivalent d’une «  mort Cadillac  » ? Dans certains contextes, on peut parler d’un oui mitigé. Aux États-Unis par exemple, le «  hospice benefit  » assure (au moins en théorie) des soins de confort haut de gamme et holiste pour les six derniers mois de toute maladie terminale. Bien qu’il ait permis une expansion massive du système de soins palliatifs, il a été vivement critiqué pour son étroitesse[2] et ses effets pervers. Étant donné son grand impact et sa visibilité électorale, il y a eu des efforts constants depuis 1983 pour faciliter l’accès au programme. Cet élan généreux qui dépend énormément du travail non rémunéré de la famille et des bénévoles, n’est évidemment pas complètement désintéressé ; une «  philosophie palliative  » semble réduire les coûts associés aux derniers mois de la vie. En revanche, dans les pays où l’État et le système public prédominent, il est clair que la logique «  dépenser pour épargner  » est moins irrésistible. On peut dire que chaque réseau national de soins palliatifs a ses défauts. Mais il reste que dans tous les États providence post-modernes, on a accordé aux incurables un statut social et des droits importants parmi lesquels un confort minimum et l’accès à une justice procédurale sont peut-être les plus précieux.

Références bibliographiques

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Date de mise en ligne : 08/02/2014

https://doi.org/10.3917/sss.251.0093

Notes

  • [*]
    Jason Szabo, historien, MD PhD, membre (associé) McGill AIDS Center, Montréal, Québec ; post-doctorant Université de Paris 13 e-amil : jszabo_ca@yahoo.com
  • [1]
    Certains des constats sur le xixe siècle et des donnés empiriques complémentaires se trouvent dans l’ouvrage de Carol (2004 : 1-34, 82-127).
  • [2]
    Seule une petite minorité (maximum 20 %) d’Américains reçoivent des soins d’hospice, en général seulement dans les dernières semaines de la vie. Une série de facteurs (ethnie, diagnostic, lieu de résidence, co-morbidité psychiatrique et toxicomanie) tendent à diminuer sensiblement le taux de participation. Voir Byock, 1998 : 167.

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