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Article de revue

Pourquoi et comment en parler ? Dialogue conjugal autour de l'annonce de la séropositivité dans des couples sérodiscordants à Abidjan (Côte d'Ivoire)

Pages 43 à 67

Notes

  • [*]
    Annick Tijou Traoré, anthropologue, post-doctorante au LPED (UMR 151, IRD, Université de Provence), boursière de SIDACTION-Ensemble contre le sida, membre associée au Laboratoire SSD/ADES, Université Victor Segalen, Bordeaux 2, 146 rue Léo Saignat, 33076, Bordeaux Cedex, France ; e-mail : tijoutraora@yahoo.fr.
    Cet article a été réalisé dans le cadre du groupe Ditrame Plus 3, équipe en sciences sociales qui a mené une recherche sur la connaissance du statut sérologique maternel vis-à-vis de l’infection par le VIH et les comportements en matière de sexualité, de procréation et d’alimentation du nourrisson à Abidjan, Côte d’Ivoire.
    Investigateurs : A. Desgrées du Loû (IRD) coordinatrice, B. Zanou (ENSEA, Abidjan), V. Leroy (INSERM, France), C. Welffens-Ekra (Service de Gynécologie Obstétrique CHU Yopougon, Abidjan). Chef de Projet : H. Brou ; coordinatrice volet qualitatif : A. Tijou-Traoré ; assistante de recherche : H. Agbo ; ingénieur base de données : G. Djohan. Les entretiens ont été menés par H. Agbo, B. Ehouo, A. Gnonziba et N. Kouamé. La recherche est financée par l’ANRS (contrat n° 1253).
  • [1]
    Ditrame Plus est coordonné par l’INSERM U593. Les investigateurs sont F. Dabis et V. Leroy, INSERM 593, et C. Welffens Ekra, service de Gynécologie Obstétrique du CHU de Yopougon, Abidjan.

1Josiane est une jeune femme ivoirienne de 29 ans. Titulaire d’un BTS, elle a récemment obtenu un emploi de secrétaire après une longue période de chômage. Elle vit en couple depuis 6 ans avec Roland qu’elle connaît depuis 9 ans. Au début de leur vie commune, leur union a été scellée par un mariage coutumier. Le couple vit à Abidjan avec leur enfant, le premier pour Josiane et le troisième pour son conjoint qui a eu deux autres enfants avant de la connaître. Roland, 40 ans, également titulaire d’un BTS, a une formation d’ingénieur. Après une période de chômage difficile, il a récemment retrouvé un emploi qui le conduit à se déplacer hors de la capitale.

2Ils disent ne pas avoir de secret l’un pour l’autre. Josiane insiste sur la place importante accordée au dialogue dans son couple. Elle parle aussi de son partenaire comme « d’un confident » qui « (…) sait me consoler, moi aussi je le console ». Les propos de son conjoint vont dans le même sens : « Chez nous (…) on communique beaucoup (…). Son projet est le mien et mon projet est le sien ». Leur vie conjugale, Josiane et son conjoint l’ont construite en préservant l’autonomie de leur couple face aux pressions familiales qui visaient la rupture de leur union.

3Le sujet du sida est apparu très tôt dans leur vie de couple. C’est d’abord sous forme de bavardage, que Josiane, dès les premières heures de leur rencontre à San Pédro, en parle à celui qui deviendra son conjoint. Elle le met en garde : « Donc moi, tout de suite, j’ai introduit le sujet du sida… San-Pédro, c’est une ville où y a beaucoup de prostituées (…). Et même les lycéennes se prostituent (…). Et je lui ai parlé d’une amie, togolaise, qui était prostituée (…). Si tu tombes sur elle (…), tu peux avoir le sida. Et puis il a commencé à rire. Il dit que “ah ! Bon ! Le sida même est là, dans les airs, dans l’air de San-Pédro. L’air est pollué. Donc, fais très attention”. Et puis on a ri (…). Il dit : “Ah, donc, toi aussi, tu peux avoir le sida ?”. Je dis : “Non. Moi, je n’ai pas le sida. Parce que, moi, je me sais sérieuse”. Pour nous, le sida, c’est les rapports par-ci, par-là. Donc, on a causé, il dit “ah ! Là, c’est bien !”. »

4Quelques années plus tard, lors d’un premier test de dépistage pour le VIH, alors qu’ils vivent ensemble, le sida prend subitement, tout au moins au départ, une toute autre dimension. Les résultats révèlent la séropositivité de Josiane et la séronégativité de son conjoint. Deux ans auparavant, Roland a fait son premier test en tant que donneur de sang. Il incite ensuite sa femme à aller le faire, estimant que ce sera aussi pour elle une occasion gratuite de connaître son statut à l’égard du VIH, sans toutefois penser à la nécessité de l’informer de cet examen. Josiane apprend alors qu’elle est séropositive mais dit ne pas y avoir cru à cette époque. Un déni qui était conforté par son sentiment d’invulnérabilité au VIH qu’elle expliquait par le simple fait qu’elle n’avait jamais eu simultanément plusieurs partenaires. Elle informe immédiatement son mari qui l’accompagnait pour le résultat du test. Celui-ci la rassure sur son amour et sur le fait que rien n’allait changer pour eux. Son conjoint, qui croyait en sa séropositivité, a respecté son attitude de déni, ne souhaitant pas la déstabiliser : « Bon, elle était vraiment abattue. Parce que elle se posait des… beaucoup de questions, elle n’a pas eu une vie de perversité, pourquoi c’est… elle peut avoir des trucs euh des choses comme ça ? Bon, elle s’en prenait à elle-même et puis j’ai dû utiliser vraiment certaines choses, euh, certaines pratiques pour enfin, certaines paroles adoucissantes pour la calmer un peu. Et puis, il fallait changer de comportement vis-à-vis d’elle pour ne pas qu’elle se sente toujours isolée. Bon, là… C’est ce qui a fait que, malgré sa situation de séropositivité, elle a pris une grossesse quand même ». Leur couple a ainsi évolué sans tenir compte de ce résultat.

5En dépit du déni de Josiane, le sida est toujours resté un sujet de discussion au sein du couple, le plus souvent à l’initiative du conjoint. À travers ses propos, il cherchait à dédramatiser une maladie dont sa femme refusait de croire qu’elle pouvait être porteuse du virus : « Il dit (…) si on dit ma femme a sida, on reste ensemble hein ». Il l’interrogeait également sur son attitude, si lui-même était un jour contaminé par le VIH.

6Deux ans plus tard, elle est enceinte. Lorsqu’elle apprend l’existence de la Prévention de la transmission du VIH de la mère à l’enfant (PTME), lors de séances de prévention, elle se « rappelle » de la possible véracité de cette sérologie positive qui pourrait avoir un effet néfaste sur l’enfant à naître. Lors d’une consultation prénatale, elle accepte donc la proposition de faire le test, estimant que c’est l’occasion pour elle de vérifier le premier. Le second résultat confirme le premier et Josiane, accordant cette fois-ci du crédit à ce résultat, accepte très difficilement cette situation.

7Tout comme la première fois, elle part chercher son résultat accompagnée de son conjoint. La démarche du partage de l’information avec son partenaire restait pour elle une crainte. Son mari à qui elle en a parlé après l’annonce, le dit bien : « (…) elle avait peur que je la quitte ». Malgré tout, elle s’est confiée, sans délai, à son mari dès sa sortie de l’entretien post-test, lorsqu’il l’a interrogée sur le résultat parce que, dit-elle, « (…) je n’ai pas de secret avec mon mari ». Josiane lui répond en faisant référence à l’expérience de son précédent test : « Quand je suis sortie de la salle, il dit “Maman on dit quoi ?” je dis non ce qu’ils ont dit à la banque de sang là c’est ce qu’ils ont dit bon c’est ça ».

8Avec bonheur et soulagement, elle bénéficie d’un réconfort immédiat et d’une entière empathie de la part de son conjoint : « Il m’a dit : “On garde le secret, c’est notre secret (…). Personne ne doit être au courant jusqu’à ce qu’un jour, on dise qu’on a trouvé le remède. Mon souci (…) c’est que tu sois équilibrée, sinon que tu aies le truc ou que tu ne l’aies pas, je t’aime, je t’aime plus qu’avant même (avec insistance)” ». Les propos de son mari corroborent le discours de Josiane. Depuis cette annonce, chacun d’entre eux parle de renforcement de leur lien conjugal tout comme de leurs projets d’avenir. Le conjoint de Josiane explique : « Il faut dire que nos relations sont devenues plus profondes qu’avant (…). Cette situation nouvelle est venue légaliser les projets qu’on avait fait (…). C’est-à-dire que maintenant il faut absolument qu’on les fasse pour qu’on puisse s’épanouir davantage ». Il souhaite, tout particulièrement, précipiter leur projet de mariage légal dont il parlait depuis longtemps avec sa femme. Josiane est aujourd’hui une jeune mariée rassurée : « (…) Mon mari m’a prouvé son amour, maintenant je suis rassurée, je suis mariée ».

9L’attention et la protection de l’autre dont ce couple témoigne ne représentent pas la norme en matière de relations conjugales en contexte urbain africain. Néanmoins, nous avons choisi de retenir cette expérience comme illustration pour nourrir une réflexion sur le dialogue conjugal et son articulation avec le VIH. D’une part, cet exemple atypique déconstruit certains stéréotypes associés aux relations conjugales en Afrique en mettant en exergue l’existence possible de liens relationnels alliant dialogue et soutien réguliers. D’autre part, ce cas illustre en filigrane la complexité du lien entre l’annonce de la séropositivité et les modalités de prise en compte du VIH, développée dans cet article. Le dialogue conjugal, que nous posons comme un aspect des modes de communication établis dans les couples, est ici entendu au sens d’échange verbal.

10Si l’anthropologie fait largement référence au dialogue conjugal dans les études sur le VIH, cette discipline le prend rarement comme objet d’analyse spécifique en étudiant ce qu’il recouvre, ce qui se dit, ses fluctuations, le rôle joué par chacun des conjoints dans son évolution, les valeurs qu’il recèle, ses enjeux de même que ses incidences sur les pratiques. Ce sont autant d’éléments qui le structurent et qui intéressent l’anthropologue.

11Son caractère heuristique apparaît lorsqu’on s’intéresse au dialogue dans ses liens avec la gestion du VIH au sein du couple. Certes, cet objet d’étude revêt une spécificité d’ordre méthodologique : à l’instar de la sexualité (Bozon, 1999), le dialogue conjugal n’est pas directement observable. Ce qui nous ramène à une contrainte (que bien d’autres objets d’étude partagent également) : la nécessité de s’en tenir aux déclarations des enquêtés avec le risque évident de reconstruction des propos. Un risque qui peut être minimisé par la prise en compte des discours des deux membres du couple et l’attention accordée à leurs discordances et concordances.

12Nous avons retenu, ici, comme cadre de dialogue, le couple. Le couple est ici défini comme un cadre de vie matériel et immatériel (social, affectif) au sein duquel deux personnes de sexe opposé, liées par des intérêts, des engagements et des projets communs, ont décidé de vivre ensemble quel que soit leur statut résidentiel et leur forme d’union. Dans le contexte africain, la notion de couple s’inscrit dans une dynamique de changements, en particulier à l’égard des rapports hommes/femmes (Hollos et Larsen, 2004 ; Locoh, 1996 ; Marie, 1997a). Des nouvelles manières d’être avec son partenaire se dessinent, illustrant un lien conjugal qui s’organise de plus en plus autour de la communication. Par exemple, la place de la femme dans le processus de décision autour de la procréation et de la contraception se renforce (Orubuloye et al., 1997 ; Oyediran et Isiugo-Abanihe, 2002).

13L’objet de cet article est de comprendre, avec l’expérience de couples sérodiscordants illustrée ici par des situations dans lesquelles les femmes sont séropositives et leurs conjoints séronégatifs, ce que recouvre le dialogue conjugal. Plus particulièrement, il s’agit ici d’appréhender de l’intérieur les manières dont se construit ce dialogue autour du VIH et, en corollaire, le processus dynamique qui le sous-tend. Questionner ce dialogue dans toute sa complexité, c’est, d’une part, étudier la manière dont il évolue et ses incidences sur le VIH (en termes de modalité de prise en compte) et, d’autre part, mettre en lumière les facteurs conjoncturels et structurels qui le font exister ou le fragilisent. C’est aussi faire émerger les craintes qu’il suscite, les espoirs qu’il secrète, les hésitations et les difficultés qui l’accompagnent, les stratégies qu’il fait naître. Autrement dit, comment, au sein de son couple, on parle du VIH et des conseils de prévention qui s’y rapportent, avec quelles ressources morales et matérielles et dans quelles circonstances ?

14Cette problématique rend propice la prise en compte de la place de la femme dans le processus décisionnel : comment annonce-t-elle sa séropositivité à son conjoint ? Avec quelles incidences sur le lien conjugal et la prise en compte des conseils de prévention comme objets d’échange ? Le cas de ces couples sérodiscordants fournit un modèle de cadre de vie conjugal particulièrement intéressant car susceptible de présenter une forme extrême de négociation dans le couple où le dialogue sera d’autant plus important en matière de gestion du risque. En effet, la situation de ces couples renvoie à une disparité fondamentale de statut susceptible de générer ruptures conjugales et relations conflictuelles. Cette situation induit une gestion plus compliquée des conseils de prévention reçus puisqu’elle n’est pas entendue de la même position.

Méthodologie

15Cet article s’appuie sur un programme de prévention de la transmission mère/enfant du VIH, le programme Ditrame Plus ANRS 1201-1202 [1], qui évalue l’efficacité d’un protocole thérapeutique court de PTME. Dans le cadre de ce projet, le test de dépistage est systématiquement proposé aux femmes enceintes qui viennent consulter dans un des sept centres de santé d’Abidjan impliqués dans le programme. Les femmes incluses dans Ditrame Plus bénéficient d’un suivi post-partum pendant deux ans. Le projet leur assure ainsi, durant cette période, des soutiens d’ordre médical, psychologique et matériel. Elles sont incitées à dialoguer avec leur conjoint sur le résultat de leur test et sur la nécessité pour lui de le faire.

16Les données sur lesquelles s’appuie ce texte sont plus particulièrement issues du volet sciences sociales de ce programme, Ditrame Plus 3, qui étudie les changements de comportements en matière de sexualité, de procréation et d’alimentation du nourrisson au sein de trois cohortes de femmes : des femmes VIH+ ainsi que des femmes VIH– et d’autres qui ont refusé le test. Toutes celles qui ont réalisé leur test de dépistage durant leur grossesse sont, lors de l’annonce de leur statut sérologique, incitées à faire venir leur partenaire pour une proposition de dépistage.

17Des entretiens semi-directifs individuels ont été réalisés auprès d’un sous-groupe de femmes et de leurs partenaires dans chacune des trois cohortes. Ces entretiens ont été enregistrés et répétés à deux reprises. Les entretiens approfondis des couples ici retenus nous ont amené à construire des études de cas. La valeur macroscopique que recèle une telle approche donne l’occasion de saisir du particulier et du singulier (Hamel, 1989). En démontant les mécanismes qui donnent forme et existence à une situation donnée, on est ainsi davantage à même de dépasser des cadres de définition classiquement admis et de surprendre l’inattendu en faisant émerger des champs de possible non envisagés. Un peu à l’instar du récit de vie lors du terrain, l’étude de cas, lors de l’analyse, réhabilite le « je » et permet de rendre « (…) les charges émotionnelles, les systèmes de valeurs personnalisés » (Poirier et al., 1983). Elle permet de faire émerger des modèles de réel possible concernant la prévention au sein du couple.

18Les couples rencontrés vivent dans l’un des pays les plus touchés de l’Afrique de l’Ouest. Pourtant, la lutte contre l’épidémie est engagée de façon effective par l’État ivoirien depuis 1988. La revendication de l’accès aux traitements de l’infection par le VIH en 1996, l’implantation de la première initiative d’accès aux médicaments de l’infection à VIH en 1997, (Msellati et al., 2001) et, enfin, un engagement très tôt dans la PTME en constituent les points forts.

19Les six couples retenus dans le cadre de cette analyse sont constitués de femmes qui ont entre 23 et 34 ans et d’hommes entre 25 et 40 ans. Ces femmes et ces hommes ont un niveau d’instruction plutôt élevé puisque dix sur douze ont un niveau secondaire ou supérieur. Leur situation professionnelle est, pour la plupart, plutôt précaire : cinq sont à la recherche d’emploi. La majorité des couples ont peu d’enfants et seul un couple a plus de trois enfants. Quatre couples vivent en union libre dont un est polygame et deux sont mariés légalement. Ces couples, déjà constitués lors de la connaissance de leur statut VIH, présentent une ancienneté de leurs relations, comprise entre deux et dix ans. Leur statut résidentiel est quasi-uniforme puisque cinq des six couples vivent sous le même toit (pour une durée allant de deux ans à six ans). Peu ont une expérience de la transmission du VIH de la mère à l’enfant : un seul couple a un enfant infecté. Pour un autre, l’unique enfant est décédé.

20Une première partie illustrera les modalités de partage de l’information sur le statut sérologique VIH avec son conjoint et les éléments qui favorisent ou freinent ce dialogue conjugal autour de l’annonce au conjoint. L’étude du processus de construction du dialogue conjugal autour du VIH pose, en amont, la question des relations conjugales au sein desquelles il prend ancrage. Nous verrons ensuite les incidences de cette annonce sur les relations conjugales.

Des modes relationnels conjugaux diversifiés

21Les modes relationnels au sein des couples rencontrés illustrent tous l’existence d’un dialogue et, à des degrés divers, la possibilité tant pour les femmes que pour les hommes de l’entreprendre. Ces couples illustrent une diversité dans les formes d’échange possibles qui bouleverse les images encore classiquement présentées du couple en Afrique et qui illustre les changements propres à la conjugalité dans ce continent (Locoh, 1996 ; Marie, 1997a). Ceux-ci oscillent autour de trois situations relationnelles que nous définissons à partir de deux critères : l’intensité de l’échange (plus ou moins de dialogue dans le couple) et le pouvoir décisionnel de la femme.

22Deux couples, dont celui de Josiane, se rapprochent d’une situation « fusionnelle » où le lien conjugal prend ancrage autour d’un dialogue intense et régulier. Les femmes ont la possibilité de prendre des décisions. Si l’une d’entre elles y parvient, la seconde éprouve des difficultés à le faire. Ces couples sont ceux qui ont la durée de vie dans une même résidence la plus ancienne.

23Deux autres couples, que nous qualifions d’« inégalitaires », illustrent une situation dans laquelle les liens conjugaux s’articulent autour d’un dialogue plus rare que dans les couples précédents. Dans leur cas, les femmes parviennent plus difficilement à imposer leur point de vue et l’homme est plus fréquemment celui qui prend les décisions pour le couple. Toutefois, cette situation relationnelle ne renvoie pas au même vécu : elle se décline en deux catégories. Dans un couple, les rapports sont proches (intérêt certain pour la vie de l’autre), montrant ainsi que l’existence de rapports de domination n’exclut pas forcément la proximité affective. Dans un autre, les relations sont plus distantes avec peu de complicité, de marque d’attention pour l’autre.

24Les deux derniers couples illustrent une communication difficile, voire conflictuelle. Ils témoignent d’une autre forme de vie conjugale avec un fonctionnement plutôt autonome caractérisé par l’absence de prédominance de l’un des membres du couple sur l’autre. Les décisions prises, chacun de leur côté, sans consensus, ne vont pas toujours dans le sens de la cohésion du couple. Nous les qualifions de couples « autonomes ».

Le partage de l’information sur le statut sérologique

25L’annonce du statut sérologique à la personne avec laquelle on partage et on construit sa vie a fait l’objet de nombreux écrits qui mettent, en particulier, en exergue les difficultés persistantes de cette annonce en Afrique (Coulibaly Traoré et al., 2003 ; Desclaux, 2004 ; Hassoun, 1997 ; Maman et al., 2001 ; Medley et al., 2004 ; Raynaut et Muhongayire, 1994 ; Vidal, 2000) comme en Europe (Delor, 1997 ; Théry, 1999), même si ces difficultés sont de plus en plus surmontées (Vidal, 2004). Le partage de l’information est une étape qui peut être déterminante dans l’évolution des liens conjugaux et, parfois, dans l’attitude à l’égard des conseils de prévention. En Côte-d’Ivoire, l’incitation à informer le partenaire est un conseil qui n’a pas toujours été délivré aux femmes séropositives lors du counselling. Cette recommandation est maintenant inscrite dans des manuels de procédure.

26Toutes les femmes rencontrées sont parvenues, selon des modalités particulières, à révéler leur séropositivité à leur conjoint. Une telle attitude de la part de ces femmes ne signifie pas pour autant qu’elles auguraient une issue positive à cette révélation. Rompre le silence, c’est d’emblée mettre en lumière un déséquilibre qui peut se retourner contre soi, c’est s’exposer au pouvoir de sanction de l’autre. Ces personnes doivent donc s’armer de courage pour briser le silence, amorcer un processus de négociation, faire preuve d’ingéniosité pour trouver les stratégies adéquates. En effet, cette démarche n’est pas exempte de difficultés ainsi que de craintes quant au devenir du couple ; les différents risques qui peuvent découler de l’annonce sont pensés et évalués (Meystre-Agustoni, 1999 ; Vidal, 2000). Si les plus cités dans la littérature sur l’Afrique ont trait à l’abandon, à la violence ou à l’accusation d’avoir été infidèle ou encore à la divulgation de l’information à l’entourage (Coulibaly Traoré et al., 2003 ; Medley et al., 2004 ; Vidal, 2004), les femmes rencontrées, quant à elles, insistent essentiellement sur la crainte d’être rejetées par leur conjoint. Roland, le conjoint de Josiane, à qui elle en a parlé, le dit bien : « Elle avait peur que je la quitte ». Une autre femme en parle ainsi :« J’ai un peu hésité (…). J’avais peur de sa réaction… Parce qu’il pouvait me dire ça va aller et puis après… changer d’avis. Avoir une réaction violente ». À la question « Donc, à quoi vous avez pensé quand vous avez hésité là ? », la réponse est « À la séparation », une crainte, qui, pour certaines de ces femmes, perdure en dépit du maintien du cadre de vie conjugale.

27Tant d’incertitudes et d’angoisse (même dans des contextes relationnels propices au dialogue) illustrent la fragilité de la limite, articulée autour des enjeux de l’annonce, établie entre dire et ne pas dire. Qu’est-ce qui a permis aux femmes rencontrées de choisir d’informer leur conjoint en dépit de leurs craintes ?

28Cette question représente un des aspects du dialogue conjugal autour de l’annonce. En effet, ce dialogue doit être entendu comme un processus dont les composantes suivantes sont essentielles à sa compréhension : les raisons évoquées par les femmes dans leur décision de le faire et ce qui, en arrière-plan, les soutient dans cette démarche (pourquoi décident-elles d’annoncer ?), les modalités de dialogue (comment, quand et où annoncent-elles ?) et, enfin, les éléments, d’ordre structurel ou conjoncturel, qui facilitent ou rendent plus difficile la démarche d’annonce.

Pourquoi annoncer ?

29Dans la volonté d’annoncer leur séropositivité à leur conjoint, les femmes rencontrées mettent en avant plusieurs motifs. Certains concernent leur conception du lien et du rôle conjugal, comme Théry (1999) a pu le montrer dans un contexte européen : la vie en couple implique le « devoir de dire ». Chez les femmes enquêtées, cette conception ne revêt pas toujours le même sens : elle peut être pensée en harmonie et en continuité avec ce qu’elles ont investi et ce qu’elles pensent que leur conjoint a investi dans la construction du lien au fil de leur vie conjugale et, dans certains cas, se coupler au besoin de partager un secret trop lourd à porter seule. C’est alors « dire » pour faire exister le lien tel qu’il existait auparavant dans sa dimension affective, amoureuse et avec les valeurs qui lui sont attribuées ; une épreuve qui revêt alors un caractère paradoxal si on la met en lien avec la crainte qu’elle cristallise : celle d’être abandonnée par son conjoint. Josiane en parle : « Parce que comme j’ai dit, on se cache rien, on se dit tout (…). Je n’ai pas de secret avec mon mari ». Cette logique (ayant trait au devoir conjugal) peut sous-tendre une toute autre attitude qui, proche de la résignation, est davantage normative. Elle illustre le souci d’être en conformité avec les règles qui régissent l’union entre deux êtres, d’autant plus si celle-ci est institutionnalisée. C’est le cas de l’une des femmes rencontrées : « C’est mon mari, je dois tout lui dire (…). Si je lui cache et que lui-même il apprend, c’est pas bon ». Cette femme est la seule à être mariée et reconnaît avec amertume l’absence d’amour pour son conjoint. Elle vit donc sa vie de couple dans le formalisme et le conformisme. Ainsi, si dans le premier cas, la crainte qui prime est davantage celle de voir son univers affectif laminé, dans le second, ne pas en parler à son conjoint revient à ne pas respecter le mariage et les règles qui le régissent.

30Ces raisons évoquées par les femmes font écho à d’autres éléments qui apparaissent en arrière plan. Au-delà du « devoir de dire », l’histoire du couple et les modes relationnels qui le sous-tendent semblent jouer un rôle déterminant dans la mise en pratique de l’annonce. Ainsi, des éléments propres à la construction de l’histoire relationnelle du couple peuvent renforcer les ressources morales et l’assurance nécessaire au processus de dialogue conjugal. La capacité qu’ont certains couples à revendiquer et à affirmer leur indépendance à l’égard de leur propre famille est une variable qui peut être déterminante à cet égard. On sait que, en Afrique, la famille élargie est susceptible d’exercer (à des degrés divers) un rôle et un pouvoir importants sur les individus qui la composent. Cette attitude témoigne, à travers cette « (…) ouverture plus sélective de la famille conjugale sur son environnement communautaire » (Marie, 1997a : 283), le souhait de préserver l’existence de l’unité de vie conjugale. Ce contexte de vie conjugale, où s’exprime avec force le choix d’être et de rester ensemble en dépit des tentatives de déstabilisation de leur couple, est celui des couples dits « fusionnels » et d’un des couples « inégalitaires », en particulier celui dont les relations sont marquées par une attention vis-à-vis de l’autre. Ces éléments, propices à des relations conjugales davantage tournées vers l’intérieur du couple et donc plus proches, contribuent à favoriser un espace favorable à la communication sur le VIH.

31L’histoire relationnelle peut aussi intervenir à un autre niveau. La cellule conjugale peut ne pas être l’unité de vie qui, à travers la manière dont elle s’est construite, procure des ressources pour parvenir à parler avec son conjoint de sa séropositivité (comme l’exemple précédent l’illustre). Elle peut néanmoins devenir un cadre de vie à consolider. En effet, la séropositivité, vécue comme une situation ne présageant plus d’autre possible en matière de cadre de vie conjugale, peut conduire à repenser le lien conjugal sous une forme plus durable. C’est ce qui conduit une des femmes à souhaiter divulguer son statut à son conjoint, considérant la non divulgation comme un risque majeur pour la stabilité de son couple. Les modalités qu’elle choisit pour y parvenir prennent encore davantage de sens : elle choisit de faire évoluer l’entretien individuel (post test) vers un entretien de couple, une manière pour elle d’en faire un événement partagé, une expérience commune qui renforce le sentiment d’appartenance au couple (de Singly, 2000) ; c’est du moins ce qu’elle souhaite. Ses propos montrent combien son couple devient le seul, du moins le dernier cadre possible de vie conjugale : « Parce que… je ne veux pas refaire ma vie quoi ! Avec quelqu’un d’autre, puis après lui dire… que je suis là comme ça (que je suis séropositive) ». À ce titre, elle cherche à se dégager de la relation qu’elle entretient depuis plusieurs années avec un partenaire occasionnel. Cette attitude est celle d’une femme qui appartient à un couple « autonome ».

32L’implication du conjoint auprès de sa femme lors de la réalisation du test ou de la connaissance du résultat est une variable qui rend compte du rôle des modes relationnels conjugaux dans le processus d’annonce. En s’impliquant de la sorte, le conjoint contribue à inscrire davantage l’étape du résultat du test dans une logique de continuité et, en corollaire, à davantage légitimer le partage de l’information. C’est le cas de femmes qui sont issues de couples « fusionnels » et d’un couple « autonome » au sein duquel la communication est difficile.

33Enfin, vouloir partager sa séropositivité avec son partenaire peut relever d’une toute autre logique et reposer sur la prise en compte du risque de transmission du VIH au partenaire et au bébé. Au sein de ces couples, cette logique est rarement mobilisée dans le cadre de l’annonce. Le refus du conjoint de voir nourrir son bébé au biberon et la crainte de ne pouvoir justifier l’usage du préservatif peuvent amener certaines femmes à annoncer leur statut à leur conjoint. L’annonce est alors motivée par la conformité à de nouvelles pratiques.

Comment rompre le silence ?

34La question des modalités de l’annonce au partenaire sous-tend plusieurs composantes : celle liée à la temporalité (« quand dire »), que Théry (1999) présente en contexte européen comme « la question insoluble », puis celle de son organisation spatiale (où le dire ?), celle qui a trait au vocable utilisé pour en parler et, enfin, celle du recours éventuel à un tiers.

35La question de la temporalité peut jouer un rôle déterminant dans l’annonce, au-delà du moment retenu par chaque femme pour le faire. En effet, l’annonce est, semble-t-il, d’autant mieux acceptée et vécue par les conjoints qu’aucun rapport sexuel n’a eu lieu alors que la femme connaissait son statut sérologique sans l’avoir divulgué à son conjoint. Les femmes ne craignent ainsi pas de se voir reprocher par leur conjoint de leur avoir fait prendre consciemment des risques, un élément à même de rendre plus facile le dialogue, du moins son amorce.

36Parmi les couples rencontrés, certaines femmes sont parvenues à annoncer leur statut à leur conjoint dans le cadre d’une relation singulière. Elles sont issues de couples se rapprochant du modèle « fusionnel » et d’un couple « inégalitaire » (celui dont les relations sont proches). Comme cela a été le cas pour Josiane, la révélation peut se faire dans l’immédiateté, dès la connaissance du résultat. Les femmes concernées leur ont annoncé au sein même du centre de dépistage où elles ont su créer momentanément une sphère privée. Lorsqu’elles vont chercher le résultat de leur test, ces femmes sont accompagnées de leur conjoint qu’elles ont informé de leur démarche. Durant le conseil post-test, leur conjoint les attend à l’extérieur. Alors qu’au sortir de la salle, ce dernier les interroge, elles leur transmettent aussitôt leur résultat. Comme dans le cas de Josiane, la divulgation peut se faire autour de formulations où la séropositivité n’est pas nommée. Une autre femme explique : « Mais quand je suis sortie, je ne, je n’étais pas dans ma peau. Tout de suite, il s’est rendu compte que quelque chose n’allait pas… Il m’a demandé (…). Je lui ai dit non, on dit que… ça va pas dans mon corps, que j’ai le virus. Mais je ne lui ai pas dit le virus directement, je lui ai dit, j’ai des microbes ».

37Le cadre de divulgation de la séropositivité peut également se dérouler au domicile et sa formulation être plus précise. Lorsque l’une des femmes est revenue du centre de dépistage, son conjoint l’attendait pour connaître son résultat : « Il m’a demandé : “Qu’est-ce qui se passe ?” et puis je lui ai dit “non, je suis séropositive” ».

38À travers ces extraits d’entretiens, d’où ressortent les mots choisis pour divulguer la séropositivité, on est tenté de voir un lien entre la structuration spatiale et donc sociale de l’annonce et les formulations adoptées. Recourir à des termes médicaux dans un espace de soins et dans de telles circonstances peut être interprété comme un facteur à même de fragiliser, voire briser, le cercle de confidence construit au sein de l’espace public.

39Si, pour certaines femmes, les craintes et les hésitations suscitées par l’annonce peuvent être surmontées, elles peuvent, en revanche, conduire à différer l’annonce et en modifier les modalités. Sur l’avis d’une conseillère, une femme entreprend d’annoncer seule son résultat à son conjoint. Une fois à son domicile, elle prend l’initiative d’évaluer sa réaction : « J’ai pris un autre visage, je dis “ah ! j’ai fait le test, si on me dit que j’ai le sida, toi tu vas dire quoi ?” (…). C’était pour voir sa réaction. Et quand j’ai dit ça maintenant il a dit : “Je suis pas prêt à parler de ça”. Tu vois non, si je dis ça c’est pas bon (…). Il était peiné ce qui est sûr il n’était pas content quoi ». Face à cette réaction, elle n’abandonne pas pour autant l’idée de l’informer mais renonce à mener seule un tel projet.

40Ainsi, l’annonce peut se faire via une tierce personne qui, en la présence ou l’absence de la femme, mais toujours avec son accord, va informer le conjoint. Cette stratégie, consistant à dépasser le cadre de la cellule conjugale, peut être adoptée de manière spontanée par des femmes qui ne trouvent pas suffisamment de ressources dans le lien conjugal pour y parvenir (Vidal et al., 1994). Ce tiers peut être un professionnel du milieu médical et une étude menée en Côte-d’Ivoire avait déjà montré l’importance accordée à ces professionnels comme aide plutôt que de solliciter un proche parent (Vidal et al., 1994). Les discours des femmes rencontrées confirment ces observations.

41Le recours à un tiers concerne des femmes issues de couples « autonomes » et d’un couple « inégalitaire » (au sein duquel les relations sont distantes). Il peut se faire selon des modalités différentes. Cette stratégie peut être ressentie, par certaines femmes, comme nécessaire au sein même de l’institution médicale et avant que le résultat ne soit explicitement formulé, tout particulièrement lorsque son recours est fondé sur le pressentiment d’un résultat positif. La femme peut souhaiter interrompre, un court instant, le cours des événements pour demander la présence du conjoint afin que l’annonce soit vécue avec lui. Sa présence est alors perçue comme un gage d’une plus grande compréhension de sa part. C’est aussi une manière pour ces femmes de se donner le sentiment d’avoir prise sur le cours des événements, sa vie, son devenir. C’est ce qu’a vécu une des femmes rencontrées. Lorsque cette dernière écoute la conseillère et pressent un résultat positif, elle sait que seule elle ne pourra informer son mari. Craignant par-dessus tout qu’il ne la quitte, elle confie sa détresse à cette conseillère en lui demandant d’interrompre la séance pour faire venir son partenaire qui l’attendait à l’extérieur de la salle.

42La nécessité de se faire aider pour informer son conjoint peut être envisagée après la connaissance de sa sérologie. Une aide extérieure peut être consécutive à l’échec d’une annonce en face-à-face comme pour une des femmes rencontrées. Sa parenté avec un membre du personnel du projet a, selon elle, facilité sa demande d’aide : informer son conjoint en son absence, une garantie pour elle de réussite de la démarche.

43Le recours peut être sollicité plusieurs mois après l’annonce. Dans ce cas, et sans le savoir, le conjoint peut en être à l’origine. C’est ce qui s’est passé pour une femme qui n’avait pas réussi à annoncer sa séropositivité à son conjoint au cours de la grossesse. D’autant que son mari était opposé à ce test : « Il m’avait dit qu’il ne voulait pas être au courant ». Elle n’en a pas non plus parlé après la naissance. C’est finalement un conflit concernant l’alimentation au biberon qui déclenche l’annonce. Son mari, s’y opposant fermement, décide de la conduire chez leur médecin de famille pour soigner ce qu’elle disait être un problème de sein qui l’empêche d’allaiter. Elle saisit cette occasion pour demander à rester seule avec le médecin, l’informer de sa séropositivité et le charger de l’annonce. C’est finalement ce dernier qui recevra seul son conjoint pour lui expliquer la situation médicale de sa femme.

44Les éléments que les femmes mobilisent pour justifier leur désir d’informer leur conjoint du résultat positif de leur test et les modalités d’annonce ne permettent pas à eux seuls de comprendre le processus de l’annonce effective. En effet, elle ne peut être détachée du contexte au sein duquel elle se concrétise. En arrière plan, d’autres éléments, de niveaux différents, apparaissent, facilitant ou rendant plus compliquée la démarche d’annonce. Ils sont d’ordre structurel ou conjoncturel.

Ressources et obstacles au processus d’annonce

45Medley et al. (2004) montrent que le type de structure au sein duquel les femmes résidant dans des pays dits en développement ont fait leur test peut jouer un rôle déterminant dans la révélation du statut à leur partenaire. Les femmes rencontrées illustrent toutes des situations d’annonce qui mettent en exergue, à des degrés divers, le rôle du projet. Certaines femmes évoquent l’incitation du personnel à divulguer leur statut à leur conjoint. Par ailleurs, ce personnel est perçu à travers une fonction sécuritaire que les enquêtées définissent par leur capacité à expliquer leur situation au conjoint. C’est aussi ce qui, en partie, a motivé l’une d’elles à faire venir son conjoint durant l’annonce : « Là, au moins M. avant de dire, elle a essayé d’expliquer… Bon, il a compris un peu… Or, si moi je m’en vais lui dire, je ne sais pas comment… ». Une autre femme dira : « Eux, ils expliquent bien ».

46Antelman et al. (2001) ont montré, dans le cadre d’une étude menée en Tanzanie, que certaines caractéristiques propres à la vie en couple, comme le mariage et une durée d’union supérieure à deux ans, augmentent la probabilité d’annonce. Cette variable temporelle peut être définie de façon plus large par l’ancienneté des relations et ce, quels que soient le statut résidentiel et le statut matrimonial. Les couples rencontrés, dont les femmes ont toutes accepté d’annoncer leur statut à leur conjoint, ont en commun, pour la plupart, une ancienneté des relations comprise entre quatre et dix ans.

47Le dialogue avec son conjoint sur le VIH antérieurement à la réalisation du test effectué pendant la grossesse est un autre facteur facilitant l’annonce du statut sérologique à son conjoint. Comme le montrent les situations des femmes rencontrées, ce sont celles qui ont eu antérieurement l’expérience de ce dialogue, que ce soit dans le cadre de bavardages (Kauffman, 1993) ou de discussions plus soutenues, qui parviennent à informer le plus rapidement leur conjoint et dans le cadre d’une relation singulière. Ces éléments participent d’autant plus à la décision de divulguer son résultat à son conjoint que les mots échangés ont laissé transparaître des messages positifs dans lesquels le VIH/sida est dédramatisé. Les échanges peuvent alors donner les moyens d’anticiper la réaction du conjoint. Ce sont, à l’inverse, les femmes qui n’ont jamais échangé avec leur conjoint sur le VIH avant la proposition du test qui ont recours à l’intervention d’un tiers face à la difficulté de concrétiser une telle annonce.

48La proposition du test est parfois l’occasion d’initier un échange avec son conjoint et d’évaluer la perception et l’opinion qu’il en a. En Afrique, on sait que la réalisation du test est souvent subordonnée à l’avis du conjoint lorsque la femme accepte et parvient à lui en parler. Ces éléments d’évaluation peuvent conforter ou non la femme dans sa décision de lui parler de son résultat du test, comme cela a été montré ailleurs (Maman et al., 2001). Cette démarche, qui a consisté à parler à son conjoint de la proposition de test, concerne peu de femmes parmi celles rencontrées. Dans un cas, la femme a été encouragée à le faire, inscrivant alors davantage l’annonce dans une suite logique des événements. En revanche, dans un autre, le conjoint a fortement déconseillé à sa femme de le réaliser, la prévenant qu’il ne souhaitait pas en entendre parler si son résultat était positif, un cadre de divulgation qui s’annonçait déjà très compliqué et qui, de fait, a retardé l’annonce.

49Faire son test sans en informer son conjoint ne signifie pas pour autant ne pas lui parler de sa réalisation, et ce, avant même la connaissance du résultat. Quasiment toutes les femmes rencontrées sont parvenues à le faire. Leurs réactions positives, à l’exception d’un conjoint, participe de la décision de leur divulguer le résultat de leur test. Ces situations rappellent la complexité du dévoilement d’une telle réalité médicale : sans l’aide d’un tiers, certaines femmes affirment qu’elles n’auraient jamais pu informer leur conjoint.

50La divulgation de la séropositivité est une étape cruciale et déterminante dans le processus de gestion du risque VIH au sein du couple. Cependant, l’annonce, comme mode d’approche du lien entre dialogue conjugal et VIH, ne peut se réduire, pour l’anthropologue, au fait de dire sa séropositivité à son conjoint. En effet, elle sous-tend également des incidences sur différents aspects de la vie du couple dont certains ont trait au relationnel conjugal. Les domaines dans lesquels l’impact est le plus immédiat et qui apparaissent comme des préalables essentiels à la gestion qui sera faite du risque VIH au sein du couple, sont le devenir du lien conjugal et la place dorénavant réservée au VIH et aux conseils de prévention dans le dialogue.

Devenir du lien conjugal, devenir du dialogue

51Si les femmes perçoivent l’annonce du résultat du test à leur conjoint comme compliquée ou impossible en raison des craintes qu’elle suscite (rejet, violence), des études montrent qu’une fois cette annonce réalisée, ces craintes sont parfois loin de se concrétiser (Medley et al., 2004 ; Théry, 1999 ; Vidal et al., 1994). L’information divulguée peut donner lieu à des réactions positives, voire des conduites de réconfort, de la part du conjoint. Les couples rencontrés illustrent des possibles variés. S’ils se sont tous maintenus, suite à cette annonce, son impact ne débouche pas pour autant sur des situations uniformes et linéaires. Chaque couple réagit selon des modalités différentes, en fonction, en particulier, de son histoire de vie, de la façon dont chacun des membres perçoit la vie en couple, des ressources morales dont chacun dispose et de leurs représentations du risque lié au VIH. Les relations qui en découlent montrent bien ici en quoi l’annonce, une fois faite, amorce un processus dynamique relationnel qui ne trouve pas uniquement sa spécificité dans la continuité ou la rupture immédiate : des situations intermédiaires fluctuantes apparaissent également.

52Le devenir du lien conjugal et du dialogue ne se construit pas seulement autour de la séropositivité des femmes. Le résultat du test du conjoint et sa divulgation est une étape essentielle et cruciale qui, pour reprendre les propos de Delor, pose « l’événement de la discordance effective » et initie « un processus d’adaptation à la différence » (Delor, 1999). Les conjoints ont réalisé un test sans toujours connaître les résultats du test de leur femme ; rappelons que les hommes dont il est ici question sont séronégatifs.

53Lorsque les femmes rencontrées et leur conjoint abordent spontanément cette différence, leurs propos illustrent surtout le soulagement de ne pas avoir contaminé ou de ne pas avoir été contaminé. Pour ces femmes, la crainte immédiate d’être abandonnées peut, en outre, être réactivée et parfois exprimée à leur conjoint. Des femmes qui vivent des relations amoureuses particulièrement fortes articulées autour d’un dialogue tout aussi intense, y sont parvenues. Josiane l’a fait dès la connaissance du résultat négatif de son mari en prenant les devants et en déclarant à son mari qu’il devait refaire sa vie, « la laisser ». Une autre femme a fondu en larmes quand elle a appris la séronégativité de son conjoint, se disant que c’était pour elle la fin de son histoire conjugale. Dans le cas de ces femmes, leur conjoint les rassure sur leur amour et dédramatise leur résultat et la situation de sérodiscordance : « Ce n’est pas grave » revient comme un leitmotiv à leur endroit. Tous n’ont pas eu spontanément des paroles de réconfort : de telles réactions peuvent être moins immédiates. La réaction du partenaire peut aussi s’exprimer à travers le mutisme, comme l’illustrent les propos de femmes : « Il n’a rien dit » ou « Il n’a rien dit, il a pris ça comme ça ».

Du dialogue au silence autour du VIH

54La divulgation de la séropositivité et, de façon plus large, la connaissance de la situation de sérodiscordance génèrent plusieurs formes distinctes d’évolution des relations conjugales.

55Les relations au sein de couples sérodiscordants peuvent se renforcer, comme l’illustre l’expérience de Josiane. Cette attitude peut se cristalliser à travers une plus grande présence de l’homme aux côtés de sa femme et des relations qui accordent plus de place aux paroles affectives et de soutien. On se souvient des propos de Josiane : « Il m’a dit : “Je t’aime plus qu’avant même” », confirmés par ceux de son mari : « Nos relations sont devenues plus profondes ». Le renforcement du lien peut aussi trouver son expression à travers l’officialisation de la relation, qui donne plus d’ancrage dans l’avenir et est vécue comme une preuve d’amour, comme pour Josiane et Roland. À travers cette quête d’indissolubilité et de sécurité, le mariage répond aussi à des préoccupations d’ordre altruiste pour l’homme : maintenir le couple comme un lieu d’épanouissement pour sa femme.

56Ce cadre relationnel, consécutif à l’annonce de la séropositivité, peut rendre propice l’instauration d’un dialogue permanent autour des conseils de prévention prodigués à la femme dans le cadre de son suivi dans le projet de recherche. De plus, l’implication des conjoints dans ce même projet, aux côtés de leur femme, est très soutenue. Ainsi, par exemple, ils accompagnent leurs femmes au sein du projet, assistent avec elles aux consultations avec les médecins et le personnel paramédical et les soutiennent dans l’observance des traitements et le respect des rendez-vous médicaux.

57Cette forme d’évolution est caractéristique de couples qui ont plusieurs années de vie commune (entre six et dix ans) et le souci permanent de préserver leur autonomie à l’égard de l’entourage familial. Il est plus particulièrement illustré par des couples qui se rapprochent du modèle « fusionnel » et un des deux couples « inégalitaires » (celui dans lequel les relations avec le conjoint sont plutôt étroites bien que la femme ait peu de pouvoir décisionnel). Ce sont ceux aussi dont les femmes sont parvenues à informer leur partenaire sans délai et en face-à-face.

58Suite aux paroles de réconfort, formulées lors de la connaissance du statut de la femme, une attitude de distanciation peut être adoptée par le conjoint séronégatif, pour ensuite évoluer vers l’adoption de relations plus étroites. Ces évolutions peuvent être dues à des facteurs d’ordre cognitif, cristallisés autour de connaissances erronées à l’égard du VIH et figer momentanément le conjoint dans des conduites d’évitement. En témoigne un conjoint, qui a eu besoin d’être précisément informé sur les risques de contamination pour cesser de craindre d’être infecté à tout moment par sa femme et son enfant, qu’il tenait comme inévitablement infectés. À l’instar de la précédente forme d’évolution des relations conjugales, le lien conjugal peut aussi être repensé et renforcé par le conjoint à travers le mariage.

59Par ailleurs, l’impact de ce contexte relationnel dans lesquel le dialogue au sein du couple, d’abord interrompu, est par la suite renoué, est propice à un échange sur le VIH. En effet, il l’intègre dans ses sujets de conversation ordinaire avec les conseils de prévention qui s’y rapportent. Ce rapprochement conjugal peut aussi rendre propice l’engagement du conjoint dans le suivi médical de sa femme.

60À l’inverse, des relations qui, après l’annonce, se rapprochent à travers un soutien affectif et moral et une présence plus importante du conjoint, peuvent se modifier au fil du temps pour devenir distantes, parfois jusqu’à la rupture. Ainsi, un conjoint présente son couple en instance de rupture alors que sa femme vit avec l’espoir de trouver une autre solution à cette situation. Ce détachement du lien conjugal peut se lire aussi à travers le renoncement à des projets d’avenir (procréation et cohabitation) et prend tout son sens à travers une idée qui se précise au fil des entretiens : la difficulté à vivre une situation de sérodiscordance.

61Les échanges verbaux au sein du couple sont, dans ce cas, rares et, si le VIH était légèrement abordé au début de l’annonce, les conflits l’étouffent et il devient inexistant, à l’instar des discussions autour des conseils de prévention. Pourtant, cette évolution des relations n’empêche pas le conjoint d’accompagner parfois sa femme au sein du projet, même s’il le fait de moins en moins, et d’entretenir des relations étroites avec le personnel qui y exerce. Cette implication, dont l’impact sur le dialogue est caduc, est ici instrumentalisée à des fins personnelles et répond à une quête identitaire. Plusieurs raisons expliquent son attitude : le souci de parfaire son image aux yeux des autres : apparaître comme quelqu’un qui ne rejette pas une femme VIH+ et le besoin d’avoir des informations pour ne pas être contaminé.

62Ces deux dernières situations sont opposées dans ce qu’elles nous donnent à lire de l’évolution du lien relationnel et de la prise en compte du VIH comme objet d’échange. Elles concernent des couples « autonomes » (les membres prennent des décisions le plus souvent chacun de leur côté et la communication est difficile).

63Enfin, l’annonce de la séropositivité peut ne susciter aucun changement particulier dans les relations. C’est ce que montre les discours des deux membres d’un même couple. La non-prise en compte du VIH par le conjoint peut en être à l’origine. Dans ce cas, les conseils de prévention peuvent n’être quasiment jamais discutés et la conduite du conjoint à l’égard de la santé de sa femme peut être essentiellement guidée par des intérêts personnels. Son implication dans le projet est d’abord motivée par un besoin d’informations sur le VIH en dehors de tout lien avec la santé de sa femme. Puis, à l’instar de la situation précédente, il souhaite être perçu comme un homme qui n’abandonne pas une femme VIH+.

64Cette situation prend forme dans un contexte de vie conjugale marqué par des relations plutôt distantes au sein desquelles l’homme prédomine dans les prises de décision et où le lien conjugal n’est pas fort : la femme reconnaît avec amertume l’absence de sentiments amoureux vis-à-vis de ce dernier. Plus précisément, cette évolution des relations concerne un couple qualifié d’« inégalitaire », au sein duquel les relations sont distantes.

65À l’exception d’un couple, l’annonce de la séropositivité de la femme n’a pas modifié la qualité des relations conjugales ou, tout du moins, ne les a pas fragilisées. Cela étant, la situation d’annonce mérite d’être nuancée. On voit ici combien une même catégorie de femmes qui ont en commun d’être parvenues à informer leur conjoint de leur séropositivité, ne peut être réduit à un simple et strict état de révélation de statut sérologique qui signifierait pour toutes un capital de même nature. Cette apparente uniformité recèle des réalités fort diverses qui nuancent les liens établis parfois de façon trop mécanique entre réalisation de l’annonce et maintien de la cellule conjugale ou encore entre dialogue engagé sur le VIH avec son conjoint et possibilité de le maintenir sur ce sujet.

Conclusion

66L’étude du dialogue conjugal articulée autour du VIH est porteuse d’une réflexion globale sur le changement social et ses déclinaisons au sein du couple. Elle met en lumière des éléments propres à « la nouvelle conjugalité » qui se dessine en Afrique urbaine. Les formes de relations conjugales, qu’il convient de prendre en compte dans la prévention en général et du VIH en particulier, dépassent bien souvent l’image classique qui confine les rapports homme/femme autour de relations inégalitaires dans lesquelles le conjoint autoritaire contraint sa femme à la soumission. Autrement dit, la femme est parfois loin d’être dans une situation de « passivité » et le conjoint n’est pas toujours ce personnage qui fait inévitablement obstacle à la prévention. Cet article en illustre quelques modalités à travers l’annonce de la séropositivité au conjoint, dans un contexte conjugal spécifique, celui dans lequel les membres sont de statut sérologique discordant et les femmes incluses dans un projet de recherche. Toutes les femmes rencontrées se donnent les moyens, à des degrés divers, de surmonter leurs craintes et d’être initiatrices d’un espace de dialogue autour du VIH et des conseils de prévention qui en découlent. Face à la ténacité de ces femmes, certains partenaires témoignent, à des étapes différentes du processus étudié, d’attitudes vraisemblablement propices à l’adoption de comportements de prévention à l’égard du risque VIH : depuis la divulgation du statut (ils soutiennent moralement et psychologiquement leur femme) jusqu’à la prise en compte du VIH (ils acceptent de dialoguer autour des conseils de prévention et s’impliquent dans le suivi médical de leur épouse).

67Cette approche centrée sur le dialogue au sein du couple révèle les différentes composantes qui lui donnent forme : les logiques propres à la prise de décision, le cadres temporel et spatial choisi ou subi, les modalités de dialogue, le discours tenu avec les valeurs et les logiques qu’il recèle, les moyens que les femmes ont ou se donnent pour parvenir à annoncer ainsi que la manière dont celles-ci se combinent ou non à travers des liens d’ordre structurel ou conjoncturel. Par ailleurs, ces composantes ne peuvent être détachées de la façon dont les individus les vivent (les craintes ressenties, les difficultés éprouvées, les stratégies développées). Elle rend compte ensuite de la nécessité d’élargir le champ de l’annonce au conjoint, aux incidences sur le relationnel conjugal, cadre essentiel qui va servir dorénavant de base à la gestion des conseils de prévention du risque de transmission du VIH.

68Les différentes déclinaisons du dialogue conjugal témoignent du poids de la culture mais aussi de la singularité de chaque situation de vie conjugale sur sa construction tant dans sa forme que dans son contenu. Chaque couple dialogue autour du VIH selon des modalités particulières, en fonction de son histoire de vie, de ses expériences, des rôles conjugaux qui s’en dégagent, de la façon dont chacun des membres perçoit la vie en couple, des représentations qu’ils ont du risque lié au VIH, des relations avec l’entourage familial. Ce sont autant d’éléments qui, en amont des pratiques, viennent peser sur la manière dont la séropositivité de la femme est interprétée, manipulée et traitée. Enfin, l’étude du dialogue conjugal rappelle l’intérêt de questionner davantage des objets classiquement mobilisés dans les études sur le VIH mais peut-être encore trop peu travaillés sous l’angle anthropologique.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : couple, dialogue conjugal, annonce du statut VIH+

Date de mise en ligne : 07/02/2014.

https://doi.org/10.3917/sss.242.0043

Notes

  • [*]
    Annick Tijou Traoré, anthropologue, post-doctorante au LPED (UMR 151, IRD, Université de Provence), boursière de SIDACTION-Ensemble contre le sida, membre associée au Laboratoire SSD/ADES, Université Victor Segalen, Bordeaux 2, 146 rue Léo Saignat, 33076, Bordeaux Cedex, France ; e-mail : tijoutraora@yahoo.fr.
    Cet article a été réalisé dans le cadre du groupe Ditrame Plus 3, équipe en sciences sociales qui a mené une recherche sur la connaissance du statut sérologique maternel vis-à-vis de l’infection par le VIH et les comportements en matière de sexualité, de procréation et d’alimentation du nourrisson à Abidjan, Côte d’Ivoire.
    Investigateurs : A. Desgrées du Loû (IRD) coordinatrice, B. Zanou (ENSEA, Abidjan), V. Leroy (INSERM, France), C. Welffens-Ekra (Service de Gynécologie Obstétrique CHU Yopougon, Abidjan). Chef de Projet : H. Brou ; coordinatrice volet qualitatif : A. Tijou-Traoré ; assistante de recherche : H. Agbo ; ingénieur base de données : G. Djohan. Les entretiens ont été menés par H. Agbo, B. Ehouo, A. Gnonziba et N. Kouamé. La recherche est financée par l’ANRS (contrat n° 1253).
  • [1]
    Ditrame Plus est coordonné par l’INSERM U593. Les investigateurs sont F. Dabis et V. Leroy, INSERM 593, et C. Welffens Ekra, service de Gynécologie Obstétrique du CHU de Yopougon, Abidjan.
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