Notes
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[1]
Ce succès se fait au détriment des périodiques mensuels, puisque sur les 62 publications pour enfants qui sont créées entre 1904 et 1939, 46 sont des hebdomadaires (Alain Fourment, Histoire de la presse des jeunes et des journaux d’enfants (1768-1988), Paris, Éditions Éole, 1987, p. 153).
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[2]
Dans cet article, j’emploierai donc le terme « petite fille » ou « fillette » pour désigner les individus de la classe d’âge visée par les hebdomadaires que j’étudie, c’est-à-dire les 7-15 ans. Dans cette même volonté de respecter les catégorisations de l’époque, j’appellerai « jeunes filles » les plus de quinze ans.
-
[3]
Lewis Mumford, Technics and Civilization, New-York, Harbinger, 1934, p. 197-198.
-
[4]
Eviatar Zerubavel, The Seven Day Circle: The History and Meaning of the Week, Chicago, The University of Chicago Press, 1989 [1985], p. 87.
-
[5]
Claude Lévi-Strauss, Mythologiques III. L’origine des manières de table, Paris, Plon, 1968, p. 207.
-
[6]
Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1979, p. 157.
-
[7]
Daniel Fabre, « Hommage à Yvonne Verdier », Ethnologie française, vol. 21, no 4, 1991, p. 358.
-
[8]
Daniel Fabre, « Rock des villes et rock des champs », L’homme, vol. 215-216, no 3, 2015, p. 233-250.
-
[9]
Anne Monjaret, La Sainte-Catherine : culture festive dans l’entreprise, Paris, Éditions du CTHS, 1997.
-
[10]
Ibid., p. 26.
-
[11]
Eviatar Zerubavel, The Seven Day Circle, op. cit., p. 2.
-
[12]
Robert Beck, « Esprit et genèse de la loi du 13 juillet 1906 sur le repos hebdomadaire », Histoire, économie & société, no 3, 2009, p. 5-15.
-
[13]
Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses, Paris, Perrin, 2007 [1958].
-
[14]
Claire Le Thomas, « Une littérature du foyer : les livres de travaux manuels amateur », Voix plurielles, vol. 5, no 1, 2008, p. 10.
-
[15]
Paul Gerbod, « Les rythmes scolaires en France : permanences, résistances et inflexions », Bibliothèque de l’École des Chartes, vol. 157, no 2, 1999, p. 447‑477.
-
[16]
Eviatar Zerubavel, The Seven Day Circle, op. cit., p. 133.
-
[17]
Edward P. Thompson, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, Paris, La Fabrique éditions, 2004 [1993], p. 70.
-
[18]
Fillette, 29 septembre 1929.
-
[19]
Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire, op. cit., p. 164.
-
[20]
Lisette, 15 janvier 1922.
-
[21]
Tante Jacqueline, figure tutélaire des premières décennies de La Semaine de Suzette, dont elle signe l’éditorial, est le pseudonyme de Jacqueline Rivière, sa rédactrice en chef. La Semaine de Suzette, 5 août 1920, p. 12.
-
[22]
La Semaine de Suzette, 12 août 1920, p. 16.
-
[23]
La Semaine de Suzette, 9 septembre 1920, p. 16.
-
[24]
Ibid.
-
[25]
Daniel Fabre, « Lire au féminin », Clio. Histoire, femmes et sociétés, no 11, 2000, p. 3-4.
-
[26]
Lisette, 12 novembre 1922.
-
[27]
Fillette, 8 septembre 1929.
-
[28]
Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2014 [1970], p. 55.
-
[29]
Courrier des lectrices, Lisette, 1er janvier 1922.
-
[30]
Courrier des lectrices, Lisette, 12 février 1922.
-
[31]
Dominique Méda, Le temps des femmes : pour un nouveau partage des rôles, Paris, Flammarion, 2001, p. 10-15.
-
[32]
Edward P. Thompson, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, op. cit., p. 61.
-
[33]
Elsa Galerand, Danièle Kergoat, « Le potentiel subversif du rapport des femmes au travail », Nouvelles questions féministes, vol. 27, no 2, 2008, p. 68.
-
[34]
Fillette, 15 janvier 1939.
-
[35]
Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire, op. cit., p. 176.
-
[36]
Ibid.
-
[37]
Ibid., p. 177.
-
[38]
Lisette, 15 janvier 1922.
-
[39]
Joël Lebeaume, « La transformation des travaux d’aiguille en leçons de couture ou la constitution d’un réseau de pratiques scolaires cohérentes », Spirale. Revue de recherches en éducation, vol. 14, no 1, 1995, p. 108.
-
[40]
Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire, op. cit., p. 186-188.
-
[41]
Eviatar Zerubavel, « Timetables and Scheduling: On the Social Organization of Time », Sociological Inquiry, vol. 46, no 2, 1976, p. 89.
-
[42]
« Causette », Lisette, 12 novembre 1922.
-
[43]
Les hebdomadaires pour petites filles sont explicitement dédiés aux 7-15 ans. Cette limite des quinze ans reste d’ailleurs active aujourd’hui dans le secteur de l’édition jeunesse, d’autant plus qu’elle marque désormais le passage entre le collège et le lycée.
-
[44]
Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire, op. cit., p. 160.
-
[45]
Anne Monjaret, « De l’épingle à l’aiguille : l’éducation des jeunes filles au fil des contes », L’Homme, vol. 1, no 173, 2005, p. 123.
-
[46]
Yvonne Verdier, « Le Petit Chaperon rouge dans la tradition orale », Le Débat, no 3, 1980, p. 31-61 ; Nicole Belmont et Élisabeth Lemirre (dir.), Sous la cendre. Figures de Cendrillon, Paris, José Corti, coll. « Merveilleux », 2007 ; Anne Monjaret, « De l’épingle à l’aiguille : l’éducation des jeunes filles au fil des contes », art. cité.
-
[47]
Yvonne Verdier, « Le Petit Chaperon rouge dans la tradition orale », art. cité., p. 18.
-
[48]
Lisette, 24 juillet 1921.
-
[49]
Jonathan Crary, 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil, Paris, La Découverte, 2016 [1re éd. en anglais : 2013], p. 18-19.
-
[50]
Eviatar Zerubavel, The Seven Day Circle, op. cit., p. 83-84.
-
[51]
Alban Bensa, « Images et usages du temps », Terrain, no 29, 1997, p. 5.
-
[52]
Eviatar Zerubavel, The Seven Day Circle, op. cit.
-
[53]
Marie Scarpa, « Le personnage liminaire », Romantisme, no 145, 2009, p. 25-35.
-
[54]
Claude Lévi-Strauss, Mythologiques, op. cit., p. 207.
1« Je reviens à vous, petites amies déjà si chères. La semaine m’a parue longue, tant j’avais hâte de reprendre notre causette interrompue. Aussi, dès votre réveil, en même temps que votre petit déjeuner, me voici ! ». C’est à ses lectrices que Marraine, figure tutélaire de Lisette, journal des petites filles, s’adresse ainsi le 24 juillet 1921 dans l’éditorial du deuxième numéro de ce nouvel hebdomadaire illustré. Dans cette formule introductive, elle souligne l’attrait du média qu’elle dirige et qui accompagnerait les rythmes enfantins et embrasserait le quotidien des fillettes. Diffusés en France en kiosque et par abonnement, et sur demande dans les colonies, les hebdomadaires pour petites filles connaissent une forte popularité au début du xxe siècle [1] : ainsi en est-il du bourgeois La Semaine de Suzette (1905-1960), publié aux Éditions Gautier Languereau, de Fillette (1909-1964), meilleur marché et créé à l’attention d’un public populaire par les frères Offenstadt, du catholique Bernadette (1914-1972), dans la Maison de la Bonne Presse, destiné à l’origine aux patronages, et de Lisette (1921-1974), aux Éditions de Montsouris. Ce sont des hebdomadaires illustrés pour petites filles de 7 à 15 ans [2], et dont les tirages atteignent parfois plusieurs centaines de milliers d’exemplaires, et qui contribuent à l’expansion de la presse jeunesse au début du xxe siècle. Distribués dans les foyers et les kiosques le jeudi, jour de relâche pour les écoliers à partir de 1887, ou le dimanche, ils viennent se glisser dans les interstices du temps scolaire.
2Avec la révolution industrielle, on peut observer au xixe siècle une volonté forte des institutions d’uniformiser les rythmes de vie de la population, en instaurant une « périodicité mécanique [3] », essentiellement sociale puisqu’elle ne correspond à aucun rythme naturel, contrairement à la journée ou à l’année. La semaine, seule unité de temps ne devant rien aux mouvements des astres, prend de l’importance, avec l’apparition de la semaine de travail (weekly work schedule [4]). Ce rythme est généralement pensé comme une alternance de jours travaillés et chômés, ces derniers faisant eux-mêmes l’objet d’une régulation étatique : la loi du 13 juillet 1906 instaure en France le dimanche comme jour de repos obligatoire. C’est dans ce contexte que commencent à paraître les hebdomadaires pour petites filles, dont les potentielles lectrices fonctionnent déjà sur un rythme dans lequel la semaine est l’unité temporelle la plus importante : cinq jours d’école, deux jours à la maison.
3Étudier ces périodiques au prisme de la question de la semaine, c’est se demander dans quelle mesure ce rythme joue un rôle dans le durcissement des cadences de travail adultes et enfantines et dans leur homogénéisation à la fin du xixe siècle. C’est l’occasion de s’intéresser à l’emploi du temps des enfants hors école, qui reste peu étudié. Les hebdomadaires pour petites filles proposent en effet un panel d’activités qui participent de la construction sociale de la fillette, et lui permettent d’incorporer un rythme qui est spécifique à sa double nature d’enfant et de future femme. À travers l’investissement dans ces activités, relevant des tâches ménagères et du care et qui viennent alterner avec les obligations du temps scolaire, la fillette apprend non seulement à occuper son temps, mais également à gérer celui des autres.
4Pour aborder la question du temps enfantin à travers ces hebdomadaires, je ferai appel aux recherches des anthropologues et particulièrement des ethnologues français ayant travaillé durant la seconde moitié du xxe siècle sur les rites de passage. La lecture d’anthropologues permet d’apporter un éclairage sur la question des temps féminins, qu’ils évoquent à travers des pratiques et des savoir-faire spécifiques tels que les travaux d’aiguille. Claude Lévi-Strauss qualifie ainsi la jeune fille d’« être périodique », une nature qu’elle appréhende en apprenant simultanément à broder et à connaître sa propre physiologie [5] ; l’analogie entre rythmes intimes et savoir-faire manuel se retrouve aussi chez Yvonne Verdier, qui cite d’ailleurs Lévi-Strauss [6]. En évoquant l’apprentissage conjoint des travaux d’aiguille et de leur propre corps par les petites filles du village de Minot, l’approche de Verdier permet d’ouvrir la voie à de nombreuses questions quant à la particularité du temps vécu par les fillettes. Daniel Fabre revient sur cette appellation d’« être périodique » dans l’hommage qu’il rend à Yvonne Verdier [7], soulignant l’intérêt crucial de la question des rythmes enfantins et adolescents. L’anthropologue explore lui-même cet objet en étudiant les fêtes de la montagne hebdomadaires qu’il connut dans sa jeunesse, qui, à l’initiative des jeunes filles, permettaient aux adolescents semaine après semaine d’apprendre la danse autant que les relations amoureuses [8]. Cette thématique d’un temps féminin spécifique est également présente dans les travaux d’Anne Monjaret, qui prolonge les recherches de Verdier sur les travaux d’aiguille et les nourrit d’un terrain auprès des couturières parisiennes fêtant la Sainte-Catherine. Elle note la persistance dans les campagnes jusqu’à la Seconde Guerre mondiale de cette fête marquant à quinze ans l’entrée des fillettes dans le groupe des jeunes filles mariables [9]. Quinze ans étaient en effet à l’époque l’âge auquel elles pouvaient juridiquement se marier, et marquaient de ce fait une forme de « puberté sociale », où elles atteignaient une forme de « maturation physique [10] ». L’accession à cette classe d’âge était précédée par une initiation rythmée par diverses étapes dans l’apprentissage des travaux d’aiguille enseignés aux petites filles.
5Dans cet article, je me propose de traiter cette question de la spécificité des temps enfantins, présente en ethnologie française mais qui n’a pas donné lieu à une étude spécifiquement dédiée à la particularité des rythmes des petites filles, qu’elles expérimentent du fait de leur double qualité d’enfants et de futures femmes. En proposant à leurs lectrices des activités associées à leur identité de genre, les hebdomadaires pour petites filles du début du xxe siècle contribuent à leur donner une vision prescriptive de la temporalité dans laquelle elles devront s’inscrire en tant que femmes. Je me propose d’explorer cette question du temps enfantin féminin à travers le prisme des travaux d’aiguille, la thématique qui occupe une place centrale dans mon corpus de périodiques. Qu’est-ce qui caractérise un temps enfantin ? Quelles contraintes temporelles spécifiques pèsent sur les petites filles ? Quelles sont les logiques qui structurent ce temps ? Quel rôle le format hebdomadaire joue-t-il dans l’incorporation des normes temporelles par les fillettes ?
6Les hebdomadaires pour petites filles constituent ainsi un support privilégié pour l’étude des conceptions sociales du temps enfantin féminin qui fonctionne lui-même sur un rythme hebdomadaire. Ces périodiques transmettent des représentations qui permettent d’appréhender les spécificités de la « carte temporelle mentale [11] » des fillettes, à travers une vision prescriptive et idéale de leur emploi du temps. De même, cette approche temporelle empruntée au travail mené par les ethnologues de la France favorise des lectures inédites d’objets traditionnellement mobilisés par les historiens et les spécialistes de la littérature jeunesse. En m’appuyant sur ces sources, je me propose d’appréhender les enjeux des apprentissages délivrés dans les périodiques pour petites filles, qui inscrivent leurs lectrices dans un temps cyclique.
7Dans un premier temps, j’enquêterai sur le mouvement de régulation et d’homogénéisation des temps de travail à la fin du xixe siècle. Les femmes ont un rôle important à y tenir puisqu’elles doivent non seulement structurer leur propre temps mais également celui des hommes afin d’éviter une oisiveté socialement stigmatisée. À cette fin, les hebdomadaires pour petites filles viennent compléter les temps scolaires en proposant une panoplie d’activités que l’enfant doit pratiquer afin de savoir tenir son futur foyer, compétence indispensable pour une femme en construction. Du fait de la nature des tâches qui lui sont proposées, on verra que la petite fille s’inscrit alors dans un temps cyclique, partagé entre l’école et le travail domestique, qui préfigure le caractère linéaire et continu des missions assumées par les femmes à l’âge adulte. Le format hebdomadaire contribue à restreindre la carte temporelle mentale des fillettes, en les habituant davantage à une temporalité gérée par les institutions. L’apprentissage des travaux d’aiguille, proposé chaque semaine à l’école et dans les hebdomadaires pour petites filles, laisse la place, après leurs quinze ans, au décompte des mois et à un rythme biologique mensuel pour ces adolescentes à présent réglées, dans toutes les acceptions du terme.
Réguler le temps de travail
8La semaine s’impose à la fin du xixe siècle comme l’unité temporelle sur laquelle s’appuient l’homogénéisation et l’uniformisation des rythmes de travail dans la France après la révolution industrielle. Cette régulation du temps des salariés passe notamment par l’adoption de la semaine de travail du lundi au samedi, qui vient s’opposer aux rythmes propres à certains corps de métiers ou à certaines pratiques religieuses. Le lundi chômé, le samedi non travaillé pour shabbat, le travail à la tâche aux horaires irréguliers, ces aspérités temporelles sont gommées pour laisser place à un temps partagé par la plus grande partie de la population. Avec l’établissement d’une semaine de travail vient donc celui d’un jour de congé hebdomadaire, qui est autant le produit d’une préoccupation des classes dominantes pour la productivité ouvrière qu’une source d’inquiétude vis-à-vis de l’oisiveté et de l’inactivité potentiellement dangereuse des classes populaires.
9Résultat de luttes sociales intersyndicales menées à la veille du xxe siècle, le repos hebdomadaire s’inscrit en effet dans les préoccupations hygiénistes et morales des pouvoirs publics de l’époque. Le repos dominical est pensé comme allongeant l’espérance de vie – et donc le temps de travail – et favorisant la productivité des salariés [12]. Les pouvoirs publics s’inquiètent cependant des effets de cette inactivité, qui seraient particulièrement forts et à craindre chez les classes populaires, avec des individus qui tendraient à devenir des délinquants et des débauchés si on ne les occupe pas. Avec la hausse de la criminalité et la possibilité nouvelle de consommer des boissons alcooliques distillées et industrielles, le xixe siècle voit ainsi émerger un soupçon portant sur les classes populaires urbaines, assimilées à des « classes dangereuses [13] ». Il faut proposer à tous des loisirs inoffensifs, qui éloignent du vice et de la boisson. L’oisiveté est considérée comme nocive, et il est donc simultanément question d’accorder du temps libre aux salariés et de l’occuper avec des activités encouragées par l’État, les municipalités et les patronages, comme le jardinage ou les travaux manuels. La grande diffusion des manuels de travaux pratiques à la fin du xixe siècle, dont le contenu fait écho à certaines rubriques des hebdomadaires pour fillettes et garçons, s’inscrit dans une même tentative de proposer des loisirs utiles et moraux [14].
10Cette uniformisation des rythmes assortie d’une peur de l’oisiveté touche également les enfants. Leur emploi du temps est homogénéisé par des lois interdisant le travail des plus jeunes et imposant un rythme scolaire rigide, dans lequel viennent s’insérer les hebdomadaires pour petites filles. Ces périodiques contribuent en effet à un vaste mouvement de régulation du temps enfantin, marqué jusqu’à la seconde moitié du xixe siècle par son irrégularité et son hétérogénéité. Les jeudis et dimanches, chômés depuis 1887, ne sont pas légalement désignés comme des jours de repos : ils permettent avant tout aux parents de délivrer à leurs enfants un enseignement religieux en complément de l’enseignement primaire public, désormais laïc. Les lois Jules Ferry témoignent à cette époque d’une volonté de l’État d’imposer un calendrier commun aux écoliers, dans une France où les horaires sont souvent encore déterminés localement [15]. En paraissant les jours sans école, les hebdomadaires pour petites filles deviennent des éléments de définition et même de reconnaissance de ces jours chômés, ils participent à leur « physionomie [16] » et aident à ancrer les fillettes dans le temps scolaire hebdomadaire et les rythmes qui lui sont propres. S’il existe également à la même période des hebdomadaires pour garçons, comme Pierrot, Cœurs Vaillants ou Bayard, ceux-ci sont davantage tournés vers l’apprentissage de savoirs scientifiques et techniques, ainsi que sur des activités d’extérieur et physiques marquant davantage une rupture avec le temps scolaire.
11En tant que supports éducatifs, les hebdomadaires pour petites filles entretiennent de nombreux liens avec l’école, institution qui met au centre de ses valeurs la ponctualité [17]. Les fillettes sont invitées à faire les choses en temps et en heure par ces périodiques, qui répriment les mêmes défauts que le système scolaire : dans Fillette, Marraine conseille ainsi : « Je ne saurais trop vous répéter que, lorsqu’une chose vous est peu agréable à faire il faut vous appliquer à la faire avant toute autre afin de n’avoir plus à y penser, car pour ce qui nous plait nous trouvons toujours du temps [18] ». Ces rappels sont d’autant plus nécessaires que l’incorporation du rythme scolaire hebdomadaire est un processus long : la loi de 1880 sur l’obligation de l’enseignement primaire n’est pas d’emblée uniformément respectée, notamment dans les milieux ruraux où les enfants peuvent être réquisitionnés pour des activités productives. La représentation des rythmes à laquelle contribuent les hebdomadaires pour petites filles relève ainsi davantage d’un discours prescriptif que d’une réalité, dans une France dans laquelle l’absentéisme reste un problème majeur pour l’État jusqu’à la Seconde Guerre mondiale [19].
Occuper les enfants
12Les hebdomadaires pour petites filles du début du xxe siècle tiennent un discours alarmiste sur les dangers de l’oisiveté, un sujet central dans les éditoriaux. La figure de Marraine, omniprésente dans Lisette, journal des petites filles, et que l’on retrouve dans Fillette, met en garde ses lectrices qui auraient tendance à rester inoccupées :
Vous vous faites, d’ailleurs, dans ces heures de nonchalance, un tel portrait de la vie qu’il vous faut bien déchanter en face des réalités […] rêver ne mène à rien ; c’est une habitude déplorable si on ne la combat pas, parce qu’elle amollit, qu’elle enlève tout sens pratique et toute activité [20].
14Dans cette optique, les vacances d’été sont présentées comme un temps vide qu’il s’agit de remplir. Elles ne prennent leur sens que si elles servent un dessein futur : bien travailler le reste de l’année, ou s’avancer pour sa future formation. C’est un discours particulièrement présent dans La Semaine de Suzette, journal destiné aux fillettes de classes supérieures et urbaines qui n’ont pas d’obligations pendant l’été, contrairement aux petites filles des milieux ruraux se consacrant aux activités agricoles. « Il s’agit de s’amuser ferme pour travailler mieux encore quand aura sonné l’heure de la rentrée », écrit ainsi Tante Jacqueline [21]. La Comtesse de Bersac, en charge dans le même journal d’une rubrique hebdomadaire intitulée « Pour les mamans », multiplie les suggestions pour occuper les enfants : « Je conseille très vivement à mes jeunes lectrices d’utiliser leurs longues journées de vacances à apprendre à faire elles-mêmes leurs chapeaux et leurs robes [22] ». Elle écrit également : « Je ne saurais trop conseiller à nos lectrices d’utiliser leurs longues journées de villégiature à apprendre des choses utiles, susceptibles de leur fournir un gain appréciable dans l’année : la sténo-dactylo, la comptabilité par exemple fournissent des travaux chez soi [23] ». Les journées de vacances sont systématiquement qualifiées de « longues », comme si en dehors du rigoureux cadre scolaire le temps se faisait plus lâche et distendu. Toute activité entreprise durant cette période est évoquée en termes de profit, comme la nouvelle méthode d’enseignement Sinat par correspondance, également recommandée par la Comtesse de Bersac car elle « économise du temps, fait progresser vite, rend réellement musicienne [24] ».
15Ces périodiques, publiés les jours chômés de la semaine et lus par les petites filles sur un temps de loisir, viennent ainsi rappeler l’importance du travail, au détriment de la lecture, toujours oisive. Chez les fillettes, la lecture n’est en effet pas toujours valorisée ; réputée comme abîmant les yeux des enfants, elle est de longue date accusée de donner aux esprits les plus influençables des idées rocambolesques et peu productives [25], au point que les hebdomadaires pour petites filles en arrivent parfois à modérer l’enthousiasme de leurs propres lectrices. Marraine met ainsi en garde la « Petite Bruxelloise aux yeux doux » : « Je suis très heureuse de votre amitié pour Lisette, mais il ne faut pas négliger votre travail à cause d’elle [26] ». Même son de cloche chez Marraine de Fillette : « Votre maman a tout à fait raison, il n’est pas bon que les trop jeunes filles et garçons s’absorbent dans des lectures prolongées, ils ont bien assez de tous leurs devoirs et leurs leçons, il est meilleur pour eux, au moral comme au physique, de prendre de l’exercice dans des jeux au grand air [27] ». Les hebdomadaires pour petites filles viennent ainsi parfaitement répondre à la problématique de l’occupation saine et productive du temps de repos. Quelle que soit leur classe sociale, les fillettes doivent apprendre leur futur rôle, qui passe par cette intégration du rythme hebdomadaire. Même celles issues de la bourgeoisie ont besoin d’apprendre l’art de convertir leurs loisirs en « quelque travail, tâche domestique ou devoir de courtoisie [28] », ce que leur permet de faire La Semaine de Suzette et ses nombreuses rubriques d’apprentissage.
16Les besognes auxquelles les petites filles sont encouragées à se livrer ne sont pas neutres et indifférenciées. Le courrier des lectrices renseigne sur l'emploi du temps idéal des fillettes, bien qu'il ne publie généralement pas les questions des lectrices, mais seulement les réponses des figures tutélaires. Celles-ci valorisent unanimement les vertus d’un temps saturé d’activités. En réponse à une petite Alice, Marraine de Lisette s’enthousiasme ainsi : « Alors vous êtes dix ? Ainsi vous n’avez pas le temps de vous ennuyer ; les grandes familles sont, en général, très unies [29] ». De même, elle félicite Dédette : « Vos journées sont bien et utilement remplies, et votre chère maman doit être heureuse que vous la secondiez si bien [30] ! ». L’aide à autrui, et particulièrement à la mère, reste ainsi l’activité la plus valorisée pour une petite fille.
17En effet, la lectrice occupe déjà un rôle d’« amortisseur temporel [31] » propre à son identité de genre : loin de n’avoir à gérer que son propre emploi du temps, elle voit la temporalité de ses propres activités distordue et tributaire des rythmes d’autrui. C’est à elle de contribuer au bien-être d’autrui au sein du foyer, à l’instar de sa mère. La responsabilité lui incombe d’ajuster son temps à celui des autres afin d’inciter les hommes de la maison à y rester et à se détourner d’activités plus dangereuses. Du fait de sa double nature d’enfant et de future femme, la petite fille connaît ainsi à partir de la fin du xixe siècle un accroissement des contraintes temporelles qui pèsent sur elle, à travers le modèle rigide de la semaine de travail.
L’incorporation des rythmes de travail féminins
18La semaine type et idéale d’une petite fille se découpe entre un temps d’école et un temps domestique. Si le temps scolaire est pris en charge par l’institution, le temps domestique reste à remplir, et dans le cadre des préoccupations grandissantes concernant l’inactivité, les périodiques proposent de nombreuses activités visant à occuper les espaces de respiration laissés par l’école. Cependant, les journaux ne suggèrent pas seulement des façons pour occuper le temps : ils participent à l’intégration des normes temporelles instaurant une continuité entre le temps de travail et le temps hors travail, caractéristique de l’activité féminine. La petite fille est encouragée par le périodique à embrasser avec enthousiasme le rythme de travail qui lui est imposé, et qui se décompose entre une journée aux horaires fixes à l’école et des tâches à durée variable une fois rentrée à la maison. Cette binarité de l’emploi du temps de la fillette s’appuie sur une subsistance du travail à la tâche, typique du travail féminin [32]. Par leurs discours et leur périodicité, les hebdomadaires pour petites filles invitent leurs lectrices à incorporer un rythme de travail qui est celui qui leur incombera à l’âge adulte, les obligations liées au foyer venant se loger dans les interstices laissés libres par un éventuel travail salarié. Cette cadence est spécifique à la femme, qui ne connaît pas la même rupture entre travail et loisirs que les hommes, qu’elle occupe un emploi salarié ou non : « Le travail (professionnel et domestique, rémunéré et non rémunéré, productif et reproductif, marchand et non marchand) pour [les femmes] forme un tout, à l’inverse des hommes pour qui la dissociation travail/hors travail est opérationnelle [33] ». Les hebdomadaires pour petites filles contribuent à construire cette continuité, avec un rubriquage qui reprend et prolonge les missions confiées à la lectrice dans le cadre scolaire. Les travaux d’aiguille en sont un bon exemple. Dans Lisette du 12 octobre 1930, une rubrique propose de broder le tablier que la fillette porte à l’école sur le thème de « Madame l’Oie est à l’école », avec le motif d’une petite fille apprenant l’arithmétique sur un tableau noir à une oie. De son côté, Fillette suggère de réaliser une petite pochette pour ranger son ouvrage pour la classe de couture [34]. Le temps de travail intégré par les fillettes est donc spécifique non seulement à leur classe d’âge, mais également à leur genre : la continuité entre leurs activités scolaires et domestiques est plus marquée que chez les garçons.
De la semaine au mois : devenir une jeune fille au fil de l’aiguille
19Cette distinction entre les activités pour filles et pour garçons est visible dans les hebdomadaires pour petites filles. Au début du xxe siècle, les deux publics se voient adresser des hebdomadaires similaires dans leur maquette mais qui promeuvent des occupations bien différentes. Pierrot, journal des garçons (1925-1942), publié comme Lisette par les Éditions de Montsouris, propose des activités plus ludiques, souvent en plein air et techniquement plus complexes. Les garçons comme les filles sont encouragés voire contraints à se livrer en continu à des activités productives, mais dont le lieu et la nature diffèrent. Lorsque les garçons sont censés s’occuper à l’extérieur, en se déployant dans l’espace, les filles restent dans un cadre domestique et privé, occupées à des tâches entravant leurs mouvements [35]. C’est notamment le cas des travaux d’aiguille, qui contraignent les corps des fillettes, et permettent d’aborder la question de l’intégration corporelle des rythmes de travail. Les travaux d’aiguille sont d’ailleurs classés dans l’« éducation physique et préparation à l’éducation professionnelle » dans les instructions officielles du 2 août 1882 sur les écoles primaires publiques, aux côtés de la gymnastique et des exercices militaires des garçons. Yvonne Verdier voit dans cette obligation de l’apprentissage des travaux d’aiguille, auxquels les hebdomadaires pour petites filles donnent également une place centrale, une volonté de faire intérioriser aux petites filles une posture qu’elles garderont toute leur vie du fait de leur identité de genre : « Plus que d’une occupation, il s’agit d’une discipline, d’une formation : réduire l’esprit – ne pas lire – mais aussi, plier le corps [36] ». Même lorsque les fillettes sont occupées à l’extérieur, notamment en milieu rural, elles sont réfrénées dans leurs mouvements par l’ouvrage qu’elles doivent emporter avec elles : lorsqu’elles se rendent aux « champs-les-vaches » surveiller les bêtes de leurs parents, leur mère leur confie systématiquement un ouvrage [37]. D’autres fois, ce sont les devoirs de couture donnés par l’école que les petites filles exécutent aux champs. Une fois les mains occupées et la tête baissée, les excès qui guettent les fillettes désœuvrées ne sont plus à craindre :
Vous pourrez, alors, tant que courra votre aiguille, laisser aller votre esprit où il voudra… je suis bien sûre que si vos mains sont sagement occupées, vos pensées seront saines, vivantes, la chanson naîtra sur vos lèvres et le devoir vous semblera naturel et doux. Et, peu à peu, vous vous formerez à la vie, à la vie d’autant plus belle que vous l’aurez mieux préparée par votre courage et votre joyeuse activité [38].
21Dans cet éditorial, Marraine donne à voir les travaux d’aiguille tels qu’ils sont pratiqués à l’école, où les petites filles chantent généralement des comptines adaptées à cette activité pendant qu’elles tricotent [39]. Ce faisant, elle rappelle ainsi la continuité des activités pratiquées à l’école et au foyer, qui convergent vers un même but : faire intégrer à la fillette les rythmes qui seront les siens à l’avenir.
22Impossible cependant pour la lectrice de savoir quand elle sera « prête pour la vie » : cette période de maturité est régulièrement renvoyée dans les limbes par Marraine et par les autres figures tutélaires des journaux. Pour porter des bas, aller seule au cinéma avec une amie ou avoir des enfants, il faudra avoir atteint un âge, toujours indéterminé, qui semble en réalité être laissé à la libre appréciation de la mère de la lectrice. L’attente caractérise le temps féminin, et la fillette est toujours exhortée à faire preuve de patience, et à compter les jours et les semaines. Au début du xxe siècle, l’apprentissage de la broderie, à travers la réalisation de son trousseau, permet encore à la petite fille entre 12 ans (date de la première communion) et 15 ans (âge de la puberté sociale) d’incorporer cette temporalité féminine, qui reposera sur un cycle mensuel et sera ponctuée par ses règles. À l’école, elle doit effectuer une marquette, pour apprendre à « marquer » de fil rouge les pièces de son trousseau, et s’ancrer ainsi dans son avenir de femme menstruée : on disait alors d’une femme qui avait ses règles qu’elle « marquait », et la couleur du fil choisi évoque également cette période du mois [40]. Avec la forte place donnée aux travaux d’aiguille dans leurs pages, les hebdomadaires pour petites filles annoncent ainsi ce passage à un cycle qui serait non plus celui de la semaine, mais celui du mois. Pour autant, ils restent évasifs à propos du moment où cette transition advient, et il n’est jamais question des réalités physiologiques qui la provoquent.
23Dans des périodiques qui évoquent très peu l’actualité, notamment du fait des délais d’impression importants, la vision du temps est d’ailleurs toujours relative : il n’est jamais question d’âge ou de date fixe. La temporalité qui règne est celle que l’on retrouve dans les manuels de travaux pratiques, avec des séquences de gestes à effectuer et des chaînes opératoires à répéter à l’infini [41]. La récurrence des rubriques, des collaboratrices et des thématiques renforce le caractère cyclique et immuable des tâches domestiques attribuées aux fillettes. Marraine exhorte ses lectrices, pressées de grandir : « Croyez, petites filleules chéries, croyez votre marraine qui vous aime ; chaque âge a ses devoirs et ses plaisirs ; la Providence, harmonieusement a entremêlé les uns et les autres… Vivons le plus possible dans le présent [42] ». Le temps de l’enfance apparaît cyclique et suspendu, et il est impossible d’accéder à la classe d’âge suivante avant de quitter les pages de son journal favori, à quinze ans, pour passer à la lecture des magazines de ses aînées [43].
24Cette frontière des quinze ans est celle attribuée dans la France de l’époque contemporaine au passage à l’âge de jeune fille, à la Sainte-Catherine, qui inaugure la période où l’enfant peut se marier et fonder une famille. Les hebdomadaires pour petites filles s’adressent ainsi précisément à la classe d’âge des 7 à 14 ans : celle de l’enfance, consacrée aux travaux domestiques et à l’école. Quinze ans marquent la période où les fillettes peuvent commencer à « faire la jeune fille », finissant traditionnellement, en milieu rural, son apprentissage de la féminité auprès d’une couturière [44]. La petite fille est initiée à ce nouveau statut à travers les travaux d’aiguille, par les figures féminines de son entourage : sa mère, sa tante, sa grand-mère, mais aussi sa marraine et la couturière, dont les rôles se confondent souvent [45]. Ces différentes femmes sont présentes dans les hebdomadaires pour petites filles : Tante Biscuit, Tante Devise, Marraine, Tante Jacqueline et Cousine Zabeth signent chaque semaine les rubriques, dans lesquelles elles transmettent leurs savoir-faire. Elles sont des figures récurrentes, réglées sur un rythme hebdomadaire : ainsi les lectrices de Lisette retrouvent-elles chaque semaine ces personnalités qui jouent un rôle fort dans les initiations féminines, et qui imitent des modalités traditionnelles de transmission intrafamiliale. Elles viennent inscrire les fillettes dans une atemporalité : les lectrices se doivent de connaître des savoir-faire qui se transmettent de génération en génération et de longue date, que leurs mères connaissaient, et que leurs filles connaîtront également. C’est par là-même que les périodiques exposent une essence immuable de la petite fille, maillon d’une chaîne ininterrompue de transmission.
La semaine : de la répétition au cycle
25Contrairement à l’armée de tantes et de marraines qui hante les pages des hebdomadaires pour petites filles, la mère des fillettes, si elle joue un rôle central dans l’organisation de leur foyer, reste relativement absente dans les périodiques qui leur sont destinées. Elle est omniprésente dans le courrier des lectrices, à travers les propos des petites filles, mais n’a pas de figure correspondante dans l’univers de ces périodiques. Cette dualité entre absence et présence de la mère nous renvoie aux thématiques des contes étudiés par les ethnologues de la France, dans lesquels les relations marraine/filleule viennent pallier l’absence d’une mère aimante, à laquelle est substituée une marâtre, ou une mère cannibale et assassine [46]. Ces récits issus de la tradition orale, qui ont longtemps joué un rôle éducatif auprès des jeunes filles, témoignent souvent de la collusion entre les différentes figures maternelles, que le lien qu’elles entretiennent soit biologique ou non. Les générations se contractent : la grand-mère du Petit Chaperon rouge est parfois sa mère selon les versions, et Yvonne Verdier souligne l’existence de ce qu’elle désigne comme un « aspect éliminatoire » des relations féminines dans les généalogies fictives du conte (le petit chaperon rouge mangeant sa grand-mère, le loup transmué en grand-mère dévorant sa petite fille) [47]. Cette confusion des générations, que la marraine a souvent pour rôle de redéployer, procède de mécanismes que l’on peut rapprocher de ceux mis en œuvre dans les généalogies fictives des hebdomadaires pour petites filles. La mère absente laisse sa place à une autre figure maternelle, celle de la fillette et donc de la lectrice, renvoyée à son futur rôle social à travers ses interactions avec ses cadets. Cette tendance à substituer la mère à la fille dans les périodiques permet à la fois d’éclairer le statut liminaire de la petite fille et d’appréhender la temporalité spécifique déployée dans ces périodiques.
26En effet, lorsqu’il n’y a pas de petits frères ou sœurs dont il faut prendre soin, ou qu’ils n’occupent pas tout le temps libre des fillettes, les hebdomadaires pour petites filles proposent à leurs lectrices de faire l’acquisition d’une poupée, offerte comme prime d’abonnement. Les publicités des hebdomadaires incitent les fillettes à adopter Lisette, Bleuette, Nadette ou Yvette, avec toujours comme argument le caractère chronophage de cette activité. « Habiller Bleuette est un passe-temps charmant et utile », proclame ainsi La Semaine de Suzette. Dès le deuxième numéro de Lisette, Marraine vante dans son éditorial les vertus de la poupée offerte par le périodique, et dont elle conseille de s’occuper à des horaires fixes, comme d’un vrai bébé : « Vous la lèverez le matin, vous la coucherez chaque soir… Vous lui apporterez des petits repas, bien ordonnés, appropriés à son âge ». Et Marraine de raconter avec amusement comment une petite fille de sa connaissance donne le biberon toutes les quatre heures à sa poupée, sous le regard bienveillant de sa mère. Elle conclut : « En un mot, vous serez très occupées… et très ponctuelles [48] ». Le périodique valorise explicitement l’intégration d’un rythme de femme adulte et de mère, qu’il propose d’acquérir à travers des artefacts fournis et monnayés par l’hebdomadaire lui-même. À travers cette confusion entre les figures maternelles et les lectrices elles-mêmes, on assiste ainsi à une forme d’aplatissement temporel : il n’y a pas de figure maternelle dans les périodiques car celle-ci est déjà incarnée par la petite fille, future mère, et actuelle « petite maman » de ses poupées dont elle prend soin à un rythme préconisé par son journal préféré.
27Les hebdomadaires pour petites filles s’inscrivent ainsi dans un temps long rythmé par des séquences de gestes répétitifs et de tâches dont l’unité temporelle est la semaine. Cette configuration se rapproche du rythme « 24/7 » évoqué par Jonathan Crary, qui souligne à quel point cette cadence forgée par l’industrie marque le retour incessant des mêmes exigences, besoins et tâches. L’expression 24/7 interdit la projection dans le futur par l’enfermement qu’elle dénote, celui d’« une semaine qui se déroulerait hors de toute expérience décousue ou cumulative [49] ». La succession de tâches orchestrées par les journaux, occupations qui sont les mêmes que celles qui attendent la femme à l’âge adulte, contribuent par son rythme élevé et hebdomadaire à connoter un éternel recommencement des mêmes séquences et à interdire toute perspective de changement. On pourrait poser l’hypothèse que la temporalité induite par les hebdomadaires pour petites filles relaie par certains aspects une vision cyclique du temps ; cette affirmation rejoindrait les observations d’Eviatar Zerubavel, qui relève que la valorisation de la semaine comme unité temporelle implique une vision cyclique du temps. On vit chaque jour de la semaine comme une variante de celui vécu la fois précédente : la semaine est en réalité constituée de sept jours non-historiques qui se répètent à l’infini [50]. Or, la perception cyclique est souvent considérée en anthropologie comme l’apanage des sociétés extra-occidentales, structurées par la récurrence de rites, tandis que les sociétés industrielles auraient une perception linéaire du passage du temps. Pour autant, cette dernière n’est pas homogène selon les groupes sociaux [51], et l’écoulement du temps nous paraîtrait en réalité se produire par à-coups, au gré des événements intervenant dans nos vies et nos histoires collectives [52]. Par la nature répétitive des tâches qui leur sont proposées, l’enracinement des figures tutélaires et des rubriques dans un rythme hebdomadaire et l’accession sans cesse repoussée à la classe d’âge supérieure, les petites filles semblent enfermées dans un rythme lancinant qui leur est propre, empruntant à la fois à celui des enfants et des femmes adultes. Par ce caractère d’entre-deux, la fillette construite par le rédactionnel des hebdomadaires pour petites filles apparaît comme un « personnage liminaire [53] », éternellement bloqué dans son initiation sans parvenir à intégrer le groupe d’âge suivant. Approcher cette figure par sa représentation dans ces périodiques constitue ainsi une piste intéressante pour l’étude de l’enfance en Occident au tournant du xxe siècle.
Conclusion
28Les hebdomadaires illustrés pour petites filles renvoient à des formes d’apprentissages aux rythmes cycliques présentés comme nécessaires et immuables. Ils accompagnent un accroissement des tentatives institutionnelles de réguler le temps de l’enfance, et rentrent ainsi dans l’arsenal des supports pédagogiques informels. Le rythme des enfants devient alors hebdomadaire, et les petites filles trouvent dans les pages de leurs périodiques les moyens de remplir le temps libre laissé par l’école.
29La fin du xixe siècle voit se mettre en place un puissant système de réglementation du temps enfantin, qui pèse de façon spécifique sur les fillettes en les formant à un double temps de travail, à l’école et à la maison. L’importance de leur rôle au sein du foyer est réaffirmée dans les hebdomadaires qui viennent rythmer leur enfance, conçue comme une lente préparation à l’âge adulte, mais dont le principal enseignement relève de l’informel : il s’agit de former les fillettes à l’attente et à la ponctualité en les inscrivant dans un temps cyclique et hebdomadaire. La petite fille apprend des séquences de tâches qu’elle reproduira à l’âge adulte. Elle apparaît comme une mère au foyer en devenir, retenue par les soins à donner à un petit frère ou à une poupée obligeamment fournie par le journal. Les travaux d’aiguille, centraux dans ces journaux, renvoient à l’ensemble de ces missions distillées par l’éducation donnée aux filles : elles tricotent pour leurs cadets afin d’aider leur mère, elles cousent pour leur poupée afin de savoir habiller leurs futurs enfants, elles apprennent à compter les jours de leur cycle menstruel à travers leurs exercices de broderie.
30Étudier la semaine des petites filles revient à s’intéresser à un temps dominé, du fait de la double nature de ces individus : enfants et futures femmes. Les périodiques pour petites filles transmettent à leurs lectrices des valeurs et des compétences associées à leur identité de genre en construction, inachevée, au centre desquelles figure l’apprentissage de la patience et de la ponctualité. C’est cette attention aiguë au temps qui est la condition d’accession au statut de jeune fille, « être périodique » pour Lévi-Strauss, dont « on n’exige pas seulement qu’elles aient de bonnes manières et qu’elles sachent broder, il faut aussi qu’elles accouchent dans le délai prescrit et qu’elles soient exactement réglées [54] ». Le temps tel qu’il se déroule pour une femme pubère se caractérise par le rythme mensuel qu’il prend avec l’arrivée des règles, sortant les fillettes de leur rythme hebdomadaire pour intégrer un autre cycle intime.
Mots-clés éditeurs : travaux d’aiguille, école, temps, presse enfantine, genre
Mise en ligne 18/11/2021
https://doi.org/10.3917/sr.052.0119Notes
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[1]
Ce succès se fait au détriment des périodiques mensuels, puisque sur les 62 publications pour enfants qui sont créées entre 1904 et 1939, 46 sont des hebdomadaires (Alain Fourment, Histoire de la presse des jeunes et des journaux d’enfants (1768-1988), Paris, Éditions Éole, 1987, p. 153).
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[2]
Dans cet article, j’emploierai donc le terme « petite fille » ou « fillette » pour désigner les individus de la classe d’âge visée par les hebdomadaires que j’étudie, c’est-à-dire les 7-15 ans. Dans cette même volonté de respecter les catégorisations de l’époque, j’appellerai « jeunes filles » les plus de quinze ans.
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[3]
Lewis Mumford, Technics and Civilization, New-York, Harbinger, 1934, p. 197-198.
-
[4]
Eviatar Zerubavel, The Seven Day Circle: The History and Meaning of the Week, Chicago, The University of Chicago Press, 1989 [1985], p. 87.
-
[5]
Claude Lévi-Strauss, Mythologiques III. L’origine des manières de table, Paris, Plon, 1968, p. 207.
-
[6]
Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1979, p. 157.
-
[7]
Daniel Fabre, « Hommage à Yvonne Verdier », Ethnologie française, vol. 21, no 4, 1991, p. 358.
-
[8]
Daniel Fabre, « Rock des villes et rock des champs », L’homme, vol. 215-216, no 3, 2015, p. 233-250.
-
[9]
Anne Monjaret, La Sainte-Catherine : culture festive dans l’entreprise, Paris, Éditions du CTHS, 1997.
-
[10]
Ibid., p. 26.
-
[11]
Eviatar Zerubavel, The Seven Day Circle, op. cit., p. 2.
-
[12]
Robert Beck, « Esprit et genèse de la loi du 13 juillet 1906 sur le repos hebdomadaire », Histoire, économie & société, no 3, 2009, p. 5-15.
-
[13]
Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses, Paris, Perrin, 2007 [1958].
-
[14]
Claire Le Thomas, « Une littérature du foyer : les livres de travaux manuels amateur », Voix plurielles, vol. 5, no 1, 2008, p. 10.
-
[15]
Paul Gerbod, « Les rythmes scolaires en France : permanences, résistances et inflexions », Bibliothèque de l’École des Chartes, vol. 157, no 2, 1999, p. 447‑477.
-
[16]
Eviatar Zerubavel, The Seven Day Circle, op. cit., p. 133.
-
[17]
Edward P. Thompson, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, Paris, La Fabrique éditions, 2004 [1993], p. 70.
-
[18]
Fillette, 29 septembre 1929.
-
[19]
Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire, op. cit., p. 164.
-
[20]
Lisette, 15 janvier 1922.
-
[21]
Tante Jacqueline, figure tutélaire des premières décennies de La Semaine de Suzette, dont elle signe l’éditorial, est le pseudonyme de Jacqueline Rivière, sa rédactrice en chef. La Semaine de Suzette, 5 août 1920, p. 12.
-
[22]
La Semaine de Suzette, 12 août 1920, p. 16.
-
[23]
La Semaine de Suzette, 9 septembre 1920, p. 16.
-
[24]
Ibid.
-
[25]
Daniel Fabre, « Lire au féminin », Clio. Histoire, femmes et sociétés, no 11, 2000, p. 3-4.
-
[26]
Lisette, 12 novembre 1922.
-
[27]
Fillette, 8 septembre 1929.
-
[28]
Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2014 [1970], p. 55.
-
[29]
Courrier des lectrices, Lisette, 1er janvier 1922.
-
[30]
Courrier des lectrices, Lisette, 12 février 1922.
-
[31]
Dominique Méda, Le temps des femmes : pour un nouveau partage des rôles, Paris, Flammarion, 2001, p. 10-15.
-
[32]
Edward P. Thompson, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, op. cit., p. 61.
-
[33]
Elsa Galerand, Danièle Kergoat, « Le potentiel subversif du rapport des femmes au travail », Nouvelles questions féministes, vol. 27, no 2, 2008, p. 68.
-
[34]
Fillette, 15 janvier 1939.
-
[35]
Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire, op. cit., p. 176.
-
[36]
Ibid.
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[37]
Ibid., p. 177.
-
[38]
Lisette, 15 janvier 1922.
-
[39]
Joël Lebeaume, « La transformation des travaux d’aiguille en leçons de couture ou la constitution d’un réseau de pratiques scolaires cohérentes », Spirale. Revue de recherches en éducation, vol. 14, no 1, 1995, p. 108.
-
[40]
Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire, op. cit., p. 186-188.
-
[41]
Eviatar Zerubavel, « Timetables and Scheduling: On the Social Organization of Time », Sociological Inquiry, vol. 46, no 2, 1976, p. 89.
-
[42]
« Causette », Lisette, 12 novembre 1922.
-
[43]
Les hebdomadaires pour petites filles sont explicitement dédiés aux 7-15 ans. Cette limite des quinze ans reste d’ailleurs active aujourd’hui dans le secteur de l’édition jeunesse, d’autant plus qu’elle marque désormais le passage entre le collège et le lycée.
-
[44]
Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire, op. cit., p. 160.
-
[45]
Anne Monjaret, « De l’épingle à l’aiguille : l’éducation des jeunes filles au fil des contes », L’Homme, vol. 1, no 173, 2005, p. 123.
-
[46]
Yvonne Verdier, « Le Petit Chaperon rouge dans la tradition orale », Le Débat, no 3, 1980, p. 31-61 ; Nicole Belmont et Élisabeth Lemirre (dir.), Sous la cendre. Figures de Cendrillon, Paris, José Corti, coll. « Merveilleux », 2007 ; Anne Monjaret, « De l’épingle à l’aiguille : l’éducation des jeunes filles au fil des contes », art. cité.
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[47]
Yvonne Verdier, « Le Petit Chaperon rouge dans la tradition orale », art. cité., p. 18.
-
[48]
Lisette, 24 juillet 1921.
-
[49]
Jonathan Crary, 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil, Paris, La Découverte, 2016 [1re éd. en anglais : 2013], p. 18-19.
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[50]
Eviatar Zerubavel, The Seven Day Circle, op. cit., p. 83-84.
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[51]
Alban Bensa, « Images et usages du temps », Terrain, no 29, 1997, p. 5.
-
[52]
Eviatar Zerubavel, The Seven Day Circle, op. cit.
-
[53]
Marie Scarpa, « Le personnage liminaire », Romantisme, no 145, 2009, p. 25-35.
-
[54]
Claude Lévi-Strauss, Mythologiques, op. cit., p. 207.