1En temps ordinaires, le chercheur dispose d’un accès potentiel à une multitude d’institutions et aux fonds que celles-ci conservent : bibliothèques patrimoniales ou de lecture, généralistes ou spécialisées, archives privées ou publiques – municipales, départementales ou nationales –, fonds documentaires des musées… Cartes professionnelles, cartes de lecteur et interfaces de réservation permettent de s’inscrire, réserver une place, commander des cotes et consulter livres, boîtes ou liasses. Or, du mardi 17 mars au lundi 11 mai 2020, la France s’est confinée et avec elle tous ceux qui se trouvaient alors entre ses frontières, dont quelques milliers de chercheurs qui n’avaient soudainement plus accès à d’autres lieux et ressources que les leurs propres. Il a donc fallu reconsidérer ce qui se trouvait désormais à portée de main, en développant des trésors de contournement des obstacles et d’inventivité des ressources, au point d’avoir parfois l’impression d’être invité dans un jeu oulipien.
2Passé le moment de sidération provoqué par la décision du confinement sanitaire, chacun s’est organisé pour tenter de reprendre et poursuivre ses activités de recherche et d’écriture, en sachant qu’il lui faudrait donc se suffire et se contenter, d’une part de ce qu’il avait déjà collecté durant ses campagnes de dépouillements manuscrits et/ou photographiques et, d’autre part, de ce qu’il saurait, dans un tissu serré de fortes contraintes, faire venir à lui. L’enjeu était double. Il s’agissait donc non seulement d’exploiter au mieux les ressources déjà rassemblées et disponibles dans son lieu de confinement – son domicile, le plus souvent –, mais aussi d’utiliser au mieux les ressources en ligne : bibliothèques numériques des grandes institutions nationales (Gallica) et internationales (Europeana), collections digitales des musées, portails de revues (Jstor, Cairn.info, OpenEdition Journals…), éditeurs publics ayant déconfiné leurs fonds d’ouvrages numérisés ainsi mis à disposition gratuite des chercheurs à l’appel du consortium couperin.org, archives ouvertes de collègues (HAL-SHS), moteurs de recherche à la limite de la légalité donnant un accès libre à des contenus académiques payants (Sci-Hub ou LibGen). Subitement sollicités de manière massive et quasi continue – le temps du confinement fut souvent celui de l’apprentissage de la dilatation des journées, au gré des restrictions de sortie et de la confusion entre le temps du travail et celui de la vie quotidienne, par une sorte de décalage horaire dans un voyage immobile –, tous ces sites web n’ont pas toujours « tenu ». Mis à l’épreuve, ils furent souvent ralentis, tournant pendant de longues minutes dans l’attente d’un résultat de recherche qui finissait par refuser de s’afficher. Les messages d’erreur furent réguliers, de même que les invitations à réitérer ultérieurement sa demande, en raison d’une saturation du trafic. Dans l’attente, on s’imaginait des tuyaux embouteillés ou des câbles anormalement embrouillés, au moment où les médias montraient des autoroutes désertes, abandonnées au règne des camions poids-lourds. Quelques misérables minutes d’une émission, mises en ligne sur le site de l’Ina, et subitement accessibles, furent vues et revues, écoutées, décryptées jusqu’à la corde, pour en tirer le meilleur, puisque le reste – en l’espèce, le gros du programme – demeurait obstinément inaccessible. Je veux croire que, dans ces conditions, je ne me suis jamais autant appesanti sur la lecture et l’interprétation d’un document, comme pour en fouiller les tréfonds ; que je n’ai jamais été autant engagé dans la mise en corrélation dialogique de données disponibles. Mais peut-être n’est-ce là qu’une illusion due au fait que ces opérations, par ailleurs si coutumières au chercheur, se sont accomplies dans un contexte et une temporalité in-ordinaires ? D’habitude, je dois m’organiser pour que soient réunies les conditions propices à l’examen de mes documents et données. Pendant le confinement, le temps et le calme m’ont soudainement été offerts, presque jusqu’à l’écœurement voire l’épuisement, sans que j’aie eu à les susciter et sans avoir à trop les défendre comme un périmètre menacé par mille autres obligations : les réunions en tous genres, les colloques, journées d’études et conférences furent annulés en cascade, libérant les colonnes des agendas où tout pouvait être progressivement rayé – progressivement, une vie académique parallèle se réorganisa toutefois sur Zoom, Skype, Join.Me ou BigBlueButton, revenant effriter insensiblement les longues plages de la recherche et de l’écriture qui s’étaient dégagées dans les premières semaines.
3Le temps de la recherche confinée ne fut pas exclusivement celui des écrans et des ordinateurs, même si, à coup sûr, les chercheurs en explorèrent comme jamais auparavant les ressources digitales et les richesses en ligne, en quête de séries inconnues, d’ouvrages ou de périodiques fraîchement numérisés, de matériaux inédits. Les visionneuses digitales ont permis de regarder des milliers de pages et de documents, dont on a pu extraire des images, des fragments, des sections enregistrées dans des dossiers thématiques. Mais ce fut aussi le temps de la redécouverte de sa bibliothèque personnelle, toujours un peu désordonnée et jamais complètement rangée, puisque les livres déplacés au gré des besoins n’y sont pas toujours remis à leur bonne place ; puisque les nouveaux livres entrants y sont souvent glissés à la hâte comme on truffe un livre d’images ou de paperolles. Ce fut donc l’occasion de rangements et de découvertes semblables à ces petits événements qui se produisent immanquablement quand on emballe et déballe sa bibliothèque à la faveur d’un déménagement, venant rompre ce que Walter Benjamin a identifié comme « le léger ennui du classement [1] », surgissant dès que les volumes sont soigneusement alignés sur des étagères. Redécouvrir un livre oublié, ou qu’on croyait prêté ou perdu à jamais, fut une joie de bibliophile, souvent accompagnée du plaisir de la lecture ou de la relecture. Des idées d’articles ou des développements de démonstration surgirent de ces interstices.
4Dans le même ordre d’idée, on doit évoquer les dossiers dormants qui n’ont jamais si bien porté leur nom que pendant le confinement où l’on a tenté de les réveiller. Ces chemises en papier pelure ou carton fort, aux couleurs vives ou fanées, pleines de notes de lectures ou de dépouillements, de photocopies passées, d’images et de reproductions diverses, dans lesquelles le dossier documentaire d’une recherche a été rassemblé en liasse, changèrent de statut. Ces recherches plus ou moins avancées, parfois abouties mais abandonnées – parfois depuis beau temps, sans qu’on sache plus très bien pour quelle raison – au seuil de leur mise en forme par l’écriture, ont vu leur intérêt regagner en lustre et en actualité. On s’y replonge avec délices, pour tromper le temps et retremper sa mémoire (comme on trempe l’acier). On renoue ainsi avec un sujet qu’on se dit avoir mésestimé et, d’un coup, l’envie surgit de réparer cette injustice. C’est le moment de reprendre cette voie dont on s’était éloigné par bifurcations ou au gré de chemins de traverse empruntés vers d’autres chantiers. On décrète l’urgence à reprendre le dossier, clore la recherche et finaliser le texte. Mais il n’y a pas qu’un dossier. D’autres suivent, qui rappellent des préoccupations anciennes et le passage des années. On les met à l’écart, dans une sorte de fièvre à vouloir les reprendre tous, à la suite les uns des autres, en dépit de la bigarrure des objets que souligne celle de la couleur des dossiers. Ils forment bientôt une pile qui devient l’horizon de la fin du confinement, borne ou balise suspendue à l’incertitude à laquelle on s’arrime. Mais la pile décourage vite et assourdit l’impériosité. Il faudra finalement hiérarchiser, prioriser, choisir, pour que ces affaires ressuscitées soient menées à leur terme d’ici le déconfinement annoncé.
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6Un autre lieu de ressources s’avéra important, au fil des semaines : la boîte à lettres. En dépit de la réduction des distributions postales (du mardi au jeudi, au plus fort de l’épidémie), le courrier a permis d’augmenter les ressources du chercheur, par le biais des sites de vente en ligne. En furetant parfois pendant des heures, un peu comme on flâne dans un vide-grenier, d’un étal à l’autre, on a déniché des trouvailles chez les libraires d’occasion, chez les collectionneurs ou les marchands de vieux papiers, d’images et d’éphémères imprimés. Il suffisait d’enchérir ou de cliquer sur le bouton « achat immédiat » pour devenir le propriétaire d’un document convoité qu’au préalable on avait bien scruté à la loupe virtuelle et sur un détail duquel on avait même pris le temps d’interroger le vendeur. Ce sont ainsi des séries de documents qu’on a pensé compléter, d’autres qu’on a voulu inventer en inaugurant de nouveaux ensembles thématiques nourris grâce à l’efficacité des moteurs de recherche de ces sites marchands. Le confinement a fait flamber la passion des corpus à constituer : ce fut une manière de s’extraire d’entre les murs, de jeter des ponts et partir en explorateur ou en pionnier à la découverte de nouvelles contrées. Combien d’heures aura-t-on passé à dépouiller les données obtenues en fonction de critères croisés ou de termes légèrement modifiés pour faire varier les résultats. On s’est découvert collectionneur parmi les collectionneurs, fébrile et obsessionnel, inscrivant dans son agenda la date et l’heure de clôture d’une enchère, comme s’il s’agissait d’un rendez-vous capital. Après chaque passage du facteur, on vérifiait que soient arrivés dans la boîte à lettres le paquet d’un livre emballé, l’enveloppe doublée où l’on trouvait le document attendu, le carton abritant un lot de vieux papiers au milieu duquel dormait un petit trésor.
7À l’heure (18 h 56, le 16 juin 2020) où je boucle ces lignes, le déconfinement progressif n’en est pas à son terme et n’a pas donné le coup d’arrêt définitif à ces pratiques, puisque les bibliothèques, les dépôts d’archives et les centres de documentation des musées n’ont pas encore rouvert leurs salles de consultation. Mais je m’interroge sur ce qui nous restera de cette expérience, aussi étrange qu’inattendue, de nos pratiques domestiques de nos ressources confinées. J’ai souvent pensé, durant ces semaines, au goût de l’archive si finement instruit et questionné par Arlette Farge [2], avec qui je partage l’émotion produite par la poésie et la sensualité attachées à la matérialité du document surgi du passé. Mais, de la même manière que « faute de grives on mange des merles », à défaut de documents physiquement accessibles, la dématérialisation par digitalisation, en dépit de sa froideur aseptisée, aura été une ressource précieuse, un substitut salvateur au « matériau vivant [3] » qu’est l’archive.