Notes
-
[1]
Jean-Jacques Rousseau, Rêverie du promeneur solitaire, Paris, Garnier-Flammarion, 1964 [1782].
-
[2]
Ce thème est actuellement étudié sur l’ensemble du xixe siècle par le professeur Pierre Wat dans le cadre de ses cours à Paris 1 Panthéon-Sorbonne depuis 2016.
-
[3]
Bernard Noël, Gustave Moreau par ses contemporain (Bloy, Huysmans, Lorrain, Montesquiou, Proust…), Paris, Les Éditions de Paris, coll. « Littérature », 1998.
-
[4]
Françoise Hildesheimer, « Les sources documentaires », dans Simone Bernard-Griffiths, Pierre Glaudes, Bertrand Vibert (dir.), La fabrique du Moyen Âge au xix e siècle. Représentations du Moyen Âge dans la culture et la littérature françaises du xix e siècle, Paris, Honoré Champion, « Romantisme et modernités », 2006, p. 75-90.
-
[5]
Les « monographies» d’artistes constituées sur le modèle vasarien au xixe siècle, l’épanouissement de la critique d’art et encore, la multiplication des ouvrages de vulgarisation des savoirs révèlent la volonté d’une nouvelle écriture de l’histoire de l’art.
-
[6]
Michela Passini, La fabrique de l’art national. Le nationalisme et les origines de l’histoire de l’art en France et en Allemagne 1870-1933, Paris, Éditions de la MSH, coll. « Passages/Passagen », 2012.
-
[7]
Roland Recht, Penser le patrimoine mise en scène et mise en ordre de l’art, Paris, Hazan, 1998.
-
[8]
Sâr Joséphin Péladan, « Gustave Moreau », L’Ermitage, janvier 1895, p. 29-34.
-
[9]
Louis Moreau, Considérations sur les Beaux-Arts, Paris, Imprimerie de Selligue, 1831, p. 1-38.
-
[10]
Sâr Joséphin Péladan, « Gustave Moreau », art. cité.
-
[11]
Pierre-Louis Mathieu, « La bibliothèque de Gustave Moreau », La Gazette des Beaux-Arts, avril 1978, p. 155-162.
-
[12]
Claire Barbillon, « La grammaire comme modèle de l’histoire de l’art », dans R. Recht, P. Sénéchal, C. Barbillon, F.-R. Martin (dir.), Histoire de l’histoire de l’art en France au xix e siècle, Paris, La Documentation française, 2008, p. 433-445.
-
[13]
Nicolas-Xavier Willemin, Monuments français inédits pour servir à l’histoire des arts, t. 1er, Paris, Chez Mlle Willemin, rue de sèvres, no 19, 1839.
-
[14]
Owen Jones, Grammaire de l’ornement illustrée d’exemples pris de divers styles d’ornements, Londres/Paris, day and Son, Limited, gate Sreet, Lincoln’s inn fiels/Chez Cagnon, rue de l’Est, 1865.
-
[15]
Bernard Noël, Gustave Moreau par ses contemporains, op. cit.
-
[16]
Peter Cooke, Écrits sur l’Art par Gustave Moreau, sur ses œuvres et sur lui-même. Théorie et critique d’art, Paris, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, coll. « Bibliothèque artistique et littéraire », 2 vol., 2002.
-
[17]
Écrits inédits conservés au musée Gustave Moreau : Arch GM 432 recto, « Les Allemands, peuple de brutes sauvages » ; Arch GM 434, « Honte et malheur à ce peuple ».
-
[18]
Christian Amalvi, « Les deux Moyen Âge des savants dans la seconde moitié du xixe siècle », Le Moyen Âge au miroir du xix e siècle (1850-1900), Paris, L’Harmattan, 2003, p. 11-25.
-
[19]
Théophile Gautier, « Salon de 1864. (3e article) », Le Moniteur universel, vendredi 27 mai 1864, no 148.
-
[20]
Théophile Gautier, « Salon de 1865. VII. Peinture », Le Moniteur universel, dimanche 9 juillet 1865, no 190.
-
[21]
Marie-Cécile Forest, Françoise Frontisi-Ducroux, Pierre Pinchon (dir.), Gustave Moreau. Hélène de Troie. La beauté en majesté, cat. expo., musée Gustave Moreau, du 21 mars au 25 juin 2015, Lyon, Fage éditions, 2012.
-
[22]
Christian Corvisier, « La vision “troubadour” du château gothique, imagerie et réalisations », dans M. Briat-Philippe (dir.), L’invention du passé, Gothique mon amour 1802-1830, Paris, Hazan, 2014, p. 21-29.
-
[23]
Émile Zola, « Deux expositions d’art au mois de mai », Le Messager de l’Europe, Juin 1876.
-
[24]
Eugène Fromentin, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade » 1984. « M. Gustave Moreau habite un monde supérieur, celui des idées ; il cherche pour des pensées très rares, des moyens d'expression inusités […] Habitué à se mouvoir à l’aise dans les régions du rêve et de l’idéal, il s’embarrasse et trébuche quand il lui faut redescendre sur terre. »
-
[25]
Dominique Berthet, L’utopie, art, littérature et société, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », série esthétique, 2010.
-
[26]
Dominique Berthet, « L’art, une utopie incarnée ? », dans Id. (dir.), L’utopie, art, littérature et société, op. cit.
-
[27]
Ibid.
-
[28]
Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’anti Œdipe, Paris, Minuit, coll. « critique », 1972.
-
[29]
Hélène Sirven, « Utopie et vulgarisation des mondes lointains », dans Dominique Berthet (dir.), L’utopie, art, littérature et société, op. cit., p. 203-246.
-
[30]
Dominique Berthet, Le fragment, Fort-de-France, CEREAP, « Recherches en esthétique », 2008.
-
[31]
Marcel Proust, « Notes sur le monde mystérieux de Gustave Moreau », Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, 1971 [1954], p. 667-674.
-
[32]
Évelyne Artaud (dir.), L’inachevée conception, cat. expo., Campredon Centre d’art, du 5 juillet au 5 octobre 2014, Paris, Lienart, 2014.
Les maux réels ont sur moi peu de prise, je prends aisément mon parti sur ceux que j’éprouve mais pas sur ceux que je crains. Mon imagination effarouchée, les combine, les retourne, les étend et les augmente [1].
1Suite au rationalisme des Lumières, le xixe siècle ressent le rapport au monde comme un éloignement de son origine divine ; les transformations et les bouleversements sociaux et politiques de l’époque contribuent à une approche négative de l’histoire. L’artiste s’interroge alors sur l’attitude à adopter face à son histoire changeante et instable. Plusieurs alternatives sont adoptées par les artistes soumis au « mal du siècle » qu’évoque Alfred de Musset dans La confession d’un enfant du siècle. L’imaginaire offre à l’artiste le principal moyen de réaliser ce qu’évoque James Joyce, un éveil de l’histoire cauchemardesque par l’usage d’une autre réalité [2].
2Un artiste traverse le xixe siècle et semble très perméable aux épreuves historiques de son siècle : Gustave Moreau (1826-1898). Présenté comme le chef de file du symbolisme par ses contemporains et ses descendants, élevé au rang de maître, l’artiste fut à la fois objet de culte et de mépris. Avant de se réfugier dans un monde fantasmagorique, Moreau tente de donner un dernier éclat à la peinture d’histoire, en perte de vitesse depuis plus d’un demi-siècle. Si les fondements de son art prennent essence dans le grand genre, sa « révolte » contre les institutions de son siècle (politiques, sociales ou artistiques) l’entraîne vers un repli. En effet, ses peintures, recompositions imaginaires et archaïques des arts du passé, ouvrent et associent des champs iconographiques inédits que la critique compare à des rêves « d’opium ».
3Gustave Moreau est perçu, dès lors, comme un peintre de vieilleries, vieilleries étranges et déroutantes. Pourtant, force est de constater que chaque détail des œuvres de Moreau est issu de son siècle et de sa politique patrimoniale engagée. Chaque morceau de ses œuvres monumentales (Ill. 1) est un fragment de miniature, d’architecture ou d’objets redécouverts et revalorisés par son siècle. Moreau utilise ce qui compose l’histoire de sa génération centrée sur les résurgences multiples des périodes anciennes. Profondément actuelle, sa culture visuelle révèle un homme établi et investi dans son temps, comme le souligne habilement Edgar Degas : « Gustave Moreau, un ermite ? Un ermite qui sait l’heure des trains [3]. »
4Il faudrait alors envisager de cerner le caractère accumulateur de l’artiste, piochant et compilant précieusement chaque fragment de son siècle. Chacun de ses morceaux devient alors la pièce d’un puzzle donnant naissance à un ailleurs. Si cet ailleurs reste connecté à une réalité, Moreau la déplore. Ainsi, plus encore que l’usage et la fonction des périodes anciennes dans l’œuvre d’un peintre du xixe siècle, cet article souhaiterait comprendre comment l’artiste est le réceptacle, le symptôme de l’histoire et des arts de son siècle.
Ill. 1 – Gustave Moreau, Les Chimères, 1884, Huile sur toile, 236 × 204 cm, Paris, musée Gustave Moreau
Ill. 1 – Gustave Moreau, Les Chimères, 1884, Huile sur toile, 236 × 204 cm, Paris, musée Gustave Moreau
Histoire plurielle : accumulation fragmentaire
5Tout concourt pour faire du xixe siècle le siècle de l’histoire [4]. Outre l’enthousiasme pour l’histoire du siècle, la naissance d’un sentiment national post-révolutionnaire, la construction d’institutions de savoirs et la multiplication d’écrits sur l’art [5] entament une nouvelle écriture de l’histoire. Dans ce sens, Michela Passini explique que « l’écriture de l’histoire de l’art, qui par la primauté qu’elle accorde au facteur national » est « une clé d’interprétation des phénomènes artistiques » [6]. Moreau est bercé par cette recherche nationale identitaire et par cette volonté de rassemblement des « restes de l’histoire [7] ». À l’image de son siècle, Moreau accumule les savoirs en fréquentant d’une part les musées, les bibliothèques parisiennes et, d’autre part, en voyageant par le livre. À partir de cela, l’artiste tente une synthèse comme l’évoque lors d’un entretien Gustave Moreau à Joséphin Péladan :
Je veux, me dit-il, accumuler les idées évocatrices dans mes œuvres de façon à ce que le possesseur d’un unique ouvrage y puisse retrouver une fomentation renouvelée ; […] D’année en année, j’ajoute des détails argumentatifs, […] car je veux que mon art apparaisse, tout à coup et tout entier, un moment après ma mort [8].
Le musée, fragment du xixe siècle
7Au cours de la Révolution, point d’orgue de l’horreur, le peuple vandalise et détruit son patrimoine, garde-fou des élites. Aliénée, l’histoire se fracture. Comme le souligne Pierre Nora, la mémoire collective, ressentant le besoin de s’incarner dans des lieux, donne naissance au musée. Les ruines de l’histoire sont alors redécouvertes, réutilisées et parfois réinterprétées. Grâce à son père [9] qui revendique une éducation artistique, Moreau fréquente le musée en parcours initiatique. Le musée est pour lui source de formes et de réflexions à renouveler, répertoire à maîtriser pour s’accomplir peintre d’histoire.
8Gustave Moreau s’applique dans un premier temps à découvrir les arts antiques et renaissants ; puis, l’artiste se rend très vite au contact des héritages médiévaux. Sa découverte du Moyen Âge occidental et oriental dans les années 1850, grâce aux peintres romantiques et ses visites répétées au Louvre, lui ouvre les portes du passé et de son écriture au xixe siècle. En effet, « les » Moyen Âge que l’artiste observe sont ceux d’un xixe siècle engagé dans la mise en valeur des collections d’arts décoratifs avant tout. Émaux dessinés au Louvre, miniatures consultées à la bibliothèque de l’Arsenal et tapisseries observées au musée de Cluny, deviennent autant de supports et de motifs examinés et expérimentés par l’artiste parisien. Les bibliothèques parisiennes, tout autant que les musées, abritent des collections nouvellement constituées ; Moreau, fasciné, les arpente et les contemple. Il n’est pas alors étrange d’aller dans le sens de Péladan quand celui-ci rapporte que Moreau est comme « un index de toutes les palettes du xixe siècle [10] ».
Le livre, morceau et écriture de l’histoire
9Plus encore, le peintre se constitue tout au long de sa vie de très riches fonds bibliographiques, révélant un éclectisme certain, dans lesquels il puise la source de son inspiration. Moreau exploite un outil de travail primordial qui complète sa culture visuelle : sa bibliothèque composée de près de 1 300 ouvrages [11]. Très variés, les ouvrages de l’artiste se sont accumulés dans son hôtel particulier grâce à son père, à sa curiosité personnelle et sa position de peintre. Diversifiés dans leurs genres, ses ouvrages révèlent une culture littéraire classique. Pascal, Chateaubriand ou Goethe sont des guides dont il copie certains passages, morceaux de réflexions pour construire son art pluriel. Toutefois, les ouvrages qui l’intéressent a fortiori dans sa recherche plastique sont des ouvrages illustrés. Les revues de vulgarisation de son siècle, les grammaires ornementales [12] et les recueils iconographiques sont à plus forte raison choisis par l’artiste.
10En effet, l’artiste réalise de nombreuses copies de recueils iconographiques issus des campagnes de sauvegarde du patrimoine médiéval de la fin du xviiie siècle. Ces ouvrages tentent pour la première fois de retracer la chronologie du Moyen Âge occidental en reproduisant des œuvres sous forme de lithographies. Ces auteurs [13] ambitionnent d’inventorier les œuvres médiévales et d’en faire une source d’inspiration pour les peintres désireux de traiter des sujets d’histoire. Il porte également un grand intérêt aux grammaires ornementales. À cette époque, un phénomène de rationalisation du vocabulaire décoratif se met en place, notamment par la parution de « grammaires » : Moreau, qui possède dans sa bibliothèque ce type d’ouvrage, reprend cette idée à son compte, copie et entremêle les motifs éclectiques antiques, médiévaux, orientaux variés et reconstruit, avec profusion, des tableaux envahis par l’ornement [14]. Enfin, les revues de vulgarisation du xixe siècle sont la troisième source essentielle de copie. La vulgarisation des savoirs et le pouvoir de la presse au xixe siècle sont des instruments modernes que Moreau utilise en outils de travail. La revue du Magasin Pittoresque, revue de vulgarisation hebdomadaire très illustrée est l’une de ses principales sources. Moreau glane et butine dans cette revue des centaines d’images et détails d’illustrations « interprétées » des périodes médiévales notamment afin de façonner l’œuvre finale.
11Ces ouvrages, qu’ils soient de nature théorique ou qu’ils prêtent à la copie, sont une base d’étude et de recréation. Concepts et illustrations constituent pour l’artiste un immense répertoire : chaque morceau de son siècle bâtit son œuvre, en construction.
De l’hybridation à l’émergence d’un ailleurs : recomposition de fragments historiques
12« Entouré d’un bric-à-brac de faux antiquaires, pataugeant dans le carton peint et marbre imité, il plaçait partout le déchet de ses délires [15]. » Comme le souligne le critique Gustave Coquiot, Moreau accumule avec obsession une masse documentaire considérable donnant lieu à la réalisation de près de 13 000 dessins et de centaines d’écrits. Ses dessins, exercices quotidiens auxquels il s’astreint, lui permettent d’absorber formes et idées pour trouver son idéal. L’artiste observe ainsi toutes les périodes de l’histoire puis collecte des motifs au caractère essentiellement décoratif et ornemental. Ses choix semblent de fait profondément esthétiques. Chaque dessin est une pièce d’un puzzle que l’artiste souhaite prélever de son contexte, extraire voire déconnecter de son milieu et enfin, déconstruire pour mieux recomposer. Ainsi, ses esquisses semblent pulvériser l’unité des formes et des styles que le xixe siècle tente pourtant de rationaliser. Face à cette documentation dense et diversifiée, centrée sur la connaissance souvent inédite des arts anciens et sur le rassemblement des œuvres d’art au sein de nouvelles institutions, Moreau déconstruit schémas et codes artistiques.
13Ses écrits [16] vont également dans ce sens. Très décousus et fragmentés, ses carnets d’écriture abordent une histoire large : celle des périodes anciennes portées au nu, celle des maîtres, adulés, mais aussi celle de son siècle. Cette dernière est souvent malmenée et critiquée. Frondeur, Moreau met à mal ses contemporains, s’insurge contre les institutions et les bouleversements politiques et sociaux. Ainsi, déverse-t-il, tourmenté et furieux, sa haine des Allemands durant la guerre Franco-prussienne dans laquelle il ne s’engage que quelques mois [17]. Ceci lui inspire un projet monumental nommé la France vaincue. Il adopte à la fois un format – le polyptyque – et un vocabulaire « médiévalisant » pour rendre compte de cette époque violente. Pourtant anachronique, il projette ce moment d’histoire dans le passé et propose une variation profondément moderne : à l’image des historiens de la deuxième moitié du xixe siècle [18], il tente de comprendre son présent par analogie avec le passé. Aussi propose-t-il une alternative : explorer les idées universelles du passé afin d’appréhender le présent. Le Moyen Âge – ses guerres et sa légende – permet à Moreau d’appréhender son histoire et de la mettre à distance.
14Par ce processus d’analyse impulsive et fragmentée de son histoire, par sa désarticulation des périodes étudiées et copiées, Moreau décompose le tableau futur. Son rapport à l’histoire est alors scindé en une multitude de perceptions qu’il entremêle et recrée à sa convenance. Dès le début de sa carrière, le peintre associe ses compilations. L’union inédite plastique de ses fragments déstabilise la critique qui le jette en pâture. Successivement, en 1864 et 1865, il expose des œuvres à sujet mythologique, Œdipe et le Sphinx, Jason et Orphée. Théophile Gautier compare pourtant Œdipe à un « Hamlet grec [19] », la Médée de Jason et la jeune fille Thrace d’Orphée à des « châtelaines du Moyen Âge [20] ». Cet « hellénisme gothique » dont parle Gautier est précisément l’association inédite de motifs éclectiques jamais conjugués auparavant. Le tableau le plus révélateur à cet égard est l’une des ultimes peintures de l’artiste, Jupiter et Sémélé (Ill. 2). Cette œuvre, composée d’une multitude de fragments, s’inspire à la fois du polyptyque médiéval d’Anchin de Jean Bellegambe et des modèles de la théogonie indienne. Guidé également par des lectures contemporaines plus érudites, le peintre entrelace ses influences multiples. Aussi, lors de l’avènement symboliste, Gustave Moreau revient sur le mythe d’Hélène qui devient une Hélène glorifiée : un déplacement du mythe grec s’opère vers le germanisme médiéval sous l’influence du Faust de Goethe [21].
Ill. 2 – Gustave Moreau, Jupiter et Sémélé, 1895, Huile sur toile, 212 × 118 cm, Paris, musée Gustave Moreau.
Ill. 2 – Gustave Moreau, Jupiter et Sémélé, 1895, Huile sur toile, 212 × 118 cm, Paris, musée Gustave Moreau.
15Ainsi cette hybridation et ces recompositions conduisent-elles naturellement l’artiste vers un ailleurs. Le peintre semble rêver et poétiser son histoire. En effet, Moreau ne s’emploie pas comme les artistes troubadours à faire « revivre un souvenir historique dans son cadre architectural [22] » ; le peintre s’approprie, réinvente et détourne les arts anciens qu’il rencontre au fil des redécouvertes de l’époque. Il emprunte alors aux éléments du réel et de l’histoire pour construire un univers illusoire et chimérique. Bestiaire fantastique, mythologie gréco-romaine, dame à la licorne, cathédrale ou ville gothique, sont autant de sujets que Moreau entrelace pour créer un monde sublimé et rêvé à l’image de son œuvre L’Apparition (Ill. 3). Dans ses citations plastiques antiques ou médiévales multiples, Moreau propose une stratigraphie historique où la réalité n’a que peu de place. Critiques [23], commentateurs amis [24] et l’artiste lui-même assimilent l’émergence de ce monde illusoire au rêve. L’ailleurs que crée Moreau est un monde syncrétique où religions, époques, natures et continents se touchent et se complètent. Ses juxtapositions créent à la fois un ailleurs imaginaire et fantasmé, invitation au voyage, « douceur d’aller vivre là-bas » comme l’immortalise Baudelaire dans Les Fleurs du mal.
Ill. 3 – Gustave Moreau, L’Apparition, non datée, Huile sur toile, 142 × 103 cm, Paris, musée Gustave Moreau
Ill. 3 – Gustave Moreau, L’Apparition, non datée, Huile sur toile, 142 × 103 cm, Paris, musée Gustave Moreau
Rêver contre l’histoire : rêver pour oublier et déplorer ce qui n’est plus
16Cependant, l’utopie est aussi « ce qui nous manque dans le monde » reprend Dominique Berthet des mots d’Édouard Glissant [25]. Moreau, à la fois en déplorant les manquements des artistes et en se désolant de la période positiviste, donne à repenser l’origine en partant à la quête d’un univers primordial perdu que la technique a éloigné toujours plus de l’homme. Son rêve est alors un espace de résistance :
Cette résistance aux évolutions nouvelles est bonne ; elle est un filtre ; à travers passe goutte à goutte la liqueur nouvelle, et toutes les folies, les erreurs […] inhérentes à une trouvaille récente restent au fond [26].
18L’artiste résiste à l’effondrement des savoirs et à l’oubli du passé en accumulant chaque détail de son histoire. L’usage du fragment pour composer son utopie est, de fait, précisément complémentaire. Dès l’époque romantique, la naissance du fragment évoque un glissement vers une beauté incomplète et vers l’interrogation de l’absence. Le motif de la ruine romantique possédait déjà une portée représentative d’un tout et était le témoignage du présent. Ainsi, le peintre propose un récit fragmentaire comme empreinte de l’histoire. Dans ce sens, Moreau donne à voir une « œuvre archive » par la multiplication des références historiques et géographiques. L’œuvre de Moreau dévoile une mémoire morcelée de l’art afin de ne pas oublier les origines de l’histoire de son siècle. Par son discours artistique, Moreau souhaite affirmer son désir de renouvellement des formes artistiques ancestrales et du bon usage de celles-ci.
19Moreau investit également le passé pour mieux appréhender et pour mieux lutter contre le présent. « L’utopie est inséparable du réel et du vécu. Elle n’est pas, contrairement à l’idée reçue, l’irréel ou le rêve, mais un espoir chevillé à la vie [27]. » En utilisant des morceaux de réalité pour recomposer un univers illusoire, l’œuvre de l’artiste est une caisse de résonnance à une société désenchantée. Ainsi, extrait-il les arts anciens pour les implanter dans un contexte contemporain, « déterritorialisation » selon les termes de Gilles Deleuze [28], afin de définir un nouvel idéal qui embrasse le réel. Créer des rêves ou des utopies est un moyen dynamique de rencontrer le réel [29]. Plus encore, du réel, l’œuvre de Moreau semble mûrir une violence à l’égard de son siècle.
Le caractère éclaté, brisé, détaché, isolé du fragment évoque une violence. Il renvoie à une blessure, une fracture, une rupture, une perte. La séparation du fragment entraîne la destruction de la totalité […]. Morcellement, discontinuité, dispersion, éparpillement sont autant de termes qui renvoient aussi à l’idée de fragment [30].
21Cette violence évoquée par Dominique Berthet est tout à fait évocatrice dans l’œuvre de Gustave Moreau. En éclatant son histoire, et, en créant un nouveau monde, Moreau rompt avec son temps, qu’il ne comprend plus, et met à distance la société positiviste et industrielle qu’il a en horreur. En pulvérisant également les codes de sa discipline, il met en pièce les arts de son histoire, et souhaite redonner une nouvelle vie, une nouvelle dignité à ces « restes » d’histoire qui prennent sens au xixe siècle afin de redéfinir de nouveaux rails de représentations et de pensées.
Le rêve ou l’arrêt de la marche de l’histoire
22« Ces paysages de Moreau sont […] comme si les montagnes, le ciel, les bêtes, les fleurs avaient été vidés en un instant de leur précieuse essence d’histoire [31]. » En « explosant » les formes artistiques de l’histoire, Moreau détruit le sens historique des périodes anciennes. Ces morceaux d’histoire ne seraient-ils pas, plus qu’une recherche plastique, des instruments de destructions de l’espace/temps ? Dans cet art fragmentaire et onirique, Gustave Moreau semble brouiller, plus que les frontières du rêve et du réel, les bornes temporelles et géographiques de son histoire. En ce sens, la pratique même de l’artiste est révélatrice de cette volonté. La multiplication de certains motifs ornementaux ou iconographiques et l’inachèvement perpétuel de certaines œuvres nous mettent face à une problématique essentielle : celle du processus infini. Moreau démultiplie les dessins et copies de mêmes motifs et revient sans cesse sur sa toile, ajoutant parfois des années après des détails sur l’œuvre. Son obsession accumulatrice participe dès lors au morcellement de la toile, à la création d’un ailleurs et à l’émergence d’une représentation atemporelle. Comme le souligne Évelyne Artaud, « l’œuvre devient fragment d’infini… un fragment premier qui contiendrait en puissance toutes les lignes passées et à venir [32] ». Moreau nous entraîne dans un espace où l’accumulation de formes entraîne un déséquilibre de la perception du monde. Le peintre nous permet de façon inédite d’intégrer un monde atemporel qui ouvre l’espace à l’infini des possibles. Si le fragment n’est qu’une partie d’un tout, un morceau d’histoire, d’objet ou d’œuvre, sa recomposition fantasmagorique permet la recréation d’un tout cohérent, un idéal plastique, une idéologie artistique.
23Riche de sa diversité et de ses associations, l’œuvre de Gustave Moreau se densifie au fil des époques, des apports et découvertes de son temps. Véritable caléidoscope, elle évolue et se transforme en s’adaptant aux goûts, aux discours et aux acteurs de son siècle. Gustave Moreau entretient durant ses quarante années de création, un dialogue avec son histoire en construction qui se dévoile morceaux après morceaux. L’artiste accumule, déconstruit et recompose ces fragments dans lesquels il se cherche en qualité d’artiste et en tant qu’homme de son temps. Son souhait, sans doute marginal pour la majorité de ses contemporains, est alors de proposer une alternative, remède ou réponse à son époque par le biais du rêve ; rêve d’un homme éveillé.
Mots-clés éditeurs : patrimoine, transformation, imaginaire, ailleurs, fragmentation, livre, échappatoire
Mise en ligne 22/05/2018
https://doi.org/10.3917/sr.045.0175Notes
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Jean-Jacques Rousseau, Rêverie du promeneur solitaire, Paris, Garnier-Flammarion, 1964 [1782].
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Ce thème est actuellement étudié sur l’ensemble du xixe siècle par le professeur Pierre Wat dans le cadre de ses cours à Paris 1 Panthéon-Sorbonne depuis 2016.
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[3]
Bernard Noël, Gustave Moreau par ses contemporain (Bloy, Huysmans, Lorrain, Montesquiou, Proust…), Paris, Les Éditions de Paris, coll. « Littérature », 1998.
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[4]
Françoise Hildesheimer, « Les sources documentaires », dans Simone Bernard-Griffiths, Pierre Glaudes, Bertrand Vibert (dir.), La fabrique du Moyen Âge au xix e siècle. Représentations du Moyen Âge dans la culture et la littérature françaises du xix e siècle, Paris, Honoré Champion, « Romantisme et modernités », 2006, p. 75-90.
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[5]
Les « monographies» d’artistes constituées sur le modèle vasarien au xixe siècle, l’épanouissement de la critique d’art et encore, la multiplication des ouvrages de vulgarisation des savoirs révèlent la volonté d’une nouvelle écriture de l’histoire de l’art.
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[6]
Michela Passini, La fabrique de l’art national. Le nationalisme et les origines de l’histoire de l’art en France et en Allemagne 1870-1933, Paris, Éditions de la MSH, coll. « Passages/Passagen », 2012.
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[7]
Roland Recht, Penser le patrimoine mise en scène et mise en ordre de l’art, Paris, Hazan, 1998.
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[8]
Sâr Joséphin Péladan, « Gustave Moreau », L’Ermitage, janvier 1895, p. 29-34.
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[9]
Louis Moreau, Considérations sur les Beaux-Arts, Paris, Imprimerie de Selligue, 1831, p. 1-38.
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[10]
Sâr Joséphin Péladan, « Gustave Moreau », art. cité.
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[11]
Pierre-Louis Mathieu, « La bibliothèque de Gustave Moreau », La Gazette des Beaux-Arts, avril 1978, p. 155-162.
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[12]
Claire Barbillon, « La grammaire comme modèle de l’histoire de l’art », dans R. Recht, P. Sénéchal, C. Barbillon, F.-R. Martin (dir.), Histoire de l’histoire de l’art en France au xix e siècle, Paris, La Documentation française, 2008, p. 433-445.
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[13]
Nicolas-Xavier Willemin, Monuments français inédits pour servir à l’histoire des arts, t. 1er, Paris, Chez Mlle Willemin, rue de sèvres, no 19, 1839.
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[14]
Owen Jones, Grammaire de l’ornement illustrée d’exemples pris de divers styles d’ornements, Londres/Paris, day and Son, Limited, gate Sreet, Lincoln’s inn fiels/Chez Cagnon, rue de l’Est, 1865.
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[15]
Bernard Noël, Gustave Moreau par ses contemporains, op. cit.
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[16]
Peter Cooke, Écrits sur l’Art par Gustave Moreau, sur ses œuvres et sur lui-même. Théorie et critique d’art, Paris, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, coll. « Bibliothèque artistique et littéraire », 2 vol., 2002.
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[17]
Écrits inédits conservés au musée Gustave Moreau : Arch GM 432 recto, « Les Allemands, peuple de brutes sauvages » ; Arch GM 434, « Honte et malheur à ce peuple ».
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[18]
Christian Amalvi, « Les deux Moyen Âge des savants dans la seconde moitié du xixe siècle », Le Moyen Âge au miroir du xix e siècle (1850-1900), Paris, L’Harmattan, 2003, p. 11-25.
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[19]
Théophile Gautier, « Salon de 1864. (3e article) », Le Moniteur universel, vendredi 27 mai 1864, no 148.
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[20]
Théophile Gautier, « Salon de 1865. VII. Peinture », Le Moniteur universel, dimanche 9 juillet 1865, no 190.
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[21]
Marie-Cécile Forest, Françoise Frontisi-Ducroux, Pierre Pinchon (dir.), Gustave Moreau. Hélène de Troie. La beauté en majesté, cat. expo., musée Gustave Moreau, du 21 mars au 25 juin 2015, Lyon, Fage éditions, 2012.
-
[22]
Christian Corvisier, « La vision “troubadour” du château gothique, imagerie et réalisations », dans M. Briat-Philippe (dir.), L’invention du passé, Gothique mon amour 1802-1830, Paris, Hazan, 2014, p. 21-29.
-
[23]
Émile Zola, « Deux expositions d’art au mois de mai », Le Messager de l’Europe, Juin 1876.
-
[24]
Eugène Fromentin, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade » 1984. « M. Gustave Moreau habite un monde supérieur, celui des idées ; il cherche pour des pensées très rares, des moyens d'expression inusités […] Habitué à se mouvoir à l’aise dans les régions du rêve et de l’idéal, il s’embarrasse et trébuche quand il lui faut redescendre sur terre. »
-
[25]
Dominique Berthet, L’utopie, art, littérature et société, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », série esthétique, 2010.
-
[26]
Dominique Berthet, « L’art, une utopie incarnée ? », dans Id. (dir.), L’utopie, art, littérature et société, op. cit.
-
[27]
Ibid.
-
[28]
Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’anti Œdipe, Paris, Minuit, coll. « critique », 1972.
-
[29]
Hélène Sirven, « Utopie et vulgarisation des mondes lointains », dans Dominique Berthet (dir.), L’utopie, art, littérature et société, op. cit., p. 203-246.
-
[30]
Dominique Berthet, Le fragment, Fort-de-France, CEREAP, « Recherches en esthétique », 2008.
-
[31]
Marcel Proust, « Notes sur le monde mystérieux de Gustave Moreau », Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, 1971 [1954], p. 667-674.
-
[32]
Évelyne Artaud (dir.), L’inachevée conception, cat. expo., Campredon Centre d’art, du 5 juillet au 5 octobre 2014, Paris, Lienart, 2014.