Notes
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[1]
Mélikah Abdelmoumen, Douze ans en France, Montréal, VLB Éditeur, 2018.
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[2]
Mélikah Abdelmoumen, L’école des lectrices. Doubrovsky et la dialectique de l’écrivain, Lyon, Presses universitaires de Lyon, « Autofiction, etc. », 2011.
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[3]
James Baldwin, « Stranger in the Village », Notes of a Native Son, Boston, Beacon Press, 1955.
1Tout a commencé en périphérie lyonnaise, un soir de décembre 2012, quelques jours avant Noël. Mon mari, mon fils et moi rentrions d’un centre commercial où nous étions allés nous procurer un arbre et des décorations. Nous roulions sur un boulevard industriel, le petit sapin attaché à côté de mon fils sur la banquette, les guirlandes, boules colorées et autres ornements dans le coffre. Arrêtés à un feu rouge, nous avons vu une voiture garée sur le trottoir devant une longue clôture recouverte d’une bâche de plastique bleue. Le coffre était ouvert et une femme y était penchée, une petite fille à ses côtés. Elles en sortaient des sacs. J’ai vite reconnu Anaïs, une amie. Nous nous sommes garés pour pouvoir aller la saluer – nous ne l’avions pas vue depuis longtemps, la vie nous ayant tous gardés très occupés.
2La gamine qui se tenait à côté d’Anaïs devait avoir dix ou onze ans. Elle portait un jean mi-long et des tongs, un sweat-shirt trop petit qui laissait sa taille, une partie de ses bras et son cou exposés au froid de décembre. Anaïs m’a expliqué qu’elle vivait de l’autre côté de la clôture et que la bâche bleue cachait un endroit où des gens sans domicile avaient construit de petites cabanes. Il n’y avait ni eau, ni électricité, ni chauffage, et dans les sacs qu’Anaïs portait il y avait des bougies, des couvertures, des bouteilles d’eau, du savon, des vêtements chauds, des denrées alimentaires, amassés ces dernières semaines grâce aux dons d’amis – j’avais alors reconnu un manteau de mon fils devenu trop petit, une paire de bottines, deux ou trois babioles.
3Nous devions partir, et Anaïs et la petite fille allaient passer de l’autre côté de la clôture, retrouver la famille de cette dernière et les autres occupants des cabanes. Nous nous sommes dit au revoir. Dans un élan que je n’aurais su m’expliquer, j’ai demandé à Anaïs si je pouvais faire plus que lui donner les vêtements dont ma famille et moi ne voulions plus. Elle m’a dit venir voir les gens derrière la clôture trois ou quatre fois par mois. Nous avons pris rendez-vous pour la semaine suivante.
4Dès mon retour à la maison, j’ai eu le réflexe, sur Facebook, de dire ce que j’avais vu et comment il me semblait que les fêtes de Noël telles que les gens de mon milieu les vivaient se passaient en vase clos, dans une bulle, un petit monde à côté duquel il y avait ce que j’avais aperçu en rentrant chez moi et qu’on refusait de se rappeler, trahissant ainsi complètement le supposé esprit de ces festivités annuelles (que j’abhorrais). J’avais besoin de témoigner de ce que je venais de découvrir. De le partager. De le révéler aux autres. Qu’ils réagissent, que nous en parlions. Que peut-être ensuite nous fassions, tous, quelque chose (j’aurais été bien embarrassée de dire quoi au juste).
5J’ai compris assez rapidement, quelques mois après peut-être, qu’une part de moi qui existait déjà, dormante, avait été réveillée par la rencontre avec Anaïs et la petite fille. Je n’avais rien découvert, car faire comme si je ne savais pas que la misère existait même dans les grandes villes riches de France et d’ailleurs aurait été hypocrite. Je n’avais pas découvert les conditions de vie de la petite fille et des siens, j’y avais été confrontée, j’avais été « mise devant », et j’avais accepté de l’intégrer dans l’image bien parcellaire que je me faisais du monde et de mon pays d’adoption, la France. Le choc était donc réel, mais pas pour les raisons qu’on pourrait croire. C’était le choc qu’on éprouve – une sorte de sidération mêlée de soulagement – quand on accepte enfin de regarder en face une chose qu’on avait toujours préféré ne pas voir, par peur, par manque de moyens, par fatigue, par lassitude…
6C’est sans doute cela que j’avais eu envie de partager en écrivant sur Facebook, et qui avait été mal compris. Parce que ce qui avait été retenu par les amis qui avaient lu mon « statut », c’était ma colère contre Noël et mon « anticonformisme », pourtant tellement répandu qu’il ne mérite pas ce nom. Alors que la chose que je voulais vraiment dire, sans doute parce que je n’avais pas pris le temps de vraiment l’expliquer dans un texte digne de ce nom, était presque passée inaperçue.
7La semaine suivante, après avoir rendu visite avec Anaïs aux personnes vivant derrière la clôture recouverte de bâches de plastique bleues, j’ai décidé de faire un deuxième essai et de commencer à écrire un blog où je tenterais de rendre compte de ce que je verrais, de l’effet que cela me ferait, bref de mieux raconter la texture de ce choc.
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9Ce qu’il y avait derrière la clôture recouverte d’une bâche de plastique ? Un monde parallèle qui ne devrait pas l’être. À l’époque, j’étais en pleine sidération devant le premier bidonville que je voyais de ma vie, « en vrai », et non dans un film, à travers le filtre d’un écran de télévision, ou encore derrière la vitre d’un TGV passant trop vite en périphérie de Paris… ou plutôt, devrais-je préciser, le premier bidonville dans lequel je déambulais.
10Anaïs m’emmenait tour à tour visiter les habitants de ces cabanes à la fois difficiles à décrire et faciles à se représenter, puisqu’elles font partie, en quelque sorte, de notre imaginaire collectif de privilégiés, tout en étant reléguées dans sa partie « monde parallèle », celle qui renferme ce qui ne nous concernera jamais directement… Baraques minuscules, sans eau ni électricité, faites de bric et de broc, à même l’herbe ou la terre battue, avec, sortant des toits rudimentaires (quelques planches ou vieilles portes, bâches de plastique pour se protéger un minimum de la pluie), ces cheminées d’où émane une fumée malodorante… puisqu’à l’intérieur de ces demeures il y a des petits poêles faits de barils de métal dans lesquels on brûle ce qu’on trouve à brûler pour se réchauffer en hiver, faire bouillir de l’eau, se faire à manger. On y brûle tout et n’importe quoi, ce qu’on peut, et c’est de là que vient cette odeur reconnaissable entre toutes : des matériaux dont sont faits les meubles bon marché que nous jetons aux ordures à la fin de leur courte vie, que d’autres récupèrent et dont ils font du bois à chauffer pour se protéger du froid.
11Donc, après le premier choc étrange de voir « dans la réalité » ces images qui avaient atteint une sorte d’irréalité à force de diffusion pixellisée, imprimée, filmée, il y a eu l’autre : pénétrer dans ces chez-soi fragiles, être reçue par leurs habitants. Traverser une frontière sociale qui semblait infranchissable. De cela aucun écran ne saura jamais vraiment rendre compte, je le crains.
12Quoi qu’il en soit, une fois qu’on a connu ce « faux choc » de la « découverte » des conditions de vie intolérables dans lesquelles vivent certains groupes de nos sociétés, on n’a encore rien vu. D’une part parce qu’on n’a pas forcément compris combien les conditions de vie qu’ils subissent et leur inscription dans la durée sont systémiques… et de l’autre, à cause des représentations des conditions de vie de ces groupes stigmatisés, qui le sont également.
13Ainsi le premier défi, lorsqu’on décide de franchir cette limite qui n’est pas censée être franchie, la barrière entre les classes socio-économiques qui nous « protège » d’eux et qui les garde loin de notre atteinte (mais pas forcément de notre regard), est de s’extraire du rôle qui nous est attribué à nous – ou dans le cas présent à moi, Gadji, favorisée, immigrée nord-américaine pour ainsi dire privilégiée, les rencontrant eux, immigrés roumains de la communauté rom, sans domicile fixe non pas par amour du nomadisme (comme le prétendent certains clichés tenaces), mais par nécessité. Bref de lutter contre tous les réflexes qui accompagnent cette position sociale dont tout est organisé pour la rendre étanche, immuable.
14Le second défi est de décoller de son propre regard les images qui y ont comme été fondues, cartes postales d’un triste tourisme, clichés du « problème rom » martelés véhiculés par les médias et qui, bien qu’on puisse être de tout à fait bonne volonté (l’enfer est pavé de bonnes intentions, dit-on), font écran entre soi et les personnes que l’on peut rencontrer dans ces lieux dont on a si souvent vu le reflet sur nos écrans de télé, d’ordinateur, ou dans les pages de nos journaux et magazines.
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16Ainsi, il n’était pas évident de démêler l’enchevêtrement d’émotions qui s’emparait de moi ce jour-là, d’abord en passant de l’autre côté de la bâche de plastique bleue et en voyant « en vrai », sous mes yeux, un bidonville ; puis en déambulant dans ses allées, puis en y rencontrant des personnes, adultes et enfants, que je saluais poliment, intimidée, au fur et à mesure que je les croisais ; et enfin lorsque certaines de ces personnes nous ont invitées, Anaïs et moi, à entrer chez elles et à boire le café, à échanger, à s’exposer quelques minutes à la chaleur odorante d’un poêle de fortune.
17 Ce que j’ai éprouvé au contact des gens qui vivaient de l’autre côté de la clôture était d’une simplicité et d’un naturel étonnants. Dans les sourires échangés, les salutations, les poignées de main, les regards, il y avait quelque chose de l’ordre de la surprise de voir que cette rencontre était possible. Et au même moment (je ne sais évidemment pas pour eux, mais pour moi c’était net), je mesurais la différence entre la simplicité de ces contacts, leur beauté en quelque sorte, et l’endroit dans lequel je me trouvais ; contraste violent entre ces possibles qui s’ouvraient entre des humains… et ce que fait la société d’une partie d’entre eux, annulant du même coup une grande partie des perspectives de rencontres entre « eux » et « nous ».
18C’est ce jour-là que j’ai rencontré D., celui que nous avons surnommé le musicien chocomane à cause du fait qu’il s’était mis à nous faire un récital de violon dans sa cabane toute déglinguée pour nous remercier, parce que nous arrivions chez lui avec des chocolats. Je n’ai pas de récentes nouvelles de lui, mais en cinq ans je l’ai vu vivre dans je ne sais combien de bidonvilles, squats et tentes avant d’en être expulsé par la police ou par un de ces incendies qui ravagent parfois ces lieux de désolation que certains n’ont pourtant pas le choix d’appeler « chez eux », et de se retrouver (quand il avait de la chance) quelques jours hébergés en urgence, mais bien temporairement, dans une chambre d’hôtel… pour finir de nouveau à la rue, obligé de retrouver un endroit où planter une tente ou de construire une cabane faite des ordures des autres. Dans la plupart de ces évacuations forcées, son violon se trouvait écrasé par un bulldozer, dévoré par les flammes, ou abandonné là parce qu’on n’avait pas donné le temps aux personnes de réunir leurs affaires avant de partir. Et il fallait en trouver un autre, puisque ce violon, c’était pour lui toute la différence entre jouer dans les rues en échange de quelques centimes, et l’humiliation de mendier, de demander de l’argent « en échange de rien » – c’est ainsi qu’il nous présentait lui-même les choses, je le précise, car je ne me permettrai jamais de juger laquelle de ces deux activités serait la moins « condamnable » dans l’absolu. La seule honte de la mendicité, pour moi, c’est que nos sociétés la laissent avoir cours tout en méprisant ceux qui y ont recours, comme s’ils le faisaient par loisir, par refus de « trouver mieux » ou, pire, par paresse.
19C’est aussi dans ce bidonville que j’ai rencontré F. et C., un couple de Roumains que j’allais voir faire, au fil des années, d’innombrables allers-retours, dans des conditions souvent dangereuses, entre leur pays d’adoption et leur pays natal, quittant chaque fois un pays parce que leurs conditions de vie y étaient inhumaines, espérant trouver « moins pire » dans l’autre, pour se rendre compte que finalement, c’était « kif-kif » : la misère était la misère, l’ostracisation était l’ostracisation et le désespoir, le désespoir. Ainsi si C., qui avait de graves problèmes de santé, pouvait trouver en France grâce à l’Aide médicale d’État des soins dignes de ce nom pour le diabète, l’éventration abdominale et les problèmes dentaires graves dont elle souffrait, elle ne pouvait jamais y trouver un abri où rester plus de quelques mois avant d’en être chassée par la police… En Roumanie, il y avait leur fille, son époux et ses enfants (qui n’étaient apparemment pas bien riches non plus, mais se rapprocher les uns des autres aidait le moral de tout le monde), il y avait la possibilité de se construire une cabane en brique (F. était très doué en la matière) sur un terrain qui vous était cédé de manière plus ou moins légale par un plus ou moins propriétaire, et vous pouviez y rester des mois, des années… mais vous n’aviez aucune chance d’obtenir de soins médicaux en étant pauvre, sans travail, et dans le cas de C., ça pouvait être grave.
20Et surtout, c’est dans ce même petit bidonville où Anaïs m’a emmenée pour la première fois en cette période des fêtes de 2012 que j’ai fait la connaissance de V., mère de famille nombreuse que je fréquente toujours au moment d’écrire ces lignes.
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22La première fois que j’ai rencontré V., elle squattait la cabane de sa sœur. Deux familles vivaient entassées dans un espace d’au plus dix mètres carrés. Quelques jours plus tôt, la police était passée et avait demandé que certaines baraques soient « déplacées » (donc détruites et reconstruites plus loin) parce qu’elles se trouvaient trop près du restaurant KFC. Celle où vivaient V., son mari et leurs six enfants en faisant partie, la famille s’était installée là pendant que les hommes démontaient sa cabane pour la remonter ailleurs sur le terrain.
23Lorsque nous sommes entrées après qu’Anaïs a frappé à la porte et dit : « V., c’est moi, je viens pour l’inscription des petites à l’école et je veux te présenter une amie ! », j’ai vu là, devant moi, une des plus belles femmes que j’aie vues de ma vie. Malgré les rides que la fatigue, l’usure que la misère et l’épuisement peuvent creuser dans un visage, celui-ci était parmi les plus gracieux, les plus saisissants que j’aie croisés. Maintenant que je la connais mieux, les mots « rebelle », « noble », « abîmée », « cassée », « survivante », « battante », « dépression », « détermination », « sagesse » s’entremêlent à l’évocation de cette première image d’elle, dans cette cabane de bidonville, debout devant un poêle et faisant la cuisine, concentrée sur les aliments qu’elle hachait et écoutant d’une oreille dubitative Anaïs lui parler de l’inscription à l’école de deux de ses filles. Et lorsque V. et moi avons été officiellement présentées, c’était comme si la romancière en moi, celle qui a appris à repérer les éléments ou incidents même infimes qui peuvent, contre toute attente, être à la base des plus grandes histoires, avait su immédiatement qu’il s’agissait de cela, mais cette fois dans la réalité et non dans une fiction.
24Pendant les cinq années qui ont suivi, il s’est tissé entre nous quelque chose qu’on ne peut appeler autrement qu’amitié, mais entre deux personnes dont il n’était jamais prévu qu’elles aillent au-delà des rôles figés « d’assistée » et de « bienfaitrice ». Aucune de nous deux, semble-t-il, n’a voulu de ces étiquettes. Et aujourd’hui je peux dire qu’après être passées par beaucoup de méandres, de hauts et de bas, de doutes, d’incompréhensions, et même de disputes, un lien totalement inattendu (du moins au regard des « possibles sociaux ») s’est tissé, et perdure. Inattendu et qui reste toujours, en tout cas pour moi, car je ne prétendrai pas parler pour elle, teinté de doutes et de défi. Non pas que je doute de mon amour pour elle, ni du sien pour moi : il fait partie de ces choses qui se savent entre deux femmes, aussi différentes soient leurs origines et leurs conditions de vie. Mais je doute toujours de moi, des attitudes que j’adopte dans les moments où V. va mal ou qu’elle a besoin d’un appui, où elle craque, où la fatigue lui donne envie de baisser les bras. Après des années à la rue, V. et ses enfants vivent désormais dans un appartement, depuis plusieurs mois, bénéficiant d’une sécurité et d’un confort modestes mais assurés, et ils sont entourés de personnes qui, bénévoles ou professionnels, œuvrent pour les aider à acquérir une réelle indépendance sans pour autant jamais leur demander d’entrer dans quelque moule social ou culturel que ce soit, et qui ne leur correspondrait pas.
25Aujourd’hui je suis la marraine du dernier né de V., et pour beaucoup de choses elle n’a plus besoin de mon aide. Pour d’autres, des plaisirs qu’elle n’a pas encore les moyens et les ressources (financières ou psychologiques) de s’offrir elle-même ou quelques besoins que le système d’aide actuel ne sait pas combler, il lui arrive encore de faire appel à moi. Il y a aussi de plus en plus de moments où elle n’a besoin de rien, et moi non plus, sinon de nous voir, de passer un moment ensemble. Le mélange de ces deux situations n’est pas facile à gérer : pas simple d’être à la fois dans une situation d’aide, avec la question de la différence de classes qui est toujours problématique, et dans un lien affectif qui n’a plus rien à voir avec ces questions, un simple lien entre deux femmes, deux mères, dont chacune à sa façon est à la fois une indécrottable anticonformiste et une petite fille blessée coincée dans un corps de femme. Rendre compte de toutes les nuances, des détails et de l’évolution de ces questions sur cinq ans nécessiterait des centaines de pages. Et de toute façon ce n’est pas censé être l’objet de ce texte. Ce que je veux décrire ici, c’est le rapport entre mon désir d’écrire, de témoigner de ce que j’ai vu en fréquentant V. et, dans une certaine mesure, le problème que cela a pu poser de représenter V., d’avoir envie de parler du sort qui est réservé à cette femme, ses enfants et beaucoup d’autres personnes qu’on juge faire partie du même groupe social…
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27J’ai eu envie, d’entrée de jeu, d’écrire au sujet de V. et des autres. Est-ce que mon désir d’écrire aurait changé s’il ne s’était pas agi de ces gens qu’on appelle « les Roms », terme qui vient avec toute une série d’images et de clichés vestimentaires, économiques et sociaux – comme si les personnes qui se trouvent être roms et qui vivent dans la misère étaient dans cette situation par nature et non en raison de ce que notre société réserve aux personnes démunies de toute origine, et particulièrement à celles d’origine étrangère ?
28La réponse est à la fois simple et compliquée : j’ai eu envie d’écrire pour témoigner de ce que j’avais vu, pour l’extraire du silence assourdissant dont il fait l’objet dans la vie des gens comme moi. Non, « silence », n’est pas le mot juste, sauf à admettre qu’il y a des silences qui hurlent : la situation des personnes roms défavorisées en France fait l’objet d’un bombardement d’images et de formules dont la surenchère et le caractère répétitif, irréfléchi, finissent par le faire équivaloir à un bâillonnement de l’analyse, et de toute réflexion digne de ce nom. Le fait que ces personnes soient « des Roms » n’y change rien tout en y changeant quelque chose : peu m’importait leur origine quand j’ai découvert la situation dans laquelle ils vivaient… Mais rapidement (et le fait que je sois moi-même immigrée et que je porte un patronyme à consonance arabe dans la France des années 2000 n’y est sans doute pas pour rien), le fait qu’ils soient étrangers et ces étrangers-là – entendre : un des groupes boucs émissaires sociaux d’une époque – a, au contraire, pris tout son sens, devenant une des raisons principales pour lesquelles il m’importait de témoigner. Car il s’agissait bien de mettre en lumière une double discrimination, tout en tentant de défaire, de démonter, de déconstruire les images et automatismes du discours diffusés au sujet de personnes comme V., sa famille, ses voisins et voisines.
29Je voulais démonter les images qu’on renvoie de ces gens, mais aussi celles, par exemple, que je sentais suspectes, concernant les femmes roms, images qui comme pour beaucoup de femmes d’origine étrangère sont montrées comme culturellement et irrémédiablement soumises, infantilisées, réduites à être des victimes sans volonté, sans personnalité, sans libre arbitre, comme s’il n’était d’émancipation féminine qu’occidentale, qu’aucun autre modèle n’existait que celui-là et qu’ainsi, chaque femme, quelle que soit son origine, devait se plier au type d’émancipation qu’on choisissait pour elle…
30Les femmes que l’on pourrait décrire ainsi (soumises ou dominées) existent dans cette communauté comme dans toutes les autres. Mais dans cette communauté comme dans toutes les autres, tout est beaucoup plus compliqué que cela, et on ne peut, sous prétexte de « culture » (ce nouveau terme derrière lequel se cache aujourd’hui un racisme qui ne s’assume pas comme tel), réduire l’ensemble des femmes d’une communauté à un type.
31Ainsi les images dont je parlais tout à l’heure comme me semblant appartenir à une forme d’imaginaire collectif figé – et par conséquent aptes à verrouiller la capacité à s’imaginer à la place de l’autre, bref l’empathie –, et qui donnent à voir les hommes, femmes et enfants dits roms dans des positions figées et essentialistes, ont-elles un pouvoir paralysant et, pour ceux qu’elles figent ainsi, un potentiel destructeur. Comment les réinvestir, y réinsuffler la vie ?
32 D’une part, et beaucoup de gens qui se sont trouvés à traverser la barrière entre ces « eux » et « nous » socialement et médiatiquement fabriqués le diront, la fréquentation des personnes que nos sociétés tiennent systématiquement à l’écart à une époque donnée opère dès les premiers instants un démontage des images, une décomposition des clichés, un détricotage des films publicitaires cauchemardesques qui courent à leur sujet. L’épreuve de la réalité, l’expérience des rencontres en chair et en os a, heureusement, cet effet. Elles ont également l’effet de nous permettre de découvrir que faire tomber la barrière physique est en réalité assez simple : il suffit de passer la grille d’un bidonville ou l’entrée d’un squat et d’aller se présenter aux gens qui y vivent, de leur expliquer que vous êtes un·e voisin·e qui souhaite les connaître et savoir s’il est possible de faire quelque chose pour eux. Quant à la barrière mentale, plus diffuse, plus floue, plus difficile à cerner et à reconnaître en soi, elle n’est guère plus difficile à faire tomber une fois que l’on passe de la consommation d’images à l’épreuve de la réalité : on se retrouve à discuter avec ces gens, nos concitoyens, parfois en mimant, en gesticulant parce que nous ne partageons pas la même langue, et on se rend compte que ce sont là, après tout, des gestes très simples.
33La déconstruction des images ne s’arrête pas là : les conditions de vies de ces personnes (qu’elles soient roms ou non) prennent littéralement une autre dimension lorsqu’on déambule dans les espaces qui leur sont réservés plutôt que de les regarder dans un écran. L’idée que l’on se faisait de leur identité en tant que groupe, de leur culture, de leurs traits distinctifs, bref tous ces arguments fallacieux dont on se sert plus ou moins consciemment pour les essentialiser et les dévaloriser s’évaporent devant une vérité pourtant incontournable : ces individus qui dorment dans les bidonvilles, sous les ponts, dans les parcs, et qu’on appelle « les Roms », vivent dans des conditions communes, ne se ressemblent pas tous, contrairement à ce que l’on a tenté de maintenir au sujet des groupes successifs que nos sociétés ont voulu tenir à l’écart, refusé de reconnaître comme égaux aux groupes dominants.
34Ainsi, s’agissant des femmes par exemple, il y a des femmes roms rebelles et des femmes roms soumises, des femmes roms placides et des femmes roms au tempérament de feu, des femmes roms au caractère trempé et des femmes roms attachées aux traditions. Il y a des femmes roms qui ont été condamnées à voir toute possibilité d’un avenir digne de leur désir annihilée par la misère passée de mère en fille, la stigmatisation sociale et le racisme. Il y a celles qui s’y sont résignées et celles qui, tout en étant forcées de subir cela, cultivent en leur cœur un foyer de révolte et de colère, de résistance, qui se cassera souvent contre les murs que la vie leur présente, mais qui par moments les hissera vers l’azur. Ce n’est sans doute pas pour rien que c’est avec une de ces dernières que je me suis liée.
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36C’est à propos de cela que j’ai voulu écrire. Du scandale qu’est la vie qui est imposée à certaines de ces personnes (scandale où s’entremêlent le mépris de classe et le racisme) et de celui, tout aussi grave, de la manière dont leur représentation est répétée à l’infini et toujours déclinée dans les mêmes termes : la misère leur serait intrinsèque et caractéristique, et tout son cortège de « modes de fonctionnement » serait ainsi non pas la faute à des conditions de vie qui peuvent être changées et dont on peut espérer les quitter, mais une chose naturelle et inévitable. Ainsi, comme société, on se dédouane à bon compte.
37Le blog avait ceci de particulier qu’il était accessible à tous, gratuit, et qu’il pouvait toucher des lecteurs que je n’aurais pas pu atteindre autrement. Il avait aussi une autre caractéristique qui est pour ainsi dire à double tranchant : l’écriture des billets, toujours provoquée par une chose vue ou apprise lors d’une rencontre avec des personnes de la communauté et qui me choquait, se faisait toujours en un laps de temps très court. Les textes (publiés à raison d’environ un par mois) étaient écrits sur le vif, sans fausse pudeur, sans fausse sagesse, et sans recul, et sans atténuer la violence des émotions qui les avaient commandés. Mais cela signifiait également qu’au fil du temps, on voyait, étalés sur la place publique, la progression de ma lucidité, et les soubresauts de ma naïveté. Sans le filtre du recul ou du regard d’un éditeur, sans la pudeur qui présiderait plus tard à la transformation de cette expérience en un récit rétrospectif sous forme de livre [1], je donnais à voir mes propres failles, en tant que femme et que citoyenne, mais aussi en tant qu’écrivain.
38Je ne le regrette pas, et le malaise que je ressens parfois en lisant certains des billets (malaise que j’éprouverai sans doute un jour en lisant ce texte, mais aucun auteur qui publie au long cours n’échappe à cela, je crois) est sans doute sans grande importance en regard de ce que vivaient les personnes que je tentais de rendre visibles, maladroitement parfois, mais avec autant d’intégrité que j’en étais capable.
39Dans ce travail de récit qui oscille entre le témoignage personnel et l’essai autobiographique engagé, j’avance depuis des années à tâtons. Ma manière d’en parler ici, aujourd’hui, est fort différente de celles de 2012, 2014 ou 2016. Les années, l’évolution de ma relation à V. et aux siens, le recul, le passage du temps qui permet de relire sa propre histoire, la lecture et l’écoute de témoignages de ceux qui se sont retrouvés dans ma position, mais aussi de ceux qui se sont retrouvés dans la position de V., à un moment ou à un autre, ont été déterminants.
40La question de parler de V. et des autres personnes que j’ai rencontrées et qui sont cantonnées dans la même misère n’a jamais été simple. Au cours des années où j’ai rédigé et publié ces billets de blogs intitulés « Histoires de Roms », j’ai oscillé entre la peur de leur voler quelque chose en parlant d’eux à leur place ; le désir impérieux de m’adresser à mes semblables, à ceux qui font à peu près partie du même groupe socio-économique que moi, pour tenter de les secouer et les inciter à traverser les clôtures recouvertes de bâches bleues de leur ville ; la crainte de trop parler de moi et pas assez d’eux et donc la tentative d’écrire de manière distanciée et « objective »… et ainsi de suite jusqu’au jour où un ami écrivain qui découvrait mes textes m’a dit une chose si simple, mais si limpide : « Si tu veux témoigner d’une réalité qui te choque et que tu veux tenter de changer les regards qu’on porte sur elle, tu ne peux pas le faire en t’extrayant de ce dont tu témoignes, en effaçant le fait que tu as un regard qui est le tien, tributaire de tout ce que tu es et de tout ce que tu as vécu. Tu dois trouver une manière de rester incarnée dans ce que tu racontes. »
41La vie est drôlement faite, puisque ces paroles m’ont ramenée au sujet principal de mes études et de ma recherche en tant que littéraire depuis des années : les écritures à la première personne du singulier, que j’appelle les écritures du « je », témoignages, autofiction, autobiographie… Les questions de morale, d’esthétique, d’histoire des représentations qui sont liées à ces formes littéraires sont passionnantes et, à mon sens, incontournables puisque tributaires d’un rapport au social et à l’histoire, d’un rapport entre l’auteur, son sujet, son texte et le monde à qui il souhaite l’offrir en partage. Ainsi, dans l’essai sur l’autofiction et sur Serge Doubrovsky tiré de ma thèse de doctorat [2], je tente de montrer comment le père de l’autofiction, loin de simplement étaler sous nos yeux des anecdotes tournant toutes autour de son nombril, se sert de son narrateur éponyme, ce « je » qui s’appelle « Serge Doubrovsky » et que l’on suit de livre en livre, pour dire quelque chose des rapports entre l’écrivain qu’il est, l’homme qu’il est, le Juif qu’il est et qui a subi les affres de la Seconde Guerre mondiale, et l’Histoire. James Baldwin, auteur américain qui a également pratiqué l’écriture du « je » (mais dans le cadre d’essais autobiographiques engagés) pour défendre la cause des Noirs et des homosexuels aux États-Unis jusqu’à sa mort en 1987, n’a-t-il pas d’ailleurs, fort justement, écrit : People are trapped in history and history is trapped in them [3] ? (en français : « Les gens sont piégés dans l’histoire, et l’histoire est piégée en eux. »). On peut dire la même chose d’un Hervé Guibert, d’une Nelly Arcan au Québec, et de tant d’autres : l’autofiction, l’écriture autobiographique peuvent aussi avoir quelque chose du militantisme.
42Il était clair pour moi que les questions que je me posais sur mon désir d’écrire au sujet de V. et des siens, et que ce désir lui-même, renvoyait à cette tradition. Tenter d’agir sur le terrain pour « changer les choses » de manière microcosmique, et écrire, raconter, publier pour « éveiller les consciences » et tenter de contribuer à changer ce qui fait système, au niveau macrocosmique (j’allais perdre bien des illusions sur les résultats possibles, mais jamais le désir de continuer à essayer).
43Une fois que j’eus pris conscience de cela, il restait encore, toutefois, beaucoup de points d’interrogation. Comment passer du blog au récit rétrospectif, donc récrire mon expérience avec le recul et moins « à vif », tout en respectant la vérité de l’émotion de départ ? Comment dire les choses de manière à ce qu’elles soient audibles par des gens qui ne seraient pas conquis d’avance, ou gagnés d’avance à la cause ? Comment éviter de prêcher les convertis, question d’autant plus épineuse qu’un livre, contrairement à un blog, n’est pas gratuit, pas accessible d’un clic, dans le confort et/de l’anonymat ? Dans le blog, il y avait aussi la spontanéité et le côté très émotif des textes, souvent accompagnés de photos de mon collègue et ami Christian Desmeules, qui pouvaient atteindre des lecteurs non encore « convertis ». Comment, maintenant, dans un récit réfléchi et mûri, m’adresser à ceux qui, depuis le début, refusaient d’entendre ce que disaient les gens comme moi, classés avant d’avoir été écoutés parmi les « bobos bien-pensants » et autres « gauchistes rêveurs et idéalistes » ? Il a fallu, grâce au regard aiguisé, solidaire, confrontant et parfois impitoyable d’Alain-Nicolas Renaud, éditeur québécois qui connaît bien la France pour y avoir lui-même vécu presque quinze ans, un long et difficile travail de détachement, de soupèsement, et de projection dans l’autre lecteur, celui qui n’est pas ému d’avance par le parcours dont je rends compte.
44J’espère surtout, que dans ce long travail de réécriture, j’ai su circonvenir le problème le plus épineux de tous : comment parler de V. sans abuser d’elle ? Comment parler de V. sans la vampiriser pour la transformer en volutes littéraires ? Comment lui rendre justice dans un texte du « je » où c’est moi qui contrôle et qui choisis chaque mot, chaque expression, chaque description, chaque virgule ? Mon éditeur et moi avons énormément travaillé en nous appuyant sur une idée simple : il est possible, même quand on dit « je », d’écrire avec, toujours à l’esprit, l’autre. De dire « je » en ne perdant jamais de vue que « je » n’est jamais seul. Et surtout, en s’efforçant de ne jamais oublier d’où, en tant que « je », l’on parle.
45Je suis gadji et aisée, V. est rom et pauvre. Un jour, les rôles pourraient être brusquement inversés. Ce qui est arrivé à V. et aux siens pourrait arriver à n’importe lequel d’entre nous. Je suis gadji et aisée, V. est rom et pauvre, mais nous sommes bien plus que cela et ces étiquettes n’ont rien d’immuable. Nous le découvrons depuis cinq ans au contact l’une de l’autre. Et c’est sans doute cela qu’il me faut écrire, et représenter : non pas l’histoire de ces deux images, de ces deux rôles sociaux, mais, au sein d’un contexte historique et social particuliers, l’histoire de deux femmes qui refusent qu’on les cantonne dans quelque rôle que ce soit. L’histoire d’un nous.
Mots-clés éditeurs : témoignage, écriture, immigration, littérature et militantisme
Date de mise en ligne : 22/05/2018
https://doi.org/10.3917/sr.045.0067Notes
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[1]
Mélikah Abdelmoumen, Douze ans en France, Montréal, VLB Éditeur, 2018.
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[2]
Mélikah Abdelmoumen, L’école des lectrices. Doubrovsky et la dialectique de l’écrivain, Lyon, Presses universitaires de Lyon, « Autofiction, etc. », 2011.
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[3]
James Baldwin, « Stranger in the Village », Notes of a Native Son, Boston, Beacon Press, 1955.