Couverture de SR_039

Article de revue

This is the end

Personnages portés disparus et micro-clôtures du récit dans Grey’s Anatomy

Pages 103 à 118

Notes

  • [1]
    Voir Laurent Jullier et Jean-Marc Leveratto, La leçon de vie dans le cinéma hollywoodien, Paris, Vrin, 2008.
  • [2]
    Voir Laurent Jullier et Barbara Laborde, All you need is love. Éthique de la sollicitude et différence des sexes dans Grey’s Anatomy, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2012.
  • [3]
    « Grey’s Anatomy (TV Series 2005–) », IMDb, http://www.imdb.com/title/tt0413573/, consulté le 8 avril 2011.
  • [4]
    « Grey’s Anatomy - Site officiel », MYTF1, http://www.tf1.fr/greys-anatomy/, consulté le 8 avril 2011.
  • [5]
    « Grey’s Anatomy », Facebook, http://www.facebook.com/GreysAnatomy?ref=ts, consulté le 8 avril 2011.
  • [6]
    « News Katherine Heigl en larmes : découvrez pourquoi elle a craqué à la télévision », MYTF1, http://www.tf1.fr/greys-anatomy/news/katherine-heigl-en-larmes-decouvrez-pourquoi-elle-a-craque-a-5866827.html, consulté le 8 avril 2011. Nous avons retranscrit fidèlement les posts, y compris leurs éventuelles incorrections orthographiques.
  • [7]
    « News Grey’s Anatomy : et si Katherine Heigl était morte ? », MYTF1, http://www.tf1.fr/greys-anatomy/news/grey-s-anatomy-et-si-katherine-heigl-etait-morte-6124475.html, consulté le 10 avril 2011.
  • [8]
    « Investissement modal » désigne ici le fait, dans le discours en tout cas, de doter le personnage d’une volonté propre.
  • [9]
    « Grey’s Anatomy : le départ de Katherine Heigl booste les audiences », MYTF1, http://www.tf1.fr/greys-anatomy/news/grey-s-anatomy-le-depart-de-katherine-heigl-booste-les-audiences-6242563.html, consulté le 10 avril 2011.
  • [10]
    Idem.
  • [11]
    « iamafallgirl’s Profile - IMDb », IMDb, http://www.imdb.com/user/ur9534630/, consulté le 10 avril 2011.
  • [12]
    François Jost, De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ?, Paris, CNRS Éditions, 2011.
  • [13]
    Guillaume Soulez, Quand le film nous parle. Rhétorique, cinéma, télévision, Paris, PUF, 2011, p. 69-131.
  • [14]
    « Grey’s Anatomy », Facebook, http://www.facebook.com/GreysAnatomy?ref=ts, consulté le 10 avril 2011.
  • [15]
    Roger Odin, De la fiction, Bruxelles, De Boeck, 2000.
  • [16]
    C’est une stratégie relativement répandue ces derniers temps : on peut penser au film 2012 de Roland Emmerich, sorti le 11 novembre 2011, dont la promotion reposait sur un fake qui « faisait croire » aux lecteurs du quotidien gratuit Métro que la fin du monde était arrivée.
  • [17]
    Voir Laurent Jullier et Barbara Laborde, All you need is love…, op. cit., pour l’analyse de la mise en scène en profondeur (depth staging) et des corrections de point « signifiantes » (focus racking).
  • [18]
    Voir All you need is love, op. cit., pour un autre exemple, avec l’analyse de l’épisode 6 de la saison 3, dont le final est entièrement construit sur la chanson Life is beautiful, interprétée par le groupe Vega4.
  • [19]
    Épisode 1 de la saison 1, A Hard Day’s Night, diffusé pour la première fois le 27 mars 2005. La partie chorale du final, avant l’épilogue, se termine sur Into the fire, interprété par le groupe Thirteen Sense (2004).
  • [20]
    Il existe même des séries télé qui reprennent dans leur structure narrative d’ensemble le système de l’anatole : ainsi Mes trois fils (My Three Sons, douze saisons, 1960-1972) se termine-t-il par la naissance des trois fils du fils aîné du titre, suggérant comme dans l’anatole un éternel retour des mêmes situations de la vie quotidienne.

1Pastichons André Malraux : comme l’essor du cinéma a débarrassé la peinture de la tâche épuisante d’avoir à ressembler de plus en plus au monde (le cinéma est contemporain du post-impressionnisme), l’essor des fictions télévisées a débarrassé le cinéma de la tâche quelque peu scolaire d’avoir à former son public en lui présentant des histoires édifiantes (les premières grandes séries télé américaines sont contemporaines du « cinéma de la Modernité » européen, avec ses héros sans projet, que l’expérience ne parvient plus à changer). C’est donc aujourd’hui la télévision qui se charge de nous aider à réfléchir à la dimension éthique de nos actions les plus quotidiennes, laissant au cinéma le soin de nous faire retrouver nos yeux d’enfant devant ses blockbusters ahurissants, ou de nous amener à nous poser des questions plus directement « artistiques » si nous préférons les salles de « recherche » aux multiplexes. Certes, cette opinion de Malraux est contestable : la peinture figurative n’a pas disparu depuis que le cinéma s’est répandu, pas plus que les films édifiants n’ont déserté le grand écran depuis que la télé est là. Ces formes d’art se sont ajoutées les unes aux autres, et seule une attention typiquement moderniste à la nouveauté peut laisser penser qu’elles se sont remplacées. Mais force est de constater que nombre de séries et de téléfilms qui font de l’audience montrent des personnages s’amender, s’améliorer, s’ouvrir aux autres ou devenir plus tolérants, sur le modèle des leçons de vie hollywoodiennes et des Bildungsromans romantiques [1].

2Pour la philosophie pratique donc, prière d’allumer son téléviseur. Grey’s Anatomy est l’un des parangons de ce succès jamais démenti des fictions d’apprentissage. Créée en 2003 par Shonda Rhimes, cette série médicale propose un modèle de conduite applicable dans la vie de tous les jours, quand bien même on n’est pas médecin. Ce modèle est celui du care – l’éthique de la sollicitude : si tout un chacun se souciait un peu plus d’autrui et incorporait un peu mieux la constatation selon laquelle on n’est rien sans les autres, le monde tournerait un peu plus rond. C’est ce qui fait de cette série une fiction votive. Le spectateur qui prend au sérieux le plaisir qu’il a à la suivre est invité à prendre pour lui les inflexions en direction du care que ses protagonistes imposent à leur conduite quotidienne au Seattle Grace Hospital en fonction de ce qu’ils vivent, et à les imiter. La plupart des protagonistes de la série sont d’ailleurs en situation d’apprentissage [2].

3Qu’est-ce que ces caractéristiques de Grey’s Anatomy impliquent en matière de fins ? En tant que leçon de vie, fiction votive ou fable édifiante Grey’s a besoin de proposer des fins : le téléspectateur ne pourrait pas tirer la leçon de ce qui arrive aux protagonistes si n’importe quel coup de théâtre était encore susceptible de survenir. Cependant, les séries télé ont, en tant que format audiovisuel, un rapport particulier à la clôture du récit. D’un côté, il existe un goût du public pour les clôtures, qui servent à apprécier à la fois le côté fable de l’histoire et le savoir-faire professionnel des scénaristes (éthique et esthétique vont de pair). De l’autre, les contingences économiques qui entourent la production et la diffusion de la série sont indépendantes de la logique narrative de la fable, et imposent quelquefois de faire finir, ou inversement de prolonger, la série, ou bien seulement la participation de tel ou tel de ses acteurs. C’est sur ce rapport particulier et potentiellement conflictuel des séries télé aux fins que nous allons nous concentrer en prenant Grey’s comme exemple. Trois aspects seront passés en revue : (1) Finir la série ; (2) Faire disparaître un personnage pour des raisons réelles, liées à l’acteur qui l’incarne ; (3) Finir un épisode.

Fin de série

4Faut-il prolonger une série qui a du succès au risque de voir son audience s’effriter ? Indépendamment des questions économiques, qui ne sont pas le sujet de cet article, il existe des limitations à cette prolongation, liées à la vraisemblance psychologique des personnages, très importante quand on a affaire à des leçons de vie. Le yo-yo de l’amour, par exemple (« ils sont ensemble » vs. « ils ne sont plus ensemble ») a une durée de vie limitée : au bout d’un certain nombre de ruptures et de réconciliations, le spectateur risque de ne plus prendre l’amour du couple de personnages fictifs (Derek et Meredith, par exemple, s’agissant de Grey’s) comme un moteur narratif, mais comme une simple composante du décor. Autre technique, faire resurgir des pans du passé du héros, ou des membres de sa famille, jusqu’ici occultés ne va jamais sans mettre en péril cette vraisemblance. D’autant plus que les producteurs n’ont plus peur de rien depuis que la continuité rétroactive est à la mode.

5La continuité rétroactive, révision qu’entraîne un épisode ultérieur, se produit quand de nouvelles informations obligent à réviser un passé dont on croyait connaître l’essentiel. L’un des exemples les plus fameux de continuité rétroactive – en raison de sa difficulté à être accepté dans le cadre du pacte d’honnêteté que signe virtuellement tout spectateur avec tout narrateur – vient justement des séries télé : c’est la « mort de Bobby », l’un des héros de Dallas. Bobby Ewing est en effet tué par une voiture à la fin de la saison 7, puis réapparaît au début de la saison 9, prenant tranquillement sa douche du matin, sous le regard stupéfait de Pam, son épouse, de manière que l’on comprenne que tout ce qui s’est passé entre son accident et le moment présent « n’était qu’un rêve » puisé dans la tête de Pam. La continuité rétroactive incluait donc ici l’effacement du décès, mais surtout l’oubli total de la saison 8, soit 30 épisodes d’une heure farcis de péripéties et de progression dans la connaissance du caractère des personnages !

6Donc la série doit finir. Six Feet Under, par exemple, finit vraiment. Cela dit, même si elle est officiellement terminée, la série peut se prolonger autrement, par exemple au cinéma (Sex in the City) ou avec d’autres protagonistes explorant le même univers de base (Star Trek Generations). C’est pourquoi une macro-fin définitive, un « ils se marièrent (Derek et Meredith) et eurent beaucoup d’enfants », ne sera jamais complètement apaisant. D’autant que l’ère postmoderne est toujours susceptible de refaire ou de prolonger un récit qu’hier encore on considérait comme une totalité close. Les Misérables et Autant en emporte le vent ont leur suite, et il existe actuellement un étonnant nombre de variantes de ces façons de dire qu’un récit audiovisuel que l’on croyait fini ne l’est pas. Ce nombre en dit long sur le sentiment très postmoderne d’être « arrivé au bout » de la totalité des récits possibles et de n’être plus capable d’innover qu’en combinant ce qui a déjà été fait ou en déclinant des motifs déjà connus. Outre la sequel et le remake, termes d’usage courant même en France, il y a le reboot (relance d’une franchise à partir de zéro, sans tenir compte des tentatives préexistantes, cf. Batman begins, Star Trek…), le requel (un remake qui modifie le scénario original), le spin off (un dérivé en général basé sur le choix de donner le premier rôle à un personnage qui n’était que secondaire dans l’original), et le do over (en quelque sorte un palimpseste). Et si ce ne sont pas les producteurs qui mettent en chantier ces déclinaisons, ce sont les internautes qui proposent des fins alternatives, des univers parallèles, des suites, etc. (comme dans l’univers Star Wars).

7Pour compliquer encore l’affaire, en tant que produit audiovisuel dont la production s’étale sur des années, et donc est soumise plus qu’un tournage de film aux vicissitudes de la vie réelle, la série télé est susceptible de proposer des fins à son corps défendant, parce que le réel a fait irruption dans le diégétique au point d’obliger ce dernier à intégrer cette irruption. Un acteur vieillit, se drogue, trouve qu’il n’est plus assez bien payé, part sur un autre tournage, etc. Ou alors les spectateurs écrivent à la chaîne pour le faire renvoyer, ou bien il se conduit si mal sur le plateau que ce sont les producteurs qui le renvoient, comme Isaiah Washington dans Grey’s en 2007. Même si la série prétend que rien ne change diégétiquement – comme quand les producteurs de Ma sorcière bien-aimée ont remplacé en 1969 Dick York, dans le rôle de Jean-Pierre le mari de Samantha, par Dick Sargent – cela crée un sentiment de fin (le Jean-Pierre de Dick York est fini). Les vicissitudes du réel, enfin, modifient la lecture des cliffhangers de fin de saison : Dark Angel finit ainsi sur une intrigue irrésolue en fin de saison 2, parce que James Cameron, en 2002, n’a pas obtenu de Fox Television assez d’argent pour faire une saison 3. Ce qui était donc un cliffhanger de fin de saison classique, écrit à l’origine dans la perspective de lui trouver une solution de clôture à la saison 3, devient alors une « fin ouverte » telle que l’on en trouve couramment dans le cinéma de la modernité ou dans les séries B.

8Tous ces exemples nous montrent que proposer une « fin de série » aux téléspectateurs n’est pas quelque chose d’aisé, car ce n’est que rarement une décision qui obéit aux seuls impératifs de la logique narrative. Voyons comment ces transactions entre production et réception se déroulent.

Le téléspectateur face à la disparition d’un personnage

9Dans l’exemple précis de Grey’s, il apparaît que les scénaristes s’adaptent à la fois aux contingences de la vie réelle et aux souhaits exprimés par les internautes. Le dernier exemple en date est celui de Katherine Heigl qui interprète Izzie, l’un des personnages phares de la série. En 2010, l’actrice, qui vient d’adopter une petite fille, souhaite se consacrer à sa maternité et évoluer dans d’autres sphères cinématographiques que celle de la série télé. Elle rompt donc le contrat qu’elle avait signé avec ABC. La presse people se saisit de cet événement, multipliant les interviews de l’actrice, médiatisant ce départ à l’extrême.

10La presse joue, en effet, un rôle non négligeable dans la façon dont le public reçoit une « fin ». C’est en effet souvent parce qu’ils en sont avertis par la presse que les spectateurs savent qu’un personnage va disparaître. C’est ici que se mêlent « persona » et « personnage », c’est-à-dire l’image du comédien et de sa vie « réelle » telle qu’elle est véhiculée par les médias, et le personnage qu’il interprète dans la série. Le spectateur se tient donc au courant des évolutions de sa série préférée aussi parce qu’il apprend dans les magazines ou par Internet ce qui arrive aux acteurs qui incarnent ses personnages fétiches. Le spectateur, investi affectivement, a son mot à dire par rapport aux événements du réel qui modifient son plaisir spectatoriel. Or, aujourd’hui, à l’ère du web 2.0, ses réactions et opinions sont consignées sous la forme d’échanges internautiques, de blogs, de commentaires divers sur les sites officiels. Le « courrier des lecteurs » des magazines d’antan a laissé place à l’effervescence des « posts » qui, comme leurs prédécesseurs écrits à la plume, sont d’excellents témoignages de la manière dont les spectateurs se positionnent face aux « fins » de la série. Pour parler de réactions de téléspectateurs, je m’appuierai donc ici sur des « posts » d’internautes. Les séries télé sont, en effet, au centre d’une forte sociabilité qui passe par le web : site officiel, page Facebook, sites personnels, etc., font partie intégrante d’une réception « en réseau » qui interfère souvent avec les pratiques spectatorielles. Dans le cadre de cet article, nous nous sommes appuyés sur le site IMDb [3], sur l’espace réservé aux commentaires sur le site officiel de la série sur TF1.fr[4], ainsi que sur la page Facebook officielle de la série [5].

11Ainsi peut-on lire des échanges de « post » des fans de la série sur le site officiel de TF1, en réponse à l’annonce du départ d’Izzie :

12

jenifferbb9
c dommage que lzzie parte, mais Katherine Heigl veut passer du temps av sa fille [6]

13Du côté de la production, Shonda Rhimes ne manque pas une occasion de s’expliquer dans la presse sur cet événement, et ce qu’elle dit est relayé auprès du public via le web par le site de TF1 :

14

2 novembre 2010 sur TF1.fr, dans l’onglet « news »
« Nous avons planché sur plusieurs options et celle que nous avions en tête était la meilleure idée possible. Mais c’était aussi la plus cruelle » révèle Shonda Rhimes à Entertainment Weekly. Mais quand les scénaristes étaient prêts à inclure cette tragédie, elle est finalement revenue sur cette conclusion, « Je m’étais fait à l’idée, mais je suis retournée chez moi et je ne pouvais plus dormir. Ça ne ressemblait pas à une vraie fin, elle était juste brutale. Alex [Justin Chambers] ne s’en serait jamais remis. Et les fans d’Izzie auraient été dévastés. Nous ne l’avons donc pas fait. » Et puis, qui nous dit que Katherine Heigl ne fera pas son grand retour un jour [7] ?

15Ces propos de la scénariste, créatrice, productrice sont intéressants car elle semble amalgamer les personnages, les spectateurs et les scénaristes, comme si finalement le personnage pouvait s’autonomiser de l’espace diégétique, se doter d’une psychologie propre, alors même que Shonda Rhimes est sans doute la mieux placée pour savoir qu’un personnage est un être de papier, principalement conditionné par une écriture scénaristique. Dire « Alex ne s’en serait jamais remis » est, de toute évidence, une formule faussement naïve, proche de la rhétorique que pourrait employer un fan et qui contraste avec le pragmatisme dont doivent parfois faire preuve les scénaristes quand ils « fabriquent » le destin d’un personnage en étant contraints par des données extérieures au réalisme diégétique. Il s’agit sans doute aussi d’une formule destinée à entrer en contact avec les affects de l’audience en montrant un attachement presque excessif et surtout affectif au personnage, en donnant l’impression que le personnage se joue de son propre auteur en venant le hanter : « Je ne pouvais plus dormir ». Comme les « personnages en quête d’auteur » de Pirandello, Alex et Izzie sont désignés comme de véritables personnes qu’il faut savoir ménager. Il y a de toute évidence dans cette façon de médiatiser le devenir et en l’occurrence la « fin » d’un personnage quelque chose qui relève aussi de l’argument promotionnel…

16Car des fans réagissent parfois très vivement à ces tours de passe-passe scénaristiques, et ce sans manifester d’ailleurs cet investissement modal que joue Shonda Rhimes [8]. On trouve ainsi en « commentaire » de cette info postée sur le site de TF1 :

17

zinsky
si à chaque fois qu’un acteur veut arrêter, il faut le faire mourir ce serait lassant. Par contre, ainsi, au vu de ses explications, je suis sûre qu’elle reviendra de temps en temps comme Addisson.
Le 8 mars 2011 à 13 h 00 | J’aime (3) [9]
marine-du-51100
Oui départ très décevant et mal fait, fallait la faire mourir ou je ne sais quoi d’autre, mais pas un licenciement
marine-du-51100
Il est vrai que le départ d’Izzie est décevant enfin surtout mal fait il aurait du la faire mourir au lieu qu’elle se réveille ou autre chose, mais pas ce départ la…
Le 13 février 2011 à 17 h 40 | J’aime [10]

18Les internautes des sites français et américains consultés ne manifestent pas cette « naïveté » de lecture qui consiste à amalgamer le personnage et l’acteur qui l’interprète, ni ne donnent au personnage une quelconque autonomie modale. Ils sont tout à fait conscients du rôle des scénaristes dans la fabrication de l’univers diégétique. Or, ils considèrent que la solution scénaristique trouvée n’est pas la bonne, et ils se permettent de la juger comme telle et de le dire. Nombre d’entre eux interpellent d’ailleurs Shonda Rhimes nominalement dans leur post à propos d’un personnage, ou s’adressent plus largement à « the writers for Grey’s Anatomy », comme dans cet exemple, qui aborde la relation entre Meredith et Georges dans la saison 2 :

19

À l’attention des scénaristes de Grey’s Anatomy. La série est géniale et je suis un spectateur fidèle. Vous avez de toute évidence du talent. Toutefois, si vous persistez à mettre ensemble Meredith et Georges je crois que je vais définitivement changer de chaîne.
Je n’ai pas bien senti cet épisode que j’ai trouvé particulièrement difficile à regarder, c’est même toujours désagréable pour moi d’y repenser une semaine plus tard. Vous savez bien que le public fantasme sur le couple Derek-Meredith et en regardant cet épisode, ma sœur et moi, nous en étions malades.
Nous adorons Georges, mais il n’a rien à faire avec Meredith, il ne pourrait que souffrir. S’il vous plait, ne décevez pas vos fidèles spectateurs et essayez d’utiliser votre créativité pour écrire autre chose la prochaine fois. Vu ce que vous avez écrit jusqu’ici, je sais que vous pouvez faire mieux
Pour finir sur une note positive, l’acteur que vous avez choisi pour incarner l’amant d’Addison, l’ex-meilleur ami de Derek (Mark ?) est vraiment génial. Il est très sexy ! J’aimerais le revoir dans la série, ça donnerait à Derek un concurrent ! Merci de me permettre ces commentaires
Bien cordialement, une déçue du Michigan [11]

20Ce post manifeste à la fois un investissement « modal » des personnages : « Nous adorons Georges, mais il n’a rien à faire avec Meredith, il ne pourrait que souffrir » et la conscience du fait que le sort du personnage est affaire d’écriture : « À l’attention des scénaristes de Grey’s Anatomy », « essayez d’utiliser votre créativité pour écrire autre chose la prochaine fois. » Il y a donc une ambiguïté, si ce n’est un paradoxe, dans la posture spectatorielle qui se dégage ici : croire en la psychologie d’un personnage – « il ne pourrait que souffrir » – et en même temps, conjointement, sans que cela s’oppose, croire que l’issue d’une relation entre les personnages (la micro-fin) est toute entière affaire de choix d’écriture ! Ce paradoxe se tient, en vertu du fait que le personnage est considéré comme un palimpseste, nourri à la fois par l’écriture du scénario, l’acteur qui l’interprète – « l’acteur que vous avez choisi pour incarner l’amant d’Addison, l’ex meilleur ami de Derek (Mark ?) est vraiment génial » – l’épaisseur que constitue le développement du scénario sur plusieurs années, l’univers extra-diégétique relayé par la presse, les échanges d’internautes, le fonctionnement transmédial de la série, tous ces éléments qui contribuent à son appropriation par les spectateurs. Dans son livre récent De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ?[12], François Jost propose cinq modes fictionnels qui permettent de comprendre l’attachement du spectateur aux personnages de séries. Il souligne l’inflation récente des personnages « qui nous ressemblent », ce qui « permet à chacun de nous de se reconnaître dans tel ou tel personnage et de construire leurs relations à l’image de notre famille ». Cette proximité ressentie avec le personnage explique aussi sans doute la profusion des prises de position des spectateurs face au sort que lui réserve le scénario. Le personnage est un objet hybride donc, qui justifie l’investissement modal tout en le (dé) faisant : le personnage n’appartient plus seulement aux scénaristes, mais aussi au public. « Palimpseste », car il relève de plusieurs couches d’écriture qui se superposent, se produisent, s’alimentent et s’effacent tour à tour.

21Car ces réactions montrent bien qu’il y a une véritable interaction entre l’espace diégétique et l’espace médiatique qui véhicule des extraits « bien choisis » de ce qui se passe dans la « vraie vie ». Si des spectateurs, d’un point de vue sémio-pragmatique, lisent l’univers diégétique (et en particulier les fins qu’il propose) au prisme des révélations médiatiques de la « vraie vie », il se révèle dans l’étude de ces posts que le régime de croyance de certains spectateurs (nous ne nous lancerons pas dans une généralisation abusive) est très subtil. Le degré d’adhésion à cette diégèse est, en effet, extrêmement variable, non pas tant d’un spectateur à l’autre qu’à l’intérieur d’un même spectateur qui se présente donc parfois comme un être très consciemment clivé face à la sérialité. Il me semble qu’un bon outil heuristique pour comprendre cette posture est celle de la rhétorique délibérative que développe Guillaume Soulez dans Quand le film nous parle[13]. La série télé manifeste un passage d’un régime de crédulité à un régime de crédibilité : tout en activant une lecture fictionnalisante de la fin des épisodes, l’énonciateur n’est plus considéré comme un énonciateur fictif, mais comme un « énonciateur rhétorique » (c’est ainsi que l’appelle G. Soulez) auquel on peut s’adresser directement – au moins dans les paratextes – pour délibérer du sort des personnages.

22Cette interactivité « délibérative » avec l’énonciateur est dans une certaine mesure la conséquence des modalités d’échange rendu possible par le web 2.0 qui crée finalement un contexte qui préexiste à la fiction et du coup la conditionne : la série se situe dans un espace de discussion. Si les échanges entre la sphère de la production et la sphère de la réception ont toujours été possibles – on peut penser à l’organisation des previews de l’âge d’or de Hollywood – la série TV d’aujourd’hui joue beaucoup sur l’interactivité qu’elle propose aux spectateurs, en particulier via Internet. L’expertise spectatorielle n’agit plus seulement à titre consultatif, elle s’immisce dans la création. C’est une des différences fondamentales que le web 2.0 instaure par rapport aux previews et aux courriers des lecteurs d’antan : le spectateur se donne aussi la possibilité d’être un producteur de contenu. En témoignent les productions amateurs qui fleurissent sur les sites de partage et les réseaux sociaux autour des séries TV, sous forme d’hommages, de réécritures et autres détournements. La porosité entre l’amateurisme et le professionnalisme s’accentue : la démocratisation des outils de tournage, la diffusion possible des contenus audiovisuels font que le spectateur se sent aussi (même potentiellement) créateur, et cette nouvelle possibilité lui donne une légitimité nouvelle et renforcée dans le dialogue qu’il cherche à nouer avec la sphère de la production. Et les producteurs en sont bien conscients : la page Facebook de la série est ainsi un véritable laboratoire de propositions scénaristiques qui laissent aux fans la possibilité d’une interaction avec les scénaristes. Voici un exemple (parmi beaucoup d’autres) de post sur le mur :

23

Callie est confrontée à toutes sortes d’épreuves ces jours-ci, à savoir gérer les querelles quotidiennes entre Mark et Arizona. Quels conseils lui donneriez-VOUS pour l’aider à traverser cette période difficile [14] ?

24Ainsi, la fiction qu’est « la fin du personnage » ne se construit-elle pas autour d’un pacte de lecture, mais plus comme une possibilité de lecture faite par un énonciateur fictif qui n’est plus considéré comme un démiurge intouchable, mais comme un interlocuteur que l’on peut venir solliciter dans le réel. On a bien là un changement assez radical des modalités de la lecture fictionnalisante telle que l’avait définie Roger Odin [15]. On trouve même des internautes qui mettent en question la réalité par la fiction comme si tout en reconnaissant la porosité entre l’espace diégétique et les contraintes de la « vie réelle », ils supposaient d’autres types d’interférences entre ces deux espaces. C’est le cas dans ce post qui concerne toujours le personnage de Georges : l’acteur a dit publiquement qu’il voulait quitter la série et la diégèse prévoit sa mort dans un accident de bus. L’internaute réagit à l’épisode 1 de la saison 6 qui se termine sur l’agonie d’un accidenté de la route que Meredith a identifié comme étant Georges :

25

zyjk, 21 janvier 2010, 20 h 30, site de TF1
Je confirme ce qu’a entendu lady-k11, Lexie dit très distinctement : « That’s not George. Look… look at his feet… he’s to taller… that’s not George ! » Ce qui signifie exactement : « Ce n’est pas George, Regardez ses pieds… il est trop grand… Ce n’est pas George ! » Et a mon avis ils ont arrêté le début de la saison 6 à ce moment là pour laisser le doute persister. (c’est pour ça que tout le monde fait la gueguerre à propos de l’avenir de George) Après j’ai une hypothèse (même si elle est très peu probable) si ca se trouve, le fait que T.R. Knight quitte la série n’est qu’un pur ragot qui à pris de l’ampleur !

26L’internaute interroge ici la réalité comme si elle était possiblement un fake, un ragot divulgué ou entretenu sciemment pour changer la lecture de l’histoire diégétique. On vient bien que l’énonciateur n’est plus considéré comme absolument digne de foi, et que la crédibilité de la lecture ne semble jamais totalement acquise : c’est bien un régime de crédulité qui s’exprime ici, et en l’occurrence d’IN-crédulité puisqu’il est question de « probabilité ». Ainsi, les affirmations de la presse concernant la « vraie vie » sont-elles finalement autant sujettes à caution que la lecture de la fiction qu’elles contribuent à construire. Pas de naïveté non plus, donc, par rapport au marketing et à la possibilité éventuelle d’une manipulation de l’audience par la « rumeur » qui pourrait être voulue par les producteurs de la série [16].

27Ces interactions entre la fiction, la vraie vie et les « modes de croyance » sont d’autant plus fortes que la productrice et les acteurs en jouent beaucoup, multipliant les vraies/fausses annonces dans la presse sur le futur des personnages. C’est aussi la stratégie des vrais/faux « spoilers » qui consiste à révéler des fins plus ou moins vérifiées dans la version finale du scénario afin d’attiser l’attente des spectateurs. Le dernier post cité témoigne de cette interrogation constante des spectateurs : « Ne cherche-t-on pas à me manipuler ? » qui constitue également, sans doute, un des aspects du plaisir pris à regarder les séries, mais aussi à en parler, à échanger autour d’elles et des suppositions qu’elles nous invitent à faire, possibilité qui est sans conteste démultipliée par Internet. Bref, même si ces échanges entre spectateurs et producteurs autour des fins sont loin d’être une nouveauté, il y a fort à parier que le web 2.0 a contribué à modifier les univers de croyance, la manière dont un spectateur adhère à une fin qu’on lui propose et la profusion des échanges que cette fin suscite.

Les micro-clôtures du récit

28Notre besoin de clôture est fort, si fort que les séries ne peuvent pas se contenter d’attendre ces irruptions intempestives du réel pour le combler. Elles proposent donc des micro-clôtures du récit, pour nous consoler de l’absence de macro-fins crédibles. Ces fins minuscules (surtout quand on les compare au gigantisme d’une série qui, comme Grey’s, en est à sa huitième saison soit à plus de 140 heures de récit) interviennent à la fin de chaque épisode et clôturent les micro-récits qui se déroulent à l’échelle de cet épisode (quelquefois à l’échelle de deux épisodes, s’agissant de Grey’s).

29Chaque épisode de Grey’s propose ainsi deux, trois ou quatre sous-intrigues construites sur ce qui arrive à des patients, mêlées à deux, trois ou quatre sous-intrigues construites sur ce qui arrive aux protagonistes principaux – non pas des événements importants en ce qui les concerne (savoir de qui ils sont amoureux ou s’ils sont gay ou straight ou s’ils vont avoir un enfant demande plusieurs épisodes, sinon plusieurs saisons), mais des petites choses du quotidien (organiser un dîner, rendre un petit service, etc.). Cet épisode de 42 minutes est constitué d’une quarantaine de scènes, qui disposent généralement ces sous-intrigues en parallèle, dans une construction en six parties séparées par les cinq coupures publicitaires usuelles de la télé américaine. Sans qu’il soit nécessaire d’adhérer à des postulats structuralistes forts, on constate aisément que la structure d’un épisode est celui d’une « histoire complète » comparable à un long-métrage du cinéma mainstream, avec une mise en place, des complications et une résolution, les scènes longues étant réservées à la mise en place et à la résolution, tandis que les scènes courtes, qui toutes se terminent de façon elliptique par nécessité d’aller voir ailleurs ce qui se passe, appartiennent aux complications, lesquelles vont crescendo, ce qui rend d’autant plus pressant le besoin de les voir finir pour pouvoir se relaxer dans son fauteuil :

Ill. 1

Structure d’un épisode type, en l’occurrence Sympathy for the devil (saison 5, épisode 12)

Ill. 1
Type de scène Partie 1 (9’, pour 9 scènes) Partie 2 (6’, pour 7 scènes) Partie 3 (6’, pour 8 scènes) Partie 4 (6’, pour 6 scènes) Partie 5 (6’, pour 8 scènes) Partie 6 (9’, pour 9 scènes) Scène de 30’’ 4 5 1 5 3 Scène de 1’ 7 2 2 4 1 3 Scène de 1’30 2 1 1 1 2 Scène de 2’ 1 1

Structure d’un épisode type, en l’occurrence Sympathy for the devil (saison 5, épisode 12)

La mise en place demande des scènes d’une minute et une minute et demie. Puis la cadence s’accélère à mesure que les sous-intrigues nous deviennent familières : le montage parallèle les fait alterner toutes les 30 ou 45 secondes. À la fin de l’épisode intervient un nouveau ralentissement pour cause d’explication, de résolution de conflits et d’épilogue

30Lorsqu’on passe du niveau de la structure du montage alterné à celui des détails du récit proprement dit, il est aisé de voir que les micro-clôtures du récit sont orchestrées d’une triple façon :

  • via les péripéties du scénario : celui-ci est écrit de façon érotérique (c’est-à-dire qu’il pose des questions du type qui ? comment ? quand ? pourquoi ?, autant de déclinaisons du whodunit usuel) et en ce qui concerne les microépisodes propose des réponses dans les deux ou trois dernières minutes de l’épisode (de type « c’est le colonel avec le chandelier dans le salon à minuit ») ;
  • via la scénographie : les plans en grande profondeur de champ, qui connectent les protagonistes entre eux, renvoient à la situation théâtrale où les acteurs viennent saluer quand la pièce est finie [17] ;
  • via la musique, notamment les chansons pop qui orchestrent les minutes finales et proposent des résolutions au sens harmonique du terme, en l’occurrence des accords parfaits mineurs arrivant après des séries d’accords de dominante nous tenant en haleine (c’est-à-dire en attente de résolution), accords parfaits qui en général renvoient à l’accord final et apaisant entre les personnages – lesquels étaient « désaccordés » (entre eux ou avec eux-mêmes) au début de l’épisode [18].

31Penchons-nous en détail sur cette utilisation des chansons. Non seulement elles mettent en parallèle la résolution narrative et la résolution harmonique donc, mais elles nous invitent quelquefois à considérer comme terminé ce qui en réalité ne l’est pas, en transformant la séquence où elles figurent en échantillon. Le terme est à prendre au sens de Nelson Goodman : tout se passe comme si l’épisode nous disait « ce que vous voyez est un échantillon à détacher de l’espace-temps singulier où il a été prélevé », donc quelque chose d’autonome, donc de fini. Voyons comment cela se présente dans le final du pilote de la série [19]. Sur le visage de Meredith pensive, en gros plan et faible profondeur de champ, une introduction au piano démarre. L’actrice et la mise en scène, ici, concourent à nous faire comprendre qu’elle tire les leçons de ce qui vient de se passer. Le piano joue un anatole de quatre accords sur deux mesures (Mi mineur/Fa dièse mineur/Do dièse majeur/La mineur), classique dans le domaine de la chanson pop, qui va avoir un rôle capital ici. Cet anatole produit sur les auditeurs acculturés l’effet suivant : chaque fois qu’il semble se terminer, il donne l’envie irrépressible de le réécouter à nouveau. La chanson insiste d’ailleurs sur cet aspect, en accentuant le caractère d’accord de dominante du dernier accord, qui devient La mineur 5/7 [20].

32La mise en scène va aussi dans ce sens, en produisant ce que Christian Metz appelait dans sa « Grande Syntagmatique de la bande-image » un syntagme fréquentatif, c’est-à-dire une suite de plans qui échantillonnent des actions en suggérant qu’elles ont été prises au hasard au sein d’événements qui se répètent. Ce sont des moments où le récit audiovisuel possède un aspect itératif : « voilà ce que c’est que la vie quotidienne du chirurgien », dit-il en l’occurrence, et non « voilà ce qui s’est passé ce jour-là dans la vie de cette interne en chirurgie-là prénommée Meredith » (ce qui aurait constitué un aspect semelfactif, pour continuer le parallèle avec la linguistique). Comment le metteur en scène et le monteur s’y prennent-ils ? En dé-singularisant, c’est-à-dire en transformant les tokens filmés en types. On voit des raccords regards hors de leur contexte, des couples shot-reaction shots hors de la situation qui nous permettrait de savoir quelle relation de cause à effet ils accompagnent. On voit des personnages marcher – Izzie marche dans un couloir au ralenti ; on ne sait où elle va ; le plan devient : « tous les jours, Izzie arpentait les couloirs de l’hôpital ».

33Le langage verbal, lui aussi, va dans le même sens. On sait que chaque épisode de Grey’s porte le titre d’une chanson pop, annonçant par là une transposabilité générale des situations qui n’est pas sans évoquer la fable ou la parabole. Des Beatles (A Hard Day’s Night) on passe à Meredith, puis au téléspectateur, lui aussi susceptible d’en avoir plein les bottes à l’issue d’une longue journée de labeur, quand bien même il ne lui arrivera jamais d’être de garde quarante-huit heures d’affilée dans un service de chirurgie. Outre le titre, il y a la voix off de Meredith, qui enchaîne des phrases à l’aspect gnomique, agissant comme des vérités proverbiales – « On ne sait jamais ce qui peut se produire », « tout le monde a besoin d’un coup de main de temps en temps », etc. Le langage verbal peut même s’immiscer à l’intérieur de la séquence clip fréquentative. Ici, à l’occasion d’un léger fade out de la chanson, Derek déclare à son équipe : « OK tout le monde, c’est une belle nuit pour sauver des vies ; profitons-en ». Quatrième et dernier effet verbal de dé-singularisation, la chanson elle-même. Elle a été choisie aussi en fonction de l’écho susceptible d’être produit au sein de l’épisode par son texte même. « Come on, come on/Put your hands into the fire » (en gros : « allez, vas-y, jette-toi à l’eau ! ») fait effectivement écho à ce qui se passe : Izzie, George, Cristina et Meredith « y vont », ils passent outre leur peur d’échouer, leurs principes moraux les plus obsolètes ou les plus cyniques – ils se lancent. Mais la chanson ne parle pas de médecine, elle ne parle de rien de singulier. C’est, bien sûr, à notre tour d’y aller, de nous lancer, au diable tout le reste. On est bien là devant une forme de micro-clôture, puisque s’énonce la « morale de l’épisode », dans les dernières lignes de la fable, comme il se doit.

34On voit que la tension entre le désir (ou l’obligation) de finir et celui (ou celle) de continuer se résout dans une série télé comme Grey’s Anatomy par un jeu entre les producteurs et les consommateurs. L’impression d’avoir affaire à un jeu est d’autant plus forte que la série, comme tout produit postmoderne qui se respecte, émarge au rang des self-conscious images : les producteurs « savent que les consommateurs savent ». En d’autres termes, la série ne se contente pas de raconter une histoire, elle la raconte en montrant qu’elle la raconte, à des téléspectateurs qui ont leur idée sur ce que c’est que raconter une histoire, et qui, de fait, ne s’en laissent pas conter. Cela passe par les personnages, quelquefois. Ainsi, dès l’épisode pilote, sont-ils montrés en train de pratiquer consciemment la « mise en scène de la vie quotidienne » :

35

- Tu sais, dit Meredith à Derek le lendemain de la nuit où ils ont couché ensemble sans se connaître, on n’a pas à faire tout ce truc, là. Tu sais, échanger des détails, prétendre qu’on s’intéresse l’un à l’autre.
- Dis donc, dit Cristina à Meredith en se rendant compte qu’elles sont sur le point de se réconcilier après un violent affrontement, on n’a pas à tomber dans ce truc où d’abord je dis quelque chose sans importance, et après c’est ton tour, et après il y en a une qui se met à pleurer, et après c’est genre le moment d’émotion.

36Ce sont typiquement des scènes où les concepteurs de la série disent à leurs spectateurs : « OK, on sait que la situation est clichée, mais on sait également que vous le savez, et on va vous le montrer ». Et comment le montrer, sinon en mettant dans la bouche des personnages la preuve qu’ils sont conscients de vivre des situations stéréotypées ?

37Finir l’épisode et, à plus large échelle, la série tout entière, devient dans ces conditions une transaction consciente. Cependant – et contrairement à ce qui se passe avec la distanciation chère à la Modernité – ce petit jeu postmoderne des mises en abyme permet tout de même de prendre les péripéties au premier degré et de s’investir sérieusement, surtout dans le cadre d’une série aussi ostensiblement morale et votive que Grey’s. C’est ce qui explique que les discussions autour de ses fins – disparition d’un personnage ou fin générale de la série – provoquent quelquefois des réactions sérieuses et passionnées, sortant du cadre ludique censé accueillir les transactions entre producteurs et consommateurs.


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Date de mise en ligne : 26/06/2015

https://doi.org/10.3917/sr.039.0103

Notes

  • [1]
    Voir Laurent Jullier et Jean-Marc Leveratto, La leçon de vie dans le cinéma hollywoodien, Paris, Vrin, 2008.
  • [2]
    Voir Laurent Jullier et Barbara Laborde, All you need is love. Éthique de la sollicitude et différence des sexes dans Grey’s Anatomy, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2012.
  • [3]
    « Grey’s Anatomy (TV Series 2005–) », IMDb, http://www.imdb.com/title/tt0413573/, consulté le 8 avril 2011.
  • [4]
    « Grey’s Anatomy - Site officiel », MYTF1, http://www.tf1.fr/greys-anatomy/, consulté le 8 avril 2011.
  • [5]
    « Grey’s Anatomy », Facebook, http://www.facebook.com/GreysAnatomy?ref=ts, consulté le 8 avril 2011.
  • [6]
    « News Katherine Heigl en larmes : découvrez pourquoi elle a craqué à la télévision », MYTF1, http://www.tf1.fr/greys-anatomy/news/katherine-heigl-en-larmes-decouvrez-pourquoi-elle-a-craque-a-5866827.html, consulté le 8 avril 2011. Nous avons retranscrit fidèlement les posts, y compris leurs éventuelles incorrections orthographiques.
  • [7]
    « News Grey’s Anatomy : et si Katherine Heigl était morte ? », MYTF1, http://www.tf1.fr/greys-anatomy/news/grey-s-anatomy-et-si-katherine-heigl-etait-morte-6124475.html, consulté le 10 avril 2011.
  • [8]
    « Investissement modal » désigne ici le fait, dans le discours en tout cas, de doter le personnage d’une volonté propre.
  • [9]
    « Grey’s Anatomy : le départ de Katherine Heigl booste les audiences », MYTF1, http://www.tf1.fr/greys-anatomy/news/grey-s-anatomy-le-depart-de-katherine-heigl-booste-les-audiences-6242563.html, consulté le 10 avril 2011.
  • [10]
    Idem.
  • [11]
    « iamafallgirl’s Profile - IMDb », IMDb, http://www.imdb.com/user/ur9534630/, consulté le 10 avril 2011.
  • [12]
    François Jost, De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ?, Paris, CNRS Éditions, 2011.
  • [13]
    Guillaume Soulez, Quand le film nous parle. Rhétorique, cinéma, télévision, Paris, PUF, 2011, p. 69-131.
  • [14]
    « Grey’s Anatomy », Facebook, http://www.facebook.com/GreysAnatomy?ref=ts, consulté le 10 avril 2011.
  • [15]
    Roger Odin, De la fiction, Bruxelles, De Boeck, 2000.
  • [16]
    C’est une stratégie relativement répandue ces derniers temps : on peut penser au film 2012 de Roland Emmerich, sorti le 11 novembre 2011, dont la promotion reposait sur un fake qui « faisait croire » aux lecteurs du quotidien gratuit Métro que la fin du monde était arrivée.
  • [17]
    Voir Laurent Jullier et Barbara Laborde, All you need is love…, op. cit., pour l’analyse de la mise en scène en profondeur (depth staging) et des corrections de point « signifiantes » (focus racking).
  • [18]
    Voir All you need is love, op. cit., pour un autre exemple, avec l’analyse de l’épisode 6 de la saison 3, dont le final est entièrement construit sur la chanson Life is beautiful, interprétée par le groupe Vega4.
  • [19]
    Épisode 1 de la saison 1, A Hard Day’s Night, diffusé pour la première fois le 27 mars 2005. La partie chorale du final, avant l’épilogue, se termine sur Into the fire, interprété par le groupe Thirteen Sense (2004).
  • [20]
    Il existe même des séries télé qui reprennent dans leur structure narrative d’ensemble le système de l’anatole : ainsi Mes trois fils (My Three Sons, douze saisons, 1960-1972) se termine-t-il par la naissance des trois fils du fils aîné du titre, suggérant comme dans l’anatole un éternel retour des mêmes situations de la vie quotidienne.

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