Notes
-
[1]
Ce texte inédit de Susanna Barrows participait à son projet sur l’histoire du 16 mai 1877, intitulé The Uncharted Revolution: Politics and Culture in 1877. Par ce titre (« La révolution inexplorée »), elle désignait un moment historique relativement oublié ainsi que les transformations politiques sans précédent qu’il provoqua. Nous remercions Alexandra Stanley Barrows de nous avoir donné la permission de publier cet extrait. Il doit beaucoup au flair de limier de Mark Sawchuk, à la générosité de Chad Denton et à la perspicacité de Katharine H. Norris, qui ont aidé à restituer les citations françaises originales [note des éditeurs].
-
[2]
Barrows fait référence ici à la formule bien connue de l’historien allemand Leopold von Ranke qui, en 1824, dans Geschichte der romanischen und germanischen Völker, recommandait d’écrire l’histoire « wie es eigentlich gewesen » [note des éditeurs].
-
[3]
Robert Darnton, Le grand massacre des chats : attitudes et croyances dans l’ancienne France, trad. Marie-Alyx Revellat, Paris, Laffont, 1985 ; id., Bohême littéraire et révolution : le monde des livres au xviiie siècle, trad. Éric de Grolier, Paris, Seuil, 1983 ; Natalie Zemon Davis, Le retour de Martin Guerre, Paris, Robert Laffont, 1984.
-
[4]
Barrows évoque ici le phénomène extraordinairement répandu aux États-Unis, depuis deux décennies, de Court TV (depuis 2007, rebaptisé TruTV). Lancée en 1991, cette chaîne diffusait en direct les audiences des grands procès comme celui d’O. J. Simpson en 1995 pour le meurtre de sa femme. Lynne Joyrich rapporte que, grâce à ce procès, la chaîne atteignit entre 18 et 25 millions de foyers ; en 2002, elle en touche 70 millions. Voir « Ordering Law, Judging History: Deliberations on Court TV », dans Wendy Hui Kyong Chun, Thomas Keenan (dir.), New Media Old Media: A History and Theory Reader, New York, Routledge, 2006, p. 133-153, ici p. 149-150, note 8 [note des éditeurs].
-
[5]
Darnton, Le grand massacre des chats, op. cit., p. 10-11, ainsi que les arguments qu’il développe dans son introduction et sa conclusion.
-
[6]
Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », dans Œuvres, t. 3, Paris, Gallimard, 2000.
-
[7]
Darnton, « Le courrier des lecteurs de Rousseau : la construction de la sensibilité romantique », dans Le grand massacre des chats, op. cit., p. 201-234.
-
[8]
Cécile Dauphin, « Les manuels épistolaires au xixe siècle », dans Roger Chartier (dir.), La Correspondance. Les usages de la lettre au xixe siècle, Paris, Fayard, 1991, p. 209-272.
-
[9]
Davis, Fiction in the Archives: Pardon Tales and Their Tellers in Sixteenth-Century France, Stanford, Stanford University Press, 1987. En français, Pour sauver sa vie. Les récits de pardon au xvie siècle, trad. Christian Cler, Paris, Seuil, 1988.
-
[10]
Peter Sahlins, « Fictions of a Catholic France: The Naturalization of Foreigners, 1685-1787 », Representations, 47, 1994, p. 85-110, et « La nationalité avant la lettre : les pratiques de naturalisation en France sous l’Ancien Régime », Annales. Histoire, sciences sociales, 55/5, 2000, p. 1081-1108.
-
[11]
Prosper-Olivier Lissagaray prétend dans son Histoire de la Commune de 1871 ([1876], rééd. Paris, ESI, 1929, p. 392) que 399 823 lettres de dénonciation furent reçues par la police. André Halimi (La Délation sous Vichy, Paris, L’Harmattan, 1983) donne le chiffre de 3 à 5 millions de lettres signées ou non pour la seule période de Vichy [note des éditeurs].
-
[12]
Voir Barrows, « La ménagère et la serveuse : figures de femmes et construction de l’alcoolisme », dans Annie Stora-Lamarre (dir.), Incontournable Morale. Actes du colloque de Besançon, 1997, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 1998, p. 99-106 [note des éditeurs].
-
[13]
Dans un aperçu de son projet, Barrows résume pourquoi la réponse électorale au coup de Mac Mahon fut si importante pour l’histoire française : « À la fin de 1877, la structure de base de l’État français était affirmée une bonne fois : démocratie politique, fondée sur le suffrage universel masculin, dotée d’une puissante chambre basse qui seule pouvait choisir le gouvernement, d’un Sénat relativement faible et d’un
président au rôle essentiellement représentatif. Pendant soixante ans, la Troisième République allait rester une république parlementaire dotée d’un président [surtout symbolique] » [note des éditeurs]. -
[14]
Pierre Henry, Histoire des préfets, Paris, Nouvelles éditions latines, 1950, p. 218-219.
-
[15]
Barrows, « “Parliaments of the People”: The Political Culture of Cafés in the Early Third Republic », dans Susanna Barrows, Robin Room (dir.), Drinking: Behavior and Belief in Modern History, Berkeley, University of California Press, 1991, p. 87-97.
-
[16]
L’Année politique : 1877, p. 258 [pour le discours fameux de Mac Mahon, voir par exemple « Feuilleton du Temps », Le Temps, 13 sept. 1874, note des éditeurs].
-
[17]
L’Année politique : 1877, p. 311-312.
-
[18]
Barrows fait ici référence à Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1980, dont elle parle dans une section introductive de son manuscrit comme d’une influence essentielle sur sa pensée, « Popular Culture and Republicanism in the Early Third Republic », ms. 1994 [note des éditeurs].
-
[19]
Ce corpus est analysé dans Barrows, « Les murs qui parlent : le graffiti politique en 1877 », conférence donnée à l’EHESS en 2002, et révisée sous la forme d’un chapitre du livre inédit, « Graffiti and the Denigration of the Moral Order » [Note des éditeurs].
-
[20]
L’expression est empruntée à Perry Link, Evening Chats in Beijing, New York, Norton, 1992, p. 219.
-
[21]
Dauphin, « Les manuels épistolaires au xixe siècle », art. cité, p. 229.
-
[22]
Archives de la préfecture de Police (désormais APP), BA 1167, #35, 23 nov. 1877.
-
[23]
APP, BA 1166, #155, 19 mai 1877 ; cf. « un vrai français », APP, BA 1167, #165.
-
[24]
APP, BA 1166, #49, 20 juin 1877.
-
[25]
APP, BA 1167, #23, sans date.
-
[26]
APP, BA 1166, #185, 20 mai 1877.
-
[27]
APP, BA 1166, #21a.
-
[28]
APP, BA 1167, #26, 12 oct. 1877.
-
[29]
APP, BA 1167, #61, 4 août 1877.
-
[30]
Voir Eugen Weber, La fin des terroirs. La modernisation de la France rurale, 1870-1914, Paris, Fayard, 1983.
-
[31]
1APP, BA1 1167 [# manquant]. [Note des éditeurs : l’orthographe, la grammaire, la ponctuation, les soulignements, les accents (ou leur absence) ont été conservés à l’identique des lettres originales, transcrites ici d’après les fichiers de Barrows.]
-
[32]
1APP, BA 11167, #36.
-
[33]
1APP, BA1 1166, #61a-62a.
-
[34]
APP, BA1 [1166], #156 ; BA [1166], #168, 23 mai 1877.
-
[35]
Barrows fait référence à son article inédit, « Laughter, Language, and Derision: Seditious Speech and Popular Political Culture in Mid-Nineteenth-Century France », manuscrit de 32 p. [note des éditeurs].
-
[36]
APP, BA 1166, #6, Bordeaux 3 juin 1877.
-
[37]
APP, BA 1166, #77a-78, 9 juin 1877.
-
[38]
APP, BA 1167, #11, 20 sept. 1877.
-
[39]
APP, BA 1167, #133, 10 sept. 1877.
-
[40]
APP, BA 1166, #132.
-
[41]
APP, BA 1166, #132.
-
[42]
APP, BA 1166, #49.
-
[43]
APP, BA 1166, #181.
-
[44]
APP, BA 1166, #168, 23 mai 1877.
-
[45]
APP, BA 1166, #8a, 17 mai 1877.
-
[46]
APP, BA 1167, #109.
-
[47]
APP, BA 1167, #39, 30 oct.1877.
-
[48]
APP, BA 1166, #2.
-
[49]
APP, BA 1166, #19.
-
[50]
APP, BA 1166, #42.
-
[51]
APP, BA 1166, #24.
-
[52]
Gustave Flaubert, Correspondance, t. 5, 1876-1880, Paris, Gallimard, 2007. Lettres à Laporte, 15 sept. 1877, p. 404 ; 11 sept. 1877, p. 401 ; 1 nov. 1877, p. 427 ; et à Zola, 14 oct. 1877, p. 421 [Barrows anayse les récits que fait Flaubert du maculage des affiches des candidats de Mac Mahon avec des excréments dans « Strange Bedfellows: Literary and Popular Culture in 1870s France », manuscrit de 25 p., note des éditeurs].
-
[53]
Au nombre des exemples, on peut citer APP, BA 1167, #8, 21 nov. 1877 (« je vous tue… ») ; BA 1166, #170 (« je jure… de vous soustraire à la vie. ») ; BA 1166, #177 (« je vous brulerait la cervelle comme un chien ») ; et BA 1166, #4 (« je souhaite qu’il y ait une révolution ou je pourrait facilement vous faire égorger ») [note des éditeurs].
-
[54]
Au nombre des exemples, APP, BA 1166, #168 [note des éditeurs].
-
[55]
APP, BA 1167, #33.
-
[56]
APP, BA 1167, #39, 30 nov. 1877.
-
[57]
APP, BA 1166, #149.
1Au fond, tous les historiens sont des voyeurs et des espions : ils regardent par le trou de la serrure, ils interceptent les lettres. Nous n’avons peut-être l’air de rien, passants inoffensifs et mal fagotés, bossus provisoires qui s’usent les yeux dans les archives et les bibliothèques ; mais nos grognements de plaisir démentent que notre vocation soit anodine. Nous sommes tous, en quelque sorte, des criminels : nous violons en toute impunité les lois sur la vie privée ; nous pénétrons les journaux intimes. Nous nous délectons de calomnies bizarres. Nous savourons des secrets d’État. Nous écumons les fiches de police sur des citoyens qui ne se doutent de rien. Voilant nos activités derrière l’objectivité scientifique, nous prétendons reconstruire le passé « comme il fut réellement [2] », mais personne n’est dupe. Seul le passage du temps nous autorise à commettre nos délits quotidiens. Si nos sujets ne sont plus là pour se défendre, ou mieux encore, s’ils sont morts depuis cent ans, nous accédons à des documents que les lois qui s’appliquent aux vivants (et aux morts récents) protègent de notre intrusion.
2Les historiens de la France sont particulièrement friands de recherches transgressives. La centralisation et la redoutable efficacité de la bureaucratie de l’État français leur permettent de scruter avec une grande impudence les citoyens d’hier. Prenons au hasard une année du xixe siècle, nous pouvons définir la taille et la dentition moyenne d’un garçon de dix-neuf ans, dresser la liste détaillée des départements aux taux d’infanticide les plus élevés, déterminer combien on comptait de « crétines » par « crétin », connaître les volumes d’absorption de nourriture et d’alcool par tête. Grâce à l’exhaustivité remarquable des recensements et des registres d’état-civil en France, à la différence de l’Allemagne ou de l’Angleterre, les historiens peuvent reconstruire comme par magie les histoires de familles, même quand il ne subsiste aucune trace personnelle. Puisque la police avait peur de tout – des émeutes de la faim, des violences sacrilèges, des soulèvements paysans –, la communauté historienne peut aujourd’hui en tirer profit. Les policiers n’étaient d’ailleurs pas les seuls scribes. La marche réglementée de la justice a ouvert un autre sentier dans les forêts sulfureuses et interdites du passé.
3D’autres pays, bien sûr, possédaient leurs forêts interdites, mais peu centralisaient et classifiaient à ce point ce qu’ils glanaient. Le succès relatif de l’histoire de la France dans les décennies récentes résulte en partie de l’existence d’archives extraordinairement riches et obsessionnellement classées, dont des esprits inquisiteurs ont pu se délecter. Sans les espions de la police, qu’auraient été le massacre des chats ou la bohème littéraire de Robert Darnton ? Sans le croustillant procès analysé par Natalie Z. Davis, qui connaîtrait le nom de Martin Guerre [3] ? Dotés d’un regard aussi pénétrant que des rayons X, ces historiens ont disséqué avec acuité ces documents tendancieux. Mais aucun d’entre eux n’a fait comme si le passé se révélait « fidèlement », ou complètement, dans des documents si partiaux. Pour la police, la rédaction de rapports était, entre autres choses, une nécessité professionnelle ; comme les contractuelles d’aujourd’hui, les policiers devaient produire, durant leurs rondes, un quota d’observations écrites. Pas de nouvelles ne signifiait pas toujours bonne nouvelle pour les forces de l’ordre ; cela pouvait mettre un terme à leur carrière. Si leur ronde était calme, ils pouvaient souligner la « tranquillité parfaite » du quartier pour attester de leur compétence. Mais trop de tranquillité était risquée : ils truffaient donc constamment leurs rapports de rumeurs, de suspicions et de prétendus accrocs à la morale publique.
4À une époque où les audiences sont télédiffusées [4], on sait à quel point les procédures criminelles reflètent rarement les événements ou la parole de l’accusé ou du plaignant. Il n’est alors guère surprenant que les lettres soient devenues l’arme secrète de tant d’historiens contemporains. Les lettres nous donnent accès aux formes d’expression réellement employées par les citoyens ordinaires. Ainsi, pour une fois, nous ne sommes plus prisonniers des sources officielles qui déforment les sentiments. Si souvent, en tant qu’historiens, nous devons recourir à des voix intermédiaires – greffiers, fonctionnaires, administrateurs, prêtres, avocats, notables locaux, ethnographes érudits –, qui ont reconstruit, expurgé, toiletté ou refondu le langage et les motivations des gens du peuple. Même devant les tribunaux, les témoignages se révèlent souvent filtrés. Les salles d’audience étaient encombrées de témoins hostiles et apeurés, d’accusés qui se démenaient pour obtenir un acquittement ou une peine allégée. Un mot sec, une phrase bredouillée étaient souvent la seule réponse à une question concrète. La logique de l’interrogatoire suivait celle des experts judiciaires, plutôt que celle des participants. On se souciait peu de la manière dont ceux-ci expliquaient les événements qui les avaient conduits devant le juge. Des scribes pudibonds répugnaient à noter les expressions exactes des participants, surtout s’ils les considéraient vulgaires. Devant ces obstacles, des historiens aussi chevronnés que Darnton ont dit du passé qu’il était aussi « opaque » qu’une série de vieilles blagues dont l’humour nous échappe [5]. Et munis de leurs meilleurs outils d’analyse, ils ont cherché à contourner le brouillard en lisant des lettres, beaucoup de lettres.
5Les recherches récentes sur les correspondances empruntent deux directions. La première vise la reconstruction de la vie quotidienne, une vie qui échappe largement aux regards de la loi ou des tribunaux. Les correspondances, qu’elles soient banales ou littéraires, servent de socle au biographe comme à l’historien. Elles permettent de resituer dans leur contexte les rituels du quotidien et nous renseignent sur l’histoire de la famille et de l’amitié. Elles dévoilent les coutumes entourant la séduction, la cour, le mariage, les naissances, les fêtes et la mort. Mais leur valeur documentaire dépasse les seuls aspects factuels. Les correspondances révèlent non seulement les transformations de la culture écrite, mais aussi le pouvoir et l’« aura [6] » que l’écriture acquiert dans les sociétés modernes. Les lecteurs que décrit Darnton [7], émus aux larmes par Rousseau, montrent jusqu’où les lettres éclairent l’histoire des sensibilités et nous incitent à étudier les conventions épistolaires. Grâce au travail de Cécile Dauphin, nous savons qu’on publiait chaque année, au xixe siècle, en moyenne huit manuels épistolaires (surnommés « secrétaires ») et que le genre atteignit son apogée vers 1860 [8]. Dans les pages de ces secrétaires, la sincérité des lettres disparaissait au profit de formules épistolaires et de lettres fictives, en grande partie imitées de fictions – issues d’autres manuels épistolaires ou bien de romans.
6Les « lettres de supplication » constituent le second domaine de recherches. Ces correspondances s’éloignent de la famille pour se rapprocher de l’individu et de l’État. Une petite armée d’historiens, spécialistes notamment de la première modernité, a exploité les lettres adressées au roi et à ses ministres. Comme le rappelle le titre du livre de Davis, Fiction in the Archives, ces lettres n’étaient pas moins fictives ou formulaires que les billets doux génériques [9]. Leurs auteurs étaient au sens propre des parties intéressées : ils voulaient obtenir quelque chose du roi – pardon ou réduction de peine, faveur ou privilège, ou (à l’instar des étrangers sous l’Ancien Régime, étudiés par Peter Sahlins) la nationalité française [10].
7Adressées au roi, ces lettres de supplication ne représentent qu’un filon dans la vaste histoire de la correspondance politique, champ qui reste peu étudié. Une triste sous-catégorie s’est révélée très courante aux xixe et xxe siècles : la lettre de dénonciation anonyme, dont aucun manuel épistolaire ne fournit de modèle. On en posta pourtant plus de 380 000 après la Commune de 1871. Et leur nombre dépasse un million durant le régime de Vichy et l’après-guerre [11]. Entre la supplication et la dénonciation s’étend le vaste territoire du commentaire politique. Il fait surface par exemple dans les lettres adressées par des citoyens au chef de l’État. Dans cet article, je voudrais donc explorer par la lorgnette d’une crise politique particulière une partie de ce territoire. Mon corpus est formé de trois cents lettres adressées au président de la République par des correspondants, pour la plupart anonymes, en la fatidique année 1877. Ces missives éclaircissent en même temps le coup du 16 mai et la révolution « inexplorée » provoquée par cette crise.
81877 fut une année hors du commun. En 1875, l’État français s’était constitué, à une faible majorité, en une République dotée d’un président puissant et de deux assemblées. Les républicains dominaient la chambre basse, tandis que le Sénat était aux mains des monarchistes et des bonapartistes. Le président était le maréchal Patrice de Mac Mahon, l’homme qui avait perdu en 1870 la décisive bataille de Sedan. Antirépublicain jusqu’à la moelle, il avait pris ses fonctions en 1873 suite à une tentative de restauration du Comte de Chambord. Sous la bannière de « l’Ordre moral », Mac Mahon travailla d’arrache-pied à réprimer le moindre signe d’immoralité, de désordre ou de « démoralisation ». Il visait bien sûr les Communards, mais aussi les chansons scabreuses, les blagues de comptoir, les ivrognes, les critiques acerbes des journaux, les serveuses costumées dans les « brasseries à femmes [12] », la littérature « immorale » et même « amorale ». Les campagnes ferventes de l’Ordre moral culminèrent en mai 1877 quand Mac Mahon renvoya le gouvernement investi par la Chambre et lui substitua ses propres hommes qui ne comptaient aucun républicain dans leurs rangs. C’est ce qui fut connu, par la suite, comme le « coup du 16 mai ». De même que Charles X en 1830, Mac Mahon ordonna la dissolution de la Chambre et convoqua de nouvelles élections. Néanmoins, malgré une répression massive, les élections d’octobre et novembre 1877 envoyèrent à la Chambre une majorité républicaine écrasante [13].
9La répression mise en œuvre par Mac Mahon – et sa nomination de ministres monarchistes ou bonapartistes – déclencha dans les rangs de l’État la purge la plus draconienne depuis 1800. Alors que le Communard servait jusque-là d’ennemi public numéro un, désormais il y avait légion d’adversaires : les républicains, les modérés, les anticléricaux, les partisans de la liberté d’expression et les simples citoyens révoltés par le prétendu Ordre moral. Fonctionnaires, enseignants, facteurs, douaniers, vétérinaires – presque 7 000 personnes furent victimes de la purge. Des 83 préfets alors en poste, seuls neuf ne furent pas remplacés ou déplacés. 3 000 maires et adjoints furent destitués. 613 conseils municipaux furent dissous [14].
10La société civile sentit aussi le vent du boulet : 2 067 cafés furent fermés, ainsi que 334 associations [15]. 849 malheureux colporteurs furent traînés en justice par le gouvernement. 216 personnes furent jugées pour délits de librairie, 170 pour cris séditieux. Le gouvernement Mac Mahon lança aussi une attaque implacable contre la presse. Le régime porta 2 700 plaintes contre des journaux ou des journalistes ; au total, les condamnations s’élevèrent à plus d’un million de francs d’amende et à quarante-six ans de prison. Les censeurs poursuivaient les journaux à la moindre insinuation critique. Le Journal des Alpes, par exemple, fut saisi pour son reportage sur la visite en France d’un ancien président américain. Jouant de l’affirmation de Mac Mahon, selon laquelle il irait « jusqu’au bout » de sa mission politique, le journal osait une comparaison oblique : « M. Le général Grant […] qui n’a jamais parlé de “bout”, et qui, à l’exemple de M. Thiers, a quitté le pouvoir sans bruit et sans secousse, comme un simple mortel qui ne se croit pas une mission providentielle, a passé mardi à Bonneville [16]. » Le Progrès de la Côte-d’Or fut poursuivi pour avoir écrit : « La brochure que nous a envoyée le candidat officiel était enveloppée dans un portrait équestre du Maréchal (dont la monture a l’œil fort intelligent ma foi !) [17]. »
11Face à la censure massive de la presse et des discours publics, les dissidents inventèrent d’autres moyens pour exprimer leurs griefs. Ils s’appuyèrent sur le bouche-à-oreille et multiplièrent les réunions secrètes. Les caricatures et les dessins humoristiques fleurirent à travers la France ; blagues, calembours et jeux de mots diffusaient partout le désenchantement politique. À une époque où l’on traquait le moindre signe de critique, les républicains contre-attaquèrent en multipliant les pratiques oppositionnelles [18] – humour, dénigrement par l’image et par l’écrit.
12Dans mes recherches sur la dissidence écrite, deux corpus ont retenu mon attention – d’une part, l’avalanche de graffitis recouvrant les affiches et les portraits présidentiels (plus de six cents exemples recensés à Paris) [19] ; de l’autre, les trois cents lettres écrites par des citoyens courroucés au président de la République. Ces courriers offrent plusieurs points communs avec les graffitis. Comme les inscriptions sur les affiches présidentielles, ces lettres sont des actes de bravoure, ne serait-ce que pour leur audacieuse critique du régime [20]. Mais à la différence des graffitis qui n’interpellaient que les passants, elles constituaient un défi à l’homme au sommet.
13Que signifiait prendre la plume en 1877 pour écrire au président ? Les lettres, bien sûr, montrent des différences dans les façons de penser et de communiquer. Pour la population instruite, rédiger des lettres était un geste usuel. Certains de ces auteurs anonymes s’avèrent des correspondants expérimentés ; leur graphie est fluide, portant les traces d’années passées sur les bancs de l’école à apprendre cette maudite cursive française. Leur orthographe obéit aux règles officielles et ils sont familiers avec la présentation et les formules de politesse conventionnelles. L’étiquette épistolaire du temps exigeait que, lorsqu’on écrivait à un personnage public ou à un représentant politique, on signifiât son respect ou sa déférence avec un large en-tête. Le destinataire devait être d’emblée salué par son nom, puis par son titre. Le vouvoiement était de rigueur ; le tutoiement réservé aux intimes. En conclusion de sa lettre, l’auteur devait répéter le titre de son correspondant. Plus haut placé était celui auquel on écrivait, et plus devait être grand l’espace entre la formule de politesse finale et l’humble signature de l’auteur. Si bien que, en tant qu’artefact visuel, la lettre correcte adressée à une autorité supérieure transformait les espaces blancs en révérences symboliques.
14Mais fort peu de lettres au président Mac Mahon s’astreignent aux formules épistolaires. La plupart des correspondants se soucient comme d’une guigne de la politesse ou de la déférence. D’autres, beaucoup d’autres, prennent un malin plaisir à narguer les conventions – ils s’adressent à Mac Mahon non comme au président, mais comme au « citoyen » ; lui refusent son auguste statut en le tutoyant ; ou substituent des insultes à son titre officiel. Ces lettres exigent donc d’être lues comme des « marginales » volontaires dans l’histoire de la correspondance. Elles révèlent les conventions en les méprisant ou en les ignorant. À la différence de la plupart des lettres, elles préservent une spontanéité relative. Si l’historienne Cécile Dauphin a eu raison de qualifier la correspondance de « genre bâtard [21] », alors ces lettres à Mac Mahon sont sûrement les plus effrontées des bâtards.
15Ces missives sont originales pour une autre raison encore. À la différence de la plupart des lettres envoyées aux sommets de l’État sous l’Ancien Régime ou pendant la Révolution, elles ne requièrent aucune faveur personnelle. Ne réclamant ni la grâce, ni le pardon, non plus que l’amnistie ou des avantages individuels, elles sont, dans tous les sens du terme, désintéressées. Adressant leurs critiques spécifiquement au président, ces correspondants écrivent en tant que citoyens au chef de l’État. Leurs lettres n’atteignirent cependant jamais leur destinataire, rejoignant sans tarder les archives. Interceptées par des agents de police au palais présidentiel, elles furent transférées à la préfecture de Police. Cet échantillon de trois cents lettres n’est certainement pas exhaustif, puisque seuls les courriers jugés menaçants ou séditieux furent conservés. L’enthousiasme politique est ainsi perdu pour l’histoire. Seule demeure la dissidence.
16Le premier trait de ces lettres est leur anonymat. Il n’est guère surprenant que la plupart des auteurs aient choisi de dissimuler leur nom. Menaçantes, ces lettres pouvaient attirer des poursuites. Mais même les critiques courtois de Mac Mahon ne révèlent que rarement leur identité. Ils optent plutôt pour toutes sortes de signatures emblématiques qui construisent une voix collective : ils se disent les scribes de la nation française. Parmi eux, on compte « une patriote [22] », « un citoyen vraiment français [23] », « un enfant de l’Alsace [24] », « un électeur [25] », « L’opinion publique [26] » ou « l’humble mais républicaine … VILLE de Grenoble [27] ». Certains offrent d’évasifs autoportraits comme cet « ami de la France – qui vous donnera son nom au lendemain de la première séance de la nouvelle chambre [28] », ou ces « électeurs ruraux qui ne se font pas connaître et pour cause [29] ». Bien avant la révolution décrite par Eugen Weber dans La fin des terroirs, ces citoyens se montrent fiers de leur identité nationale et sûrs de leur droit à parler au nom de la France [30].
17Ces lettres sont des « hybrides », bricolées à partir de différentes formes de communication culturelle. Une large partie d’entre elles transcrit des éléments de la langue courante en puisant dans ce vaste arsenal d’insultes qui pimente l’expression du courroux. « Malgré toi », écrit l’homme qui signe Olivier, de passage à Saint-Étienne, « la République regnera partout ou tu à passé vie la République on a crié si tu n’est pas contant feut le camp [31] ». Faut-il, de la graphie saccadée et l’orthographe phonétique de ce correspondant, conclure qu’un niveau de langue aussi bas signale un rang social modeste ? Sûrement pas. Des dizaines d’autres lettres, écrites d’une main fluide et sans une seule faute d’orthographe, recourent aux expressions vulgaires et scatologiques du langage populaire. Dans une grande lettre, dont le format reproduit soigneusement le modèle épistolaire enseigné à l’école (écriture appliquée, suivant des lignes tirées à la main ; orthographe et ponctuation parfaites), l’auteur offre la classique invective vulgaire, « Ô Crétin [32] ». Une autre lettre, à la calligraphie experte, lance dès sa première phrase des insultes élémentaires : « Monsieur de Mac-Mahon, imbécile, capitulard, fainéant ! Assassin ! des libertés ; désorganisateur, déréglé, traite de nos institutions et de l’intérêt Social, grand brigand, Nous te pouvons classé dans les êtres des porcs ! » De peur que Mac Mahon ne sous-estime la ferveur de ses sentiments, ce partisan de Gambetta souligne audacieusement chaque mot sur sa page [33].
18Beaucoup d’auteurs choisissent d’emprunter la langue et la familiarité provocante des formes du discours oppositionnel. En recourant souvent au tutoiement, en l’associant à des expressions qui accentuent l’authenticité – « croyez-moi » ou, au contraire, « c’est un mensonge », « menteur » ou « traitre » [34] – ils s’approprient la langue parlée plus que les conventions épistolaires.
19Ces lettres semblent avoir pris pour modèle les discours archétypiques de la sédition, jugés par l’État si dangereux qu’il en avait depuis longtemps fait un crime. Pour un autre projet, j’ai lu tous les procès pour sédition durant les répressives années 1850 [35]. On retrouve dans les lettres de 1877, rédigées une génération plus tard, les mêmes outrances verbales : invectives scatologiques, appels aux représailles sur le corps du dirigeant, comparaison du chef de l’État à un porc et accusations de lâcheté et de malhonnêteté. Le dénigrement de sa capacité à diriger la France était franc et massif. « Citoyen Mac Mahon », entame un correspondant, « – je doit t’informé que le peuple français dit que tu ai une vieille canaille et une crapule mais je les approuve cet la vérité tu ai une homme sen instructions petit homme que tu ai [36] ». Cet auteur en savait assez pour traiter Mac Mahon d’homme sans instruction et le considérer inapte à la fonction de président, mais il ne savait écrire correctement ni « vérité », ni « sans ».
20Si beaucoup de lettres empruntent au lexique de l’insulte verbale, elles puisent également dans d’autres genres. Un correspondant qui signe Jérémie offre un poème à Mac Mahon, cinq vers en tout, pour l’avertir qu’il se précipite vers le gouffre de l’ignominie :
22Rimeur habile, Jérémie a visiblement suivi un enseignement poétique, mais en tutoyant le président, sa production littéraire brise la règle conventionnelle. Ce barde bordelais expédia à Mac Mahon pas moins de quatre lettres durant la crise (toutes libellées par ordre chronologique, par exemple, « 4ème au Maréchal de Mac-Mahon, Président de la République [38] »). Ses épîtres emballaient soigneusement des commentaires critiques dans des alexandrins :
24À l’image des graffitis qui fleurissaient alors, de nombreuses lettres se servaient de l’humour pour affûter leurs critiques. Peu après l’appel aux élections, annoncé par voie d’affichage dans toutes les communes françaises, un critique spirituel composa une parodie de l’affiche qu’il envoya aussitôt à l’Élysée. La proclamation électorale de Mac Mahon commençait par la formule : « Électeurs ». Se gaussant du comportement condescendant et tyrannique de Mac Mahon à l’égard des électeurs, cette parodie cinglante s’ouvre sur l’insulte : « Hottentots ! Vous allez être appelés à nommer vos représentants à la Chambre des Députés ; je devrais dire mes représentants … Je ne prétends exercer aucune pression sur vos choix à une seule condition ; ce que vous ne ferez que ce que je voudrai [40]. » La parodie décrit sur deux pages, en une satire impitoyable, l’hubris de Mac Mahon et ses manigances illégales, et se termine avec un jeu sur sa signature, « Le Président de la Ruine publique, Macaron », suivi du paraphe du ministre de l’Intérieur Oscar Bardi de Fourtou, lui aussi brocardé : « Fourtou de Dans » [41].
25Nombre d’obscénités et d’insultes croustillantes visent la carrière de Mac Mahon, comme dans ce « Citoyen Maréchal, Par votre inertie vous avez perdu l’Alsace-Lorraine. Pour votre inertie et votre imbecillité vous perdrez la France entière [42]. » Certaines lettres en appellent à la rédemption par la violence, dimension familière dans le républicanisme du xixe siècle – même si, en cette occasion, personne ne s’y abandonna ; cette prose enflammée fut peut-être, d’ailleurs, une façon de compenser ce comportement pacifique. « Donc maintenant ta démission », réclame une main fluide qui donne du « citoyen » au Président et le tutoie tout du long, « Sinon, nous te la ferons donner de force. Vive la révolution sociale [43]. » Un autre épistolier, intrépide, qui s’affiche comme « ton ennemi éternel, Vengeur », anticipe le centenaire de la Terreur : « Vous n’êtes qu’un criminel, un traitre. […] Je suis le chef d’une puissante société, […] mais alors encore faible et naissante, […] mais dans 2 ans […], ou en 1893 (cent ans après une grand époque), nous nous montrerons au grand jour et proclamerons la grande révolution universelle. Dans cette attente, vive la révolution vrai [44]. »
26D’autres, beaucoup d’autres, donnent des leçons d’histoire au président. L’un avertit, « [l]a politique […] vous conduit à l’échafaud. Rappelez-vous Louis XVI [45]. » Un autre se plaint : « Votre manifeste qui vient de paraître afflige tous les français ayant du patriotisme quand ils le comparent à celui de Charles X du 13 juin 1830 qui lui a valu vous devez savoir [46]. » Peu après les élections, un électeur informe poliment Mac Mahon que, ni lui, ni le Sénat monarchiste ne représentent les opinions de la nation. Si les élections avaient été libres, rappelle-t-il, les républicains auraient gagné 400 députés. Bafouer la volonté de la nation, prédit l’auteur, était courir au désastre : « La France a renversé Louis XVI, elle a renversé Charles X, Louis-Philippe, Napoléon, croyez-vous qu’elle hésitera à renverser celui qu’elle regarde comme le vaincu de Sédan et l’auteur de ses maux présents [47] ? » En retraçant l’histoire des révolutions françaises depuis 1789, cette lettre rappelle qu’un changement de régime est illégitime, s’il ne respecte pas les sentiments du peuple français.
27La plupart des correspondants, toutefois, ne cherchent pas à défendre la révolution, ils soutiennent une République pacifique bien qu’assiégée. Critiquant les prétentions de Mac Mahon, un auteur qui se nomme « une voix d’en bas, s’inspirant d’en haut », lui conseille d’honorer son mandat républicain : « Vous êtes présentement, Monsieur le Maréchal, le premier citoyen de la république française, vous ne pouvez être rien de plus [48]. » Un autre épistolier, faisant écho à la vieille tradition de blâmer les ministres du roi, avertit le président : « Vous avez frappé la France d’un coup terrible par le renversement du ministère républicain. Vous avez sans doute succombé aux instence de se fameux du Broglie. […] Mais soyez en sur la France vous regarde et a confiance en elle-même car désormais les populations deviennent de jour en jour plus favorable à la République [49]. » Un correspondant remarque lyriquement : « Du Nord au Sud, de l’est à L’Ouest, la France est Républicaine ! » – avant de recommander au Président de s’en remettre à la sagesse de l’Amérique et de se transformer en Washington plutôt qu’en tyran [50]. Scellées dans des archives poussiéreuses, gisent des centaines de ces histoires populaires de France, certaines rédigées laborieusement d’une main maladroite, d’autres truffées de citations de Hugo. « Chaque maison », écrit un ardent républicain, « est une crypte où l’on chante la sainte Marseillaise [51] ».
28Étrange république des lettres que celle-ci, où des citoyens peu habitués à écrire ne résistent pas à citer des vers de Hugo au président de la République, et où un Gustave Flaubert adopte la mode de l’automne en clôturant ses missives d’un tonitruant « merde pour Mac Mahon », ou « remerde pour Mac Mahon », ou encore « Merde pour l’Ordre moral [52] ! ». Ces exemples devraient nous prémunir contre la tentation de considérer la lettre comme la forme d’écriture la moins spontanée. Dans certains cas, les lettres peuvent offrir une expérience cathartique, où les mots des romanciers, des poètes amateurs et des citoyens ordinaires se mêlent en un mixte de culture savante et populaire.
29Même si certaines lettres – les plus menaçantes – laissent d’emblée éclater leur rage et la conservent tout au long, d’autres abandonnent en chemin la politesse conventionnelle pour une catharsis vibrante de colère [53]. Ces missives commencent avec déférence, usent d’amples en-têtes et du vouvoiement de rigueur. Mais quand leurs reproches et leur indignation montent en puissance, elles glissent vers un langage familier et oral. Assez souvent, là où la colère monte, les auteurs passent du « vous » au « tu » [54]. Leurs manières deviennent brusques, provocantes et les formules de salutation (si c’est ici le mot juste) sont truffées de menaces et de sombres présages. « Répentéz vous avant que Dieu ne vous ait frapper », écrit un citoyen, avant d’ajouter, un œil sur la postérité : « Si vous mettez ma lettre dans le panier aux oublis le malheur sera plus grand pour vous … [55] » Un autre prévient : « Pour vous le péril est imminent, … Demain dans la nuit il serait trop tard [56]. »
30Avertissements effroyables, adresses directes et personnelles, mots-clés soulignés avec passion – tous ces signes rhétoriques et visuels témoignent qu’une lettre peut être à la fois un événement privé et un acte public de courage politique. Les mots, dans ce cas, n’étaient pas seulement les substituts d’« actions réelles », manifestations populaires ou constructions de barricades. Après s’être donné le plaisir de les rédiger, les citoyens courroucés ne se sont pas contentés de les jeter à la poubelle ou de les enfouir au fond d’un tiroir. À leurs risques et périls, ils ont posté ces lettres au président, comme des cahiers de doléances individuels, des manifestes républicains aux formes les plus diverses.
31Collectivement, ces lettres signifient que, pour de nombreux citoyens français, la démocratie ne devait pas se limiter aux urnes. Ils estimaient de leur droit de parler, et même de faire la leçon, au président – auquel ils choisissaient de s’adresser directement plutôt qu’à ses ministres ou à leurs propres représentants, députés ou sénateurs. Comme Rousseau, ils invoquaient la volonté générale, qu’ils étaient convaincus de mieux comprendre que le président. Avec raison, vu l’implacable répression qui touchait le pays, ils se méfiaient des corps intermédiaires. Usant de leur plume et de leur papier, ils s’engageaient pour la démocratie directe. De leur point de vue, Mac Mahon n’était que le serviteur de la République. Sa tentative de subvertir le processus électoral s’avérerait ruineux pour la France. Mais voter ne leur suffisait pas ; ils étaient déterminés à étayer leur vote de justifications écrites à mille mains.
32Quel que soit leur ton – effronté, indigné, scabreux ou plus rarement respectueux –, ces lettres manifestent l’émergence, en 1877, d’une synthèse républicaine. Ce serait une erreur de les écarter au prétexte qu’elles seraient le courrier de fous. Pour ces citoyens épistoliers, toutes classes confondues, la crise de 1877 constitua une révolution sans barricades, sans violence, mais pourtant profondément ancrée dans l’histoire. Ce fut, de bien des façons, l’héritière tenace et pacifique d’une longue lignée révolutionnaire et républicaine. Elle consolida la Troisième République, qui allait être la plus longue de l’histoire française. Et si cette « révolution inexplorée » fut formellement légitimée dans les urnes – qui, malgré les manipulations du gouvernement, envoyèrent une majorité largement républicaine à l’Assemblée –, sa puissance et sa logique doivent être cherchées ailleurs. On peut les trouver dans les affiches, les scandales de village, les blagues et les jeux de mots, ainsi que dans les assertions confiantes des centaines de lettres adressées au Président de la République. Un des correspondants le savait bien, lorsqu’il ajouta ce post-scriptum à son courrier : « Combien de millions de citoyens pensent comme moi, – qui ne vous enferrent pas l’expression de leur opinion [57] ? » La réponse, comme devait l’apprendre Mac Mahon, était « beaucoup ».
Notes
-
[1]
Ce texte inédit de Susanna Barrows participait à son projet sur l’histoire du 16 mai 1877, intitulé The Uncharted Revolution: Politics and Culture in 1877. Par ce titre (« La révolution inexplorée »), elle désignait un moment historique relativement oublié ainsi que les transformations politiques sans précédent qu’il provoqua. Nous remercions Alexandra Stanley Barrows de nous avoir donné la permission de publier cet extrait. Il doit beaucoup au flair de limier de Mark Sawchuk, à la générosité de Chad Denton et à la perspicacité de Katharine H. Norris, qui ont aidé à restituer les citations françaises originales [note des éditeurs].
-
[2]
Barrows fait référence ici à la formule bien connue de l’historien allemand Leopold von Ranke qui, en 1824, dans Geschichte der romanischen und germanischen Völker, recommandait d’écrire l’histoire « wie es eigentlich gewesen » [note des éditeurs].
-
[3]
Robert Darnton, Le grand massacre des chats : attitudes et croyances dans l’ancienne France, trad. Marie-Alyx Revellat, Paris, Laffont, 1985 ; id., Bohême littéraire et révolution : le monde des livres au xviiie siècle, trad. Éric de Grolier, Paris, Seuil, 1983 ; Natalie Zemon Davis, Le retour de Martin Guerre, Paris, Robert Laffont, 1984.
-
[4]
Barrows évoque ici le phénomène extraordinairement répandu aux États-Unis, depuis deux décennies, de Court TV (depuis 2007, rebaptisé TruTV). Lancée en 1991, cette chaîne diffusait en direct les audiences des grands procès comme celui d’O. J. Simpson en 1995 pour le meurtre de sa femme. Lynne Joyrich rapporte que, grâce à ce procès, la chaîne atteignit entre 18 et 25 millions de foyers ; en 2002, elle en touche 70 millions. Voir « Ordering Law, Judging History: Deliberations on Court TV », dans Wendy Hui Kyong Chun, Thomas Keenan (dir.), New Media Old Media: A History and Theory Reader, New York, Routledge, 2006, p. 133-153, ici p. 149-150, note 8 [note des éditeurs].
-
[5]
Darnton, Le grand massacre des chats, op. cit., p. 10-11, ainsi que les arguments qu’il développe dans son introduction et sa conclusion.
-
[6]
Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », dans Œuvres, t. 3, Paris, Gallimard, 2000.
-
[7]
Darnton, « Le courrier des lecteurs de Rousseau : la construction de la sensibilité romantique », dans Le grand massacre des chats, op. cit., p. 201-234.
-
[8]
Cécile Dauphin, « Les manuels épistolaires au xixe siècle », dans Roger Chartier (dir.), La Correspondance. Les usages de la lettre au xixe siècle, Paris, Fayard, 1991, p. 209-272.
-
[9]
Davis, Fiction in the Archives: Pardon Tales and Their Tellers in Sixteenth-Century France, Stanford, Stanford University Press, 1987. En français, Pour sauver sa vie. Les récits de pardon au xvie siècle, trad. Christian Cler, Paris, Seuil, 1988.
-
[10]
Peter Sahlins, « Fictions of a Catholic France: The Naturalization of Foreigners, 1685-1787 », Representations, 47, 1994, p. 85-110, et « La nationalité avant la lettre : les pratiques de naturalisation en France sous l’Ancien Régime », Annales. Histoire, sciences sociales, 55/5, 2000, p. 1081-1108.
-
[11]
Prosper-Olivier Lissagaray prétend dans son Histoire de la Commune de 1871 ([1876], rééd. Paris, ESI, 1929, p. 392) que 399 823 lettres de dénonciation furent reçues par la police. André Halimi (La Délation sous Vichy, Paris, L’Harmattan, 1983) donne le chiffre de 3 à 5 millions de lettres signées ou non pour la seule période de Vichy [note des éditeurs].
-
[12]
Voir Barrows, « La ménagère et la serveuse : figures de femmes et construction de l’alcoolisme », dans Annie Stora-Lamarre (dir.), Incontournable Morale. Actes du colloque de Besançon, 1997, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 1998, p. 99-106 [note des éditeurs].
-
[13]
Dans un aperçu de son projet, Barrows résume pourquoi la réponse électorale au coup de Mac Mahon fut si importante pour l’histoire française : « À la fin de 1877, la structure de base de l’État français était affirmée une bonne fois : démocratie politique, fondée sur le suffrage universel masculin, dotée d’une puissante chambre basse qui seule pouvait choisir le gouvernement, d’un Sénat relativement faible et d’un
président au rôle essentiellement représentatif. Pendant soixante ans, la Troisième République allait rester une république parlementaire dotée d’un président [surtout symbolique] » [note des éditeurs]. -
[14]
Pierre Henry, Histoire des préfets, Paris, Nouvelles éditions latines, 1950, p. 218-219.
-
[15]
Barrows, « “Parliaments of the People”: The Political Culture of Cafés in the Early Third Republic », dans Susanna Barrows, Robin Room (dir.), Drinking: Behavior and Belief in Modern History, Berkeley, University of California Press, 1991, p. 87-97.
-
[16]
L’Année politique : 1877, p. 258 [pour le discours fameux de Mac Mahon, voir par exemple « Feuilleton du Temps », Le Temps, 13 sept. 1874, note des éditeurs].
-
[17]
L’Année politique : 1877, p. 311-312.
-
[18]
Barrows fait ici référence à Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1980, dont elle parle dans une section introductive de son manuscrit comme d’une influence essentielle sur sa pensée, « Popular Culture and Republicanism in the Early Third Republic », ms. 1994 [note des éditeurs].
-
[19]
Ce corpus est analysé dans Barrows, « Les murs qui parlent : le graffiti politique en 1877 », conférence donnée à l’EHESS en 2002, et révisée sous la forme d’un chapitre du livre inédit, « Graffiti and the Denigration of the Moral Order » [Note des éditeurs].
-
[20]
L’expression est empruntée à Perry Link, Evening Chats in Beijing, New York, Norton, 1992, p. 219.
-
[21]
Dauphin, « Les manuels épistolaires au xixe siècle », art. cité, p. 229.
-
[22]
Archives de la préfecture de Police (désormais APP), BA 1167, #35, 23 nov. 1877.
-
[23]
APP, BA 1166, #155, 19 mai 1877 ; cf. « un vrai français », APP, BA 1167, #165.
-
[24]
APP, BA 1166, #49, 20 juin 1877.
-
[25]
APP, BA 1167, #23, sans date.
-
[26]
APP, BA 1166, #185, 20 mai 1877.
-
[27]
APP, BA 1166, #21a.
-
[28]
APP, BA 1167, #26, 12 oct. 1877.
-
[29]
APP, BA 1167, #61, 4 août 1877.
-
[30]
Voir Eugen Weber, La fin des terroirs. La modernisation de la France rurale, 1870-1914, Paris, Fayard, 1983.
-
[31]
1APP, BA1 1167 [# manquant]. [Note des éditeurs : l’orthographe, la grammaire, la ponctuation, les soulignements, les accents (ou leur absence) ont été conservés à l’identique des lettres originales, transcrites ici d’après les fichiers de Barrows.]
-
[32]
1APP, BA 11167, #36.
-
[33]
1APP, BA1 1166, #61a-62a.
-
[34]
APP, BA1 [1166], #156 ; BA [1166], #168, 23 mai 1877.
-
[35]
Barrows fait référence à son article inédit, « Laughter, Language, and Derision: Seditious Speech and Popular Political Culture in Mid-Nineteenth-Century France », manuscrit de 32 p. [note des éditeurs].
-
[36]
APP, BA 1166, #6, Bordeaux 3 juin 1877.
-
[37]
APP, BA 1166, #77a-78, 9 juin 1877.
-
[38]
APP, BA 1167, #11, 20 sept. 1877.
-
[39]
APP, BA 1167, #133, 10 sept. 1877.
-
[40]
APP, BA 1166, #132.
-
[41]
APP, BA 1166, #132.
-
[42]
APP, BA 1166, #49.
-
[43]
APP, BA 1166, #181.
-
[44]
APP, BA 1166, #168, 23 mai 1877.
-
[45]
APP, BA 1166, #8a, 17 mai 1877.
-
[46]
APP, BA 1167, #109.
-
[47]
APP, BA 1167, #39, 30 oct.1877.
-
[48]
APP, BA 1166, #2.
-
[49]
APP, BA 1166, #19.
-
[50]
APP, BA 1166, #42.
-
[51]
APP, BA 1166, #24.
-
[52]
Gustave Flaubert, Correspondance, t. 5, 1876-1880, Paris, Gallimard, 2007. Lettres à Laporte, 15 sept. 1877, p. 404 ; 11 sept. 1877, p. 401 ; 1 nov. 1877, p. 427 ; et à Zola, 14 oct. 1877, p. 421 [Barrows anayse les récits que fait Flaubert du maculage des affiches des candidats de Mac Mahon avec des excréments dans « Strange Bedfellows: Literary and Popular Culture in 1870s France », manuscrit de 25 p., note des éditeurs].
-
[53]
Au nombre des exemples, on peut citer APP, BA 1167, #8, 21 nov. 1877 (« je vous tue… ») ; BA 1166, #170 (« je jure… de vous soustraire à la vie. ») ; BA 1166, #177 (« je vous brulerait la cervelle comme un chien ») ; et BA 1166, #4 (« je souhaite qu’il y ait une révolution ou je pourrait facilement vous faire égorger ») [note des éditeurs].
-
[54]
Au nombre des exemples, APP, BA 1166, #168 [note des éditeurs].
-
[55]
APP, BA 1167, #33.
-
[56]
APP, BA 1167, #39, 30 nov. 1877.
-
[57]
APP, BA 1166, #149.