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Article de revue

Edward W. Said : mondanité et performance

Pages 53 à 67

Notes

  • [1]
    Voir « worldly, adj. », http://www.oed.com/view/Entry/230272, et « worldliness, n. », http://www.oed.com/view/Entry/230270?redirectedFrom=worldliness. OED Online, Oxford University, juin 2013, [consultés le 26 juin 2013].
  • [2]
    Edward W. Said, Réflexions sur l’exil et autres essais, Arles, Actes Sud, 2008 [2000], p. 394/p. 301. Vu l’importance de la question du style chez et pour Said, nous citons, dans la mesure du possible, la traduction française des ouvrages, suivie de la pagination du texte anglais de la manière suivante : référence de page dans l’ouvrage français/référence de page dans l’ouvrage anglais. Là où nous avons trouvé un écart important entre la traduction et l’original, celui-ci est reproduit entre crochets dans le texte. Pour les textes encore indisponibles en traduction française, nous donnons notre propre traduction dans le texte et reproduisons le texte anglais dans une note infrapaginale.
  • [3]
    « My position is that texts are worldly, they are events and, even when they appear to deny it, they are nevertheless part of the social world, human life and of course the historical moments in which they are located and interpreted. Literary theory, whether of the Left or the Right, has turned its back on these things. This can be considered, I think, the triumph of the ethic of professionalism. But it is no accident that the emergence of so narrowly defined a philosophy of pure textuality and critical non-interference has coincided with the ascendancy of Reaganism, or for that matter a new cold war, increased militarism and defense spending, and a massive turn to the right on matters involving the economy, social services and organized labor. In having given up the world entirely for the aporias and unthinkable paradoxes of a text, contemporary criticism has retreated from its constituency, the citizens of modern society, who have been left to “free” market forces, multinational corporations, the manipulation of consumer appetites » (Edward W. Said, The World, the Text and the Critic, Cambridge, Harvard University Press, 1983, p. 4).
  • [4]
    Edward W. Said, The World, the Text and the Critic, Cambridge, Harvard University Press, 1983, p. 2 et 14-15.
  • [5]
    « Speaking truth to power » (Edward W. Said, Des intellectuels et du pouvoir, Paris, Seuil, 1996 [1994], p. 101). Said utilise cette phrase comme intitulé d’un chapitre, et comme devise en quelque sorte, concernant la responsabilité des intellectuels.
  • [6]
    « [F]inding and exposing things that otherwise lie hidden beneath piety, heedlessness or routine » (Edward W. Said, The World, the Text and the Critic, op. cit., p. 53). Il y a un rapport important chez Said entre cette pratique et le concept de l’invention – inventio – utilisé par Vico. Nous tenons à ajouter aussi une généalogie très importante de la mondanité chez Said, qui le relie à Erich Auerbach. Ce rapport dépasse le cadre de cet article, mais on consultera avec profit l’article d’Auerbach sur la philologie de la Weltliteratur traduit par Said lui-même, ainsi que la belle analyse de Timothy Brennan sur le rapport entre Said, Vico et Auerbach. Voir Erich Auerbach, « Philology and Weltliteratur », The Centennial Review, n° 13, 1969, p. 1-17 ; Timothy Brennan, « The Critic and the Public : Edward Said and World Literature », dans Hakem Rustom, Adel Iskandar (dir.), Edward Said : A Legacy of Emancipation and Representation, Berkeley/Los Angeles, University of California Press, 2010, p. 102-120.
  • [7]
    « Criticism is worldly and in the world so long as it opposes monocentrism, a concept I understand as working in concept with ethnocentrism, which licenses a culture to cloak itself in the particular authority of certain values over others » (Edward W. Said, The World, the Text and the Critic, op. cit., p. 53).
  • [8]
    Quoique les études de ce moment et des mouvements qui l’ont accompagné ne manquent pas, le recueil d’articles intitulé The Languages of Criticism and the Sciences of Man : The Structuralist Controversy publié sous la direction de Richard Macksey et Eugenio Donato et qui rassemble les actes d’un congrès international tenu à la Johns Hopkins University en octobre 1966 reste un des plus intéressants. C’est en effet la première fois que l’apport de la pensée structuraliste et poststucturaliste de provenance française a été discuté dans un cadre pluridisciplinaire américain, c’est-à-dire dans un contexte qui permet aux philosophes de parler aux anthropologues, aux psychanalystes de parler aux spécialistes de la littérature, etc. Les textes de Barthes (« Écrire : verbe intransitif ? »), de Derrida (« La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines ») et de Lacan (« Of Structure as an Inmixing of Otherness Prerequsite to Any Subject Whatever ») publiés dans ce recueil reviennent avec une fréquence considérable dans les écrits scientifiques du monde anglophone dans les années 1970 et 1980. Voir la préface et l’allocution d’ouverture de Richard Macksey, dans Richard Macksey, Eugenio Donato (dir.), The Languages of Criticism and the Sciences of Man : The Structuralist Controversy, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1970, respectivement p. ix-xiii et 1-14. Said lui-même s’en prend à l’essai de Derrida, voir ci-dessous.
  • [9]
    « It is not practising criticism either to validate the status quo or to join up with a priestly caste of acolytes and etaphysicians » (Edward W. Said, The World, the Text and the Critic, op. cit., p. 5).
  • [10]
    « In short, beginning is making or producing difference, but/and here is the great fascination in the subject-difference which is the result of combining the already familiar with the fertile novelty of human work in language » (Edward W. Said, Beginnings : Intention and Method, Londres, Granta, 1997 [1975], p. xxiii).
  • [11]
    Ibid., p. 339-343. Said traite surtout des thèses présentées dans De la grammatologie et « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines ». Voir Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967, p. 31-45 ; Id., L’Écriture et la Différence, Paris, Seuil, 1967, p. 409-428, et Id., Marges de la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 1-29.
  • [12]
    Notons, pour souligner l’importance de Matthew Arnold, que son nom revient au moins une vingtaine de fois dans The World, the Text and the Critic. Il convient aussi de signaler que Lionel Trilling, un des collègues d’Edward Said à Columbia University et un des géants de la vie intellectuelle new-yorkaise, a publié une thèse importante sur Matthew Arnold.
  • [13]
    Matthew Arnold, Culture et anarchie : essai de critique politique et sociale, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1984, p. 31 [édition originale en anglais : Culture and Anarchy : An Essay in Political and Social Criticism, Londres, Smith, Elder and Company, 1869].
  • [14]
    « The governing idea of Hellenism is spontaneity of consciousness ; that of Hebraism, strictness of conscience » (ibid., p. 127/p. 147). Arnold cite aussi un aphorisme attribué à Frédéric le Grand – qu’il lit via Sainte-Beuve – à ce propos (« C’est le bonheur des hommes […] quand ils pensent juste ») pour illustrer un principe de l’hellénisme (Greek felicity) et pour l’opposer au plaisir exprimé dans les Psaumes d’adorer Dieu et de lui obéir (ibid., p. 126-127). Voir Sainte-Beuve, Causeries du lundi, Paris, Garnier Frères, 1853, t. 7, p. 364.
  • [15]
    Lionel Trilling, Matthew Arnold, Londres, Unwin, 1963 [1939], p. 268.
  • [16]
    « Les grands hommes de la culture sont ceux qui ont eu la passion de propager, de faire prévaloir, de transmettre d’un bout à l’autre de la société le savoir et les idées les plus remarquables de leur temps ; ceux qui ont œuvré à dépouiller le savoir de tout ce qui était rebutant, grossier, difficile, abstrait, spécialisé [professional], exclusif ; à l’humaniser, à le rendre efficace hors de la caste des hommes cultivés et savants, en veillant pourtant à ce qu’il demeure le savoir et la pensée les plus remarquables de leur temps, et donc une vraie source de douceur et de lumière [sweetness and light] » (Matthew Arnold, Culture et Anarchie, op. cit., p. 78/p. 49).
  • [17]
    « It [Culture] seeks to do away with classes ; to make all live in an atmosphere of sweetness and light, and use ideas, as it uses them itself, freely—to be nourished and not bound by them » (ibid., p. 78 et 49).
  • [18]
    La phrase se trouve dans « La Bataille des livres », mais le traducteur français de Swift a préféré la traduire par « nourriture délicieuse et lumière ». Voir Jonathan Swift, Œuvres, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1965, p. 549/p. 385 [Édition anglaise : The Writings of Jonathan Swift : Authoritative Texts, Backgrounds, Criticism, Robert A. Greenberg et William B. Piper (dir.), New York/Londres, W.W. Norton and Company (Norton Critical Edition), 1973].
  • [19]
    Edward W. Said, The World, the Text and the Critic, op. cit, p. 87.
  • [20]
    « Thus Swift is among the most worldly of writers—perhaps the most worldly » (ibid., p. 88).
  • [21]
    « The true anarchy of spirit should always show (or always has showed) a tory flavour » (Richard P. Blackmur, A Primer of Ignorance, Joseph Frank (éd.), New York, Harcourt, Brace and World, 1967, p. 13). Il est à noter que Blackmur se décrit aussi comme quelqu’un qui possède cette qualité de tory anarchy ailleurs dans ses écrits. Voir James D. Bloom, The Stock of Available Reality, Lewisburg/Londres, Bucknell University Press, 1984, p. 36.
  • [22]
    « Au Gezira, on se sentait anglais, et donc équilibré, voire supérieur […]. Le Gezira m’a encouragé, je m’en souviens, à percevoir sa logique et ce qu’il représentait comme annulant ce qui me semblait être le désordre impardonnable de ma vraie réalité » (Edward W. Said, Réflexions sur l’exil, op. cit., p. 355/p. 270).
  • [23]
    Voir l’analyse de Michael Wood, « R. P. Blackmur », dans A. Walton Litz, Louis Menand et Lawrence Rainey (dir.), The Cambridge History of Literary Criticism, vol. 7, Modernism and the New Criticism, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 236-237.
  • [24]
    Les traducteurs français de Said s’appuient sur le terme synonyme d’interprétation pour traduire ce mot. Pour notre part, nous maintenons le mot performance pour souligner l’aspect stylistique, voire théâtral, de l’activité critique, ainsi que ses liens avec la musique, qui nourrit l’approche saidienne de la littérature.
  • [25]
    « Ces allées et venues nerveuses, cette oscillation et ce va-et-vient entre le texte et la réalité […] qui font que son travail, d’abord une simple explication de la littérature, se mue en une interprétation [performance] de la littérature » (Edward W. Said, Réflexions sur l’exil, op. cit., p. 333/p. 252).
  • [26]
    Charlotte Wolliez, traductrice de Réflexions sur l’exil, traduit cette phrase par « amener la littérature à une interprétation », et Christian Calliyannis, le traducteur d’Humanisme et démocratie, donne une autre traduction : « porter la littérature au niveau de l’exploit » (voir respectivement Edward W. Said, Réflexions sur l’exil, op. cit., p. 57 ; Humanisme et démocratie, Paris, Fayard, 2005 [2004], p. 125).
  • [27]
    Voir Edward W. Said, Réflexions sur l’exil, op. cit., p. 57/p. 17 ; Moustafa Bayoumi et Andrew Rubin, « An Interview with Edward W. Said », dans Moustafa Bayoumi et Andrew Rubin (dir.), The Edward Said Reader, New York, Vintage, 2000, p. 424 ; Edward W. Said, Humanisme et démocratie, op. cit., p. 125/p. 66.
  • [28]
    « All that I have to say here springs from the conviction that in the novel, as elsewhere in the literary arts, what is called technical or executive form has as its final purpose to bring into being—to bring into performance, for the writer and for the reader—an instance of the feeling of what life is about » (Richard P. Blackmur, « The Loose and Baggy Monsters of Henry James », The Lion and the Honeycomb : Essays in Solicitude and Critique, Londres, Methuen, 1956, p. 268).
  • [29]
    « [A]ll the rest is the work we do to bring into the performance of our own language the underlying classic form in which they [the Muses] speak » (ibid., p. 288).
  • [30]
    Moustafa Bayoumi et Andrew Rubin, « An Interview with Edward Said », op. cit., p. 442.
  • [31]
    Voir par exemple la présentation de Moby Dick dans Edward W. Said, Réflexions sur l’exil, op. cit., p. 461-479.
  • [32]
    « Poirier is the most sophisticated and worldly of readers » (Richard Poirier, The Peforming Self : Compositions and Decompositions in the Languages of Contemporary Life, avant-propos d’Edward W. Said, New Brunswick, Rutgers University Press, 1992, p. ix).
  • [33]
    « [W]hat it must have felt like to do this : not to mean anything but to do this » (ibid., p. 111).
  • [34]
    Richard Poirier, A World Elsewhere : The Place of Style in American Literature, Londres, Chatto and Windus, 1967.
  • [35]
    « No book can, for very long, separate itself from this world ; it can only try to do so, through magnificent exertions of style lasting only for the length of the exertion » (Richard Poirier, The Performing Self, op. cit, p. 68).
  • [36]
    « It [English studies] can further develop ways of treating all writing and all reading as analogous acts, as simultaneously developing performances, some of which will deaden, some of which will quicken us […]. There will be a need, at the more advanced stages of such study, to ask questions that are anthropologizing in nature—about the idea of beginnings, about what Frank Kermode calls “the nature of an ending,” about pacings and their relation to different concepts of time, about bulk and foreshortening, about “fun” and “excitement” and how all such notions change over quite brief spans of a historical period […]. Once on its way, this activity can be applied to performances other than those occurring in language—to dance and sports, as much as to film and popular music » (Richard Poirier, The Performing Self, op. cit., p. 84-85). Frank Kermode est l’auteur de The Sense of an Ending : Studies in the Theory of Fiction, New York, Oxford University Press, 1967.
  • [37]
    Edward W. Said, Réflexions sur l’exil, op. cit., p. 449-460.
  • [38]
    « Literature is a “field of energy” not a magistrate’s court or a closely-guarded fiefdom » (Richard Poirier, The Performing Self, op. cit., p. xii).
  • [39]
    « We are so used to thinking of literary works as already over, so to speak, fully formed and definitively fashioned, that it is a salutary shock to be reminded by Poirier that literature is often about failure, can be boring, is much of the time a demonstration of the incapacities, limits, incoherences at work. To be reminded of that-and to care about literature for those very reasons : this is the supple core of the performing ethic » (ibid., p. xi-xii).
  • [40]
    Outre Du style tardif, voir l’essai de Said sur les causes perdues comme moyen de résistance : Réflexions sur l’exil, op. cit., p. 657-686.
  • [41]
    Edward W. Said, Du style tardif. Musique et littérature à contre-courant, Arles, Actes Sud, 2012 [2006].
  • [42]
    Voir Edward W. Said, The World, the Text and the Critic, op. cit., p. 31-35.
  • [43]
    Edward W. Said, Du style tardif. Musique et littérature à contre-courant, op. cit., p. 242-245.

1On a beaucoup glosé sur certains mots-clefs de l’idiome saidien : « impérialisme », « orientalisme », « humanisme » et ainsi de suite. Si Edward W. Said reste pour la plupart de ses lecteurs l’auteur d’Orientalism (1978), de Culture and Imperialism (1993) et l’avocat sans pareil de la cause palestinienne, le but de cet article est de rappeler un autre aspect de Said : le lecteur assidu de la littérature, l’intellectuel qui n’a jamais oublié ses engagements, et qui, de plus, travaillait sans trêve pour établir une synesthésie critique qui permettrait de comprendre l’expérience littéraire dans toutes ses dimensions. Nous proposons ici une double généalogie de deux mots-clefs tirés du vocabulaire d’Edward W. Said – worldliness (mondanité) et performance – pour expliquer leur rôle dans sa vie intellectuelle et ses théories critiques. Chemin faisant, nous aurons affaire à quelques noms qui ont marqué la pensée de Said et qu’on a tendance à oublier parfois dans l’analyse de ses travaux, malgré l’importance que Said lui-même leur prête. Pour résumer le propos de cet article, nous dirions que chez Said l’équation suivante est à l’œuvre : Texte = Mondanité + Performance (worldliness + performance).

La mondanité

2L’adjectif worldly renvoie à une qualité, une tendance, une habitude, qui opposent les choses de ce monde aux affaires de l’autre monde. Est worldly tout ce qui est lié à notre condition d’êtres humains, mortels, temporels, enracinés dans le quotidien et, par extension, tout ce qui met en valeur les activités et poursuites de ce monde [1]. Il va de soi que le mot a une connotation religieuse : la worldliness entraîne le divertissement et l’oubli du devoir spirituel et religieux. Il y va donc du péché d’une part (le traducteur anglais de Leopold von Ranke parle de la worldliness de l’Église catholique avant la Réforme), et, d’autre part, de l’universel, du sophistiqué et du cosmopolite, bref, de ce qu’on pourrait appeler le mondain. Quand Said utilise les mots worldly et worldliness pour décrire une certaine pratique critique, il ne faut pas perdre de vue ce rapport entre l’autorité, d’une part, qu’elle soit religieuse ou autre, et, d’autre part, le fait d’habiter le quotidien. Cette tension, on le verra bientôt, revient un peu partout dans son œuvre.

3Dans un article publié dix ans après Orientalism dans la revue américaine Critical Inquiry, Said donne une explication de la mondanité qui lie explicitement les deux dimensions de ce mot :

4

La « mondanité » est une notion que j’ai toujours trouvée utile à cause de deux sens qui lui sont conjointement inhérents, le premier exprimant l’appartenance au monde séculier [secular], l’attachement aux biens de ce monde, par opposition à l’idée de « détachement » ; et le second signifiant, du fait de ce que suggère l’expression française « du monde » [because of the suggestion conveyed by the French word mondanité], l’idée d’un savoir-vivre exercé, légèrement blasé, expérimenté et malin [2].

5À regarder de plus près le livre où Said présente ses idées sur la mondanité pour la première fois de façon systématique, nous trouvons les mêmes enjeux présentés dans un cadre explicitement politique. Dans l’essai qui sert d’introduction à sa profession de foi en matière critique, The World, the Text and the Critic (1983), Said explique les liens entre la mondanité et ce qu’il appelle le secular criticism, terme qu’on pourrait traduire par la « critique séculière » (dans le sens qui oppose le séculier au sacré), la « critique laïque » ou encore la « critique mondaine ». Il s’agit d’une critique qui serait liée au monde, une critique qui regarde le monde et qui est concernée par ce qui s’y passe. Said n’est pas loin de parler d’une critique engagée, mais toujours est-il que ses termes sont soigneusement triés et bien choisis : il dit bien secular criticism, pas committed criticism. Dans le chapitre intitulé « Secular Criticism » Said s’exprime ainsi :

6

Ma position est que les textes sont mondains, qu’ils sont, dans une certaine mesure, des événements et que, même quand ils sembleraient le nier, ils font néanmoins partie du monde social, de la vie humaine et bien sûr des moments historiques dans lesquels ils sont situés et interprétés.

7

La théorie littéraire, qu’elle soit de gauche ou de droite, a tourné le dos à ces affaires. Cela peut être considéré, je crois, comme le triomphe de l’éthique du professionnalisme. Mais ce n’est pas par hasard que l’émergence d’une philosophie si étroite de la textualité pure et de la non-ingérence critique a coïncidé avec la montée en puissance du reaganisme, ni d’ailleurs d’une nouvelle guerre froide, de l’augmentation du militarisme et des budgets militaires, d’une virée massive à droite en ce qui concerne l’économie, les services sociaux et les syndicats. En ayant entièrement renoncé au monde pour les apories et paradoxes impensables du texte, la critique contemporaine a abandonné ses électeurs, les citoyens de la société moderne, qui ont été laissés aux forces « libres » du marché, aux multinationales et à la manipulation de leurs appétits de consommation [3].

8Ici, Said dénonce l’extrême spécialisation des sciences humaines qui a eu lieu, surtout dans les universités américaines, pendant les années 1970 et 1980, c’est-à-dire durant la période qui voit la fin de la guerre du Vietnam et la montée en puissance de la droite incarnée par Ronald Reagan. Cette nouvelle droite valorise l’ignorance du public au profit des cadres spécialisés qui portent la responsabilité de la pensée, de l’action politique, et à qui il incombe d’agir pour le bien de l’État. Selon Said, il y a eu comme une démission en masse des cadres de leur responsabilité sociale pendant cette période, de sorte que le lien entre la critique littéraire et la pensée sociale et politique s’est définitivement rompu (ce n’est pas par hasard que Said invoque La Trahison des clercs de Julien Benda à ce propos) [4]. Les intellectuels se sont retirés dans les fameuses tours d’ivoire de leurs universités, laissant agir les pouvoirs politiques et économiques centraux sans les critiquer ni commenter leur action, oubliant ainsi la responsabilité historique qui leur incombe de « dire la vérité au pouvoir [5] ». Said, par contre, revendique la démystification du pouvoir en place, de ce pouvoir qui est à l’œuvre partout dans la société et dans la production culturelle. Dans cette optique, le critique n’a plus le droit de considérer tel pouvoir ou telle figure d’autorité comme sacrés ou intouchables : partout et toujours, le devoir du critique est de révéler la réalité et l’influence du pouvoir caché derrière elle, ou même inscrit dans les textes littéraires et les documents culturels. Il s’agit de « trouver et d’exposer les choses cachées sous la piété, l’indifférence ou la routine du quotidien [6] ». Ainsi la critique relève-t-elle du séculier et du mondain, dans la mesure où elle s’oppose à ce que Said appelle le « monocentrisme », un concept qui n’est pas sans rapport avec l’ethnocentrisme et qu’il définit comme « ce qui permet à une culture de se voiler dans l’autorité de certaines valeurs contre d’autres valeurs [7] ».

9Said ne se réfère pas par hasard aux « apories » et aux « paradoxes textuels » dans le texte cité ci-dessus. Pour apprécier l’importance de ces termes, qui sont tirés du vocabulaire de la critique littéraire qui s’est déployée pendant cette période, il faut se rappeler que le moment historique qui entoure la composition de The World, the Text and the Critic est celui de l’apparition et de l’adoption des idées de toute une génération de penseurs français – Roland Barthes, Jacques Lacan, Louis Althusser, Michel Foucault et surtout Jacques Derrida – dans l’Université américaine [8]. C’est surtout dans les départements de littérature qu’ils sont lus ; l’apport proprement philosophique ou historique de ce corpus ne sera apprécié que beaucoup plus tard. Said lui-même figure parmi les premiers lecteurs, et un des plus sensibles, de ces penseurs d’outre-mer. Dans son étude importante, Beginnings : Intention and Method (1974), il essaie de présenter une démarche du texte qui éviterait l’approche de Barthes, Foucault et Derrida, en portant son attention sur le commencement comme acte délibéré, sur l’intention de l’écrivain et sur la méthode qu’il suit pour arriver à ses fins. Tout allait bien tant que ces penseurs étaient lus et étudiés d’un point de vue critique. Selon Said, les problèmes commencent à l’ère de l’hyperspécialisation académique et de la « domestication » de ce corpus, étape pendant laquelle il est lu comme s’il n’avait aucun rapport avec la pensée politique d’après-guerre. Des figures de proue de la pensée française sont alors lues par des étudiants devenus des admirateurs inconditionnels vivant dans un vide politique, comme s’il n’y avait et n’y avait eu ni guerre d’Algérie, ni Mai 68, ni PCF. À quelques exceptions près, le lien entre une pensée et la politique qu’elle détermine n’existe plus pour les lecteurs américains ; seule compte la circulation de certaines idées d’avant-garde dans la prison de la profession universitaire. C’est pour réinscrire cette pensée dans le monde (historique, politique, social et culturel) que Said écrit The World, the Text and the Critic. C’est aussi pour s’opposer à l’idolâtrie dont jouissent les monstres sacrés de la pensée française et pour rappeler aux lecteurs qu’ils ne sont pas des dieux, qu’on peut et qu’on doit les lire dans une optique critique, qu’il écrit ce texte. Pour Said, la validation du statu quo ne relève pas de la critique : être critique signifie refuser de faire partie du nouveau clergé constitué par les « prêtres et métaphysiciens [9] » voués à une glose interminable de textes supposés sacrés.

10Ce qui ne veut pas dire que Said s’oppose aux idées de ces penseurs, loin de là. En fait le rapport qu’il entretient avec les figures intellectuelles françaises qui font autorité comme avec les autres vaut par son ambiguïté. Il s’agit plutôt d’une inflexion de certaines suppositions de la pensée critique française. Dans Beginnings, Said propose la définition suivante du commencement :

11

Commencer, c’est faire ou produire la différence, mais – et voici la grande fascination de la chose – c’est une différence qui résulte de la synthèse du familier avec la nouveauté fertile du travail humain avec le langage [10].

12L’emploi du mot « différence » ici est une allusion très claire aux thèses de Derrida, qui occuperont d’ailleurs une part significative dans l’argument de Beginnings[11]. Ce même lien entre l’établi et le nouveau cerne l’activité de l’intellectuel, que Said désigne ailleurs dans ses écrits via l’expression singulière de tory anarchy (anarchie conservatrice). L’origine de cette expression est à chercher dans les travaux de Richard P. Blackmur, intellectuel américain original et autodidacte et qui est, ce qui est particulièrement significatif, un des professeurs du jeune Edward Said à Princeton University.

13Mais avant d’en arriver à Blackmur, il faut expliquer les connotations du mot anarchy dans le contexte saidien. Ce mot figure dans le titre d’un des livres qui ont exercé la plus grande influence sur Said (voire sur tout étudiant de la littérature et de la culture anglophone), à savoir Culture and Anarchy (Culture et anarchie, 1869) de Matthew Arnold [12], auquel un titre de Said fait même écho, Culture and Imperialism. Le but de Matthew Arnold est de proposer la culture comme « le grand remède à nos difficultés actuelles [13] » : il s’agit donc d’une approche mondaine de la culture, dans le sens que Said donne à la mondanité un siècle après la publication de Culture and Anarchy. Le livre d’Arnold est dominé par l’opposition mise en place par Heinrich Heine entre la culture grecque et la culture juive – c’est-à-dire la culture d’Homère et de Sophocle, d’une part, et celle de la Bible, de l’autre, ou de ce qu’Arnold appelle « hellénisme » et « hébraïsme ». Arnold traduit la différence entre ces deux termes par deux mentalités opposées, à savoir la spontanéité et la sévérité : « L’idée directrice de l’hellénisme, c’est la perception spontanée, celle de l’hébraïsme, c’est la rigueur morale[14]. » Le mot hébraïsme ne désigne pas la culture juive en tant que telle, mais plutôt un aspect particulier de la culture biblique : la perspective de la dissension religieuse anglaise, celle des Nonconformists (non-conformistes) ou Dissenters (dissidents), qui ont refusé de pactiser avec l’anglicanisme et qui insistent sur le droit d’adorer Dieu à leur façon. Ils sont issus de la classe sociale qui a été à la tête de la révolution industrielle, et qui est donc à la base de la bourgeoisie anglaise. Mais c’est aussi la classe qui insiste sur le fameux droit d’agir à sa guise (doing as one likes) politiquement et socialement, et c’est précisément ce qui crée l’anarchie arnoldienne, entendue comme absence de culture [15]. Cet esprit crée une bourgeoisie totalement indifférente à la culture, tant qu’elle préserve le droit au non-conformisme et au travail dans l’espace libéral, voire impérial, de la deuxième moitié du xixe siècle. Pour Arnold, le devoir de l’intellectuel – et ici les parallèles avec Said sont notables – est de libérer la culture de la prison de la spécialisation [16] pour la redistribuer parmi le peuple afin qu’elle libère la société du joug des idées reçues. Les métaphores d’Arnold sont claires sur ce point : la culture cherche à « diffuser partout ce qu’il y a de meilleur au monde dans la pensée et la connaissance, à faire vivre tous les hommes dans une atmosphère de douceur et de lumière où ils pourront utiliser les idées, comme elle-même le fait, en toute liberté, nourris et non entravés par elles [17] ». Le but de la culture selon Arnold serait donc de mener la société vers l’ordre hellénique, un ordre où elle ferait partie de la vie quotidienne (ou, pour parler comme Said, où la culture serait worldly).

14Pour en revenir à Said et à l’idée de la tory anarchy, notons son affinité avec Jonathan Swift, l’inventeur de la devise de Matthew Arnold : sweetness and light[18]. L’intérêt que Said porte à Swift tient au type de résistance qu’il incarne. En tant qu’intellectuel entouré par des hommes du pouvoir et conscient de l’être, Swift résiste à toute interprétation qui ne tient pas compte de sa situation dans le monde [19]. Le parallèle est évident avec Said lui-même, qui oscille entre le monde universitaire et celui des hommes d’État, qui fait partie de l’OLP et du PNC, et qui, un peu comme Swift, passe la plus grande partie de sa vie en exil. Comme Said lui-même, « Swift est parmi les plus worldly des écrivains [20] », ce qui explique que son œuvre n’ait pas intéressé les penseurs d’avant-garde (ou plutôt leurs étudiants d’outre-mer, qui, en barthésiens zélés, sont obsédés par le texte tout en oubliant l’auteur). D’où, aussi, le fait que l’œuvre de Swift soit très propice à une interprétation saidienne, séculière et mondaine à son tour.

15Avant tout, Swift illustre le principe énoncé par Blackmur, que « la vraie anarchie de l’esprit devrait présenter un goût conservateur [21] ». L’usage fait par Said de cette phrase est tout à fait particulier. On pourrait par exemple décrire la jeunesse d’Edward Said en Égypte comme une espèce de tory anarchy, entre la vie ordonnée de l’élite qui se rencontre au club El-Gezira et la réalité complexe de la famille de Said, tiraillée entre la Palestine, l’Égypte et les États-Unis, et s’appuyant sur la culture comme solution à toutes les difficultés [22]. Pour sa part, Blackmur utilise l’expression tory anarchy pour critiquer la tendance de l’âge moderne à considérer que tout ce qui est spontané est forcément bon dans les domaines de l’art et de la littérature [23]. Le lien établi entre la spontanéité esthétique et la spontanéité politique rapproche du fanatisme. Selon Blackmur, la tâche de l’artiste est de se préoccuper du « rapport vivant entre l’anarchie et l’ordre » et du « développement de la volonté » au lieu de se livrer à des « déclarations désespérées » et à « un fanatisme de l’aléatoire ». Le souci de la forme littéraire et des règles qui la constituent doit freiner l’expression spontanée et garder l’écrivain à l’abri de ses conséquences politiques dangereuses.

16Said, par contre, emploie l’expression tory anarchy pour exprimer le rejet de la pensée dogmatique, que ce soit chez Swift, chez Blackmur ou dans son propre cas. Chez chacun d’entre eux, l’homme et l’œuvre vont de pair, l’œuvre ne se comprend pas sans une appréciation profonde des réalités mondaines qui l’ont produite, que ce soit chez l’autodidacte devenu professeur à Princeton University, chez l’écrivain qui travaille à la cour de la reine Anne et termine sa carrière dans la disgrâce et la folie ou chez le Palestinien muni d’un passeport américain qui passe son enfance en Égypte et devient un professeur reconnu à Columbia University mais qui ne se sent jamais nulle part chez lui. À travers la pensée de Blackmur, Said revendique une résistance inhérente à l’acte d’interpréter contre toute doctrine et toute méthode trop sûre d’elle-même. L’art de la lecture, comme celui de la critique, doit toujours être pris entre la mobilité de la littérature et l’ordre conservateur, ou tory.

17La pertinence de la notion d’expérience pour penser l’activité critique nous ramène à un autre mot-clef de l’idiome de Blackmur qui joue un rôle important dans la pensée de Said : la performance [24]. Said loue le mouvement dynamique de l’interprétation chez Blackmur, et l’oscillation entre texte et réalité qui constitue ses œuvres. Pour Said, l’interprétation transforme la lecture « d’une simple explication en une performance de la littérature [25] ». De plus, il adopte un des mots d’ordre de Blackmur lui-même, qu’il cite sans cesse : bringing literature to performance, expression qu’on pourrait traduire par « mettre la littérature en performance » ou « amener la littérature à la performance [26] ». On trouve cette phrase citée d’un bout à l’autre de l’œuvre de Said : d’un article publié en 1967 sur l’herméneutique en littérature, où Said compare les méthodes de Hirsch, Poulet et Blackmur, jusqu’au dernier livre publié de son vivant sur l’humanisme et la critique démocratique [27].

La performance

18Reste à savoir ce que cette expression signifie, et comment la notion de performance détermine la pensée critique de Said. Encore une fois, Said s’approprie la leçon de Blackmur de façon très personnelle. Blackmur emploie l’expression bringing literature to performance dans un article sur Henry James, où il essaie de démontrer que la tâche du lecteur ou du critique serait de faire sortir le noyau classique caché au sein de romans qui, à première vue, semblent aller dans tous les sens. Dans cette optique, des textes comme The Ambassadors ou The Wings of the Dove deviennent des tragédies classiques sous forme de roman. L’extraction de ce sous-texte caché et l’établissement de son rapport avec le monde sont considérés comme les aspects les plus importants de la critique pour Blackmur. La première phrase de son article résonne comme un manifeste :

19

Tout ce que j’ai à dire ici vient de la conviction que dans le roman, comme ailleurs dans les arts littéraires, la finalité de tout travail sur la forme est de réaliser (de mettre en performance, pour l’écrivain et pour le lecteur) un exemple du sentiment de la signification de la vie [28].

20La « signification de la vie » (what life is about) n’est pas loin de la worldliness de Said. La conclusion de l’article, qui décrit l’effort de compréhension et d’interprétation littéraires, revient sur l’idée de la performance : « Tout le reste n’est que le travail que nous effectuons pour mettre en performance, dans notre langue, la forme classique qui est l’idiome des muses [29]. » Chez Blackmur donc, l’idée de performance est liée à celle de traduction : il s’agit de comprendre comment l’écrivain traduit les idiomes et les formes classiques en genres littéraires modernes. Chez Said, par contre, il ne s’agit pas d’une simple traduction ou extraction : bringing literature to performance a un autre sens, lié à la musique, d’une part, et à la stylistique, de l’autre. Dans un entretien de 1992, Said insiste sur le rapport, plutôt évident, entre la performance, la musique et l’expression [30]. Mais il ajoute à cette occasion qu’il est intéressé autant par ce qui n’est pas dit, par ces silences qui en disent long sur les préoccupations de l’artiste ou du musicien et leur place dans le monde. Cette tension, qui n’est pas facilement résolue entre le dit et le non-dit, et qui n’est pas sans rapport avec la tension entre texte et performance, hante Said jusqu’à sa mort.

21Afin de mieux situer l’idée de la performance chez Said, il faut aussi examiner l’œuvre d’un autre penseur qui lui est proche. Il s’agit de Richard Poirier, grand spécialiste de la littérature américaine qui enseigna pendant plusieurs décennies à Rutgers University, qui fonda la revue Raritan et fut le rédacteur en chef de cette publication qui donna le ton à la vie intellectuelle new yorkaise pendant le dernier quart du xxe siècle. Plusieurs articles d’Edward W. Said y furent publiés pour la première fois. Poirier fut aussi cofondateur de la collection Library of America : une sorte de collection de la Pléiade de la littérature américaine, dans laquelle des éditions de Melville, d’Henry James et de Faulkner furent présentées par Edward W. Said [31]. Poirier fut enfin le dédicataire du dernier livre publié du vivant de Said, Humanism and Democratic Criticism. Pour Said, Poirier est « the finest literary critic in America » (« le meilleur critique en Amérique »), en particulier avec un ouvrage comme The Performing Self : Compositions and Decompositions in the Languages of Contemporary Life (Le soi en performance : compositions et décompositions dans les idiomes de la vie contemporaine) publié en 1971. L’importance de ce livre pour Said est telle qu’il écrit une introduction à l’occasion de sa republication, vingt ans après la première édition, introduction dans laquelle nous lisons que « Poirier est le plus sophistiqué et le plus mondain des lecteurs [32] » qui envisage, comme Said, de restituer la littérature dans le monde.

22Chez Poirier, l’acte d’écrire comporte un élément spectaculaire : créer un texte, c’est entrer dans un scénario pensé, détaillé et exécuté. L’écrivain, très conscient du rôle qu’il joue dans ce scénario, est aussi conscient du fait qu’il se fait une place dans et contre le contexte social et politique qui l’entoure. La logomachie à l’œuvre dans l’acte créateur est non seulement celle qui a lieu entre l’écrivain et la société (c’est l’histoire banale du poète maudit) mais aussi entre l’écrivain et la page, l’écrivain et lui-même, l’écrivain et la loi du genre qu’il pratique, l’écrivain et d’autres écrivains. C’est ce qui définit la véritable lutte de l’art selon Poirier. La littérature est un effort plutôt qu’une institution, et c’est l’effort plutôt que son résultat qui doit être compris par le critique. Nous avons donc affaire à une théorie de la production esthétique assez éloignée de la version marxiste ; une approche plus existentielle et plus mondaine de ce qu’écrire veut dire. La tâche de la critique, pour Poirier, est de retrouver, non pas la signification du texte littéraire, mais le sentiment de l’écrivain qui l’a écrit, le sentiment d’avoir fait cela[33].

23De plus, cet acte littéraire se déroule dans le monde (notez la proximité avec Said) : un des différends les plus significatifs entre la position de Poirier et celle d’un penseur marxiste comme Marcuse tourne autour du rejet de la transcendance. Contre la théorie marcusienne de l’antagonisme supposé entre le texte littéraire et la société, Poirier soutient que la littérature ne propose pas « un monde ailleurs » (« a world elsewhere[34] », qui est en l’occurrence le titre du premier livre de Poirier). Au contraire de cette séparation qui existerait au préalable entre le texte et le monde, Poirier insiste sur le fait qu’« aucun livre n’est séparable du monde ; et s’il l’est, ce n’est pas pour longtemps ; il ne peut qu’essayer de se séparer du monde à travers de magnifiques efforts stylistiques qui ne durent qu’autant que ces efforts eux-mêmes [35] ».

24Outre les réflexions de Poirier sur la mondanité et la performance, on trouve dans The Performing Self des moments curieux qui frappent par leur valeur prophétique. La phrase suivante décrit l’avenir des études anglophones (English Studies) tel que Poirier les imaginait en 1971 :

25

Les études anglophones peuvent développer des méthodes qui permettraient de traiter toute écriture et toute lecture comme des actes comparables, comme des performances qui évoluent simultanément, dont certains feraient vivre et d’autres pas […]. Dans une étape plus avancée de ces études, le besoin se fera sentir de poser des questions plus anthropologiques – sur l’idée des commencements, sur ce que Frank Kermode appelle « la nature d’une fin », sur les rythmes et leur rapport au temps, sur le volume et le raccourcissement, sur l’amusement et l’excitation, et sur comment ces concepts changent sur des périodes historiques assez courtes […]. Une fois établie, cette activité pourrait s’appliquer à des performances autres que celles qui ont lieu dans la langue – à la danse et aux sports, autant qu’au cinéma et la musique populaire [36].

26Ces phrases annoncent très exactement le programme critique de Said : un livre intitulé Beginnings est publié justement en 1974, et il y a aussi ses écrits volumineux sur la littérature et la musique qui sont tous dominés par l’idée de la performance et par des considérations portant sur le rythme et le temps, sans oublier les essais sur la culture populaire comme le très célèbre « Hommage à une Orientale [37] » qui porte sur la comédienne et danseuse égyptienne Tahia Carioca.

27Si Said veut sensibiliser ses lecteurs à l’idée de la performance, c’est toujours en vue de comprendre la littérature comme processus, comme acte, comme effort, comme « champ d’énergie plutôt qu’un tribunal ou un fief bien protégé [38] ». L’éthique de la performance exige le rappel que le texte littéraire n’est pas un fait brut, mais un devenir :

28

Nous avons tendance à penser le texte littéraire comme étant déjà fini, pour ainsi dire, formé et façonné définitivement. À tel point que nous éprouvons un choc salutaire lorsque Poirier nous rappelle que la littérature porte souvent sur l’échec, qu’elle peut nous ennuyer, et que, la plupart du temps, elle ne démontre que les incapacités, les limites, les incohérences à l’œuvre. Se souvenir de cela, et se soucier de la littérature précisément pour ces raisons mêmes : voilà le cœur souple de l’éthique de la performance [39].

29Chez Said donc, la performance devient une des bases de la critique séculière : il s’agit de détrôner le critique. En même temps, Said utilise le concept de la performance afin de comprendre la persistance, voire l’entêtement, de l’artiste : il s’agit de comprendre pourquoi certaines performances continuent même après la fin de l’œuvre en question. Pendant qu’il écrit donc des centaines de pages sur des performances littéraires et musicales (en particulier des livres comme Musical Elaborations et Music at the Limits qu’on pourrait lire comme des applications des idées de Poirier), il devient de plus en plus préoccupé par cette persistance comme forme de résistance. C’est ce que Said appelle le style tardif, ou le refus de céder [40].

30Dans le livre intitulé Du style tardif[41] nous trouvons une version élargie d’un article sur le pianiste canadien Glenn Gould que Said a publié pour la première fois en 2000, dans la revue de Poirier (Raritan). L’article est intitulé « Le virtuose comme intellectuel » (« The Virtuoso as Intellectual »), ce qui pourrait servir à décrire Said lui-même. En écrivant sur Glenn Gould, Said revient sur un sujet qui le fascine depuis longtemps [42]. Ce qui l’intéresse ici, c’est Gould en tant qu’intellectuel, c’est-à-dire quelqu’un qui utilise la performance pour résister aux normes et pratiques commerciales dans la musique. Pour Said, les performances de Gould, et surtout celles de sa maturité, qui ont lieu en studio plutôt que dans les salles de concert, sont rien de moins qu’une somme intellectuelle sur la beauté, la continuité et l’intelligence qui contredit l’esprit fragmentaire du monde libéral de la fin du xxe siècle. De plus, Gould réussit, dans ses interprétations de Bach, ce que Said appelle, l’invention, pris dans son sens classique d’inventio, c’est-à-dire l’acte de trouver ou de redécouvrir quelque chose qui était caché ou oublié. Selon Said, Gould invente Bach, il retrouve un Bach oublié, et cette invention devient une réinvention de Gould lui-même [43]. Il en va de même pour Said, qui s’identifie à lui, et qui ne cesse d’être en quête de cette espèce d’invention, qu’elle soit l’invention de l’Orient ou de la littérature, et de souligner la révélation des choses cachées sous les idées reçues, comme les Palestiniens dans le discours médiatique américain, ou comme l’esclavagisme dans les romans de Jane Austen. C’est-à-dire que Said prend l’idée de performance de Poirier et la transforme en une catégorie de la critique séculière et mondaine, en outil qui facilite la réinvention du monde au sens où il l’entend. C’est précisément cette dynamique saidienne, où Bach interprété par Gould détient une force politique et critique, qui restitue la place de l’art dans le monde, qui nous rappelle pourquoi la pensée de Said, cette synthèse de la mondanité et de la performance, est si importante, et pourquoi le monde reste si pauvre après son départ.

Notes

  • [1]
    Voir « worldly, adj. », http://www.oed.com/view/Entry/230272, et « worldliness, n. », http://www.oed.com/view/Entry/230270?redirectedFrom=worldliness. OED Online, Oxford University, juin 2013, [consultés le 26 juin 2013].
  • [2]
    Edward W. Said, Réflexions sur l’exil et autres essais, Arles, Actes Sud, 2008 [2000], p. 394/p. 301. Vu l’importance de la question du style chez et pour Said, nous citons, dans la mesure du possible, la traduction française des ouvrages, suivie de la pagination du texte anglais de la manière suivante : référence de page dans l’ouvrage français/référence de page dans l’ouvrage anglais. Là où nous avons trouvé un écart important entre la traduction et l’original, celui-ci est reproduit entre crochets dans le texte. Pour les textes encore indisponibles en traduction française, nous donnons notre propre traduction dans le texte et reproduisons le texte anglais dans une note infrapaginale.
  • [3]
    « My position is that texts are worldly, they are events and, even when they appear to deny it, they are nevertheless part of the social world, human life and of course the historical moments in which they are located and interpreted. Literary theory, whether of the Left or the Right, has turned its back on these things. This can be considered, I think, the triumph of the ethic of professionalism. But it is no accident that the emergence of so narrowly defined a philosophy of pure textuality and critical non-interference has coincided with the ascendancy of Reaganism, or for that matter a new cold war, increased militarism and defense spending, and a massive turn to the right on matters involving the economy, social services and organized labor. In having given up the world entirely for the aporias and unthinkable paradoxes of a text, contemporary criticism has retreated from its constituency, the citizens of modern society, who have been left to “free” market forces, multinational corporations, the manipulation of consumer appetites » (Edward W. Said, The World, the Text and the Critic, Cambridge, Harvard University Press, 1983, p. 4).
  • [4]
    Edward W. Said, The World, the Text and the Critic, Cambridge, Harvard University Press, 1983, p. 2 et 14-15.
  • [5]
    « Speaking truth to power » (Edward W. Said, Des intellectuels et du pouvoir, Paris, Seuil, 1996 [1994], p. 101). Said utilise cette phrase comme intitulé d’un chapitre, et comme devise en quelque sorte, concernant la responsabilité des intellectuels.
  • [6]
    « [F]inding and exposing things that otherwise lie hidden beneath piety, heedlessness or routine » (Edward W. Said, The World, the Text and the Critic, op. cit., p. 53). Il y a un rapport important chez Said entre cette pratique et le concept de l’invention – inventio – utilisé par Vico. Nous tenons à ajouter aussi une généalogie très importante de la mondanité chez Said, qui le relie à Erich Auerbach. Ce rapport dépasse le cadre de cet article, mais on consultera avec profit l’article d’Auerbach sur la philologie de la Weltliteratur traduit par Said lui-même, ainsi que la belle analyse de Timothy Brennan sur le rapport entre Said, Vico et Auerbach. Voir Erich Auerbach, « Philology and Weltliteratur », The Centennial Review, n° 13, 1969, p. 1-17 ; Timothy Brennan, « The Critic and the Public : Edward Said and World Literature », dans Hakem Rustom, Adel Iskandar (dir.), Edward Said : A Legacy of Emancipation and Representation, Berkeley/Los Angeles, University of California Press, 2010, p. 102-120.
  • [7]
    « Criticism is worldly and in the world so long as it opposes monocentrism, a concept I understand as working in concept with ethnocentrism, which licenses a culture to cloak itself in the particular authority of certain values over others » (Edward W. Said, The World, the Text and the Critic, op. cit., p. 53).
  • [8]
    Quoique les études de ce moment et des mouvements qui l’ont accompagné ne manquent pas, le recueil d’articles intitulé The Languages of Criticism and the Sciences of Man : The Structuralist Controversy publié sous la direction de Richard Macksey et Eugenio Donato et qui rassemble les actes d’un congrès international tenu à la Johns Hopkins University en octobre 1966 reste un des plus intéressants. C’est en effet la première fois que l’apport de la pensée structuraliste et poststucturaliste de provenance française a été discuté dans un cadre pluridisciplinaire américain, c’est-à-dire dans un contexte qui permet aux philosophes de parler aux anthropologues, aux psychanalystes de parler aux spécialistes de la littérature, etc. Les textes de Barthes (« Écrire : verbe intransitif ? »), de Derrida (« La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines ») et de Lacan (« Of Structure as an Inmixing of Otherness Prerequsite to Any Subject Whatever ») publiés dans ce recueil reviennent avec une fréquence considérable dans les écrits scientifiques du monde anglophone dans les années 1970 et 1980. Voir la préface et l’allocution d’ouverture de Richard Macksey, dans Richard Macksey, Eugenio Donato (dir.), The Languages of Criticism and the Sciences of Man : The Structuralist Controversy, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1970, respectivement p. ix-xiii et 1-14. Said lui-même s’en prend à l’essai de Derrida, voir ci-dessous.
  • [9]
    « It is not practising criticism either to validate the status quo or to join up with a priestly caste of acolytes and etaphysicians » (Edward W. Said, The World, the Text and the Critic, op. cit., p. 5).
  • [10]
    « In short, beginning is making or producing difference, but/and here is the great fascination in the subject-difference which is the result of combining the already familiar with the fertile novelty of human work in language » (Edward W. Said, Beginnings : Intention and Method, Londres, Granta, 1997 [1975], p. xxiii).
  • [11]
    Ibid., p. 339-343. Said traite surtout des thèses présentées dans De la grammatologie et « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines ». Voir Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967, p. 31-45 ; Id., L’Écriture et la Différence, Paris, Seuil, 1967, p. 409-428, et Id., Marges de la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 1-29.
  • [12]
    Notons, pour souligner l’importance de Matthew Arnold, que son nom revient au moins une vingtaine de fois dans The World, the Text and the Critic. Il convient aussi de signaler que Lionel Trilling, un des collègues d’Edward Said à Columbia University et un des géants de la vie intellectuelle new-yorkaise, a publié une thèse importante sur Matthew Arnold.
  • [13]
    Matthew Arnold, Culture et anarchie : essai de critique politique et sociale, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1984, p. 31 [édition originale en anglais : Culture and Anarchy : An Essay in Political and Social Criticism, Londres, Smith, Elder and Company, 1869].
  • [14]
    « The governing idea of Hellenism is spontaneity of consciousness ; that of Hebraism, strictness of conscience » (ibid., p. 127/p. 147). Arnold cite aussi un aphorisme attribué à Frédéric le Grand – qu’il lit via Sainte-Beuve – à ce propos (« C’est le bonheur des hommes […] quand ils pensent juste ») pour illustrer un principe de l’hellénisme (Greek felicity) et pour l’opposer au plaisir exprimé dans les Psaumes d’adorer Dieu et de lui obéir (ibid., p. 126-127). Voir Sainte-Beuve, Causeries du lundi, Paris, Garnier Frères, 1853, t. 7, p. 364.
  • [15]
    Lionel Trilling, Matthew Arnold, Londres, Unwin, 1963 [1939], p. 268.
  • [16]
    « Les grands hommes de la culture sont ceux qui ont eu la passion de propager, de faire prévaloir, de transmettre d’un bout à l’autre de la société le savoir et les idées les plus remarquables de leur temps ; ceux qui ont œuvré à dépouiller le savoir de tout ce qui était rebutant, grossier, difficile, abstrait, spécialisé [professional], exclusif ; à l’humaniser, à le rendre efficace hors de la caste des hommes cultivés et savants, en veillant pourtant à ce qu’il demeure le savoir et la pensée les plus remarquables de leur temps, et donc une vraie source de douceur et de lumière [sweetness and light] » (Matthew Arnold, Culture et Anarchie, op. cit., p. 78/p. 49).
  • [17]
    « It [Culture] seeks to do away with classes ; to make all live in an atmosphere of sweetness and light, and use ideas, as it uses them itself, freely—to be nourished and not bound by them » (ibid., p. 78 et 49).
  • [18]
    La phrase se trouve dans « La Bataille des livres », mais le traducteur français de Swift a préféré la traduire par « nourriture délicieuse et lumière ». Voir Jonathan Swift, Œuvres, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1965, p. 549/p. 385 [Édition anglaise : The Writings of Jonathan Swift : Authoritative Texts, Backgrounds, Criticism, Robert A. Greenberg et William B. Piper (dir.), New York/Londres, W.W. Norton and Company (Norton Critical Edition), 1973].
  • [19]
    Edward W. Said, The World, the Text and the Critic, op. cit, p. 87.
  • [20]
    « Thus Swift is among the most worldly of writers—perhaps the most worldly » (ibid., p. 88).
  • [21]
    « The true anarchy of spirit should always show (or always has showed) a tory flavour » (Richard P. Blackmur, A Primer of Ignorance, Joseph Frank (éd.), New York, Harcourt, Brace and World, 1967, p. 13). Il est à noter que Blackmur se décrit aussi comme quelqu’un qui possède cette qualité de tory anarchy ailleurs dans ses écrits. Voir James D. Bloom, The Stock of Available Reality, Lewisburg/Londres, Bucknell University Press, 1984, p. 36.
  • [22]
    « Au Gezira, on se sentait anglais, et donc équilibré, voire supérieur […]. Le Gezira m’a encouragé, je m’en souviens, à percevoir sa logique et ce qu’il représentait comme annulant ce qui me semblait être le désordre impardonnable de ma vraie réalité » (Edward W. Said, Réflexions sur l’exil, op. cit., p. 355/p. 270).
  • [23]
    Voir l’analyse de Michael Wood, « R. P. Blackmur », dans A. Walton Litz, Louis Menand et Lawrence Rainey (dir.), The Cambridge History of Literary Criticism, vol. 7, Modernism and the New Criticism, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 236-237.
  • [24]
    Les traducteurs français de Said s’appuient sur le terme synonyme d’interprétation pour traduire ce mot. Pour notre part, nous maintenons le mot performance pour souligner l’aspect stylistique, voire théâtral, de l’activité critique, ainsi que ses liens avec la musique, qui nourrit l’approche saidienne de la littérature.
  • [25]
    « Ces allées et venues nerveuses, cette oscillation et ce va-et-vient entre le texte et la réalité […] qui font que son travail, d’abord une simple explication de la littérature, se mue en une interprétation [performance] de la littérature » (Edward W. Said, Réflexions sur l’exil, op. cit., p. 333/p. 252).
  • [26]
    Charlotte Wolliez, traductrice de Réflexions sur l’exil, traduit cette phrase par « amener la littérature à une interprétation », et Christian Calliyannis, le traducteur d’Humanisme et démocratie, donne une autre traduction : « porter la littérature au niveau de l’exploit » (voir respectivement Edward W. Said, Réflexions sur l’exil, op. cit., p. 57 ; Humanisme et démocratie, Paris, Fayard, 2005 [2004], p. 125).
  • [27]
    Voir Edward W. Said, Réflexions sur l’exil, op. cit., p. 57/p. 17 ; Moustafa Bayoumi et Andrew Rubin, « An Interview with Edward W. Said », dans Moustafa Bayoumi et Andrew Rubin (dir.), The Edward Said Reader, New York, Vintage, 2000, p. 424 ; Edward W. Said, Humanisme et démocratie, op. cit., p. 125/p. 66.
  • [28]
    « All that I have to say here springs from the conviction that in the novel, as elsewhere in the literary arts, what is called technical or executive form has as its final purpose to bring into being—to bring into performance, for the writer and for the reader—an instance of the feeling of what life is about » (Richard P. Blackmur, « The Loose and Baggy Monsters of Henry James », The Lion and the Honeycomb : Essays in Solicitude and Critique, Londres, Methuen, 1956, p. 268).
  • [29]
    « [A]ll the rest is the work we do to bring into the performance of our own language the underlying classic form in which they [the Muses] speak » (ibid., p. 288).
  • [30]
    Moustafa Bayoumi et Andrew Rubin, « An Interview with Edward Said », op. cit., p. 442.
  • [31]
    Voir par exemple la présentation de Moby Dick dans Edward W. Said, Réflexions sur l’exil, op. cit., p. 461-479.
  • [32]
    « Poirier is the most sophisticated and worldly of readers » (Richard Poirier, The Peforming Self : Compositions and Decompositions in the Languages of Contemporary Life, avant-propos d’Edward W. Said, New Brunswick, Rutgers University Press, 1992, p. ix).
  • [33]
    « [W]hat it must have felt like to do this : not to mean anything but to do this » (ibid., p. 111).
  • [34]
    Richard Poirier, A World Elsewhere : The Place of Style in American Literature, Londres, Chatto and Windus, 1967.
  • [35]
    « No book can, for very long, separate itself from this world ; it can only try to do so, through magnificent exertions of style lasting only for the length of the exertion » (Richard Poirier, The Performing Self, op. cit, p. 68).
  • [36]
    « It [English studies] can further develop ways of treating all writing and all reading as analogous acts, as simultaneously developing performances, some of which will deaden, some of which will quicken us […]. There will be a need, at the more advanced stages of such study, to ask questions that are anthropologizing in nature—about the idea of beginnings, about what Frank Kermode calls “the nature of an ending,” about pacings and their relation to different concepts of time, about bulk and foreshortening, about “fun” and “excitement” and how all such notions change over quite brief spans of a historical period […]. Once on its way, this activity can be applied to performances other than those occurring in language—to dance and sports, as much as to film and popular music » (Richard Poirier, The Performing Self, op. cit., p. 84-85). Frank Kermode est l’auteur de The Sense of an Ending : Studies in the Theory of Fiction, New York, Oxford University Press, 1967.
  • [37]
    Edward W. Said, Réflexions sur l’exil, op. cit., p. 449-460.
  • [38]
    « Literature is a “field of energy” not a magistrate’s court or a closely-guarded fiefdom » (Richard Poirier, The Performing Self, op. cit., p. xii).
  • [39]
    « We are so used to thinking of literary works as already over, so to speak, fully formed and definitively fashioned, that it is a salutary shock to be reminded by Poirier that literature is often about failure, can be boring, is much of the time a demonstration of the incapacities, limits, incoherences at work. To be reminded of that-and to care about literature for those very reasons : this is the supple core of the performing ethic » (ibid., p. xi-xii).
  • [40]
    Outre Du style tardif, voir l’essai de Said sur les causes perdues comme moyen de résistance : Réflexions sur l’exil, op. cit., p. 657-686.
  • [41]
    Edward W. Said, Du style tardif. Musique et littérature à contre-courant, Arles, Actes Sud, 2012 [2006].
  • [42]
    Voir Edward W. Said, The World, the Text and the Critic, op. cit., p. 31-35.
  • [43]
    Edward W. Said, Du style tardif. Musique et littérature à contre-courant, op. cit., p. 242-245.
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