Notes
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[1]
Une présentation des fonds de films fixes et de leurs usages a été faite dans Didier Nourrisson, « Un fonds éducatif réinventé », Sociétés & Représentations, avril 2011, p. 179-190. Pour une étude thématique de l’emploi des films fixes, par rapport aux manuels scolaires, voir Jacqueline Freyssinet-Domingeon, Didier Nourrisson, L’École face à l’alcool. Un siècle d’enseignement antialcoolique (1870-1970), SaintÉtienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2009.
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[2]
Même si plusieurs milliers ont été retrouvés dans l’hexagone et sont désormais catalogués, voir www.images-fixes.univ-lyon1.fr.
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[3]
Revue de la Fédération française du cinéma éducatif, Films et Documents, revue des techniques audiovisuelles, octobre 1953, p. 113-139. La FFCE, fondée en 1937 par des instituteurs cinéastes et cinéphiles, a pour objectif de promouvoir les nouvelles technologies éducatives.
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[4]
Gary Evans, In the National Interest: A chronicle of the National Film Board of Canada from 1949 to 1989, Toronto, University of Toronto Press, 1991.
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[5]
Didier Nourrisson, « Films fixes de l’ONF : un certain regard sur le Canada », Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française, en ligne sur www.ameriquefrancaise.org/.
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[6]
Aux « films-fixes » (sic) strictement ONF, il faut ajouter ceux produits par d’autres institutions canadiennes ou en provenance de l’étranger. Dans le catalogue de 1948, sur 65 films fixes, on compte 46 films ONF, 11 films de l’ONU, 8 du National Industrial Design Committee, du Department of National Health and Welfare et d’entreprises industrielles diverses.
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[7]
Les effectifs français croissent pourtant de manière exponentielle : 290 films fixes dans les collections de l’Office du cinéma éducateur de la Loire – le troisième de France –, en 1949, 2 207 en 1955. Didier Nourrisson, « Le 7e art… d’enseigner : le film fixe », dans Cinéma-école : aller-retour, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2001, p. 151-166.
-
[8]
Nous posons le problème véritablement épistémologique de la datation des films fixes dans Jean-Guy Caumeil, Pascal Charroin, Fanny Lignon, Didier Nourrisson, Fixité de l’image, mobilité des corps. L’enseignement de l’éducation physique et des sports par le film, Clermont-Ferrand, Diago, 2010.
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[9]
Remarquons que c’est justement Grierson qui a réalisé les premiers documentaires (Drifters, sur la dure vie des pêcheurs de harengs de la mer du Nord, en 1929). Grierson, une fois à l’ONF, diffuse la série Canada Carries On. Après son départ, de nombreux réalisateurs anglophones (Colin Low, Terence Maccartney-Filgate, Wolf Koenig) et francophones (Georges Dufaux, Michel Brault) poursuivent la voie du documentaire. Voir Martin Delisle, « Cinéma direct et ONF », Encyclopédie du patrimoine culturelle de l’Amérique française (http://www.ameriquefrancaise.org).
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[10]
Dennis Guest, Histoire de la sécurité sociale au Canada, Montréal, Boréal, 1993.
-
[11]
Didier Nourrisson, « Quand la Sécurité sociale faisait sa promotion… », dans Collectif, La Promotion de la santé au travers des images véhiculées par les institutions sanitaires et sociales, Paris, Association pour l’étude de la Sécurité sociale, 2009, p. 393-414 ; Didier Nourrisson, « Les films fixes de santé : des documents pédagogiques riches d’enseignement », dans Florence Douguet, Thierry Fillaut, François-Xavier Schweyer, Images et santé. Matériaux, outils, usages, Rennes, Presses de l’EHESP, 2011, p. 159-172.
-
[12]
La population canadienne passe de 11,5 millions d’habitants en 1941 (selon le film fixe Le Peuple canadien) à plus de 14 millions dix ans plus tard.
-
[13]
Le premier documentaire sur les Inuits est un film cinématographique du réalisateur américain Robert Flaherty intitulé Nanouk, l’Esquimau (1922). Flaherty, qui a d’ailleurs travaillé avec John Grierson (L’homme d’Aran, 1934), a sans doute influencé le jeune cinéma canadien, l’entraînant vers le « cinéma direct » dans les années 1950. Les films fixes de l’ONF pourraient bien ainsi préfigurer le genre canadien du documentaire animé des Colin Low et autres Wolf Koenig ou Roman Kroitor. Cf. Gilles Marsolais, L’Aventure du cinéma directe revisitée, Québec, Presses de l’université Laval, 1997 ainsi que Marc Saint-Pierre, « Le cinéma direct à l’ONF », http://www.onf.ca/selections.
-
[14]
En 1947, ils bénéficient des allocations familiales ; en 1948, ils obtiennent le droit à une pension de vieillesse.
1L’intérêt pour la projection sur grand écran a été relancé avec l’arrivée du cinématographe, puisque la succession rapide d’images (24 images par seconde) a enfin pu donner l’illusion du mouvement, l’apparence de la vie. Mais l’éducation aime prendre son temps et craint que la cascade des vues ne se transforme en torrent superficiel. Aussi les éducateurs ont-ils inventé une technique intermédiaire entre fixité et cinématographie : le film fixe. Des films fixes, séries d’images montées sur pellicules photographiques et projetées sur grand écran, ont été produits entre 1925, au moment où disparaissent les vues sur verre trop fragiles, et 1975, quand naissent les diapositives qui valorisent le choix d’images individualisées par l’enseignant. Ils assurent l’entrée massive à l’école d’un enseignement « par l’aspect » et renouvellent la pédagogie. Ils ne confisquent pas la parole au maître qui doit commenter l’image et peut s’aider d’une notice d’accompagnement. Ils assurent une mobilisation de l’esprit des élèves, trouvant dans le visuel une motivation d’apprentissage [1].
2Les films fixes d’enseignement ne constituent pas un patrimoine exclusivement français [2]. L’Amérique du Nord semble en avoir produit un bon nombre dans les années d’après-guerre. Une série de plusieurs dizaines est constituée au moment de la création de l’ONU par le service cinématographique des Nations Unies. Le Canada, par l’entreprise de son Office national du film, se lance dans une fabrication assez intensive dans les années 1950. Cette production nord-américaine est malheureusement oubliée aujourd’hui : la recherche est muette à cet égard. Pourquoi ce silence ? Que donnent donc à voir et à savoir ces films ? Pourquoi, pour qui ont-ils été tournés ?
3La découverte fortuite d’une série canadienne dans les collections françaises nous donne la clé de compréhension : ces films fixes ont été « donnés à l’enseignement français par l’ambassade du Canada à Paris » en 1950, selon les propos d’un catalogue de l’époque [3]. Il s’agit donc de faire connaître le Canada au reste du monde et de consolider la toujours fragile unité canadienne.
4Le Canada a gagné ses galons internationaux pour sa participation active à la guerre. Lointain dominion britannique, le Canada ne comptait guère dans le concert des nations. La guerre lui ouvre la voie d’une reconnaissance mondiale. Dès le 10 septembre 1939, le gouvernement canadien déclare la guerre à l’Allemagne et envoie une division d’armée en Europe pour aider les Anglais. La conscription ainsi que la mobilisation des ressources nationales sont instaurées en juin 1940 et en 1942, ce sont cinq divisions, dont deux blindées, qui sont déployées outre-mer. Le désastreux raid de Dieppe ainsi que l’impossible défense de Hong Kong contre les Japonais imposent un effort supplémentaire. En 1943, la 1re division canadienne, intégrée à la 8e Armée britannique, participe à la campagne de Sicile, puis d’Italie ; en 1944, l’ensemble des forces canadiennes sont débarquées en Normandie sous l’appellation de 1re armée canadienne et participent au combat dans le Nord-Ouest de la France et en Belgique. Au total, sur 92 757 soldats canadiens engagés sur les divers fronts, 5 764 trouvent la mort. Pendant ce temps, la population canadienne est rudement mobilisée pour l’effort de guerre. Le cinéma, sous contrôle de l’État (Office national du film) assure la propagande.
5La puissance moyenne qu’est devenu le Canada à l’issue de la guerre entend poursuivre son déploiement international. Sitôt sa naissance, il adhère à l’ONU (1945), entre dans l’Otan (1949), et envoie une brigade lors de la guerre de Corée. Le gouvernement de Mackenzie King, au pouvoir depuis 1935, peut bien laisser la place à celui de Louis Saint-Laurent, un Québécois, en 1948, la montée en puissance du pouvoir fédéral est réelle. La politique canadienne connaît alors une phase de centralisation qui coïncide avec la volonté de créer un sentiment d’unité nationale. Le libéral Duplessis remporte au Québec les élections de 1944, 1948, 1952, et 1956. Son gouvernement, plutôt musclé, (que l’on en juge par la censure sur les films) impose un appareil « politico-clérical » dans la Belle Province, mais ne joue pas contre le système fédéral. La propagande, qu’elle soit québécoise ou fédérale, vante un développement formidable du pays tout entier. Les perspectives économiques l’autorisent : la découverte du gisement de pétrole de Leduc dans la banlieue d’Edmonton en Alberta ajoute aux enthousiasmes des abondantes récoltes de blé.
6Dans ce contexte plutôt euphorique, l’Office national du film vit pourtant, dans l’après-guerre, une certaine précarité. John Grierson (1898-1972), qui a dirigé l’ONF entre 1938 et 1945, a considérablement dynamisé la production du cinéma canadien, permettant l’essor du documentaire (série Canada Carries On). Mais ses supposées sympathies communistes lui coûtent sa place dans la période de guerre froide qui s’avance. L’ONF tout entier est suspecté de « déloyauté » et connaît de véritables purges. Les commissaires directeurs se succèdent rapidement (Grierson, Ross McLean, Arthur Irwin entre 1945 et 1950) et il faut attendre la nouvelle « loi nationale sur le film », le 14 octobre 1950, pour définir à l’ONF des objectifs clairs et civiques : « Produire et distribuer des films destinés à faire connaître et comprendre le Canada aux Canadiens et aux autres nations, et en favoriser la production et la distribution [4]. »
7Le message est entendu : le film éducatif peut se développer. La collection de l’ONF comporte ainsi des centaines de films fixes, en plus des 4 000 films animés produits avant 1980. 138 semblent avoir été produits dans les années 1950, selon le catalogue en vigueur actuellement à l’ONF. Un codage d’identification de onze caractères indique d’abord le support/format : 205 signifie le film fixe ; la lettre C indique ensuite qu’il s’agit d’un film en couleur ou B qu’il est noir et blanc ; les cinquième et sixième caractères indiquent la langue (01 pour l’anglais, 02 pour le français) ; les septième et huitième caractères indiquent l’année de production (52 soit 1952) ; les trois derniers caractères ne représentent enfin qu’un numéro séquentiel unique. Quand on regarde donc la date des numéros d’identification, il semblerait que l’ONF n’ait pas produit de films fixes avant 1953 ! Ce qui est bien sûr faux puisque l’ambassade du Canada en a remis à l’Éducation nationale française en 1950. Nous en avons retrouvé 19 sur 50 repérés dans les collections de l’ancien Office du cinéma éducateur de la Loire [5]. Une visite sur le terrain montréalais a permis de résoudre l’énigme : trois catalogues, successivement publiés en 1948, 1951 et 1952, donnent la liste des premiers films fixes. En fait en 1950, il existe déjà quatre-vingt-dix films fixes canadiens [6]. La France, qui en produit pourtant depuis la fin des années 1920, n’en compte que quelques centaines après la guerre [7]. Nous avons dressé la liste et le descriptif des films canadiens. Ce qui permet de répondre à plusieurs questions.
8D’abord se pose celle de la datation précise de ces films fixes. Contrairement aux collections françaises [8], elle ne pose guère de problème, car la date est généralement mentionnée dans le catalogue initial de 1948 et ses suppléments de 1951 et 1952. Les plus anciens films fixes sont de 1944 (Canning step by step, l’explication du processus de congélation des fruits et légumes, et Orphan Willie, véritable manuel d’apprentissage de la propreté).
Datation des films fixes canadiens
9Les premiers films sont en noir et blanc. Pourtant, on est très surpris de voir les films couleurs arriver dès 1947 (tous deux sur les pêches canadiennes : Fishes and shell fish, Pacific salmon run). En France, ce progrès technique n’interviendra que dix plus tard.
10La langue anglaise est utilisée en priorité. Le National Film Board of Canada, en effet, est dirigé par des anglophones et produit d’abord des films dans la langue majoritaire. Rappelons-nous que le NFB ne quitte Ottawa pour Montréal qu’en 1956 ; on l’appellera désormais plutôt l’ONF. Dix films resteront alors seulement diffusés dans la seule langue de Shakespeare (de Grierson plutôt). Car, bien vite, les films fixes connaissent leur version française. Si Isolation technique, qui lançait un cri d’alarme dès 1944 sur la progression des maladies contagieuses, avait exceptionnellement été diffusé dans les deux langues officielles, ce mode de diffusion s’applique à 37 des 90 films recensés entre 1944 et 1950. Le bilinguisme gagne le cinéma, peut-être pour confirmer l’unité nationale dans la diversité linguistique. Surtout, à partir de 1946, on constate l’importance nouvelle des films francophones : sur les 90 films de la période, 43 sont réalisés en langue française. Le documentaire et le cinéma d’animation, genres jugés moins nobles peut-être, semblent passer au français, tandis que la fiction (et le film mobile) resteraient l’apanage de l’anglais. Il n’en est rien en fait [9]. On peut simplement dire que le cinéma canadien d’aprèsguerre s’ouvre, par le film fixe, à la langue française.
11Cette nouvelle technologie d’information et de communication tarde, semble-t-il, à être appréciée. Il n’existe pas de système de diffusion au Canada comparable à celui mis en place en France : le réseau des offices du cinéma éducateur dans l’enseignement public, celui de La Bonne Presse dans le privé. Il faut que l’Office national du film vante, en 1947, sa propre production. Qu’est-ce qu’un film-fixe ? (ou Introducing filmstrips) explique par l’image (39 vues) la raison d’être du nouveau procédé. Le maître garde la main : « le maître doit tout d’abord prendre connaissance du film » (vue no 23) ; « il s’assure que l’exposé du sujet convient au niveau intellectuel de ses élèves » (vue no 24) ; « il détermine ensuite la manière de l’intégrer à la leçon » (vue no 25) ; « il prend note des mots nouveaux qui nécessitent d’être définis ou expliqués » (vue no 27) ; « avant la projection en classe, le maître ou la maîtresse fait l’exposé de la leçon » (vue no 29) ; « durant la projection, le maître doit encourager la discussion en groupe » (vue no 36) etc. Une brochure ONF de 1948, Canadian Image, donne même un article explicatif : This is a filmstrip. Un film fixe présente une série de vues (« frames ») « arrangées dans un ordre logique et publiées en 35 mm », qui peuvent être visionnées « en même temps » – la revue insiste –, par un large public sans que le maître perde le monopole de la parole. Des photographies noir et blanc ou couleurs, des dessins, des diagrammes et tableaux, des textes ajoutés offrent une diversité de vues considérable, rendant très vivante la leçon. Celle-ci pourra être donnée – c’est clairement affirmé – dans tous les niveaux de classe, des junior aux senior grades. Un second film fixe paru toujours en 1947, Film serve la community, valorise encore plus le produit en soulignant auprès des hygiénistes, des professeurs, des institutrices, l’importance qu’il y a à « faire rayonner utilement le cinéma dans leur entourage ».
12L’ONF est un organisme fédéral, qui compte sur les crédits publics. Ses films rendent tous compte du fonctionnement du pouvoir et même assurent la publicité de l’État. Le Conseil national de la recherche met en valeur les laboratoires d’aérodynamique et d’hydrodynamique (Canada’s Research Facilities, 1946) ; le département de l’Agriculture donne la Marche à suivre pour la mise en conserve des fruits et des légumes (1946) ; le département de la Défense nationale place les vétérans sur le marché civil du travail (Voici un bon homme, 1946). Surtout, le ministère de la Santé nationale et du Bien-être social explique les avantages de l’État-providence et donne de nombreux conseils pour lutter contre les microbes et les maladies les plus répandues. Car c’est bien la santé de la nation canadienne qui est en jeu au lendemain de la guerre. Il faut apprendre aux enfants à manger équilibré, à se laver régulièrement les dents, aux ouvriers et aux employés à se protéger au travail, aux femmes à élever leurs enfants. L’État canadien met en place, dans les années 1940, sur le modèle anglo-saxon, l’assurance-chômage, les allocations familiales, l’assurance-hospitalisation, prémices d’un régime d’assurance sociale universel [10]. Ainsi, les films fixes font-ils la promotion du système, comme Peppo et le chèque des allocations familiales (1946) : 33 vues sur 90 vantent, souvent sur un ton ou par un trait plaisant, la sécurité sociale et le bien-vivre qui en découle. Les Français, en comparaison, tardent à valoriser leur propre système de santé [11].
13La population canadienne connaît alors une forte croissance [12], due surtout à une vague migratoire sans précédent et les interrogations identitaires se multiplient. Il s’agit visiblement, par le biais du film, de construire la nation canadienne et de faire savoir ses valeurs. Notre gouvernement, dans une série de six films, décline les facettes du pouvoir fédéral, provincial et municipal, en même temps qu’il défend les « libertés fondamentales ». Notre histoire vient conforter l’unité nationale en trois films : Découverte et exploration, puis La colonisation du Canada présentent les facteurs économiques et sociaux qui ont amené les « immigrants » – on ne parle guère de colons – à s’établir au pays, tandis que L’Évolution constitutionnelle célèbre l’acquisition de l’autonomie du dominion depuis 1867. Notre pays, dans une série de six films, égrène la variété des paysages et des activités humaines, mais conforte, dans le même temps, l’ensemble économique que constitue le Canada. Le Peuple canadien, – film fixe de 1945 qui se retrouve lui aussi dans les collections françaises cinq ans plus tard –, présente « des gens simples, épris de paix et de démocratie ». Présenté par le service de la citoyenneté du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration, il tend à équilibrer les forces politiques et culturelles de douze millions d’habitants. « Français » et « Anglais », mais aussi « Écossais » – « un dixième de la population est d’origine écossaise » –, « Irlandais », « Allemands », « Ukrainiens », Scandinaves », « Polonais », « Néerlandais » – 200 000 tout de même –, « Italiens », « Russes », tous les peuples de la vieille Europe semblent s’être donné rendez-vous dans une Confédération fraternelle. Le film résume : « c’est un peuple cultivé, sensible à toutes les formes de l’art. Les Canadiens sont religieux, mais tolérants. Tous ces hommes, toutes ces femmes, même s’ils ont au cœur le souvenir d’un autre pays, sont maintenant des Canadiens, libres et forts, ayant devant eux un avenir plein de promesses ». Les « nations autochtones », comme on dit maintenant, sont clairement négligées au nom du melting pot. « Les Indiens ne sont plus qu’une centaine de mille. » Au fond, leur intérêt ne reposerait que sur leur folklore, comme le suggère le film Masque des Indiens d’Amérique du Nord.
14En revanche, une nation autochtone est en train de naître par la magie du film fixe : les Inuits. Le premier film fixe canadien sur cette population, L’Esquimau canadien, date de 1950 [13]. La version anglaise de 1948 ne comportait que vingt-trois vues ; celle de 1950 en contient déjà quarante. Si la curiosité porte avant tout sur le phénomène naturel du soleil de minuit, les conditions particulières de la vie à ces latitudes commencent à être considérées. Les Inuits sont encore des chasseurs, notamment de renards arctiques qu’ils vendent pour acheter armes à feu et munitions. Le commerce de l’art inuit, inauguré par James Houston en 1948, n’est pas encore mentionné. Même s’ils sont encore mis en tutelle par la compagnie de la baie d’Hudson, les Inuits commencent pourtant à exister en tant que communauté [14]. Il faudra cependant attendre quelques années pour voir un film fixe nouveau et plus complet sur la nation Inuit : Jeunes esquimaux de l’île de Baffin (1957). À partir de photographies prises par Doug Wilkinson dans le Nord de l’île de Baffin, l’histoire de Panneluk, un jeune chasseur de lièvres, est scénarisée en 55 vues.
15En définitive, cette présentation manifeste l’existence d’un patrimoine visuel canadien dans un ONF encore débutant après la guerre. Quatre-vingt-dix films fixes, soit quelque quatre mille cinq cents vues, c’est un corpus déjà considérable. Les thèmes abordés sont des plus diversifiés : économie, management, médecine, vie animale, développement de l’enfant, vie quotidienne. Bien des études plus complètes pourront-être conduites, qui donneront un nouveau regard sur le Canada d’après-guerre.
16L’objectif des films fixes éducatifs – le mot s’impose – est à double visée : pédagogique et politique. Il s’agit avant tout de « faire » la nation en formant les jeunes générations et en acculturant les immigrants. À partir de là, le Canada pourra exister aux « yeux » du monde et les films fixes éducatifs porteront le savoir, le savoir-faire et le savoir-vivre canadiens jusqu’en Europe, dans l’ancien monde.
Le Peuple canadien (1945). Film fixe « présenté par les Services canadiens du ministère de la citoyenneté et de l’immigration » et offert à l’Éducation nationale française en 1950
Le Peuple canadien (1945). Film fixe « présenté par les Services canadiens du ministère de la citoyenneté et de l’immigration » et offert à l’Éducation nationale française en 1950
Français dans Le Peuple Canadien
Français dans Le Peuple Canadien
Anglais dans Le Peuple Canadien
Anglais dans Le Peuple Canadien
L’Esquimau canadien, d’abord intitulé Eskimo summer, donne à voir pour la première fois le peuple Inuit. Le film se trouve aussi en France, depuis 1950
L’Esquimau canadien, d’abord intitulé Eskimo summer, donne à voir pour la première fois le peuple Inuit. Le film se trouve aussi en France, depuis 1950
L’Esquimau canadien, Vue no 10 : igloo. Le film a été réalisé « avec le concours des Services canadiens d’information et de la Canadian National Railways »
L’Esquimau canadien, Vue no 10 : igloo. Le film a été réalisé « avec le concours des Services canadiens d’information et de la Canadian National Railways »
Les 90 films fixes canadiens produits entre 1944 et 1950
17Cinquante d’entre eux ont été remis à la France en 1950. Leur titre est indiqué en gras.
Notes
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[1]
Une présentation des fonds de films fixes et de leurs usages a été faite dans Didier Nourrisson, « Un fonds éducatif réinventé », Sociétés & Représentations, avril 2011, p. 179-190. Pour une étude thématique de l’emploi des films fixes, par rapport aux manuels scolaires, voir Jacqueline Freyssinet-Domingeon, Didier Nourrisson, L’École face à l’alcool. Un siècle d’enseignement antialcoolique (1870-1970), SaintÉtienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2009.
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[2]
Même si plusieurs milliers ont été retrouvés dans l’hexagone et sont désormais catalogués, voir www.images-fixes.univ-lyon1.fr.
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[3]
Revue de la Fédération française du cinéma éducatif, Films et Documents, revue des techniques audiovisuelles, octobre 1953, p. 113-139. La FFCE, fondée en 1937 par des instituteurs cinéastes et cinéphiles, a pour objectif de promouvoir les nouvelles technologies éducatives.
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[4]
Gary Evans, In the National Interest: A chronicle of the National Film Board of Canada from 1949 to 1989, Toronto, University of Toronto Press, 1991.
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[5]
Didier Nourrisson, « Films fixes de l’ONF : un certain regard sur le Canada », Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française, en ligne sur www.ameriquefrancaise.org/.
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[6]
Aux « films-fixes » (sic) strictement ONF, il faut ajouter ceux produits par d’autres institutions canadiennes ou en provenance de l’étranger. Dans le catalogue de 1948, sur 65 films fixes, on compte 46 films ONF, 11 films de l’ONU, 8 du National Industrial Design Committee, du Department of National Health and Welfare et d’entreprises industrielles diverses.
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[7]
Les effectifs français croissent pourtant de manière exponentielle : 290 films fixes dans les collections de l’Office du cinéma éducateur de la Loire – le troisième de France –, en 1949, 2 207 en 1955. Didier Nourrisson, « Le 7e art… d’enseigner : le film fixe », dans Cinéma-école : aller-retour, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2001, p. 151-166.
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[8]
Nous posons le problème véritablement épistémologique de la datation des films fixes dans Jean-Guy Caumeil, Pascal Charroin, Fanny Lignon, Didier Nourrisson, Fixité de l’image, mobilité des corps. L’enseignement de l’éducation physique et des sports par le film, Clermont-Ferrand, Diago, 2010.
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[9]
Remarquons que c’est justement Grierson qui a réalisé les premiers documentaires (Drifters, sur la dure vie des pêcheurs de harengs de la mer du Nord, en 1929). Grierson, une fois à l’ONF, diffuse la série Canada Carries On. Après son départ, de nombreux réalisateurs anglophones (Colin Low, Terence Maccartney-Filgate, Wolf Koenig) et francophones (Georges Dufaux, Michel Brault) poursuivent la voie du documentaire. Voir Martin Delisle, « Cinéma direct et ONF », Encyclopédie du patrimoine culturelle de l’Amérique française (http://www.ameriquefrancaise.org).
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[10]
Dennis Guest, Histoire de la sécurité sociale au Canada, Montréal, Boréal, 1993.
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[11]
Didier Nourrisson, « Quand la Sécurité sociale faisait sa promotion… », dans Collectif, La Promotion de la santé au travers des images véhiculées par les institutions sanitaires et sociales, Paris, Association pour l’étude de la Sécurité sociale, 2009, p. 393-414 ; Didier Nourrisson, « Les films fixes de santé : des documents pédagogiques riches d’enseignement », dans Florence Douguet, Thierry Fillaut, François-Xavier Schweyer, Images et santé. Matériaux, outils, usages, Rennes, Presses de l’EHESP, 2011, p. 159-172.
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[12]
La population canadienne passe de 11,5 millions d’habitants en 1941 (selon le film fixe Le Peuple canadien) à plus de 14 millions dix ans plus tard.
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[13]
Le premier documentaire sur les Inuits est un film cinématographique du réalisateur américain Robert Flaherty intitulé Nanouk, l’Esquimau (1922). Flaherty, qui a d’ailleurs travaillé avec John Grierson (L’homme d’Aran, 1934), a sans doute influencé le jeune cinéma canadien, l’entraînant vers le « cinéma direct » dans les années 1950. Les films fixes de l’ONF pourraient bien ainsi préfigurer le genre canadien du documentaire animé des Colin Low et autres Wolf Koenig ou Roman Kroitor. Cf. Gilles Marsolais, L’Aventure du cinéma directe revisitée, Québec, Presses de l’université Laval, 1997 ainsi que Marc Saint-Pierre, « Le cinéma direct à l’ONF », http://www.onf.ca/selections.
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[14]
En 1947, ils bénéficient des allocations familiales ; en 1948, ils obtiennent le droit à une pension de vieillesse.