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Article de revue

Les douceurs du Japon, évocations éphémères de la « Beauté japonaise » (Nihon no bi)

Pages 137 à 147

Notes

  • [1]
    Sylvie Guichard-Anguis, « Les douceurs. Expressions sucrées de la culture japonaise », dans Flora Blanchon (dir), Savourer et goûter, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, coll. « Asie », 1995, p. 259-268 ; Id., « “Rosée du matin” et “Matin d’hiver” : les douceurs (wagashi) dans le patrimoine culturel japonais », dans Julia Csergo, Jean-Pierre Lemasson (dir), Patrimoines alimentaires et destinations touristiques : passion ou raison ?, en cours d’édition.
  • [2]
    Gretchen Mittwer, « Tea sweets : A Historical Study », Chanoyu Quaterly, n° 57, 1989, p. 18-34.
  • [3]
    Hiroichi Tsutsui, Kaiseki no kenky? –Wabicha no shoku rei (Recherches sur la cuisine Kaiseki Courtoisie des repas associés au thé wabi), Kyoto, Tankosha, 2002, p. 130-132 ; Isao Kumakura, Nihon ryori no rekishi (Histoire de la cuisine japonaise), Tokyo, Yoshikawa-k, 2007, p. 167-168.
  • [4]
    Keiko Nakayama, Edo jidai no wagashi dezain (Le design des wagashi de l’époque d’Edo), Tokyo, Popura-sha, 2011, p. 161-162.
  • [5]
    Akira Tani, Chakaiki miru kashi (Les douceurs dans les recueils de réunions de thé), Wagashi, n° 6, 1999, p. 6-14.
  • [6]
    Toraya, Flowers and wagashi, Tokyo, Toraya, 1998, 47 p.
  • [7]
    Naomi Aoki, Wagashi no konjaku (Présent et passé des wagashi), Kyoto, Tankosha, 2000, 182 p.
  • [8]
    Sendo Tanaka, « Gendai chajin to wagashi » (Les personnes de thé contemporaines et les douceurs japonaises), Wagashi, n° 6, 1999, p. 15-22.
  • [9]
    Keiko Nakayama, Mayumi Abe, Wagashi yume no katachi (Douceurs japonaises formes des rêves), Tokyo, Shoseki, 1997, 167 p.
  • [10]
    Tomiz? Yamaguchi, « Wagashi no ish? arekore » (Dessins décoratifs des wagashi De choses et d’autres), Wagashi, n° 3, 1996, p. 11-14.
  • [11]
    Keiko Nakayama, « Genroku jidai to wagashi ish? » (Wagashi de l’époque Genroki et dessins décoratifs), Wagashi, n° 3, 1996, p. 22-34.
English version

1Depuis la fin du xxe siècle, les échanges entre les cuisines japonaises et françaises n’ont cessé de se multiplier. Désormais il ne se trouve pas de grand restaurant français qui n’ait de cuisinier japonais, tandis que l’archipel japonais fait la promotion des produits français jusque dans les provinces les plus reculées, comme l’atteste le nombre de boulangeries que l’on peut y trouver.

2Ces deux cuisines, malgré une histoire et des terroirs d’origines fort différentes, manifestent une forte tendance à l’assimilation de nouveaux produits, qu’elles absorbent régulièrement pour se réinventer. Il suffit de songer à l’extraordinaire variété de pains que l’on peut trouver désormais au Japon et qui n’a son équivalent nulle part ailleurs, en particulier dans les pays de tradition boulangère très ancienne. Ces deux cuisines se caractérisent également par une forte capacité à l’esthétisation, comme par un goût délibéré pour le produit de saison, processus qui ne font qu’accroître leur capacité de création.

3Presque aucun domaine du culinaire ne semble désormais en dehors de ce processus, exceptées, peut-être encore pour quelque temps, les « douceurs japonaises » (wagashi). En effet, la pâtisserie d’origine européenne semble avoir définitivement conquis au Japon le domaine du sucré, réduisant progressivement leur territoire. À l’inverse, quelques pâtissiers français commencent juste à manifester une curiosité indéniable pour cette tradition culinaire tout à fait étrangère à l’Europe, alors même que des pâtissiers japonais ont commencé à proposer en France des produits dont l’originalité tire partie de ces matières premières inhabituelles pour le palais européen, comme la poudre de thé vert (macha) ou les haricots rouges (azuki).

4L’univers des douceurs japonaises repose pourtant sur une très forte « artification » qui aurait du attirer le regard de cuisiniers curieux venus d’ailleurs. Cependant, il prend racine dans un univers culturel marqué par une sensibilité autre, une histoire différente et une tendance à l’esthétisation qui repose sur des critères peu familiers à la culture européenne. Cette tendance prend naissance en grande partie dans l’univers de la cérémonie de thé, aussi dans cet article nous laisserons délibérément de côté toutes les douceurs qui n’y sont pas directement associées.

Floraison de cerisiers et douceurs japonaises

5De la fin du mois de mars au mois de mai, la population de l’archipel japonais est prise d’une fièvre peu commune qui consiste à aller contempler la floraison des cerisiers, des cerisiers fleurs qui, rappelons-le, ne donnent pas de fruits. Ce qui explique que, si cette floraison constitue un thème iconographique très répandu au Japon, les cerises en sont absentes. Cette iconographie, qui suscite la gourmandise, constitue la façon la plus courante de déguster cette floraison par la reproduction imaginée, rêvée de ce moment de l’année [ill. 1 à ill. 3].

Ill. 1

Vêtement de fleurs

Ill. 1

Vêtement de fleurs

[cliché de l’auteur]
Ill. 2

Une fleur tombée

Ill. 2

Une fleur tombée

[cliché de l’auteur]
Ill. 3

Cerisier à fleurs pleureur

Ill. 3

Cerisier à fleurs pleureur

[cliché de l’auteur]

6Le front de floraison remonte progressivement du sud vers le nord, ouvrant une période propice à maints déplacements vers des lieux célèbres associés à cet événement. Cette floraison ne donne pas uniquement lieu à une contemplation et aux habituels pique-niques et libations sous les arbres, mais elle peut aussi se savourer sous d’autres formes, notamment à travers la sempiternelle fleur de cerisier confite au sel qui se déploie dans un gobelet d’eau chaude ou, plus fréquemment de nos jours, dans le lait chaud à la fleur de cerisier (sakura latte) servi dans les chaînes de café, ou encore dans des glaces de couleur rose pâle, à la saveur si particulière.

7Que nous apprennent ces trois « douceurs » associées à la floraison des cerisiers qui figurent en illustration ? Elles appartiennent aux douceurs dites « fraîches » (omogashi), c’est-à-dire qui doivent être consommées dans la journée. Elles portent trois noms distincts qui font allusion à des aspects différents : Hana koromo (Vêtement de fleurs), Hito hira (Une fleur tombée), Shidare zakura (cerisier à fleurs pleureur). La première était proposée au mois d’avril 2012, lors de la réunion de thé destinée au grand public et organisée à l’occasion de la floraison des cerisiers le long de la Shukugawa (la rivière Shuku) à Nishinomiya (ville située entre Kobe et Osaka). Ce site s’inscrit parmi les plus réputés dans la région à cette saison. La seconde douceur accompagnait une leçon de cérémonie de thé associée au thé infusé (sencha) à Takayama dans les Alpes japonaises, toujours à la même période. La troisième douceur était servie à la même époque dans le salon de thé de la maison de douceurs Eitar? S?honpo l’une des plus anciennes à Tokyo, fondée en 1857 tout à la fin de l’époque d’Edo (1603-1868).

8L’association de la consommation de thé avec ces douceurs est une constante, la préparation même de la boisson induisant le choix d’une douceur particulière, dont les modalités de présentation sont effectuées avec soin : assiette de bois blanc pour la première, de terre cuite pour la seconde et de laque pour la troisième. Chacune des assiettes individuelles (mei mei zara) affecte une forme différente : rectangulaire, carrée ou ronde. Il faut noter dans les trois cas la présence d’une pique en bois de fusain (kuro moji) destinée à découper la douceur dont la tendreté doit permettre une coupe nette qui permet de révéler, plaisamment aux yeux, la composition intérieure qui peut se traduire par des couleurs différentes. Chacune de ces douceurs bénéficie ainsi d’une présentation appropriée, destinée à mettre en valeur ses particularités sur le plan de la forme et des couleurs. Dans leur apparence, ces trois douceurs, servies pratiquement au même moment de l’année, reflètent des moments différents de la floraison des cerisiers. Dans les trois cas, les ingrédients utilisés sont à base de pâte colorée de haricots blancs et de sucre, et relèvent de l’univers végétal [1], mais chacune est modelée et colorée de façon différente. La première consiste en une boule de pâte de haricot enrobée dans une couverture à base de riz gluant ; la seconde, dotée du nom générique de kinton, est formée par cette même pâte de haricots en vermicelle enrobant une autre boule de pâte de haricots ; enfin la troisième se distingue par son enrobage à base de farine. Ce n’est donc pas vraisemblablement le goût, mais la consistance et surtout l’apparence, la présentation et la poétique du nom qui distinguent ces douceurs entre elles. Certains de ces noms poétiques se révèlent d’usage très courant, et peuvent concerner des douceurs de formes sensiblement différentes, aucune règle n’établissant la relation à la forme et aux noms, laissée à la seule appréciation de l’artisan, inventeur et fabriquant de douceurs.

9Ainsi, affectant des formes encore plus variées, les douceurs associées à la floraison des cerisiers du mois d’avril auraient pu s’appeler : « Première floraison de cerisier, Premier front de floraison, Printemps dans la capitale, Chemin de montagne au printemps, Vent de pétales de cerisiers, Rivières de fleurs, Montagnes fleuries, Vent du printemps, Printemps qui s’en va », etc. Ces noms peuvent faire aussi allusion à des moments différents comme à des lieux de floraison, par exemple « Arashiyama » – lieu célèbre à Kyoto pour ces cerisiers sauvages. Ils peuvent aussi décrire une espèce proprement dite comme « Yae zakura », un moment de la journée : « Cerisiers de nuit auprès du château », etc. Cette association à un moment de la floraison, à un lieu célèbre, fait écho à l’imaginaire de chacun, nourri d’une culture littéraire, iconographique, plus ou moins familière à tous. Elle permet de faire pénétrer la floraison, et par conséquence la nature, dans l’espace de la réunion de thé, ou plus simplement de rappeler ce moment de l’année lors de la dégustation d’un thé accompagné d’une de ces douceurs.

10Les fleurs de cerisiers peuvent aussi être représentées sous forme de sucreries sèches, se conservent alors plusieurs jours, voire plusieurs semaines. À leur tour elles se différencient suivant les maisons qui les confectionnent et portent des noms poétiques distincts : « Pétales de fleurs de cerisiers, Printemps et cerisier, Toutes sortes de fleurs de cerisiers », etc. Plusieurs d’entre elles, composées exclusivement de sucre de canne (wasanbon), sont célèbres dans tout le pays.

11L’extraordinaire richesse et inventivité qui concerne les douceurs, ne se limite pas uniquement à ces quelques semaines du printemps, mais se déploie tout au long de l’année [ill. 4]. Sur cette dernière photo figure quelques douceurs associées à l’hiver. Tout à gauche, de haut en bas, les trois douceurs s’intitulent successivement : « Jeunes pousses de bambou, Paysage de neige, Wabisuke (nom d’une espèce de camélia). » Les ingrédients restent les mêmes que ceux du printemps, bien que ce soit l’hiver qui soit ici savouré à travers la représentation du froid (« Paysage de neige »), des rares floraisons d’hiver comme le camélia Wabisuke, ou des signes du renouveau printanier, comme les « Jeunes pousses de bambou ». Ici aussi, la remarquable malléabilité de ces ingrédients proches d’une pâte à modeler permet de suggérer une infinité de formes. C’est cette plasticité, liée à l’imaginaire, qui permet une créativité tout à fait inconnue en Europe. Ainsi tous les ans, le 16 juillet, l’association de maisons de douceurs anciennes de Kyoto Kash?kai choisit un thème, pour sa réunion et pour l’exposition qui se déroule lors de la grande fête de Gion. En 1997, le choix s’est porté sur une notion, celle de la fraîcheur (seishin). Les recherches sur les effets de transparence, obtenus à l’aide d’agar agar, ont dominé les réalisations qui évoquaient, pour une grande partie d’entre elles, soit directement, soit de façon plus subtile, la fraîcheur de courants d’eau. On distingue ici deux sortes d’écoles qui marquent la différence culturelle entre Kyoto et Tokyo : dans l’ancienne capitale, l’allusion a tendance à se faire plus abstraite, fondée sur des références culturelles, tandis qu’à Tokyo le goût se porte sur des représentations plus figuratives et proches de la réalité.

Ill. 4

Douceurs présentées lors de l’exposition nationale de sucreries à Himeji en avril 2008

Ill. 4

Douceurs présentées lors de l’exposition nationale de sucreries à Himeji en avril 2008

[cliché de l’auteur]

Sucre et habillage poétique des douceurs

12Pour que cette association entre les wagashi et l’univers poétique puisse s’établir, il a fallu que le sucre devienne une denrée abordable au Japon, du moins pour une minorité de la population. Jusque-là les aliments qui accompagnaient la consommation de thé relevaient des différentes espèces de noix, des châtaignes, des plaquemines, de toutes sortes de produits élaborés à partir de pâtes à base de riz ou de farine de blé, ou encore de légumes, comme les champignons, ou de produits marins comme le poulpe [2]. Une étude a été menée pour identifier les produits qui accompagnaient la consommation de thé lors des cent réunions (Riky? hyakkai ki) tenues entre le 17 août 1590 et le 24 janvier 1591, et organisées par Sen no Riky? (1522-1591), le maître de thé à l’origine des principales traditions de la cérémonie de thé [3]. Quatre-vingt-huit réunions comportaient des produits accompagnant le thé (kashi). Soixante-trois d’entre elles en comptaient de deux sortes, et vingt-deux, trois sortes. La spécialité qui revient le plus souvent (dans soixante-douze cas) se nomme fu. Il s’agit d’une pâte légère confectionnée à base de farine de blé qui peut se décliner sous différentes formes. La plus appréciée par Sen no Riky? semble être Funo yaki car elle figure dans soixante-huit réunions. Il s’agirait d’une fine crêpe à base de farine et d’eau, enduite de miso (pâte fermentée salée) et ensuite roulée. Elle est le plus souvent (dans quarante-six réunions) accompagnée de châtaignes.

13On le voit, à cette époque, les aliments accompagnant le thé sont, dans leur grande majorité, dépourvus de sucre et ne portent pas de noms poétiques, ni apparemment de référence aux saisons. En effet, le terme kashi aurait deux origines [4]. La première relève d’une association avec les mythes et le fruit, dont la consommation provoquerait une vie éternelle d’après les Annales du Japon (Nihon Shoki) achevées en 720. La seconde provient du terme ka (fruit) et désignerait donc les fruits des arbres tels qu’ils se trouvaient dans la nature. Cette double origine serait à la source de l’étroite relation entretenue entre les kashi et les coutumes et rites au Japon dont ils se révèlent inséparables jusqu’à nos jours. Le sucre était à cette époque, et depuis l’Antiquité, importé en très petite quantité, et sa consommation se voyait réservée à une élite qui en usait dans des occasions très spécifiques, puisqu’elle était surtout considérée comme un médicament. Un sirop obtenu à partir de la sève du lierre (amazura) constituait alors l’un des rares produits pouvant fournir le goût sucré. La première mention écrite du sucre remonte à l’époque de Nara (710-794) et désigne un produit figurant parmi les denrées précieuses rapportées dans l’archipel. Ce n’est qu’à l’époque Muromachi (1333-1573) que le volume de sucre importé va commencer à prendre de l’ampleur, en particulier grâce au commerce avec les Portugais. Ces derniers vont également introduire au Japon un certain nombre de douceurs au goût dominant sucré qui vont se révéler déterminantes dans l’évolution des kashi, sans compter l’usage d’œufs créant une combinaison jusque-là inconnue dans l’archipel.

14Au xviie siècle, le sucre, qui reste une denrée de luxe, n’est que rarement incorporé à la pâte même, mais il est mis en valeur sous la forme d’un lit placé sous les douceurs, ou d’un saupoudrage, comme l’atteste un certain nombre de descriptions de kashi lors de réunions de thé [5]. En 1683, la maison Kikuya à Edo (la future Tokyo), élabore un recueil d’une centaine de douceurs dont les noms connaîtront une postérité qui s’étend jusqu’à nos jours, comme par exemple l’appellation « Prunier nocturne. » Le recueil intitulé Nanch?h?ki, datant de 1693, fournit ainsi la liste de 250 douceurs dont les modalités de confection sont rapidement évoquées. Ce sera la cérémonie de thé qui aura une influence déterminante sur l’évolution des douceurs, puisqu’elles épouseront progressivement les codes de cette pratique culturelle qui tend alors à se diffuser au sein des couches les plus favorisées de la société. La notion esthétique qu’est l’« Élégante rusticité » (kirei-sabi), qui est élaborée à cette époque, va avoir pour conséquences l’association directe des douceurs au passage des saisons et leur désignation par un nom poétique. C’est ce qui explique que, de nos jours, l’immense majorité des fleurs se trouvent représentées sous forme de douceurs [6].

15Cette approche esthétique va se développer à Kyoto, où une clientèle associée à la présence des grands monastères bouddhiques, des sièges de la plupart des grandes traditions culturelles du Japon et de l’aristocratie, lui offre un terrain particulièrement favorable. Elle va également se développer à Edo au sein de la classe des seigneurs (daimyo) où elle bénéficiera d’un profond engouement, dont la conséquence directe sera l’introduction de cette esthétique dans les villes figurant à la tête de leur fief. Ainsi de nos jours, les villes de province comme Matsue, Kanazawa, etc. qui possèdent une riche culture en matière de douceurs, le doivent à la présence d’anciens seigneurs qui étaient grands amateurs de pratiques traditionnelles, notamment de la cérémonie de thé. Néanmoins, les douceurs de la nouvelle capitale Edo, où viennent s’installer les branches de quelques grandes maisons de Kyoto, et celles de l’ancienne capitale avec l’appellation de douceurs de Kyoto Jo-gashi ou Kyo-gashi[7], se distinguent. Certaines de ces grandes maisons choisissent de déménager leur siège à Edo, comme la maison Toraya, toujours en activité de nos jours, et qui fait partie des plus anciennes entreprises au monde aux mains de la même famille depuis des siècles.

16Et aujourd’hui encore, le thé préparé durant les réunions associées à la cérémonie de thé, qu’il soit en poudre (macha) ou infusé (sencha) n’est jamais sucré. Son caractère extrêmement astringent, en particulier pour le thé fouetté à partir de poudre, incite ainsi à l’absorption d’un aliment qui accompagne sa consommation. La présentation des douceurs servies dans cet environnement culturel, joue ce rôle tout en en épousant les codes raffinés, en particulier ceux qui dictent la culture matérielle de cette cérémonie, donc tous les objets associés [8]. Les matériaux, les formes, les motifs des contenants de douceurs sont choisis de façon délibérée afin de renforcer leurs caractéristiques. Leur choix suit également le passage des saisons et épouse le déroulement de toutes les fêtes et rites qui ponctuent l’année.

Une certaine idée de la « beauté japonaise »

17Les douceurs japonaises associées à la cérémonie de thé, même consommées dans des circonstances moins ritualisées, ne se limitent pas à la découverte d’un goût. Elles constituent une introduction à une esthétique, un univers littéraire, une évocation des pratiques et rites célébrés au Japon. Consommer des produits sucrés, dans une société où le sucre se voyait, du fait de sa rareté, réservé à une élite, permettait à la famille impériale, aux aristocrates et aux seigneurs, aux responsables des grands monastères bouddhiques et, beaucoup plus tard, à la grande bourgeoisie urbaine, d’affirmer leur pouvoir et leur rang social. L’usage qui consistait à commander des douceurs à des maisons spécialisées, en recherchant à travers cet usage, l’affirmation de son rang et de sa supériorité sociale, s’est progressivement institué. Dans la boutique de la maison Sohonke-Surugaya, installée depuis 1619 à Wakayama, alors que les origines de l’établissement remontent au siècle précédent, on peut découvrir une douceur sèche, confectionnée à l’aide d’un moule en bois, qui fait 30 cm de long sur 40 cm de large. Elle représente le paysage du rivage de Waka à proximité de la ville de Wakayama, célébré à de multiples reprises par la poésie japonaise [9]. Cette scène colorée en trois parties figurait parmi les moules favoris de Harutomi (1771-1852), le dixième seigneur des Kii Tokugawa, dont le fief Kish? était centré sur Wakayama. Elle atteste ainsi l’étroite relation entre le monde seigneurial et la pratique de la cérémonie de thé, qui a permis l’éclosion de cette créativité dans le domaine des douceurs.

18Ce positionnement social se traduit par le développement d’une esthétique étroitement reliée aux pratiques culturelles de l’élite. Elle s’est ensuite diffusée au sein des autres classes de la société et a fini par influencer l’ensemble des douceurs [10]. L’esthétique de ces douceurs a pris d’autant plus d’importance, que ce n’est pas le goût qui leur permet de se distinguer les unes des autres. Elle a épousé l’engouement de l’aristocratie pour l’école Rimpa et tous les ornements décoratifs qu’elle a suscités [11]. Cette école fondée par Hon’ami Ko?tsu (1558-1630) et Tawaraya S?tastu (décédé vers 1643) a été fortement marquée par la personnalité de Ogata K?rin (1658-1716) qui a développé une esthétique du décoratif, une stylisation d’éléments naturels comme les fleurs, les oiseaux, etc., dénuée de tout réalisme et qui continue toujours d’influencer une grande partie de la création artistique de nos jours. Les motifs créés par K?rin comme la fleur de prunier, la vague, etc., bénéficient d’une postérité tout à fait exceptionnelle puisque on les retrouve encore de nos jours, en usage sur les terres cuites, le kimono, et les douceurs …

19Le nom poétique de la douceur peut également éclairer la juxtaposition ou association de couleurs, qui, au premier coup d’œil, semble refléter une conception assez abstraite. La douceur de type kinton, évoquée précédemment avec « une fleur tombée », peut se décliner de manière presque infinie. Il suffit de changer les couleurs de la pâte et leur combinaison, pour évoquer les colorations de l’automne, les iris, etc. Les yokan, sortes de blocs de pâte de haricot gélifiée qui se consomment en tranche de façon à en présenter la coupe, constituent également une autre source infinie d’allusions à la littérature ou aux saisons. Il suffit tout simplement de varier les couleurs superposées, voire d’introduire un léger motif, pour évoquer soit le premier soleil de l’année, soit un chemin de montagne. La sensibilité littéraire fournit elle aussi de nombreux noms poétiques qui font allusion à des œuvres remontant à l’Antiquité.

20Ces références culturelles trouvent, de nos jours, de moins en moins d’écho au sein d’une population largement occidentalisée et friande de toutes les modes qui viennent de l’extérieur du Japon. En conséquence, les habitants de l’archipel semblent se détourner de plus en plus des pratiques culturelles transmises depuis des siècles, et qui leur deviennent chaque jour un peu plus étrangères, tant leurs codes leur sont de moins en moins familiers. Le plus grand problème réside dans la très rapide diminution de la consommation de thé dans la vie quotidienne, remplacé par le café ou toutes autres boissons plus rapides à préparer. Ainsi, les wagashi qui accompagnaient invariablement la consommation de thé, dont le service constituait une partie non négligeable de la notion de sociabilité et de l’art de recevoir, semblent avoir perdu leur allié traditionnel, et certaines maisons de douceurs réfléchissent déjà à la création de produits susceptibles d’accompagner le café. L’apparition de cannettes et de bouteilles de thé, au milieu des années 1980, a aussi porté un coup décisif à la préparation manuelle du thé à domicile, ce qui fait que nombre de foyers contemporains ne disposent plus de théière.

21Le fossé entre la société contemporaine et l’univers des wagashi semble se creuser toujours un peu plus, à tel point qu’un certain nombre de Japonais avoue ne jamais avoir l’occasion de consommer de douceurs japonaises. Cependant l’internationalisation des pratiques traditionnelles, depuis plus d’un demi-siècle, le début de curiosité manifesté en Europe vis-à-vis de ces produits jusque-là inconnus, et surtout la mise au point de nouvelles douceurs par de jeunes artisans qui incorporent des ingrédients venus d’Europe, semblent ouvrir de nouvelles perspectives. En d’autres termes, l’univers des douceurs japonaises, fortement inscrit dans une culture spécifique propre au Japon (à l’exception de l’archipel d’Okinawa dont les traditions culinaires diffèrent), est en train de franchir une nouvelle étape de son histoire en s’inscrivant dans la mondialisation. Cet univers s’est constitué au cours des siècles à partir d’apports extérieurs venus tout d’abord de Chine, puis d’Europe, et qui se sont vus absorbés par la culture japonaise (Nihon no bunka) qui les a fait siens. Or, depuis la fin du xxe siècle, il semblerait que cet univers aborde l’occidentalisation autrement, comme en témoigne l’apparition de douceurs fraîches associées à la fête de Noël, devenue désormais un thème récurrent des réunions de thé. À ce titre, de grandes maisons de douceurs de Kyoto réfléchissent à l’association des douceurs avec des thèmes plus en phase avec la vie contemporaine de l’archipel. Que de jeunes artisans ouvrent de nouvelles maisons en inventant des douceurs inédites est une autre preuve de la souplesse et de la capacité de résistance de cet univers. L’incorporation de fruits séchés, de pétales de fleurs, de parfums, jusque-là étrangers à ces douceurs, manifeste la puissance créative de cet univers et sa capacité à participer au phénomène de mondialisation. Bref, un nouveau chapitre de l’histoire des wagashi est en train de s’écrire sous nos yeux.


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Mise en ligne 04/02/2013

https://doi.org/10.3917/sr.034.0137

Notes

  • [1]
    Sylvie Guichard-Anguis, « Les douceurs. Expressions sucrées de la culture japonaise », dans Flora Blanchon (dir), Savourer et goûter, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, coll. « Asie », 1995, p. 259-268 ; Id., « “Rosée du matin” et “Matin d’hiver” : les douceurs (wagashi) dans le patrimoine culturel japonais », dans Julia Csergo, Jean-Pierre Lemasson (dir), Patrimoines alimentaires et destinations touristiques : passion ou raison ?, en cours d’édition.
  • [2]
    Gretchen Mittwer, « Tea sweets : A Historical Study », Chanoyu Quaterly, n° 57, 1989, p. 18-34.
  • [3]
    Hiroichi Tsutsui, Kaiseki no kenky? –Wabicha no shoku rei (Recherches sur la cuisine Kaiseki Courtoisie des repas associés au thé wabi), Kyoto, Tankosha, 2002, p. 130-132 ; Isao Kumakura, Nihon ryori no rekishi (Histoire de la cuisine japonaise), Tokyo, Yoshikawa-k, 2007, p. 167-168.
  • [4]
    Keiko Nakayama, Edo jidai no wagashi dezain (Le design des wagashi de l’époque d’Edo), Tokyo, Popura-sha, 2011, p. 161-162.
  • [5]
    Akira Tani, Chakaiki miru kashi (Les douceurs dans les recueils de réunions de thé), Wagashi, n° 6, 1999, p. 6-14.
  • [6]
    Toraya, Flowers and wagashi, Tokyo, Toraya, 1998, 47 p.
  • [7]
    Naomi Aoki, Wagashi no konjaku (Présent et passé des wagashi), Kyoto, Tankosha, 2000, 182 p.
  • [8]
    Sendo Tanaka, « Gendai chajin to wagashi » (Les personnes de thé contemporaines et les douceurs japonaises), Wagashi, n° 6, 1999, p. 15-22.
  • [9]
    Keiko Nakayama, Mayumi Abe, Wagashi yume no katachi (Douceurs japonaises formes des rêves), Tokyo, Shoseki, 1997, 167 p.
  • [10]
    Tomiz? Yamaguchi, « Wagashi no ish? arekore » (Dessins décoratifs des wagashi De choses et d’autres), Wagashi, n° 3, 1996, p. 11-14.
  • [11]
    Keiko Nakayama, « Genroku jidai to wagashi ish? » (Wagashi de l’époque Genroki et dessins décoratifs), Wagashi, n° 3, 1996, p. 22-34.
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