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Article de revue

Sherrie Levine et l'appropriation : imposture ou acte créateur ?

Pages 129 à 142

Notes

  • [1]
    Sherrie Levine est née en 1947 à Hazelton, Pennsylvanie, États-Unis.
  • [2]
    Douglas Crimp, « About Pictures », Flash Art, no 88-89, mars-avril 1979, p. 34.
  • [3]
    Ibid., p. 34. Les deux citations sont tirées de l’article de Carolyn Christov-Barkagiev, « Sherrie Levine : un cœur simple, ou de la critique d’art », dans L’œuvre re-produite. Aspects de l’art du xxe siècle, Meymac, abbaye Saint-André/Centre d’art contemporain, 1991.
  • [4]
    Vincent Descombes, Le Même et l’Autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978), Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1979, p. 170.
  • [5]
    Propos recueillis par Gerald Marzorati, « Art in the (Re)making », ArtNews, vol. 85, mai 1986, p. 90-99.
  • [6]
    Jean-Paul Blanchet, « L’œuvre re-produite », dans L’œuvre re-produite…, op. cit.
  • [7]
    Christophe Khim, « Art critique et art cynique », Art Press 2, no 3, « Cynisme et art contemporain », 2006-2007.

11981 : Sherrie Levine expose une photographie, qui n’est autre qu’une photographie prise cinquante ans plus tôt par un photographe renommé. Il s’avère que cette photographie est en fait une reproduction d’une reproduction de la photographie originale : l’artiste s’est approprié l’œuvre. Le principe de création qui guide l’œuvre de Sherrie Levine [1] depuis le début des années 1980 repose sur la répétition et la reproduction. Ce principe a pour fonction et conséquence de remettre en cause les notions d’auteur, d’originalité et d’unicité de l’œuvre d’art. Levine s’approprie des œuvres fondatrices de l’histoire de l’art moderne, en détournant les modes habituels mais intimes de création plastique que sont l’emprunt et la copie, pour les revendiquer comme des modes de création légitime. Pour cela, elle sera qualifiée d’« appropriationniste », au même titre que les artistes Philippe Taafe, Louise Lalwer, Richard Prince ou Mike Bidlo. L’idée directrice du travail de Sherrie Levine, est le constat d’arriver trop tard dans l’histoire de l’art, trop tard pour prendre part aux révolutions qui ont fait le modernisme. Elle introduit de manière subtilement provocatrice une déconstruction de ce qui semblait être les fondements de l’art moderne ou, du moins, ses présupposés théoriques – à savoir la nouveauté, l’originalité, les notions d’auteur, d’œuvre unique et d’authenticité. Sa logique à la fois mélancolique, désabusée et contestataire la pousse dans une forme particulière de féminisme quand elle choisit de ne reproduire et, finalement, de ne s’attaquer qu’à des œuvres produites par des artistes masculins. Sa réflexion s’avère très subversive quand elle frôle et dépasse les frontières de l’art qui déterminent l’original et la copie, le vrai et le faux, la propriété, la valeur. C’est sous le prisme du faux, de la fiction et de l’imposture, que ce texte aborde le procédé qui vise à faire sienne l’œuvre d’un autre, sous prétexte d’interroger la notion d’auteur et d’originalité.

2En 1977, Levine présente Shoe Sale à la 3 Mercer Street Gallery de New York, qui consiste en l’étalage sur une grande table et la vente de soixantequinze paires de chaussures pour enfant, toutes identiques (ou presque), chacune attachée par des lacets. Les chaussures sont mises en vente à deux dollars la paire. Les préoccupations qui guideront l’artiste par la suite sont déjà bien présentes : l’objet « chaussure d’enfant », émotionnellement très chargé, trahit son rapport affectif et quasi fétichiste aux œuvres d’art. Se dessine également son attrait pour la répétition et le duplicata. L’utilisation d’un objet qu’elle ne produit pas elle-même peut déjà être perçu comme de l’appropriation. Enfin, en créant Shoe Sale, qui n’est ni plus ni moins qu’une simple vente de chaussures, non seulement Levine ne produit rien, mais surtout elle s’approprie la fonction même du marchand : on assiste déjà à la remise en question d’un tabou qui veut que, selon les normes établies, l’artiste produit et le marchand vend.

3En 1979, elle produit une série d’œuvres à l’aide d’images récupérées dans des magazines, intitulée Untitled President Collage. À partir de photographies de femmes, elle découpe les silhouettes de trois présidents américains : Lincoln, Washington et Kennedy, de sorte que les deux images, la femme et le président, ne puissent être lues de façon indépendante et qu’elles se conditionnent ainsi l’une et l’autre. À cette époque, le critique et commissaire Douglas Crimp l’invite, avec Troy Brauntuch, Robert Longo, Jack Goldstein et Phillip Smith en 1977 pour sa première exposition collective, Pictures, à l’Artist Space de New York. Il retient chez ces artistes leur utilisation singulière de l’image, à contre-courant de l’art conceptuel (pratique encore dominante à la fin des années 1970) qui, dans la plus pure tradition moderniste, évacue tout rapport à la représentation. Mais cette attitude qui consiste à n’utiliser que des images existantes pour « fabriquer » des représentations de représentations n’est en aucun cas un retour au réalisme comme cela a été évoqué à l’époque. Puisque ces artistes ne pratiquent ni la peinture, ni la sculpture, ni aucun médium traditionnel, mais simplement la citation d’images, et « ne respectent pas l’intégrité des propriétés essentielles d’un médium donné et ne s’y réfèrent pas [2] », Crimp les qualifie de postmodernes. Il pose ainsi tout le rapport qu’entretient notamment Sherrie Levine entre l’objet et son image, et entre l’image et sa copie : « L’image implique bien sûr, chaque fois qu’elle est utilisée, la notion de représentation, de copie [ …]. Dans la mesure où on ne remet pas en question la relation entre une image produite mécaniquement et électroniquement et ce qu’elle représente [ …], elle est supplantée par une infinité de copies que l’on ne peut distinguer les unes des autres, et la notion d’original est perdue [3]. »

4Sherrie Levine crée ensuite l’événement, en 1981, à la galerie Metro Pictures de New York. Elle y présente sa désormais célèbre série de photographies After Walker Evans [ill. 1]. La série est composée de vingt-deux photographies en noir et blanc que Walker Evans, pionnier de la photographie documentaire, avait prises entre 1935 et 1938 pour la Farm Security Administration. Ces photographies sont considérées comme le principal témoignage sur les pauvres de l’Amérique rurale pendant la Grande Dépression qui suivit la crise de 1929.

Ill. 1

Sherrie Levine, After Walker Evans. Negative : 1-23, 1989, série de 22 photographies noir et blanc, 20,3 × 25,4 cm

Ill. 1

Sherrie Levine, After Walker Evans. Negative : 1-23, 1989, série de 22 photographies noir et blanc, 20,3 × 25,4 cm

[© Sherrie Levine, avec l’aimable autorisation de la galerie Paula Cooper, New York]

5Levine a simplement rephotographié des reproductions des clichés d’Evans à partir du livre de 1941, Let us Now Praise Famous Men (Louons maintenant les grands hommes). Elle choisit d’exposer les photographies devenues siennes au format 10 × 13 cm, qui correspond à l’échelle exacte du livre. Son acte fut alors contesté : travail original ou copie ? Le terme de copie ne peut être utilisé pour qualifier son travail, puisqu’elle ne recopie pas au sens strict – elle ne fait que photographier un original. C’est donc bien cette opération de « rephotographie » qui constitue l’œuvre et le geste créateur de Sherrie Levine. La question qui se pose à ce moment-là est de savoir si l’œuvre de Levine en est une ou pas. Et cette question, qui se fonde sur l’authenticité de l’acte et de l’objet, est d’ordre juridique. Avec cette œuvre, puisqu’il s’agit bien d’une œuvre, la norme qui fixe l’art est devenue, pendant un temps, le droit, tandis que jusqu’alors c’était l’art lui-même qui fixait ses limites (l’académisme ou la critique, par exemple).

6Le terme After, dont Levine use pour l’ensemble de ses titres d’œuvres, montre qu’elle travaille d’après l’artiste en question mais aussi d’après une reproduction de l’œuvre. Il signifie également qu’elle travaille tout simplement après lui, à une époque postérieure. Toute l’histoire de l’art est jalonnée d’œuvres qui ont été reprises par d’autres (Picasso et les Ménines de Velázquez, les copies de Bruegel par son fils, la Joconde reprise par tant d’artistes …). En musique, le principe du thème revient fréquemment (Haydn, Brahms …). Il serait alors tentant de démontrer que l’appropriation est récurrente dans toute l’histoire de l’art. Mais l’appropriation de Sherrie Levine n’est pas seulement un procédé ou une méthode pour faire œuvre ; elle en constitue la finalité. Comme les images qui constituent After Walker Evans sont des photographies de photographies, elles sont en tous points identiques à l’original : même médium, même matière, même format. Se substituant totalement aux clichés originaux, elles deviennent, de fait, de nouveaux originaux. D’« unique », elle fait passer la photographie d’Evans au rang de « première », celle de Levine étant la seconde : « Ainsi donc le premier ne parvient pas à être le premier par ses seules forces, par ses propres moyens : il faut que le second l’aide de toute la puissance de son retard. C’est par le second que le premier est le premier [4]. » Non seulement, passer du statut d’unique et d’original à celui de premier pourrait être considéré comme une dévalorisation, mais en plus, la seconde photographie acquiert (ou usurpe ?) une valeur, puisque c’est elle qui « fabrique » la première. Ce double rapport de valorisation/dévalorisation est une conséquence ou une lecture possible du jeu de Levine. En tous les cas, l’opération de Sherrie Levine change le statut de l’œuvre originale. En se soumettant totalement à un mode de représentation – à savoir, utiliser la photographie d’un autre –, elle le subvertit. Elle fait du « Même » un « Autre ». Un autre qui n’est qu’un supplément, détaché de son origine. Cet acte-là et les réflexions qui en découlent créent un doute et un malaise face aux images qui se trouvent devant les yeux du spectateur. Hommage, vol ou imposture ? Quel statut faut-il donner à ces œuvres ? Cette posture peut être considérée comme de la pure provocation, mais l’ambiguïté est également terriblement séductrice.

7Quelque temps auparavant, en 1979, Sherrie Levine produit une série similaire en reprenant six photographies de nus masculins d’Edward Weston. Ici encore, nous assistons à la destruction de la notion d’originalité et de l’autorité de l’auteur. Levine se situe dans la pensée de Roland Barthes qui démontre que les études de nus ou de paysages ne copient pas la nature, mais copient une copie de la nature, selon un modèle qui dépend d’une tradition remontant à l’Antiquité grecque. En effet, les poses du modèle de Weston font plus que suggérer les postures des statues antiques. Levine vient souligner que le travail « idéaliste » de Weston se situe dans la lignée de toutes les représentations et codifications du corps masculin dans la culture occidentale – il n’est que la simple reproduction d’un modèle.

8Quand elle reproduit, Levine assume l’héritage d’une histoire de l’art et se complaît dans cette récurrence infinie des formes. Cette attitude quasi mélodramatique pourrait être prise pour de la désillusion, mais il n’en est rien. Untitled (After de Kooning) (1981) est, en cela, révélateur. L’œuvre est une reproduction du dessin de Willem de Kooning de la série Woman, devenu célèbre par l’effacement pratiqué par Rauschenberg (Erased de Kooning, 1953). Levine, qui ne s’approprie que des œuvres d’artistes masculins, vient refaire le dessin effacé et redonner ainsi sa place à la femme [ill. 2]. Mais le geste souligne essentiellement que la place de la femme n’est pas celle de la créatrice ; seulement celle de l’inspiratrice. Levine a régulièrement expliqué que « le système de l’art est un dispositif de célébration du désir des hommes [5] ». Selon elle, se réapproprier l’œuvre des hommes, c’est faire acte de féminisme – une position ambiguë qui oscille entre valorisation et récupération. Techniquement, Levine fait le chemin exactement inverse de Rauschenberg en redessinant la Woman effacée. En ce sens, dans une posture humble, elle remet de Kooning à sa juste place, alors que Rauschenberg tuait l’un des pères de l’expressionnisme abstrait pour prendre sa place. Ainsi, selon Udo Kultermann, Sherrie Levine réévaluerait une tradition qu’une génération précédente avait écartée. Si le geste de Rauschenberg enlève le dessin, il souligne ce qui ne peut être effacé : l’aura de l’original disparu. L’œuvre, encore constituée de la feuille originale utilisée par de Kooning, est en fait une relique. Levine se situe au-delà de cette considération : un original est le fruit d’emprunts, d’influences, de ruptures et finalement il n’est peut-être pas si original que cela. Surtout, il est plus nécessaire à l’histoire qu’à l’art. C’est l’histoire qui a besoin d’originaux comme de faits. L’art, commentaire perpétuel des œuvres par les œuvres, n’en a pas un besoin si absolu.

Ill. 2

Sherrie Levine, After Willem de Kooning #5, 1981, fusain sur papier

Ill. 2

Sherrie Levine, After Willem de Kooning #5, 1981, fusain sur papier

[© Sherrie Levine, avec l’aimable autorisation de la galerie Paula Cooper, New York]

9Dans cette histoire de l’art, Levine choisit de reproduire un grand nombre d’œuvres de Mondrian, Malevitch, Kandinsky, Matisse, Morandi, Monet, Van Gogh, Léger … Ces artistes ne sont choisis ni au hasard, ni en raison de leur célébrité, mais bien parce qu’ils ont introduit de fortes ruptures dans le langage artistique. Là encore, elle ne prend pas pour modèle le tableau original, mais une reproduction dans un livre ou un catalogue d’exposition, jouant ainsi avec les différences liées à la reproduction (la couleur et surtout le format ; ce dont il est impossible de se rendre compte quand nous nous trouvons devant des reproductions de Levine). Elle constitue ainsi un corpus d’œuvres de petits formats, sortes de reflets appauvris et sans épaisseur, copies de copies, en utilisant la technique de l’aquarelle. L’aquarelle, médium mineur dans l’histoire de l’art, jugé comme typiquement féminin, lui sert à dénoncer un certain machisme dans l’art. Avec cette méthode quasi artisanale, elle transmet aussi un plaisir fétichiste à repeindre des œuvres existantes. Elle fait de ces originaux lourds, puisque chargés d’histoire, des objets légers de délectation et de plaisir. Cette application et cette patience sont proches du rituel. Si elle copie d’après des livres, c’est pour restaurer un peu de sensibilité du dessin original perdue dans le papier glacé. Avec ce geste de la main, elle fait perdre la notion d’original à l’œuvre reproduite sur le papier et donne de l’aura à une production (la sienne), qui ne devrait pas théoriquement en avoir, puisque n’étant qu’une simple copie … Elle ne se situe pas dans un rapport fasciné ou opportuniste à l’œuvre reproduite, mais elle joue du rapport de fascination que le chefd’œuvre exerce sur le public. En quelque sorte, en désacralisant par la copie, elle resacralise en créant un original avec sa main et son pouvoir d’artiste. L’art de Levine, en se saisissant de l’art comme objet, en se concentrant et en retournant le champ artistique sur lui-même, brouille les repères par un jeu de miroir qui tend à annuler toute échelle d’appréciation et la hiérarchie des valeurs. L’idée poursuivie par Jean-Paul Blanchet est que Levine chercherait à rendre à nouveau visibles les chefs-d’œuvre en les débarrassant de l’aura de leur auteur et que, nous, spectateurs, relancerions le processus de l’œuvre en la regardant à nouveau dans sa forme et pas dans sa signature : « La reproduction débouche ainsi sur une réactivation de l’œuvre copiée qui redevient, physiquement et culturellement, actuelle, mais différemment. Le processus est relancé [6]. »

10Si la critique a parfois estimé que l’art de Sherrie Levine était du faux, de la copie et du plagiat, ces condamnations ne sont guère honnêtes ni fondées. Son art ne relève pas du faux, puisqu’il ne procède d’aucune volonté de tromper le destinataire et qu’il n’imite pas non plus une signature. Ce n’est pas du plagiat, puisque ce délit réside dans l’intention de s’attribuer la paternité d’une œuvre qui serait faite à partir d’une autre. Levine ne cherche pas à s’approprier cette paternité ; au contraire, elle énonce l’artiste créateur de l’œuvre dans ses titres. C’est même l’essentiel de sa démarche. Enfin, ce n’est pas non plus de la simple copie. Le copiste est contraint à la fidélité au modèle – on parle de bonne ou de mauvaise copie –, ce qui n’est pas le cas chez Levine, qui ne se préoccupe pas de la fidélité au modèle dans ses aquarelles. Chaque fois, Levine échappe à toute tentative de jugement ou de classement – d’où un trouble certain.

11Vers 1986, Sherrie Levine interrompt ses reproductions d’œuvres pour l’imitation de genres. Ses Generic Paintings imitent la peinture abstraite géométrique ou les bandes de Daniel Buren. Apparaissent ainsi des damiers et des chevrons ; avec ces motifs qui ressemblent à des échiquiers ou des plateaux de backgammon, Levine introduit la dimension du jeu. Jeu avec les œuvres, jeu avec les critiques. Les Knot Paintings font allusion au trompe-l’œil surréaliste [ill. 3]. Mais de peinture, il n’y a finalement que le vernis métallisé recouvrant les chevilles ovoïdales ; des chevilles qui se substituent aux nœuds (knot) du bois. Ces peintures n’en sont finalement (presque) pas. Il y a là plusieurs tromperies : le support et les chevilles sont réellement en bois. Ce sont donc des trompe-l’œil inversés : quand les surréalistes imitaient le bois avec de la peinture, Levine imite la peinture avec du bois. Enfin, leur titre, Knot Paintings, est explicite : knot et not ont pratiquement la même prononciation en langue anglaise. Ceci reviendrait à dire que ces peintures n’en sont pas (not paintings).

12Tout l’œuvre paraît ainsi extrêmement calculé et construit, mais ce jeu de l’art, qui comporte des règles internes, contient aussi une part de hasard et d’imprévisible. Levine souligne ce phénomène avec La Fortune (1990-1991) qui s’approprie le billard de Man Ray (La Fortune, 1938). Cette œuvre marque un tournant : Levine commence à quitter le domaine de l’image, pour celui de la sculpture.

Ill. 3

Sherrie Levine, Light Blue Knot, 2005, caséine sur contreplaqué, 80 × 63,8 cm

Ill. 3

Sherrie Levine, Light Blue Knot, 2005, caséine sur contreplaqué, 80 × 63,8 cm

[© Sherrie Levine, avec l’aimable autorisation de la galerie Paula Cooper, New York]

13The Bachelors After Marcel Duchamp (1989) est une refabrication en trois dimensions et en verre dépoli des six Moules mâliques de La Mariée mise à nue par ses célibataires, même (1923) de Marcel Duchamp, que Levine place dans des vitrines en bois et en verre. Vitrines et sculptures à la finition parfaite acquièrent une dimension particulièrement élégante et ornementale. Les moules deviennent ainsi des pièces de musée exposées hors de leur contexte.

14Alors qu’elle semble se situer à l’opposé de l’avant-garde quand elle ne fait que reprendre des formes avant-gardistes, Levine, en intègrant le spectateur, use d’un facteur primordial de la contemporanéité. En s’appropriant les formes de la muséographie, elle joue avec l’impression de déjà vu que le spectateur ressent, puisque son expérience du musée lui a fait connaître ces formes. C’est dans cette expérience du déjà vu que se situe l’œuvre de Levine, bien plus que dans ses matériaux et ses images. Elle pousse à l’extrême cette expérience, quand elle reprend Fountain (1917) du même Marcel Duchamp. Elle provoque l’idée du ready-made (déjà fait) en moulant l’urinoir dans du bronze ultra brillant, une première fois en 1991, puis de nouveau en 1996. Le ready-made consiste déjà en un geste d’appropriation qui fait d’un objet manufacturé un objet d’art. Le ready-made est, par essence, éphémère, puisqu’il est lié au geste qui l’accomplit dans un temps et un contexte donnés. Mais ce geste peut être répété à l’infini (et perdre l’effet de surprise né du décalage) : c’est ce que fait le musée, quand il conserve l’objet. C’est ce que fait également Levine en le refabriquant. Mais elle refabrique un objet qui n’a pratiquement pas existé. Proposée au Salon des artistes indépendants de 1917 à New York, Fountain est refusée puis égarée ou volée et, sans doute, détruite. L’œuvre n’aura jamais été exposée. Seule une photographie prouve à la fois son existence et l’intention de son auteur. L’objet n’a donc pas eu réellement d’existence « physique » ; c’est une sorte d’œuvre sans original, qui n’existe qu’à travers une reproduction photographique, aujourd’hui sacralisée en tant qu’objet. Le geste iconoclaste est à présent figé, fétichisé dans son support qui n’est pourtant qu’une copie. Immanquablement, Sherrie Levine devait se frotter au mythe. L’œuvre de Duchamp et, par contrecoup, celle de Levine montrent comment l’art récupère tout, y compris sa contestation la plus absolue.

15L’ensemble des œuvres de Levine, fondé sur la reproduction légèrement pervertie d’un original, fait lui-même l’objet d’un développement en série. Elle utilise la répétition comme une perte de sens : les New Born issus des Nouveaux Nés de Brancusi sont répétés à l’envi, en verre translucide, dépolis, en verre noir, exposés seuls, en série ou avec d’autres éléments. Pour Black New Borns (1995), Levine installe ses sculptures sur des pianos à queue. Le dispositif est tiré de la photographie d’un intérieur d’un collectionneur, où l’on peut voir une œuvre de Brancusi installée sur un piano. L’œuvre de Brancusi devient objet de décoration posé sur l’instrument, ou bien ce dernier devient un socle pour le New Born de Levine. L’opération se répète avec la reproduction de tables du designer Rietveld. Elles font office de socles pour un New Born (Large Krate Table and Crystal New Born, 1993-1994) ou deviennent des sculptures singeant le minimalisme quand elles sont multipliées par six ou vingt-quatre (Small Krate Tables, 1995 ; Small Krate Table 1-6 (After Rietveld), 1993). D avid Hume écrit que « la répétition ne change rien à l’objet qui se répète, mais elle change quelque chose dans l’esprit qui le contemple ». C’est bien ce phénomène qui est ici à l’œuvre. Levine a conçu l’appropriation comme un geste qui vient perturber la lecture d’un objet d’art, en cassant son approche fétichiste. Mais elle vient une fois de plus perturber ce geste en le retournant sur lui-même : elle fétichise les objets qu’elle s’approprie. Le Skull (2001), conçu à partir du crâne utilisé par Cézanne dans ses natures mortes, est tiré en bronze, mais aussi en verre [ill. 4 et 5]. Elle le multiplie et comme des sculptures précieuses et anciennes, elle l’expose dans des vitrines (Crystal Skull, 2011). Elle instille aussi de l’ironie, quand elle se pastiche elle-même en élevant des nains au rang d’objets précieux et en employant les termes généralement utilisés pour définir son travail pour intituler ses œuvres : Repetition and Difference (2002) et Avant-Garde and Kitsch (2002) [ill. 6].

Ill. 4

Sherrie Levine, Human Skull, 2001, bronze

Ill. 4

Sherrie Levine, Human Skull, 2001, bronze

[© Sherrie Levine, avec l’aimable autorisation de la galerie Paula Cooper, New York]
Ill. 5

Sherrie Levine, Crystal Skull, 2010, verre

Ill. 5

Sherrie Levine, Crystal Skull, 2010, verre

[© Sherrie Levine, avec l’aimable autorisation de la galerie Paula Cooper, New York]
Ill. 6

Sherrie Levine, Avant-Garde and Kitsch, 2002, cristal et bronze

Ill. 6

Sherrie Levine, Avant-Garde and Kitsch, 2002, cristal et bronze

[© Sherrie Levine, avec l’aimable autorisation de la galerie Paula Cooper, New York]

16Dans ces multiplications et retournements successifs, Sherrie Levine en arrive à s’approprier son propre travail. Pour Art Forum (2009), elle retourne à la source de son œuvre et de sa notoriété en créant des négatifs de sa série After Walker Evans [ill. 7]. En 1990, elle avait déjà produit des négatifs de ces images à partir d’un papier photo réversible. Elle réitère le geste, mais au lieu d’utiliser une technique photographique, elle crée ses négatifs de façon numérique, avec l’effet d’inversion du logiciel Photoshop : les images ainsi créées ne sont finalement plus du tout des négatifs. Enfin, au lieu d’en faire des œuvres qui pourraient être exposées au mur, elle imprime ses images sur un support magazine, à partir duquel elle avait tiré ses images trente ans auparavant. La boucle est ainsi bouclée. Avec ces gestes successifs autour de l’objet photographique (et de l’objet d’art en général), Levine retourne ce que l’art conceptuel d’une génération précédente avait réalisé, soit la transformation de l’objet matériel en idée. Elle recrée une photographie en tant qu’objet, comme elle recrée des objets à partir d’œuvres. Le processus est une mise en boucle qui vient complètement saturer le sens. À ce sujet, Christophe Khim écrit :

La mise en boucle produite par [ …] Levine ne provoque plus aucun retournement : elle dit la vérité absolue de la valeur dans la perte de toute évaluation critique. C’est dans la formulation de cet effet que s’accomplit un tour nouveau du cynisme. Sur notre axiologie, ce point marque l’anéantissement de « la critique comme valeur » par la critique même [ …]. La clôture opérée par [ …] Levine affirme ainsi, en la saturant, la forme dominante de l’économie de marché qui lui sert de contexte, et qui tend aujourd’hui un miroir à l’économie des signes de l’art [7].
Les gestes de Sherrie Levine sont-ils alors des constats ironiques ou désabusés d’une dégradation historique, culturelle et marchande du modernisme, un simple jeu, ou bien, au contraire, des actes cyniques contribuant à cette dévalorisation ? Ce cynisme le serait d’autant plus si cette dévalorisation artistique s’accompagnait, dans le même temps, d’une valorisation marchande. Ce qui, on s’en doute, est le cas.

Ill. 7

Sherrie Levine, After Walker Evans : 1-22, 1981, série de 22 photographies noir et blanc, 20,3 × 25,4 cm

Ill. 7

Sherrie Levine, After Walker Evans : 1-22, 1981, série de 22 photographies noir et blanc, 20,3 × 25,4 cm

[© Sherrie Levine, avec l’aimable autorisation de la galerie Paula Cooper, New York]

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Date de mise en ligne : 10/09/2012

https://doi.org/10.3917/sr.033.0129

Notes

  • [1]
    Sherrie Levine est née en 1947 à Hazelton, Pennsylvanie, États-Unis.
  • [2]
    Douglas Crimp, « About Pictures », Flash Art, no 88-89, mars-avril 1979, p. 34.
  • [3]
    Ibid., p. 34. Les deux citations sont tirées de l’article de Carolyn Christov-Barkagiev, « Sherrie Levine : un cœur simple, ou de la critique d’art », dans L’œuvre re-produite. Aspects de l’art du xxe siècle, Meymac, abbaye Saint-André/Centre d’art contemporain, 1991.
  • [4]
    Vincent Descombes, Le Même et l’Autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978), Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1979, p. 170.
  • [5]
    Propos recueillis par Gerald Marzorati, « Art in the (Re)making », ArtNews, vol. 85, mai 1986, p. 90-99.
  • [6]
    Jean-Paul Blanchet, « L’œuvre re-produite », dans L’œuvre re-produite…, op. cit.
  • [7]
    Christophe Khim, « Art critique et art cynique », Art Press 2, no 3, « Cynisme et art contemporain », 2006-2007.

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