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Article de revue

Les objets du poison de l'antiquité à nos jours

Pages 217 à 240

Notes

  • [1]
    Gazette des tribunaux, 5 mars 1844.
  • [2]
    André Bernand, Sorciers grecs, Paris, Fayard, 1991, 513 p. ; Fritz Graf, La Magie dans l’Antiquité gréco-romaine : idéologie et pratique, Paris, Les Belles Lettres, 1994, 322 p. ; Christopher A. Faraone, Philtres d’amour et sortilèges en Grèce ancienne, Paris, Payot, 2005 [1999], 284 p. ; Richard L. Gordon, « Imagining Greek and Roman magic », dans Bengt Ankarloo, Stuart Clark (ed.), Witchcraft and Magic in Europe, t. 2, Ancient Greece and Rome, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1999, p. 159-275, et, en particulier p. 266-269 ; Alain Moreau, Jean-Claude Turpin (dir.), La Magie, actes du colloque international de Montpellier, 25-27 mars 1999, Montpellier, Publications de la recherche, 2000, 4 tomes.
  • [3]
    Marcello Carastro, La Cité des mages. Penser la magie en Grèce ancienne, Grenoble, J. Million, coll. « Horos », 2006, p. 36 et 153-155.
  • [4]
    Mais la cité est aussi la somme des oikoi, Aristote, Politique, 1252a.
  • [5]
    Le recours à la ciguë « librement » ingurgitée fait partie de l’éventail des possibles pour ceux dont la condamnation à mort a été prononcée. Eva Cantarella, Les Peines de mort en Grèce et à Rome : origines et fonctions des supplices capitaux dans lAntiquité classique, Paris, Albin Michel, 2000, p. 95-111 ; Appien, Mithridatique, XVI, 111.
  • [6]
    André Bernand, « La voix des exclus », dans Alain Moreau, Jean-Claude Turpin (dir.), La Magie, op. cit., t. 2, p. 7-17.
  • [7]
    Athanassia Zografou, « Chemins d’Hécate. Portes, routes, carrefours et autres figures de l’entre-deux », Kernos, supplément 24, 2010, 369 p.
  • [8]
    Diodore de Sicile, IV, 45.
  • [9]
    Homère, L’Odyssée [trad. Philippe Jaccottet], Paris, La Découverte, 2000, X, 228.
  • [10]
    Ibid., X, 210-240.
  • [11]
    Sarah Iles Johnston, James J. Clauss, Medea : Essays on Medea in Myth, Literature, Philosophy and Art, Princeton, Princeton University Press, 1997, 374 p.
  • [12]
    Euripide, Médée, v. 970, dans Les Tragiques grecs. Théâtre complet avec un choix de fragments [trad. Victor-Henri Debidour], Paris, LGF, coll. « La pochothèque », 1999.
  • [13]
    Ibid., v. 1160-1166.
  • [14]
    Le développement présent doit beaucoup à Françoise Frontisi, « Les tissus maléfiques », dans Lydie Bodiou, Florence Gherchanoc et al. (dir.), Parures et Artifices. Le corps exposé dans l’Antiquité, Paris, L’Harmattan, 2011, 284 p.
  • [15]
    On rencontre plusieurs exemples de tissus imprégnés ou non de poison comme arme de vengeance féminine. Voir Sophocle, Trachiniennes et Eschyle, Agamemnon.
  • [16]
    Euripide, Médée, v. 1170-1200, dans Les Tragiques grecs, op. cit.
  • [17]
    Comme l’est la femme originelle, Pandora, dans la Théogonie d’Hésiode, v. 535-592.
  • [18]
    Pindare, Pythique, IV, 221.
  • [19]
    Vassiliki Gaggadis-Robin, « Médée dans l’art grec », dans Odile Cavalier (dir.), Silence et Fureur. La femme et le mariage en Grèce : les antiquités grecques du musée Calvet, Avignon, Fondation du musée Calvet, 1996, p. 323-337.
  • [20]
    François Lisarrague, « Women, boxes, containers : some signs and metaphors », dans Ellen D. Reeder (dir.), Pandora. Women in Classical Greece, Baltimore/Princeton, Trustees of the Walters Art Gallery/Princeton University Press, 1995, p. 91-101.
  • [21]
    Cratère lucanien en cloche à figures rouges, provenant de Métaponte et attribué au Peintre de Dolon, conservé au Louvre (inv. no CA2193) : Médée tient dans sa main gauche un coffre et tend de la main droite un tissu de taille modeste, qui pourrait être un voile, à une jeune femme parée de ses plus beaux atours.
  • [22]
    Tacite, Annales [trad. Henri Goelzer], Paris, Les Belles lettres, 1966, livre XIII.
  • [23]
    Suétone, « Néron », Vie des douze Césars [trad. Henri Ailloud], Paris, Les Belles lettres, 1932.
  • [24]
    Ibid., 33.
  • [25]
    L’un des articles de la loi Julia, promulguée par César, reconnaît les meurtres par empoisonnement.
  • [26]
    Suétone, Vie des douze Césars, op. cit., 33.
  • [27]
    Tacite, Annales, op. cit., livre XIV.
  • [28]
    Suétone, Vie des douze Césars, op. cit., 33.
  • [29]
    Franck Collard, Le Crime de poison au Moyen Âge, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Le nœud gordien », 2003, 303 p.
  • [30]
    Voir, par exemple, à ce sujet Josiah C. Russell, « Allegations of poisoning in the norman world », Twelfth Century Studies, New York, AMS Press, 1978, p. 83-93.
  • [31]
    Au sujet des empoisonnements d’évêques, voir Myriam Soria Audebert, La Crosse brisée. Des évêques agressés dans une Église en conflits (royaume de France, fin Xe-début xiiie siècle), Turnhout, Brepols, 2005, 322 p.
  • [32]
    L’exemple présenté plus loin met en scène un couple de paysans capable de préparer une poudre de crapaud séché, d’user de nerprun et de ragaz achetés chez l’apothicaire en vue de commettre deux empoisonnements – culture ordinaire des toxiques.
  • [33]
    C’est encore le cas dans l’exemple du couple d’empoisonneurs présenté ci-dessous : après usage, le papier est jeté au feu.
  • [34]
    Franck Collard, « Le banquet fatal : la table et le poison dans l’Occident médiéval », dans Martin Aurell, Olivier Dumoulin et Françoise Thélamon (éd.), La Sociabilité à table. Commensalité et convivialité à travers les âges, Mont-Saint-Aignan, Publications de l’université de Rouen, 1992, p. 335-342.
  • [35]
    Une « boisson de sorcier », un « breuvage d’herbes » et le fait de « boire du poison » en utilisant des formules du type « X avait bu du poison », « X vomit le poison qu’il avait bu », Adémar de Chabannes, Chronique [éd. Pascale Bourgain, Georges Pon, Richard Landes], Turnhout, Brepols, 2003 ; pour les exemples cités, voir respectivement, liv. III, chap. 30 et 66.
  • [36]
    W. J. Millor, Christopher N. L. Brooke (ed.), The Letters of John of Salisbury, t. 2, The Later Letters (1163-1180), Oxford, Clarendon Press, 1979, p. 90-93, no 166.
  • [37]
    Sur cette affaire, voir Myriam Soria Audebert, La Crosse brisée…, op. cit.
  • [38]
    Ibid. ; Histoire générale du Languedoc, t. 4, note 63, p. 316.
  • [39]
    Archives départementales du Maine-et-Loire, Saint-Denis d’Anjou, Chemiré-sur-Sarthe, G575, (1501-1512), f°1-109. Je remercie chaleureusement Isabelle Mathieu d’avoir porté cette source extraordinaire à ma connaissance.
  • [40]
    Adémar de Chabannes, Chronique, op. cit., liv. III, c. 66.
  • [41]
    Voir Alessandro Pastore, « I veleni nel Rinascimento : realtà e immaginazione », dans Alessandro Pastore, Veleno : credenze, crimini, saperi nell’Italia moderna, Bologne, Il Mulino, 2010, p. 17-36.
  • [42]
    Henry de Kock, La Grande Empoisonneuse, Paris, V. Benoist, 1872, p. 29.
  • [43]
    Voir Claude Quétel, Une ombre sur le Roi-Soleil : l’affaire des Poisons, Paris, Larousse, coll. « L’histoire comme un roman », 2007, 287 p. ; Jean-Christian Petitfils, L’Affaire des poisons. Crimes et sorcellerie au temps du Roi-Soleil, Paris, Perrin, 2009, 380 p.
  • [44]
    Clémence Robert, Exili l’empoisonneur, Paris, L. de Potter, 1863, 4 vol.
  • [45]
    Armand Praviel, Le Secret de la Brinvilliers, Paris, éd. de la Nouvelle revue critique, 1931, 270 p.
  • [46]
    Georges Claretie, Derues l’empoisonneur, une cause célèbre au xviiie siècle, Paris, Fasquelle, 1906, 426 p., et Annie Duprat, « L’affaire Desrues ou le premier tombeau de l’Ancien Régime », Sociétés & Représentations, n° 18, octobre 2004, p. 123-134.
  • [47]
    Pierre Bouchardon, L’Affaire Lafarge, Paris, Albin Michel, 1924, p. 138.
  • [48]
    Gustave Flaubert, Madame Bovary, Paris, LGF, 1972, p. 370.
  • [49]
    François Mauriac, Thérèse Desqueyroux, Paris, Calmann-Lévy, 1927, 231 p.
  • [50]
    Geo London, Les Grands Procès de l’année 1931, Paris, Éditions de France, 1932, p. 157-159.
  • [51]
    Roland Barthes, « Sémantique de l’objet » [1966], Œuvres complètes, II. 1962-1967, Paris, Seuil, 2002, p. 825.

1Dans une pièce austère et aseptisée, se trouve une cloche de verre, que la lumière du jour éclaire de manière inquiétante. Elle attire tous les regards. Comme un miroir, sa surface renvoie le reflet de ceux qui sont penchés vers elle. Certains observateurs semblent pétrifiés d’étonnement, d’autres la fixent longuement et ont l’impression de voir un halo teinté des « suaves clartés » que donne un « rayonnement singulier ». Plus loin, un troisième groupe l’examine et croit apercevoir la flamme d’un « soleil vainqueur [1] ». Une telle scène se rapporte à l’examen oculaire, selon les recommandations expertales du xixe siècle, de matières liquides et solides prélevées dans l’estomac d’un cadavre et placées dans un flacon, sorte de demi-sphère. À l’intérieur ont été installés deux tubes, l’un destiné à recevoir les matières organiques réduites à l’état de fluides, l’autre à l’échappement des gaz que la réaction attendue produira. La visée d’un tel appareil est de recueillir des taches ou bien des « anneaux » qui attesteront de la présence d’un poison. Celui-ci, comme ses semblables, est une adaptation de l’appareil de Marsh inventé en 1836 et capable de déceler avec certitude les traces d’arsenic. Ainsi, le véritable héros de la toxicologie, est-il, dans la première moitié du xixe siècle, un objet qui a donné lieu à des descriptions plus ou moins nombreuses et fantaisistes. À lui seul, il illustre le progrès scientifique triomphant.

2Pourtant, dans les représentations collectives, de l’Antiquité à nos jours, ce sont plutôt les mobiles et les gestes des empoisonneurs, les circonstances, la douleur et la stupeur des victimes qui ont retenu l’attention. Chacun imagine des personnages inquiétants, des intrigues funestes, des dépits amoureux, des jalousies politiques, de véritables guerres silencieuses. Mais le poison se rattache aussi à un ensemble d’objets sans lesquels ses usages ne peuvent se comprendre. Esquisser à grands traits une histoire de l’empoisonnement par les « pièces concrètes », c’est s’inscrire dans le sillage d’une histoire culturelle et matérielle de la violence, de la justice mais également de la connaissance et des techniques, ainsi que des peurs collectives. Certaines d’entre elles deviendront, plus particulièrement après la Révolution française, des « pièces à convictions », éléments d’une culture des indices et de la preuve expertale.

3Chaque période ou presque se caractérise par un ensemble d’objets, inscrits dans un faisceau de circonstances, de manipulations et de savoirs. Chaque objet entre en correspondance avec un moment historique, lui donnant une coloration unique et un sens particulier.

La coupe, le voile et la boîte dans l’Antiquité

4Si l’Antiquité grecque est souvent peinte comme une civilisation où raison et maîtrise de soi sont affichées et revendiquées, c’est aussi celle de l’hubris (la démesure), un monde aux pratiques obscures plus difficilement repérables dans les sources, où éclatent sentiments, haines, vengeances et autres bassesses. De prime abord, le poison, sa fabrique et ses intentions malfaisantes appartiennent au monde des magiciens, devins et autres sorcières depuis longtemps étudiés, et relèvent de pratiques communes [2], même si les travaux des historiens les ignorent encore grandement. Le recours au magicien ou à la vieille qui connaît les potions et les remèdes pour écarter un ennemi gênant, rendre malade un mari trop empressé, occire une belle-mère envahissante ou un rival, avorter, ou lier à une belle un amoureux récalcitrant, est ordinaire, qu’il s’agisse d’un service gratuit ou monnayé. L’usage des pharmaka est vaste, commun et commode, partagé et transmis de génération en génération. Le terme pharmakon désigne à la fois le remède et le poison ; le verbe pharmakeuein, attesté à partir du ve siècle, polysémique, peut signifier : donner un médicament, purger mais aussi empoisonner et tromper [3]. La confection des pharmaka relève à la fois de la ruse, de la tromperie, de la manipulation et du savoir médical reconnu et réservé de manière privilégiée à la gent féminine, et plus généralement aux exclus, esclaves et étrangers. Avec la période romaine, l’usage des poisons devient plus lisible dans les sources, parce qu’il s’affiche comme l’arme politique des puissants.

5Le poison, comme les objets qui le contiennent et servent à son élaboration ou à son mode d’action, se limite d’abord à la sphère privée de l’oikos avant de devenir, au fil des siècles, d’une utilisation publique plus politique dans le cadre de la cité [4] comme, par exemple, le procès de Socrate ou la mort de Mithridate [5], devenant une manière de gouverner et une arme du pouvoir des empereurs durant la période romaine. Certains objets à l’usage des sorciers et magiciens sont connus, tels les papyrus et tablettes magiques ou les amulettes. D’autres objets moins visibles et plus ordinaires, mais tout aussi performants et nuisibles, méritent attention : utilisés à la fois comme contenants et supports du poison, ils ajoutent à la peinture du forfait et définissent autant l’auteur que la procédure criminelle car le poison, dans l’Antiquité, est un savoir commun et ordinaire, un simple produit de la terre, pour paraphraser Pline dans son Histoire naturelle. En effet, la coupe de la magicienne Circé, le voile de Glaukê, la boîte à onguents de Médée ou encore les breuvages de Locuste en disent davantage sur leurs forfaits et leurs raisons que la composition même du poison. Ce n’est pas un hasard des sources : le poison est une affaire de femmes [6], une manière lâche et fourbe de donner la mort. Indices de la misogynie du temps ? Ce sont quelques objets appartenant à l’environnement féminin qui feront ici l’objet d’un éclairage.

6Sans doute, le détour par le mythe est-il nécessaire puisque rien n’échappe au monde des dieux. C’est la déesse Hécate qui incarne ces puissances occultes, à la fois magiciennes et malfaisantes, voire mortifères [7]. Si elle n’était de prime abord qu’une déesse mineure dans la Théogonie d’Hésiode, au viiie siècle av. J.-C., elle est devenue peu à peu un intermédiaire avec le monde des morts en développant des dons de magicienne. Selon Diodore de Sicile, « devenue habile dans la composition des poisons [pharmaka] mortels, elle découvrit ce qu’on appelle l’aconit. Elle expérimentait la puissance de chaque poison en le mélangeant aux aliments qu’elle donnait aux étrangers. Possédant ainsi une grande expérience dans ces choses, elle empoisonna d’abord son père, et s’empara du royaume [8]. » Si Hécate n’est assurément pas une figure majeure du panthéon grec, la popularité de ses deux filles, Circé et Médée, a traversé les siècles. Identifiées comme des empoisonneuses célèbres qui dominent autant l’imaginaire que les représentations de la civilisation grecque, ces deux figures féminines sont des personnages fictifs du mythe et du théâtre tragique. Les témoignages et les forfaits de personnes plus « communes » et plus « réelles » nous échappent comme, de manière générale, la culture matérielle de ces périodes reculées.

7Alors qu’Ulysse et ses compagnons remontent les côtes italiennes vers le pays d’Aiaié, ils rencontrent la terrible déesse (deinè theos). « Au fond d’un val, ils virent les demeures de Circé, faites de pierre lisse en un lieu découvert [ …] ils entendirent Circé chanter dedans à belle voix en tissant de la toile [9]. » Autant dire que tout est en place pour le guet-apens, si attirant que les compagnons d’Ulysse vont s’y laisser prendre, se questionnant néanmoins : « Est-ce une femme, une déesse ? » Bonne hôtesse, elle les accueille avec une boisson, le kukeon :

8

Elle mêla du miel, de la farine et du fromage dans du vin de Pramnos, ajoutant ensuite au mélange un philtre [pharmaka] malfaisant Qui devaient leur faire oublier la patrie. Elle avança la coupe qu’ils vidèrent : peu après, les ayant frappés d’un coup de baguette, ils étaient bouclés dans les tects. Des cochons, ils avaient les groins, les grognements, les soies, tout enfin, sauf l’esprit, qui resta esprit de mortel [10].

9L’essentiel est désormais fixé pour des siècles dans l’imaginaire pour définir la magie et ses maléfices : le lieu, un cadre naturel et sauvage, reculé et protégé ; une femme d’une beauté sans pareille et dotée d’une voix ensorcelante, occupée à une activité coutumière (le tissage) ; une attitude conforme (elle accueille ses hôtes avec un breuvage), mais – cela ne se voit pas et c’est là que réside toute la perfidie de la femme et de la magicienne – elle connaît les recettes, les secrets des plantes qui soignent et qui tuent ; une potion concoctée dans un réceptacle (ici une coupe) et, signe ultime qui parfait la scène, une baguette. Le sortilège est prêt. Ainsi est résumée sobrement la scène sur une œnochoé attique à figures rouges attribuée au Peintre des œnochoés de Bruxelles : sur une face, Ulysse, et sur l’autre, Circé qui tente de le charmer en lui tendant un skyphos contenant un breuvage malfaisant.

10La figure de Médée, étrangère, magicienne, femme bafouée et matricide, cristallise tous les poncifs et les excès du féminin grec [11]. Parmi ses multiples forfaits, seul le meurtre de Glaukê sera retenu. Euripide, dans la pièce Médée, raconte la mort de cette jeune femme, rivale et victime de Médée, désireuse de se venger de son époux, Jason, qui l’a abandonnée. Médée feint d’avoir accepté l’exil et, pour montrer sa bonne foi, offre un cadeau de noces à la jeune épousée choisie par Jason pour des raisons politiques. Le présent : une parure (kosmos), un voile et un bandeau d’or que ses enfants sont chargés de porter : « qu[e Glaukê] reçoive mon cadeau en main propre [12] ». Nul doute que l’éblouissement des présents doit charmer la jeune femme, constituant un piège qui se referme sur elle – avec son consentement, car c’est par coquetterie et goût du beau que Médée contraint Glaukê :

11

[Elle] prend, sans attendre, le voile chatoyant, elle s’en enveloppe et, posant sur ses boucles le diadème d’or, devant un miroir met de l’ordre à ses cheveux et salue en riant ce fantôme sans corps de sa forme vivante. Ensuite, se levant du trône, elle traverse tout son appartement : élégante démarche et pied blanc comme neige … Ces présents la ravissent [13].

12La duplicité de Médée est présentée sur la scène [14]. Usant du voile nuptial comme d’une arme, elle punit la jeune épousée à la veille de ses noces par ce qu’elle est : futile et innocente. Le piège est dans le textile, produit de fils patiemment entrecroisés par une main féminine experte [15]. La parure, ici le vêtement, agit d’abord par la vue puis sur le corps en le dévorant. La description de la mort de Glaukê par Euripide est effroyable :

13

Son teint se décompose, on la voit vaciller, revenir en arrière, les membres grelottant, trouver le temps à peine de tomber sur son siège pour ne point choir au sol [ …]. La servante a tôt fait de voir un flux d’écume blanche couler entre ses dents, les prunelles des yeux se révulser, le sang n’irriguer plus la peau. [ …] Elle était assaillie par un double supplice : de la couronne d’or qui enserrait sa tête déferlait ô prodige ! des flammes dévorantes ; et le voile léger offert par tes enfants rongeait la terre si blanche de cette infortunée … Bondissant de son siège, elle fuit, torche ardente, et secoue ses cheveux, sa tête, d’un côté, de l’autre : elle voulait arracher la couronne, mais l’or restait soudé, de griffes inflexibles : plus elle secouait ses cheveux, plus le feu redoublait. Elle s’écroule au sol, succombant au destin. Seul le regard d’un père eut su la reconnaître, car on ne pouvait plus retrouver ni les traits dont s’encadraient ses yeux, ni son charmant visage. De sa tête le sang dévalait goutte à goutte, grésillant dans la flamme ; se détachant des os ses chairs fondaient, coulaient sous les invisibles mâchoires du poison, comme larmes sur l’écorce d’un pin. Quel horrible spectacle [16] !

14Ici, l’objet du poison est un instrument de séduction, la parure du corps, qu’elle soit vêtement ou bijou. Le poison agit par capillarité, embrasant la chevelure, consumant les chairs et rongeant les traits. Le corps est désincarné par l’enveloppe qui le couvrait et le bandeau qui l’embellissait, faisant rayonner la charis. Le vêtement est utilisé par Médée pour son ambivalence, un double piège en somme, car il couvre le corps et le protège, l’embellit aussi, comme une seconde peau, qui attire irrésistiblement et condamne Glaukê, représentation de la gent féminine dans ses travers. Le vêtement est issu du seul savoir-faire reconnu aux femmes, produit du gynécée et du monde domestique. Mais il est aussi l’artifice [17] auquel la femme ne peut résister et qui la perdra. Fine connaisseuse de la nature féminine et de ses défauts, Médée la magicienne, usant de métis, utilisera cette enveloppe d’apparat pour instrument de sa vengeance. Elle va détruire par un « porte-poison » autant le corps que son image, autant Glaukê que ce qu’elle représente, la jeunesse, la futilité et la coquetterie qui l’ont privée de son amour.

15Médée n’est pas uniquement l’épouse vengeresse empoisonneuse de Glaukê et la mère meurtrière qui passe ses enfants par le glaive. Magicienne, elle détient une sophia, un savoir qui repose sur une intelligence rusée (métis) dont elle peut se servir indifféremment pour faire le bien et le mal. Ses armes, les pharmaka, ont des pouvoirs ambivalents, positifs ou négatifs selon l’usage. Médée est une xeina pampharmakos, une étrangère habile à tous les charmes. Pindare la décrit préparant une mixture magique : « Elle mêla avec de l’huile des herbes capables de le protéger contre les douleurs redoutables et lui donna cet onguent [18]. » Bénéfique donc, non pas par les effets, mais par l’intention et la justification. Aussi les pouvoirs de Médée sont-ils vantés quand ils sont mis au service du héros, masculin et grec, tel Jason, et qu’ils n’entraînent la mort d’aucun être vivant dans la première partie de la quête de la Toison d’or. Cette Médée « favorable », connaisseuse des drogues, pharmakeutria, est régulièrement représentée sur les vases de l’époque classique [19] (ve-ive siècle av. J.-C.). Identifiable par son costume d’étrangère, un bonnet phrygien et une tunique bariolée, ainsi que des gestes et des attitudes non conformes aux postures des femmes grecques ordinaires, habituellement tout en retenue et en réserve, elle tient souvent dans ses mains un coffret, une boîte plus ou moins ouvragée.

16Ces boîtes et autres coffrets sont souvent représentés sur les vases grecs. Ils appartiennent essentiellement au monde féminin, celui du gynécée, pensé comme clos et secret [20]. Le plus souvent, les boîtes sont offertes ou apportées comme présents à l’occasion de mariages, dans des scènes d’intérieur où les femmes vaquent à leurs occupations de tissage, de toilette ou de rangement. Que contiennent ces coffrets généralement fermés ? La féminité close et hermétique, sans doute des textiles, des étoffes, des bijoux ou des onguents. Sur un cratère lucanien, provenant de Métaponte et attribué au Peintre de Dolon [21], le coffre que porte Médée intervient comme un attribut, il l’identifie comme femme, tout comme le collier autour de son cou fait d’elle une épouse. La scène n’est pas moins improbable, accolant le monde privé de l’oikos, représenté par Médée et sa boîte, au monde extérieur où se déroule le combat de Jason avec le dragon. La boîte de Médée et l’épée de Jason sont peints l’un au-dessus de l’autre, affichant, formellement, leur verticalité et ainsi leur similarité d’usage : ce sont des armes. Médée cache, dans sa boîte, herbes et poisons, ses mystères et ses secrets de magicienne, utilisant un objet commode et ordinaire qui n’a pas lieu de choquer ni d’alerter aux mains d’une femme. Cet objet, issu du monde domestique, quasi invisible et insignifiant, ne mérite aucun commentaire.

17Avec la période romaine s’ouvre une ère nouvelle. Le poison devient une arme de pouvoir. Désormais, la mort n’est plus donnée en main propre, mais commanditée et déléguée. Cependant, le geste et la demande ont beau se spécialiser, les objets restent les mêmes : aliments et boissons demeurent les principaux outils de la man œuvre malfaisante. Le changement notable se situe plutôt dans la mise en scène de la mort empoisonnée qui, jusqu’alors secrète, devient publique. Le personnage de l’empoisonneuse professionnelle apparaît, la plus célèbre étant Locuste, « condamnée pour empoisonnement et fameuse par le nombre de ses crimes [22] » qui, sur demande de sa femme Agrippine la jeune, confectionne un plat de champignons pour tuer l’empereur Claude, en 54, comme le rapporte Suétone :

18

Ses parricides et ses meurtres [ceux de Néron] commencèrent par l’assassinat de Claude, car s’il ne fut pas l’auteur de ce crime, il en fut du moins le complice et, loin de s’en cacher, à partir de ce moment il prit l’habitude de citer un proverbe grec célébrant comme un mets divin les cèpes, dont il s’était servi pour empoisonner cet empereur [23].

19Quelque temps après, craignant que Britannicus ne le supplante un jour dans les faveurs du peuple, Néron décide de l’éliminer. Les savoirs de Locuste sont de nouveau requis car « elle avait découvert des poisons de toutes sortes [24] », mais Suétone se fait l’écho de plusieurs changements. D’abord, le crime de poison fait désormais l’objet d’une procédure juridique et Locuste, bien que professionnelle, entendait ne pas se faire prendre :

20

[ …] comme le poison agissait plus lentement que Néron ne l’entendait, provoquant chez Britannicus une simple diarrhée, il fit venir cette femme et la frappa de ses propres mains, en lui reprochant de lui avoir donné une médecine au lieu d’un poison ; comme Locuste alléguait qu’elle lui en avait mis une trop faible dose pour dissimuler un crime si odieux, il dit : « Bien sûr, j’ai peur de la loi Julia [25] ! » et il la contraignit à faire cuire sous ses yeux, dans sa chambre, un poison aussi prompt que possible et même foudroyant [26].

21La manière d’opérer change également : on assiste à une théâtralisation de l’acte devant une assistance, le rendant public et cautionné par tous, même si les pratiques et les manières d’administrer le poison restent les mêmes.

22

C’était l’usage que les fils des empereurs prissent leurs repas assis avec les autres nobles de leur âge, sous les yeux de leurs parents, à une table spéciale et plus frugale. Britannicus était à l’une de ces tables ; comme ses mets et sa boisson étaient goûtés d’abord par un serviteur de confiance, on ne voulait pas négliger cet usage ni rendre le crime patent par deux morts à la fois, et voici l’expédient auquel on eut recours. Un breuvage encore innocent, mais très chaud, est servi après essai à Britannicus ; puis comme il le repoussait à cause de son extrême chaleur, on y verse avec de l’eau fraîche le poison qui se répandit dans tous ses membres avec une rapidité telle que la parole et la vie lui furent ravies à la fois. Le trouble s’empare de ses voisins de table ; les moins prudents s’enfuirent ; mais ceux dont l’intelligence est plus profonde demeurent à leur place, immobiles et les yeux fixés sur Néron. Et lui, appuyé sur son lit et comme étranger à ce qui se passait, dit que le fait n’avait rien d’extraordinaire. [ …] Ainsi après quelques instants de silence, le festin reprit sa gaieté [27].

23Cet épisode résume à lui seul l’évolution de la pratique de l’empoisonnement : toujours lié à des gestes et des comportements coutumiers – manger ou boire –, le poison se dissimule dans des objets ou des mets familiers et communs, il appartient toujours à la sphère de l’ordinaire. Mais comme l’exercice du pouvoir est devenu, avec les empereurs romains, une affaire publique mise en scène, l’usage du poison devient une manière de gouverner, faisant fi de la loi : « Quant à Locuste, pour prix de ses services, Néron lui donna l’impunité, de vastes domaines et même des élèves [28]. »

Le corps objet du poison au Moyen Âge

24Pour dire l’empoisonnement médiéval en quelques objets, le moyen le plus efficace est, sans doute, de tenter de se glisser dans la peau de ceux qui usent des poisons, mais aussi de ceux qui les redoutent et qui les combattent.

25Le jeu est acrobatique, car les sources qui nous renseignent sur les empoisonnements perpétrés au Moyen Âge n’accordent que peu de places à l’environnement matériel de ces crimes – écartons d’emblée les empoisonnements accidentels et les éventuels suicides, comme l’usage thérapeutique de substances vénéneuses. L’essentiel des discours produits dans des récits de type historiographique (histoires et autres chroniques, mémoires ou journaux) au sujet des empoisonnements réels et supposés, fatals ou avortés au stade de la tentative, s’attachent davantage à recenser les circonstances de la mort des puissants, laïcs comme ecclésiastiques, et à leur donner un sens, à leur trouver – dans le meilleur des cas – une cause et, lorsque cela est possible, à identifier un ou des coupables. Les derniers siècles de la période, riches d’une meilleure connaissance médicale, connaissent des écrits parfois plus circonstanciés mais, même lorsque les auteurs ne reculent pas devant les récits d’empoisonnements, les objets qui gravitent autour du geste de l’empoisonneur ne sont pas toujours aisément identifiables, d’autant plus lorsque le flou règne sur la nature de l’empoisonnement. La belle étude de Franck Collard [29], à la fois novatrice et qui incite à l’exploration du genre, croise les sources narratives, histoires et récits de fiction littéraire, produites à l’échelle du millénaire, avec les écrits de la pratique judiciaire des trois derniers siècles médiévaux : il en retire un corpus de quatre-cent vingt cas d’empoisonnements criminels, avérés ou imaginés, ce qui confirme bien l’impression que le dépouillement d’autres sources suggère (récits hagiographiques, lettres, traités médicaux et toxicologiques).

26Le Moyen Âge est bien un autre temps du poison [30]. La documentation ne manque pas ; elle dévoile des crimes de poison mais aussi les craintes de son usage à des fins politiques et privées, elle lie poison et rumeurs diffamatoires à l’égard d’individus et de groupes, en particulier des « minorités » rejetées aux marges des sociétés occidentales selon les circonstances (lépreux, juifs), combattus systématiquement au nom de leur caractère monstrueux (magiciens et autres sorcières). Les sources témoignent encore de la protection dont peut se munir celui qui se dit menacé d’empoisonnement, tant les craintes qu’il formule sont crédibles pour ses contemporains et la connaissance des symptômes encore assez vague pour être manipulée par des non spécialistes. L’empoisonnement est bel et bien une réalité, sans doute assez courante au Moyen Âge ; il est suffisamment présent dans les esprits des grands comme des petits pour être envisagé régulièrement afin d’expliquer des disparitions inattendues, des mutations corporelles subites (gonflements, calvities et autres pelades, colorations de la peau), des troubles gastriques (douleur abdominale, vomissement) ou encore des états de grande fatigue dénoncés par ceux qui en souffrent et leur entourage, mais aussi des conduites insensées et autres crises de folies. La culture du poison est assez partagée par l’ensemble des médiévaux pour que son usage ne soit pas limité à quelques-uns : bien entendu, leurs contemporains ont jeté une plus grande lumière sur les empoisonnements réels et supposés des puissants (princes et autres évêques, par exemple [31]) perpétrés par leurs concurrents ou des membres de leur familia, mais les accusations calomnieuses n’épargnent pas les simples mortels – juifs et lépreux sont aussi des sphères les plus modestes, les sorcières de simples paysannes. Enfin, ceux que les justices (de l’échelon seigneurial à la justice du roi) font avouer avant de les punir sont aussi des modestes assez savants pour connaître les vertus mortifères, réelles ou supposées, de quelques herbes et autres préparations à leur portée [32]. La profusion de détails et d’exemples a néanmoins un revers : la discrétion des sources sur les objets du poison, au point que l’on pourrait même qualifier ses usages d’immatériels.

27Partons d’un postulat simple : l’objet du poison est d’abord le vecteur qui permet de l’insinuer dans le corps de la victime, sans être identifié ni soupçonné. L’empoisonneur fait sciemment le choix d’un crime discret, d’une arme qu’il ne tient pas en main et qui n’est pas aisément identifiable, lorsque l’on confond souvent les symptômes d’empoisonnement avec ceux de diverses pathologies. Parce qu’il doit absolument échapper à tout soupçon ou toute accusation, il ne doit pas laisser de trace, donc aucun objet qui pourrait permettre de l’identifier. En témoignent, par exemple, les moyens utilisés pour cacher les poisons et les transporter : le corps du coupable suffit parfois (poison caché sous les ongles), il est régulièrement question de cornets de papier ou de parchemin facilement destructibles une fois le forfait accompli [33]. La voie d’administration la plus souvent évoquée ou envisagée dans les sources reste l’ingestion du poison mêlé à des mets et des boissons.

28L’empoisonnement médiéval est, en effet, un art de la table [34] : pulvérisée dans le vin ou dans les plats lors de leur préparation, par un convive ou un serviteur, un parent ou un intrus à la solde de l’ennemi, la substance venimeuse (poudre, potion) peut aussi se confondre avec l’aliment même. C’est du moins ce que les auteurs qui rapportent ces affaires supposent le plus fréquemment : Adémar de Chabannes qui, dans sa Chronique, relate huit cas concernant principalement des aristocrates, qu’il connaît par ses propres lectures ou qui sont apparus dans son environnement proche, évoque pour la moitié d’entre eux des boissons [35]. Comme dans beaucoup de cas, nul objet n’est mentionné, mais pour boire on pense au pot, à la coupe, au vase, ce que confirment d’autres auteurs plus précis ou osant davantage d’hypothèses. En 1166, l’évêque de Poitiers, Jean dit « Bellesmains », se sentant menacé par des hommes de son entourage, se plaint à des amis d’avoir été empoisonné. L’un d’eux, Jean de Salisbury, écrit dans une de ses lettres au sujet cette affaire [36] que, d’après ce qu’on lui a rapporté, le poison a sûrement été ajouté à une boisson : l’évêque et un religieux, lui décédé du poison, auraient partagé le même « calice empoisonné » (calicis toxicati). Selon le sens que l’on accorde à calix (calice ou simple coupe sans connotation liturgique, l’ambiguïté reste entière), on peut déceler une interprétation symbolique de l’empoisonnement tendant à aggraver le geste, puisque ce détail laisse penser que l’attentat coïncide avec la célébration d’un office dans le but de déjouer la vigilance et la prudence du prélat [37]. L’allusion au calice contenant peut-être du vin empoisonné rappelle d’autres exemples. Vers 1150, un empoisonnement similaire aurait eu lieu pendant une messe célébrée à York. Et plus tard, en 1247, à la mort de Raynier, l’évêque de Maguelonne, se développe la légende de son empoisonnement avec une hostie consacrée [38] ! La coupe à boire est donc bien un objet du poison, mais sa nature pourrait varier selon l’identité de la victime. Ces aspects nous ramènent aussi du côté des textes hagiographiques : plusieurs saints sont en effet réputés avoir survécu au poison qu’on voulait leur faire ingérer, dans une forme d’épreuve – pour exemple, saint Benoît dont le signe de croix brise la coupe empoisonnée qu’on lui tend.

29Le poison passe donc aisément de la table des princes à la table liturgique et s’invite encore, servi par les mêmes ustensiles, à la table familiale comme en témoigne une affaire jugée par les représentants du seigneur de Saint-Denis d’Anjou en août 1501 [39]. Deux paysans veufs et fraîchement remariés, Guillemine Robelotte et Grégoire le Taillandier, sont accusés d’avoir empoisonné avec préméditation leurs précédents conjoints respectifs en versant dans la « souppe en son escuelle » de l’un (F°9v°), dans l’« escuelle de [ …] potaige de choux » (F°38) et « au dedens d’ung verre [ …] auquel y avoit de vin vermeil » (F°99v°) de l’autre, une poudre mêlant crapaud séché et nerprun (une herbe dépurative) composée par Grégoire et contenant peut-être aussi du ragaz, utile pour tuer les rats – et les gens – de l’aveu même de l’accusé. On rejoint avec ces poisons de table les analyses proposées à diverses occasions par Franck Collard, insistant sur la part importante de l’intimité, le rôle des familiers et l’exploitation de la « sociabilité alimentaire » dans l’utilisation du poison. Il est ainsi surprenant de trouver dans les représentations iconographiques, en particulier les enluminures, la coupe, du vase à boire au calice, comme principal objet associé aux empoisonnements.

30Le poison est avant tout associé à la vaisselle (plats, pots, vases, verres, calices) et aux mets (potages, pâtés, pain, vin, pomme). Si ces objets varient selon les qualités économique, fonctionnelle, politique des victimes, le poison qui s’invite à leurs tables les ramène tous à l’égale condition de mortel, que le crime rusé souligne puisque les hommes sacrés et puissants ne peuvent y échapper plus que les simples gens. Seuls les saints ont le pouvoir de s’y soustraire et d’en annuler les effets. Qui plus est, ceux que l’on n’invite à aucune table chrétienne, lépreux et juifs par exemple, ont à leur portée puits et fontaines dont l’eau rejoint encore les tables. Les grands, laïcs et ecclésiastiques, conscients et inquiets de la possibilité de mourir de poisons ingérés, peuplent donc leurs tables d’autres objets censés y révéler la présence des mets empoisonnés.

31Les individus ne sont cependant pas égaux devant la capacité à s’en prémunir : l’acquisition de détecteurs de poisons, rares et précieux, est réservée aux plus puissants. Dans les inventaires des trésors des princes et du Saint-Siège à la fin du Moyen Âge ont été repérés des objets capables de tels prodiges, pièces d’orfèvrerie et de vaisselle comportant des pierres précieuses et semi-précieuses, mais aussi des cornes d’animaux rares et/ou légendaires, réputées réagir en présence de poison. Pour se protéger, les grands utilisent des couteaux emmanchés de corne de serpent (du céraste) ; ils disposent sur leurs tables « d’arbres », des « languiers », c’est-à-dire des supports de métal massif auxquels sont accrochées des « langues de serpent », soit des dents de requin fossilisées ou des silex taillés, mais que l’on dit produites à partir de la tête de reptiles. Ces objets « suintent » en présence de poison : peut-être ont-ils été découverts par les aristocrates partis en croisade aux tables des Orientaux, mais quoi qu’il en soit, ils sont courants dans les inventaires des trésors royaux et pontificaux dressés à partir du xiiie siècle. Pour l’épreuve des mets, ils sont accompagnés de salières enchâssées de pierres précieuses comme la topaze, l’émeraude ou différentes sortes de quartz, qui changent de couleur au contact du poison, et d’autres encore dont on peut mêler des éclats aux mets. Enfin, les grands semblent aussi avoir foi dans l’épreuve de la corne de licorne, en réalité de l’ivoire de narval ou de rhinocéros, qui aurait la vertu de mettre le poison en effervescence ou de le faire fumer, selon sa nature. Les grands croient volontiers dans ces épreuves, fondées sur des mythes autant que sur des écrits de spécialistes. On pense en particulier au Tractatus de venenis de Pietro d’Abano, rédigé sans doute peu avant 1315, dont le but avoué est bien d’apprendre aux puissants (rois, seigneurs et prélats) à se protéger des empoisonnements volontaires, en mettant à leur portée et à celle de leurs proches la connaissance de détecteurs et d’antidotes, mais aussi d’attirer leur attention sur les poisons. Ces objets ne les dispensent pas toutefois d’adopter des attitudes réalistes et pratiques pour se protéger : goûteurs, humains ou animaux, précèdent à la dégustation les rois, les princes, les papes et même les officiants dans certaines circonstances. Les détecteurs de poison sont sans doute davantage des objets somptuaires et leur présence à table sert autant à rappeler la puissance de l’hôte, qui affiche ainsi qu’il est envié, que les moyens mis en œuvre pour protéger sa personne et sa puissance. Ces objets sont également des marqueurs identitaires et peuvent correspondre à un goût pour la connaissance et pour un certain exotisme, voire la capacité à se procurer des raretés. Il faut certainement leur donner une place dans l’évolution culturelle des cours de la fin du Moyen Âge.

32Ces quelques exemples n’ont bien entendu pas épuisé les objets du poison. Ils sont simplement parmi les plus représentatifs des peurs, à la fois justifiées et ressenties, du crime rusé qu’est l’empoisonnement, et témoignent de la perplexité que cette pratique suscite dans l’ensemble de la population de l’Occident médiéval. Pour faire le tour de la question, il faudrait aussi prendre en compte les objets qui empoisonnent par contact, du vêtement au mobilier en passant par l’outillage et les armes, ou encore les instruments intrusifs du médecin comme la lancette à saignée. Mais aussi, et sans doute plus encore, les objets associés à la sorcellerie : Adémar de Chabannes évoque, par exemple, des empoisonnements provoqués à distance grâce à des statuettes de terre (des voultes) représentant la victime visée et enfoncées dans les gorges de cadavres – réputés être eux-mêmes venimeux [40]. Est-on dans la sphère du maléfice ou de l’empoisonnement ? La barrière est ténue. Enfin, et surtout, le corps humain est aussi utilisé comme objet du poison. Il en est le siège « naturellement » : pensons aux croyances transmises depuis l’Antiquité et réactivées au Moyen Âge sur le caractère venimeux du corps des femmes menstruées. Il peut le devenir artificiellement et se muer en arme, rappelant le thème de la pucelle venimeuse, dont les baisers diffusent le poison dont elle a été nourrie depuis son plus jeune âge, ou du corps séparé de l’âme en état de décomposition. Le corps est le meilleur détecteur par les états qu’il manifeste au contact de poisons « physiques » ; il dévoile par ses déformations, son allure et certaines maladies les âmes empoisonnées. Le corps empoisonné est également un corps objet au Moyen Âge. Il faut attendre les siècles postérieurs pour voir dans les sources les objets du poison se multiplier et se diversifier.

Objets du quotidien et appareils scientifiques à l’époque moderne et contemporaine

33Le xvie siècle italien semble rempli de fioles contenant des liquides aux couleurs inquiétantes et de breuvages dissimulés dans toutes sortes de récipients. Les fantasmes l’emportent sur les pratiques réelles [41]. Toutefois, ce sont surtout les époques postérieures, par l’entremise des romans historique ou populaire, qui contribuent à construire une image particulièrement sombre de cette période, comme si chacun était préoccupé par une idée fixe, s’ingéniant à faire passer de vie à trépas non seulement ses ennemis mais aussi les membres de sa propre famille. Un roman d’Henry de Kock, le fils de Paul de Kock, entraîne d’abord en 1872 le lecteur dans la Venise du xvie siècle [42]. L’empoisonneuse attitrée est une Sicilienne. L’auteur donne, avec une certaine délectation, de longues descriptions des instruments de morts : ouvrage dont toutes les pages sont imprégnées d’un poison virulent, paire de gants parfumés par ses soins dont le contact suffit à provoquer une mort subite, bougie dont la mèche est imbibée d’un produit foudroyant. Le passage crucial réside dans la présentation d’un coffre mystérieux et inquiétant, comme habité par une force maléfique. Celui-ci renferme « une vingtaine de fioles en cristal de roche soigneusement rangées dans des casses garnies de laine, de façon à les garantir contre les cahots ; ces fioles, toutes hermétiquement bouchées, et remplies, les unes d’un liquide transparent, les autres d’une liqueur opaques ». Le raffinement de la précision a pour fonction d’inquiéter mais aussi de disqualifier une époque dont les mœurs criminelles s’illustrent dans des objets singuliers liés à la gloire, au pouvoir et au statut social. Ce sont dans les cercles les plus élevés qu’ils sont mis en circulation. Pour les contemporains, tout se passe comme si ces objets, parce qu’ils appartiennent à un univers étranger à l’immense majorité de la population, suscitent une sorte d’attirance irrépressible et, dans le même temps, un sentiment d’effroi.

34Après les bagues à chaton et les dagues empoisonnées, l’imaginaire de l’époque moderne semble se réduire. D’autres crimes de sang accaparent l’attention. L’affaire la plus célèbre du Grand Siècle est celle de « l’affaire des Poisons [43] », entre 1669 et 1682 : Marie-Madeleine d’Aubray, marquise de Brinvilliers, est condamnée pour avoir empoisonné son père, ses deux frères et tenté de supprimer sa propre sœur. Elle devient la figure dominante de l’empoisonneuse et traverse les siècles sans rencontrer de véritables concurrentes. La Brinvilliers, comme on l’appelle le plus souvent, tend à son père une assiette contenant du bouillon empoisonné, mais c’est l’échec. Ensuite, elle expérimente, avec son amant, les effets du poison sur des sujets vivants qui ne sont pas des animaux. Elle se rend au service des malades de l’Hôtel-Dieu et leur fait ingurgiter toutes sortes de poisons pour en suivre les conséquences. L’instrument du crime est un verre. Enrichie de ces expériences morbides, elle offre à son père un objet comestible et éphémère : une tourte de pigeonneaux contenant du poison. Cette fois, l’issue est radicale même si la mort n’est pas instantanée. L’objet le plus mystérieux est le masque de verre que Sainte-Croix, l’amant de la Brinvilliers, avait fixé sur son visage. Chez lui, il était à la recherche d’un poison subtil et violent dont l’émanation seule suffirait à occire autrui. Le masque se détacha et Sainte-Croix mourut subitement. Lorsque le commissaire diligenté sur place arriva afin de poser des scellés, le masque de verre avait disparu. Plus tard, perquisition est faite et le procès-verbal indique que l’on a trouvé, outre un testament daté de mai 1762, une cassette contenant « une grande fiole carrée, une chopine, pleine d’eau claire, [ …] une autre fiole, d’un demi-setier d’eau claire, au fond de laquelle il y a un sédiment blanchâtre ». Nul doute que le masque, la fiole, les étiquettes, les petites boîtes retrouvées forment un assemblage spécifique qui donne à l’empoisonnement un sens particulièrement fort. Car dans cette cause célèbre, outre le contexte et les personnalités, une juxtaposition d’objets contribue au caractère mystérieux du crime. Plus tard, en 1863, Clémence Robert consacre quatre volumes à Exili, celui qui avait initié Monsieur de Sainte-Croix à la science des poisons, et propose de longues descriptions des substances et des objets [44]. Un roman appartenant à la mouvance de la « littérature populaire » en donne également, dans les années 1930, une description suggestive [45].

35La deuxième grande affaire de l’époque moderne est incarnée par Desrues « l’empoisonneur ». Passablement embrouillée, cette histoire criminelle a pour personnage principal un jeune homme, devenu marchand-épicier droguiste à Paris, qui empoisonne une aristocrate pour s’emparer de son domaine, puis le fils de cette dernière qui agonise dans un fiacre avant d’atteindre Versailles. L’émoi suscité par l’enquête de police et le procès, puis le supplice en mai 1777 d’Antoine-François Derues, écartelé, roué et rompu, ont transformé cette affaire en « cause célèbre ». Si le crime a donné lieu a une profusion de gravures et de libelles, l’iconographie disponible ne fait aucune part à la tasse fatale de chocolat, bue par le fils adolescent, ni aux récipients portés à de nombreuses reprises à la bouche de la mère [46].

36Au xixe siècle, le quotidien retrouve en quelque sorte ses droits et projette une autre lumière, comme l’illustre le crime de madame Lafarge, dans lequel un biscuit est incriminé, ou plutôt un gâteau envoyé par Marie Capelle, épouse Lafarge, à son mari, alors en visite à Paris. Celui-ci est pris de vives douleurs après en avoir mangé un morceau. Il meurt dans sa maison, au Glandier, dans le Limousin. Une denrée périssable et agréable, ainsi que les bouillons donnés pour le soigner, auraient précipité sa perte, car ils auraient été mélangés à de l’arsenic. La mère du défunt avait conservé des potions suspectes et recueilli les « vomissements » de son fils. Ils servent de point de départ à l’enquête du magistrat instructeur. Ce dernier découvre une « mixturation de mort au rat » puis, lors de la levée des scellées, une « préparation intacte [47] », posée sur une feuille de gaze et constituée d’un mélange de farine de froment, d’eau, d’un peu de beurre et de sucre. Dès 1840, l’affaire devient l’une des plus célèbres de la période contemporaine, dont les échos ne cessent de se faire entendre. Pour un large public, l’arsenic est le poison par excellence ; on le trouve partout à disposition, notamment pour combattre les animaux nuisibles. Dissimulé dans des tisanes, des plats, des bonbons, l’arsenic donne au poison des allures inquiétantes. Des objets alimentaires familiers changent la perception des contemporains : dix ans plus tard éclate l’autre grande affaire d’empoisonnement. L’accusée, Hélène Jegado, condamnée à mort en 1851 et exécutée à Rennes, n’appartient pas au même univers social. Elle est domestique au service de familles respectables. Soupçonnée d’être l’auteur d’une trentaine de crimes, l’instruction en retient une quinzaine. Elle inquiète fortement : ne risque-t-elle pas d’être imitée et de provoquer une « épidémie d’empoisonnement » ? D’autant qu’elle n’a utilisé que des ustensiles domestiques : une tasse de thé, un verre d’eau, une casserole, une bassine. À la fin du xixe siècle, d’autres objets s’identifient aux poisons : la seringue du docteur Bougrat, les envois postaux « envenimés » provoquant une mort foudroyante. De la Première Guerre mondiale à nos jours, les procès placent sur le devant de la scène de nouveaux objets encore : rouges à lèvres mortels, parapluies redoutables, pots de yaourts empoisonnés, médicaments contaminés à dessein. La chronique judiciaire a popularisé auprès d’un vaste public toutes sortes d’objets, soulignant parfois l’embarras d’un criminel qui ne sait plus trop quel produit choisir, comme l’indique le dessin de presse ci-dessous [Ill. 1].

Ill. 1

« Les joies du poison », illustration de Favrot-Houllevigne, vers 1933 [coll. part.].

Ill. 1

« Les joies du poison », illustration de Favrot-Houllevigne, vers 1933 [coll. part.].

37La fiction romanesque a assuré la renommée de certains objets et substances. La mort de madame Bovary constitue un modèle du genre. Lorsqu’un huissier se présente chez Emma, avec deux témoins, pour faire le procès-verbal de saisie, il ne lui reste plus qu’à se donner la mort. Elle se rend dans la boutique du pharmacien, prétendant que des rats l’empêchent de dormir. Elle se fait accompagner à l’étage et là, elle « saisit le bocal bleu, en arracha le bouton, y fourra la main, et, la retirant pleine d’une poudre blanche, elle se mit à manger à même [48] ». La substance prend le pas sur l’objet. Le poison n’est plus invisible, glissé sournoisement. Mais c’est bien l’objet « fracturé » qui atteste de sa dangerosité. Dans un autre registre, Thérèse Desqueyroux est un grand roman de la haine provinciale [49] mais, plus que l’atmosphère, c’est la description des gestes et des objets qui importe ici. Le roman a pour point de départ un fait divers bordelais. En 1905, dans le quartier des Chartrons, un mari est atteint d’une étrange maladie de langueur. Il semble se consumer de l’intérieur et serait atteint d’une grippe infectieuse. Mais la rumeur colporte déjà que c’est sa femme qui l’aurait empoisonné : il se souvient d’avoir bu un bol de chocolat au goût détestable. La matérialité du crime est attestée par d’étranges ordonnances retrouvées : il n’y a pas un seul mais plusieurs poisons prescrits, notamment trois flacons de liqueur de Fowler qui occupent une place centrale lors de l’enquête et du procès. Substance toxique et volatile, la liqueur laisse la place au doute. Drame de famille, l’affaire attire un public mondain et cantonne les spécialistes des indices matériels au rôle de figurants, car ils ne parviennent pas apporter de certitude.

38Au-delà des causes célèbres, des poisons analysés ou exhibés, l’invention de la toxicologie par Mathieu Orfila au début du xixe siècle change les perceptions et les pratiques. Désormais, il faut rejeter « l’opinion du médecin » pour s’attacher à la seule « voie expérimentale » sans chercher à « torturer la science ». Devenu le maître de la médecine légale, il publie en 1813 la première version de son Traité de toxicologie générale. Le procès pénal et le système des preuves se trouvent ainsi métamorphosés. Les savoirs sur le crime d’empoisonnement s’approfondissent et se diversifient progressivement. Ils sont aussi à l’origine d’images inédites, constituées par toutes sortes d’appareils permettant de détecter et de retrouver la trace de poisons divers. Ces appareils donnent aux profanes l’impression que ce sont des inventions de savant fou, mêlant tubes, bonbonnes, tuyaux, tels qu’ils pourraient figurer dans des romans scientifiques ou d’anticipation. La plupart servent à découvrir des traces d’arsenic, considéré comme le poison le plus « populaire » bien qu’il soit facilement identifiable [Ill. 2].

Ill. 2

Armand Valeur, « Appareil Bertrand », Chimie et toxicologie de l’arsenic, Paris, 1904, p. 312

Ill. 2

Armand Valeur, « Appareil Bertrand », Chimie et toxicologie de l’arsenic, Paris, 1904, p. 312

[coll. part.]

39Toujours est-il que ces appareils sont présentés parfois avec une sorte de ravissement à peine dissimulé. Ainsi l’appareil de Gabriel Bertrand fait l’objet d’une longue description, en particulier du tube ordinaire et, surtout, du tube à analyse en « verre vert », peu fusible. À chaque élément correspond une notice explicative. De même, l’appareil de Thorpe donne lieu à une sorte de présentation admirative s’arrêtant aussi bien sur le cône de platine, percé de trous, que sur l’extrémité du tube desséchant. Pour les profanes, les détails donnés semblent incompréhensibles, mais pour l’auditeur d’un procès, nul doute que de telles explications attestent de la scientificité incontestable des procédés mis en œuvre [Ill. 3].

Ill. 3

Armand Valeur, « Appareil Thorpe », Chimie et toxicologie de l’arsenic, Paris, 1904, p. 277

Ill. 3

Armand Valeur, « Appareil Thorpe », Chimie et toxicologie de l’arsenic, Paris, 1904, p. 277

[coll. part.]

40Au début des années 1930, le procès du docteur Laget, médecin empoisonneur, est le plus connu de l’entre-deux-guerres et a donné lieu à une abondante production. Le docteur est accusé d’avoir empoisonné sa première femme, puis la seconde, et d’avoir tenté de faire subir le même sort à sa propre sœur. L’illustration ci-dessous est révélatrice de l’imaginaire du crime. La victime, le regard angoissé, sait qu’elle va ingurgiter un breuvage mortel. Si on avait brandi un revolver devant ses yeux, nul doute qu’elle aurait eu la même expression [Ill. 4].

Ill. 4

« Crimes et châtiments. Le docteur Laget », 1931

Ill. 4

« Crimes et châtiments. Le docteur Laget », 1931

[coll. part.]

41Une tasse, un gâteau, un verre de liqueur, les urines contenant de l’acide arsénieux, un flacon renfermant un « remède contre-indiqué », une cuillère servant à prélever après la mort des substances graisseuses, des dessins d’intestins et d’estomac sont présentés dans de nombreux procès aux jurés. L’arsenic, découvrent-ils, est le crime des illettrés, il n’en est pas de même du curare, désigné comme « le poison de Christophe Colomb [50] ». Pourtant, il s’avère parfois difficile de déceler des traces d’arsenic, comme l’illustre l’affaire de Marie Besnard, l’empoisonneuse de Loudun, dont le deuxième procès se clôt en 1961. À cette occasion, le directeur de toxicologie de la Préfecture de police avait envisagé d’utiliser une pile radioactive, mise au point en 1948, pour retrouver de l’arsenic dans les cheveux des cadavres.

42Les objets du poison continuent à inquiéter, qu’ils soient seringues pour injecter le poison dans un pot de yaourt, ou encore flacons de médicament pour nourrisson. Aussi, de l’époque moderne à nos jours, ces objets semblent se « démocratiser ». Destinés à une élite au début de l’époque moderne, ils deviennent « vulgaires » au xixe siècle, et se diffusent dans toutes les classes de la société. L’arsenic se trouve en libre circulation, parfois dans des boîtes en fer, ou dans des sachets en papier pour se débarrasser des animaux nuisibles. Mais, de nouveau, à partir de la fin du xixe siècle, des poisons invisibles ou indétectables suscitent auprès des rares spécialistes de nouvelles angoisses. Les « névrosthéniques » notamment, comme la strychnine ou les cantharides peuvent être aisément transportés, dissimulés dans de petits contenants et s’avèrent foudroyants [Ill. 5].

Ill. 5

« Le drame du poison », vers 1932

Ill. 5

« Le drame du poison », vers 1932

[coll. part.]

43De tous les objets utilisés, hier comme de nos jours, ce sont les plus quotidiens qui retiennent l’attention à l’instar de la vignette ci-dessus. Ils attestent, au-delà des discours psychologiques ou techniques, que l’empoisonnement reste un crime sournois. Dans l’imaginaire collectif, de l’Antiquité à nos jours, comme dans la pratique des tribunaux et des médecins légistes, il s’agit bien, sauf exception singulière, d’un crime de proximité. L’objet banal est manipulé par un proche, un mari, une épouse, une mère, un amant.

44L’objet le plus caractéristique est aussi le plus banal, telle la tasse de café ou de thé. Il suffit parfois, pour déjouer les intentions criminelles, d’en humer la surface pour sentir une odeur âcre, forte ou inhabituelle qui agit comme un signal d’alarme. Mais, le plus souvent, l’existence quotidienne et le cadre familier interdisent de s’inquiéter. La méfiance n’est pas de mise. Si « le sens traverse toujours de part en part l’homme et l’objet [51] » le crime d’empoisonnement constitue un indicateur des liens interpersonnels, des sentiments domestiques et de la culture des substances toxiques. Les choses empoisonnées ouvrent ainsi un territoire qui n’est pas celui de l’ingéniosité mais de la confrontation des objets à la matière humaine. Elles interrogent le passage à l’acte, qui nécessite une longue préparation et une préméditation certaine. L’empoisonnement est bien, par excellence, le crime sournois et calculé.


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Date de mise en ligne : 18/05/2012

https://doi.org/10.3917/sr.032.0217

Notes

  • [1]
    Gazette des tribunaux, 5 mars 1844.
  • [2]
    André Bernand, Sorciers grecs, Paris, Fayard, 1991, 513 p. ; Fritz Graf, La Magie dans l’Antiquité gréco-romaine : idéologie et pratique, Paris, Les Belles Lettres, 1994, 322 p. ; Christopher A. Faraone, Philtres d’amour et sortilèges en Grèce ancienne, Paris, Payot, 2005 [1999], 284 p. ; Richard L. Gordon, « Imagining Greek and Roman magic », dans Bengt Ankarloo, Stuart Clark (ed.), Witchcraft and Magic in Europe, t. 2, Ancient Greece and Rome, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1999, p. 159-275, et, en particulier p. 266-269 ; Alain Moreau, Jean-Claude Turpin (dir.), La Magie, actes du colloque international de Montpellier, 25-27 mars 1999, Montpellier, Publications de la recherche, 2000, 4 tomes.
  • [3]
    Marcello Carastro, La Cité des mages. Penser la magie en Grèce ancienne, Grenoble, J. Million, coll. « Horos », 2006, p. 36 et 153-155.
  • [4]
    Mais la cité est aussi la somme des oikoi, Aristote, Politique, 1252a.
  • [5]
    Le recours à la ciguë « librement » ingurgitée fait partie de l’éventail des possibles pour ceux dont la condamnation à mort a été prononcée. Eva Cantarella, Les Peines de mort en Grèce et à Rome : origines et fonctions des supplices capitaux dans lAntiquité classique, Paris, Albin Michel, 2000, p. 95-111 ; Appien, Mithridatique, XVI, 111.
  • [6]
    André Bernand, « La voix des exclus », dans Alain Moreau, Jean-Claude Turpin (dir.), La Magie, op. cit., t. 2, p. 7-17.
  • [7]
    Athanassia Zografou, « Chemins d’Hécate. Portes, routes, carrefours et autres figures de l’entre-deux », Kernos, supplément 24, 2010, 369 p.
  • [8]
    Diodore de Sicile, IV, 45.
  • [9]
    Homère, L’Odyssée [trad. Philippe Jaccottet], Paris, La Découverte, 2000, X, 228.
  • [10]
    Ibid., X, 210-240.
  • [11]
    Sarah Iles Johnston, James J. Clauss, Medea : Essays on Medea in Myth, Literature, Philosophy and Art, Princeton, Princeton University Press, 1997, 374 p.
  • [12]
    Euripide, Médée, v. 970, dans Les Tragiques grecs. Théâtre complet avec un choix de fragments [trad. Victor-Henri Debidour], Paris, LGF, coll. « La pochothèque », 1999.
  • [13]
    Ibid., v. 1160-1166.
  • [14]
    Le développement présent doit beaucoup à Françoise Frontisi, « Les tissus maléfiques », dans Lydie Bodiou, Florence Gherchanoc et al. (dir.), Parures et Artifices. Le corps exposé dans l’Antiquité, Paris, L’Harmattan, 2011, 284 p.
  • [15]
    On rencontre plusieurs exemples de tissus imprégnés ou non de poison comme arme de vengeance féminine. Voir Sophocle, Trachiniennes et Eschyle, Agamemnon.
  • [16]
    Euripide, Médée, v. 1170-1200, dans Les Tragiques grecs, op. cit.
  • [17]
    Comme l’est la femme originelle, Pandora, dans la Théogonie d’Hésiode, v. 535-592.
  • [18]
    Pindare, Pythique, IV, 221.
  • [19]
    Vassiliki Gaggadis-Robin, « Médée dans l’art grec », dans Odile Cavalier (dir.), Silence et Fureur. La femme et le mariage en Grèce : les antiquités grecques du musée Calvet, Avignon, Fondation du musée Calvet, 1996, p. 323-337.
  • [20]
    François Lisarrague, « Women, boxes, containers : some signs and metaphors », dans Ellen D. Reeder (dir.), Pandora. Women in Classical Greece, Baltimore/Princeton, Trustees of the Walters Art Gallery/Princeton University Press, 1995, p. 91-101.
  • [21]
    Cratère lucanien en cloche à figures rouges, provenant de Métaponte et attribué au Peintre de Dolon, conservé au Louvre (inv. no CA2193) : Médée tient dans sa main gauche un coffre et tend de la main droite un tissu de taille modeste, qui pourrait être un voile, à une jeune femme parée de ses plus beaux atours.
  • [22]
    Tacite, Annales [trad. Henri Goelzer], Paris, Les Belles lettres, 1966, livre XIII.
  • [23]
    Suétone, « Néron », Vie des douze Césars [trad. Henri Ailloud], Paris, Les Belles lettres, 1932.
  • [24]
    Ibid., 33.
  • [25]
    L’un des articles de la loi Julia, promulguée par César, reconnaît les meurtres par empoisonnement.
  • [26]
    Suétone, Vie des douze Césars, op. cit., 33.
  • [27]
    Tacite, Annales, op. cit., livre XIV.
  • [28]
    Suétone, Vie des douze Césars, op. cit., 33.
  • [29]
    Franck Collard, Le Crime de poison au Moyen Âge, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Le nœud gordien », 2003, 303 p.
  • [30]
    Voir, par exemple, à ce sujet Josiah C. Russell, « Allegations of poisoning in the norman world », Twelfth Century Studies, New York, AMS Press, 1978, p. 83-93.
  • [31]
    Au sujet des empoisonnements d’évêques, voir Myriam Soria Audebert, La Crosse brisée. Des évêques agressés dans une Église en conflits (royaume de France, fin Xe-début xiiie siècle), Turnhout, Brepols, 2005, 322 p.
  • [32]
    L’exemple présenté plus loin met en scène un couple de paysans capable de préparer une poudre de crapaud séché, d’user de nerprun et de ragaz achetés chez l’apothicaire en vue de commettre deux empoisonnements – culture ordinaire des toxiques.
  • [33]
    C’est encore le cas dans l’exemple du couple d’empoisonneurs présenté ci-dessous : après usage, le papier est jeté au feu.
  • [34]
    Franck Collard, « Le banquet fatal : la table et le poison dans l’Occident médiéval », dans Martin Aurell, Olivier Dumoulin et Françoise Thélamon (éd.), La Sociabilité à table. Commensalité et convivialité à travers les âges, Mont-Saint-Aignan, Publications de l’université de Rouen, 1992, p. 335-342.
  • [35]
    Une « boisson de sorcier », un « breuvage d’herbes » et le fait de « boire du poison » en utilisant des formules du type « X avait bu du poison », « X vomit le poison qu’il avait bu », Adémar de Chabannes, Chronique [éd. Pascale Bourgain, Georges Pon, Richard Landes], Turnhout, Brepols, 2003 ; pour les exemples cités, voir respectivement, liv. III, chap. 30 et 66.
  • [36]
    W. J. Millor, Christopher N. L. Brooke (ed.), The Letters of John of Salisbury, t. 2, The Later Letters (1163-1180), Oxford, Clarendon Press, 1979, p. 90-93, no 166.
  • [37]
    Sur cette affaire, voir Myriam Soria Audebert, La Crosse brisée…, op. cit.
  • [38]
    Ibid. ; Histoire générale du Languedoc, t. 4, note 63, p. 316.
  • [39]
    Archives départementales du Maine-et-Loire, Saint-Denis d’Anjou, Chemiré-sur-Sarthe, G575, (1501-1512), f°1-109. Je remercie chaleureusement Isabelle Mathieu d’avoir porté cette source extraordinaire à ma connaissance.
  • [40]
    Adémar de Chabannes, Chronique, op. cit., liv. III, c. 66.
  • [41]
    Voir Alessandro Pastore, « I veleni nel Rinascimento : realtà e immaginazione », dans Alessandro Pastore, Veleno : credenze, crimini, saperi nell’Italia moderna, Bologne, Il Mulino, 2010, p. 17-36.
  • [42]
    Henry de Kock, La Grande Empoisonneuse, Paris, V. Benoist, 1872, p. 29.
  • [43]
    Voir Claude Quétel, Une ombre sur le Roi-Soleil : l’affaire des Poisons, Paris, Larousse, coll. « L’histoire comme un roman », 2007, 287 p. ; Jean-Christian Petitfils, L’Affaire des poisons. Crimes et sorcellerie au temps du Roi-Soleil, Paris, Perrin, 2009, 380 p.
  • [44]
    Clémence Robert, Exili l’empoisonneur, Paris, L. de Potter, 1863, 4 vol.
  • [45]
    Armand Praviel, Le Secret de la Brinvilliers, Paris, éd. de la Nouvelle revue critique, 1931, 270 p.
  • [46]
    Georges Claretie, Derues l’empoisonneur, une cause célèbre au xviiie siècle, Paris, Fasquelle, 1906, 426 p., et Annie Duprat, « L’affaire Desrues ou le premier tombeau de l’Ancien Régime », Sociétés & Représentations, n° 18, octobre 2004, p. 123-134.
  • [47]
    Pierre Bouchardon, L’Affaire Lafarge, Paris, Albin Michel, 1924, p. 138.
  • [48]
    Gustave Flaubert, Madame Bovary, Paris, LGF, 1972, p. 370.
  • [49]
    François Mauriac, Thérèse Desqueyroux, Paris, Calmann-Lévy, 1927, 231 p.
  • [50]
    Geo London, Les Grands Procès de l’année 1931, Paris, Éditions de France, 1932, p. 157-159.
  • [51]
    Roland Barthes, « Sémantique de l’objet » [1966], Œuvres complètes, II. 1962-1967, Paris, Seuil, 2002, p. 825.

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