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Article de revue

La Cinémathèque de Toulouse

Questions à Christophe Gauthier et Natacha Laurent

Pages 183 à 192

Notes

English version

1Christophe Gauthier est conservateur de la Cinémathèque de Toulouse depuis 2006. Il co-anime par ailleurs le séminaire « Histoire culturelle du cinéma » de l’Institut d’histoire du temps présent (CNRS) et prépare actuellement l’édition de son doctorat intitulé Supplément au roman national, l’histoire du cinéma en France des origines à la Seconde Guerre mondiale.

2Natacha Laurent est déléguée générale de la Cinémathèque de Toulouse depuis 2005. Elle est également maître de conférences en histoire du cinéma à l’université de Toulouse-Le Mirail. Elle prépare actuellement, en collaboration avec Valérie Pozner, l’édition d’un livre sur Kinojudaica. Les représentations des Juifs dans le cinéma de Russie et d’Union soviétique (Nouveau Monde Éditions).

3S. & R. : Comment situez-vous la Cinémathèque de Toulouse dans le paysage national ?

4C. G & N. L. : La Cinémathèque de Toulouse [1] est une institution unique en France puisqu’elle est le seul lieu d’intérêt national, en dehors de la capitale, qui soit consacré à la conservation d’archives écrites et audiovisuelles de cinéma. C’est un lieu atypique pour notre pays, qui reste – à la différence de ce que l’on observe chez nos voisins européens – très centralisé. Elle est aujourd’hui considérée comme l’un des trois principaux lieux de conservation du patrimoine cinématographique dans l’hexagone avec les Archives françaises du film du CNC [2] (Bois d’Arcy) et la Cinémathèque française. Elle participe à ce titre, et aux côtés de ces deux établissements, à la commission du patrimoine du Centre national de la cinématographie et de l’image animée. Membre de la Fédération internationale des archives du film (FIAF) depuis 1965, elle travaille régulièrement avec les grands centres d’archives étrangers, et entretient en même temps une relation forte avec son territoire régional. Articuler trois niveaux de rayonnement et veiller toujours à leur équilibre – l’international, le national, le régional –, telle est sans doute la spécificité de la Cinémathèque de Toulouse.

5En matière de financement, notre institution est, en 2011, soutenue par quatre tutelles, et ce financement croisé est aussi l’illustration de notre identité : le ministère de la Culture (un tiers des subventions), la Ville de Toulouse (un tiers des subventions), le conseil général de la Haute-Garonne (un sixième), le conseil régional de Midi-Pyrénées (un sixième). Et, bien entendu, nous développons nos recettes propres (billetterie, ventes de services, mécénat-partenariat, etc.).

6S. & R. : Cinémathèque, archives, bibliothèque, ciné-club : comment définir exactement la Cinémathèque de Toulouse ? Où réside sa spécificité ?

7C. G. & N. L. : Cinémathèque, archives cinématographiques ou bibliothèque de cinéma participent d’un même domaine, le « patrimoine cinématographique », qui s’appuie sur un ensemble de collections. L’ensemble de ces missions consiste à la fois à conserver (archives et cinémathèques), documenter (archives, cinémathèques et bibliothèques), enfin valoriser (cinémathèques et ciné-clubs, ces derniers ne reposant pas sur des collections à proprement parler) le cinéma dans ses aspects les plus divers : film, documentation papier, iconographie, etc.

8L’expression « patrimoine cinématographique » date des années 1980, quand est mis en place, en France, le plan national de sauvegarde des films anciens (aussi appelé « plan nitrate »). Ce patrimoine cinématographique s’appuie sur un dispositif constitué de trois volets qui sont autant d’appréhensions complémentaires du cinéma, nées avec la cinéphilie des années 1920. Il s’agit en premier lieu de construire un discours historique sur le cinéma, qui s’appuie sur des textes critiques, voire des publications ; c’est le volet théorique du dispositif. La dimension spectaculaire en est le second aspect, avec l’organisation d’expositions ou de rétrospectives consacrées à des cinéastes, des genres ou des écoles nationales, à l’occasion de soirées de gala ou de programmations spécifiques. C’est là un mode d’écriture de l’histoire du cinéma, qui s’appuie sur l’identité de chaque institution (en France par exemple, la Cinémathèque française ne soutient pas le même type de programmation que celle de Toulouse et, par conséquent, n’écrit pas la même histoire du cinéma). Le volet archivistique de ce dispositif complète et parachève le processus de patrimonialisation du cinéma. Bien que plus tardif, il s’est constitué autour de catalogues et de collections cinématographiques concernant aussi bien le film que les archives papier (bibliothèques cinématographiques, collections de salles de cinéma, collections de cinémathèques). C’est en se situant à la confluence de ces trois dimensions que les archives cinématographiques et les cinémathèques sont à même de penser le cinéma et son histoire. Elles jouent également un rôle de formation du public (le cas de la Cinémathèque française dans les années 1950 est bien connu), dans la lignée des séances de répertoire que proposaient déjà les salles dans les années 1920.

9C’est donc sur ces trois piliers que les cinémathèques vont déployer leurs activités à partir des années 1930-1940, tout en privilégiant parfois, au gré des vicissitudes historiques, tel ou tel volet du dispositif patrimonial. La Fédération internationale des archives du film (FIAF), créée en 1938 à Paris, est jusqu’au début des années 1960 le champ clos de conflits qui opposent successivement Henri Langlois à Ernst Lindgren (British Film Institute), puis à Jacques Ledoux (Cinémathèque royale de Belgique) et qui finiront par conduire le secrétaire général de la Cinémathèque française à quitter l’organisation lors du congrès d’Amsterdam en 1960. Raymond Borde, fondateur de la Cinémathèque de Toulouse, a vu dans l’histoire des cinémathèques un conflit durable opposant les tenants de la conservation et du catalogage, d’une part, aux partisans de la programmation, de l’autre. Cet antagonisme historique n’est plus de mise : tous les responsables de lieux de conservation d’archives considèrent la programmation comme légitime, toutes les cinémathèques s’appuient sur une collection. Certes, se dessinent des lignes de fracture multiples, entre les cinémathèques dotées de moyens conséquents et les autres, entre les archives d’État et les associations privées (le cas français – celui d’une association loi 1901 qui, jusqu’en 1969, tient lieu d’institution nationale – étant exceptionnel), entre celles attributaires du dépôt légal (opératoire en France depuis 1977) et celles dont les enrichissements se fondent exclusivement sur les dépôts volontaires. Ce qui n’interdit pas, bien au contraire, la mise en commun des catalogues et des œuvres.

10S. & R. : Pouvez-vous retracer l’historique du lieu et la manière dont se sont dessinés ses choix d’orientation ?

11C. G. & N. L. : La Cinémathèque de Toulouse a été officiellement fondée comme association loi 1901 en 1964 par Raymond Borde et une équipe de cinéphiles bénévoles. En réalité, toute cette équipe était déjà très active dans les années 1950, sur le territoire régional, collectant des films et organisant des projections. La personnalité de Raymond Borde, sa volonté de constituer, très tôt, une véritable collection de cinéma et d’articuler celle-ci avec une réflexion scientifique et historique, son engagement à l’intérieur de la FIAF, ont bien entendu durablement marqué l’institution.

12C’est au début des années 1980 que l’association perçoit ses premières subventions, ce qui lui permet d’entamer une phase décisive de professionnalisation. Sous la direction de Jean-Paul Gorce, directeur de 1983 à 1997, la Cinémathèque continue d’enrichir ses collections grâce à des dépôts volontaires et nombreux, ainsi que grâce à un programme d’acquisition. Elle engage une politique de programmation ambitieuse, qui permet un rayonnement à la fois national et régional. C’est à la fin des années 1980 que se met en place, par exemple, une collaboration très féconde avec le festival d’Avignon qui ouvre la voie à une redécouverte du cinéma muet.

13En 1997, sous la présidence de Daniel Toscan du Plantier (1996-2003), la Cinémathèque s’installe au cœur de Toulouse, à deux pas de la place du Capitole et de la place Saint-Sernin : grâce à deux salles de projection, une bibliothèque, un hall d’exposition, le public est désormais accueilli quotidiennement dans un espace intégralement consacré au patrimoine cinématographique et largement ouvert sur la ville. Cette évolution se poursuit avec l’ouverture du centre de conservation et de recherche en 2004 : ce bâtiment, situé en proche périphérie de Toulouse, abrite toutes les collections de la Cinémathèque sur un même site et garantit des conditions optimales de conservation pour l’ensemble des films et des documents.

14Présidée aujourd’hui par Martine Offroy, la Cinémathèque de Toulouse poursuit à la fois un travail essentiel d’enrichissement et de conservation du patrimoine, et des actions de diffusion et de valorisation en direction d’un large public.

15S. & R. : Quel type de fonds et de collections peut-on y trouver ?

16C. G. & N. L. : La Cinémathèque de Toulouse conserve aujourd’hui des collections qui intéressent l’ensemble de l’histoire du cinéma, sur tous les supports. La collection, qui s’enrichit considérablement chaque année grâce à l’attractivité du centre de conservation et de recherche, rassemble, fin 2011, 40 000 films inventoriés, de courts et de longs métrages, des origines à nos jours. Les films sont catalogués dans une base de données commune à la Cinémathèque de Toulouse, aux Archives françaises du film du CNC et à la Cinémathèque française, qui sera bientôt accessible au public. Ce que, dans le jargon du patrimoine cinématographique, on appelle le « non-film » fédère plus de 500 000 photographies, 30 000 dossiers publicitaires, 70 000 affiches, 3 000 titres de périodiques, 13 000 monographies, 70 000 dossiers de presse, 250 appareils et une cinquantaine de fonds d’archives. La collection d’affiches, l’une des plus belles d’Europe, mérite d’être signalée, ainsi que le fonds de revues, bien plus conséquent que celui de la Cinémathèque française. Dans chacun des deux cas, les titres les plus populaires voisinent avec les plus ardus, sans hiérarchie préétablie, ce qui contribue à la richesse d’une collection qui a toujours embrassé le cinéma dans son ensemble. Le non-film est également catalogué dans une base de données commune à la Cinémathèque de Toulouse, à la Cinémathèque française et à l’institut Jean Vigo, accessible au public [3].

17L’ambition de la Cinémathèque de Toulouse est de couvrir l’ensemble de l’histoire du cinéma, en privilégiant toutefois certains pôles d’excellence, autant d’axes pour l’enrichissement des collections en cohérence avec l’identité de l’institution. Ces pôles, au nombre de huit, recouvrent des ensembles déjà fort développés. Mentionnons, entre autres, le cinéma français des années 1970 et 1980, les cinémas russe et soviétique, le cinéma américain classique, celui d’Amérique latine, la production régionale (dont les films amateurs), les films de genre (fantastique, érotique), les documentaires et, en particulier, les films sur l’art.

18S. & R. : Comment se fait la conservation des films ?

19C. G. & N. L. : Outre la conservation des films dans des magasins climatisés à température et à hygrométrie constantes (15 °C et 40 % d’hygrométrie), qui permettent de retarder la dégradation inexorable de certains supports, le centre de conservation est un grand atelier d’identification et de réparation de la pellicule. Dès l’arrivée des documents, on identifie le film, ce qui n’est pas toujours évident. On diagnostique les imperfections ou défauts de chaque copie : perforations abîmées, rayures sur le support ou l’émulsion, collures défectueuses, apparition de champignons, huilage abondant, virage des couleurs. Les scotchs sont remplacés par des collages neutres, les perforations restaurées et, si le besoin s’en fait sentir, les films, dûment numérotés et catalogués, sont essuyés et relavés avant d’être stockés dans des boîtes neutres. L’essuyage et le relavage parachèvent une chaîne de traitement du film que l’on peut assimiler à une politique de « préservation » des copies : à la différence de la restauration qui, en matière de cinéma, induit toujours le tirage d’une nouvelle copie, la préservation permet la remise en état et, par conséquent, la pérennisation de copies existantes sans recourir au retirage.

20S. & R. : Comment le lieu évolue-t-il avec l’évolution des supports ?

21C. G. & N. L. : L’apparition du marché de la vidéo dans les années 1980, plus récemment le développement des chaînes de télévision et des portails de téléchargement consacrés au patrimoine cinématographique, ont contribué à une dissémination des images animées. En d’autres termes, les cinémathèques ne sont plus les seuls lieux à être en mesure de proposer au public des films anciens. En outre, le passage en numérique de l’ensemble de la chaîne industrielle du film altère profondément les modalités de conservation, compte tenu de l’instabilité de ces nouveaux supports (on opposera une durée de conservation de quinze ans pour un Digital Cinema Package – DCP – à quatre cents ans pour une copie polyester stockée dans des conditions optimales). Si la diffusion des films est incontestablement facilitée par une offre numérique pléthorique, la forme et, par conséquent, les usages du patrimoine cinématographique s’en trouvent modifiés.

22Côté collections, l’apparition de supports numériques susceptibles d’obsolescence rapide ne doit pas occulter la gestion traditionnelle de stocks considérables en argentique, ce qui démultiplie les coûts de conservation. Il n’est en effet pas question de se séparer des éléments d’origine dont la relative pérennité est assurée seulement si l’on s’entoure des précautions d’usage (température et hygrométrie contrôlées, séparation des éléments de tirage et de copies, séparation des supports ayant des évolutions chimiques différenciées).

23Il convient cependant de s’adapter à cette dissémination des images, en la pratiquant soi-même, afin de rendre accessibles des documents jusqu’alors peu connus ou inexplorés (plaques de lanterne magique, programmes et affiches de la Cinémathèque depuis 1958, films produits et réalisés en région, disponibles sur le site Internet de la Cinémathèque [4]). En raison de la fragilité de ses collections, la Cinémathèque de Toulouse a, de plus, fait le choix d’une internalisation de la numérisation de ses films, grâce à l’acquisition de machines de transfert, permettant le report sur support numérique (vidéo ou fichier) de la plupart des formats qu’elle conserve (du 8 mm au 35 mm, en passant par le Super 8, le 9,5 mm et le 16 mm). Les éléments numérisés sont conservés sur un disque dur de grande capacité. La bibliothèque a, par ailleurs, été récemment équipée de postes de consultation de films, offrant un accès direct aux documents numérisés par la Cinémathèque comme à certains services de vidéo à la demande (VOD) accessibles aux collectivités.

24S. & R. : On le voit, les missions de la Cinémathèque de Toulouse sont multiples ; il semble cependant que vous n’ayez pas de mal à les articuler.

25C. G. & N. L. : En effet, les deux principales missions – conserver et valoriser – ont souvent été présentées comme antagonistes. Dans la réalité, elles ne sont pas simplement complémentaires. Elles définissent, précisément dans leur articulation, la notion même de cinémathèque. Et tout est affaire d’équilibre et de dialogue entre ces deux pôles ! Il n’est pas question d’abandonner l’une des deux missions au profit de l’autre. Il faut, au contraire, veiller à ce que les collections puissent nourrir la programmation, et inversement que les idées de valorisation puissent aussi faire avancer la conservation. D’une certaine façon, on retrouve le mouvement qui est au cœur du travail quotidien de l’historien : le dialogue entre questionnements et archives.

26S. & R. : Pour terminer, pouvez-vous nous donner quelques exemples de fonds intéressants à exploiter ?

27C. G. & N. L. : S’il est un continent trop méconnu de l’histoire du cinéma, c’est bien – au-delà du seul documentaire – celui de la non-fiction en général. À cet égard, la Cinémathèque conserve un fonds très complet d’actualités cinématographiques des années 1970, au crépuscule d’un genre condamné à disparaître face à la concurrence du journal télévisé. Un tel fonds mériterait d’être étudié au même titre qu’un organe de presse, avec son organisation rédactionnelle, ses rubriques, sa hiérarchie de l’information. Toujours dans le domaine de la non-fiction, la Cinémathèque a intégré dans son fonds les séries, presque complètes, des magazines culturels produits pour le compte du ministère des Affaires étrangères, Chroniques de France puis Aujourd’hui en France. Trente ans de vie culturelle de la Ve République, perçus sous un angle bien singulier, celui du rayonnement de la France à l’étranger …

28Enfin, la Cinémathèque de Toulouse a récemment accueilli plusieurs fonds d’archives de cinéastes (regroupant contrats, scénarios, photographies, etc.) en relation avec leur matériel de travail (copies zéro, copies de travail, essais de son, rushes). Ces fonds sont en cours d’inventaire et viennent enrichir l’un des pôles d’excellence de l’institution, le cinéma français des années 1970 et 1980. Mentionnons à cet égard – et dans des registres bien différents – les archives de Jean Rollin ou celles de Jean-Daniel Pollet, qui n’ont pas grand-chose en commun, sinon leur appartenance aux marges de l’histoire du cinéma. C’est bien à l’écriture d’une histoire différente du cinéma que ces archives nous invitent.


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Mise en ligne 18/05/2012

https://doi.org/10.3917/sr.032.0183

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