Notes
-
[1]
Joseph Ghosn, Romans graphiques : 101 propositions de lecture des années 1960 à 2000, Marseille, Le Mot et le reste, 2009, p. 191-192.
-
[2]
Jacques Revel, « Ressources narratives et connaissance historique », Enquête. Anthropologie, histoire, sociologie, no 1, 1995, p. 43-70.
-
[3]
On ne compte plus en effet les textes d’historiens qui s’en réclament : depuis l’optique de la « caméra subjective », revendiquée par Alain Corbin pour la conduite de son Monde retrouvé de Louis-François Pinagot, Paris, Flammarion, 1998, 336 p., jusqu’aux denses réflexions de Jacques Revel, reliant la technique cinématographique d’Antonioni à la démarche de la micro-histoire (« Un exercice de désorientation : Blow up », dans Antoine de Baecque, Christian Delage (dir.), De l’histoire au cinéma, Bruxelles, Complexe, 1998, p. 99-110), en passant par Antoine de Baecque (notamment : L’Histoire-caméra, Paris, Gallimard, 2008, 489 p.).
-
[4]
François Hartog, Évidence de l’histoire. Ce que voient les historiens, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2007 [2005], notamment p. 169-190.
-
[5]
Sur la généalogie du roman graphique, genre qui, d’un trait sinueux, relie La Ballade de la mer salée d’Hugo Pratt au Mauss d’Art Spiegelman, en passant par les compositions « architecturales » de Chris Ware, voir David A. Beröna, Peter Kuper, Le Roman graphique. Des origines aux années 1950, Paris, La Martinière, 2009, 255 p. ; Roger Sabin, Comics, Comix and Graphic Novels. A History of Comic Art, Londres, Phaidon, 1996, 237 p.
-
[6]
Christopher Hittinger, Jamestown. Un roman graphique d’après l’histoire de la première colonie anglaise en Amérique, Paris/Poitiers, The Hoochie Coochie, 2007, 232 p.
-
[7]
Jan Baetens, « Autobiographie et bandes dessinées », Belphégor, vol. 4, no 1, novembre 2004.
-
[8]
Au premier rang des récits d’historiens à ce sujet se trouve celui d’André Kaspi, Les Américains, 1, Naissance et essor des États-Unis, 1607-1945, Paris, Seuil, coll. « Points Histoire », 2002, 339 p. où, en guise de scène inaugurale, on retrouve, séquence par séquence, la trame de l’histoire articulée ici.
-
[9]
Sur les potentialités narratives de la narration graphique, voir le livre tout récent de Thierry Groensteen, Système de la bande dessinée, 2, Bande dessinée et narration, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Formes sémiotiques », 2011.
-
[10]
De Masereel, en particulier, et de sa pratique des bois gravés, inspirée de la xylographie du xve siècle, qui donne forme à de véritables « films en images fixes », voir notamment Debout les morts (1917), Mon livre d’Heures (1919), Histoire sans paroles (1920) et, récemment réédité, La Ville (1925).
-
[11]
Éclairants développements à ce sujet dans Gert Meesters, « Les significations du style graphique », Textyles, no 36-37, 2010, p. 215-233 ; voir aussi Yves Frémion, « Case, icône et vignette : la case n’existe pas », dans Odette Mitterrand, Gilles Ciment (dir.), L’Histoire… par la bande : bande dessinée, histoire et pédagogie, Paris, Syros, 1993, p. 35-40.
-
[12]
Sur cette interprétation, et plus largement pour ce qui suit, voir les pistes tracées par Douglas Wolk, Reading Comics. How Graphic Novels Work and What they Mean, Cambridge, Da Capo Press, 2007, 405 p. ; et aussi, Thierry Groensteen, « Tendances contemporaines de la mise en page », Neuvième Art, no 13, janvier 2007, p. 43-51.
-
[13]
Sur ces questions de « mise en visibilité », voir Derik Badman, « Talking, thinking and seeing in pictures : narration, focalization and ocularization in Comics narratives », International Journal of Comic Art, vol. 12, no 2, automne 2010, p. 91-111.
-
[14]
De ce parti pris, Christopher Hittinger retrace ainsi l’ambition : « À l’origine, pour Jamestown, je souhaitais utiliser des personnages réalistes, mais je n’arrivais pas à les dessiner de façon satisfaisante… En parallèle, j’ai toujours dessiné des personnages farfelus, minimalistes, alors j’ai tenté le coup, je les ai intégrés à mon récit. Ça se justifiait aisément : les colons britanniques ressemblent à des monstres, des virus, des extraterrestres, ils n’ont rien de naturel, jurent avec le décor : cela alimentait la métaphore de l’arrivée d’étrangers sur une nouvelle terre », dans « Cours d’histoire(s) », interview de Christopher Hittinger », Evene.fr, juin 2009.
-
[15]
Sur la défatalisation du monde qui opère avec l’événement, voir Alban Bensa, Éric Fassin, « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, n° 38, mars 2002, p. 5-20.
-
[16]
Mikaël Demets, « Cours d’histoire(s) », loc. cit. L’influence est plus nette encore dans le livre suivant de Christopher Hittinger, Les Déserteurs, Paris, The Hoochie Coochie, 2009, 74 p., qui prolonge cette même veine historique. En ce qui concerne Jacques Callot, voir notamment Daniel Ternois (dir.), Jacques Callot, 1592-1635, actes du colloque organisé à Paris et Nancy du 25 au 27 juin 1992, Paris, Klincksieck, 1993, 648 p.
-
[17]
Natalie Zemon Davis, Slaves on Screen. Film and Historical Vision, Cambridge, Harvard University Press, 2000, 164 p., notamment chap. 1, « Film as historical narrative » (ces questions rejoignent, par des voies différentes, celles formulées par Robert A. Rosenstone, Visions of the Past. The Challenge of Film to our Idea of History, Cambridge/Londres, Harvard University Press, 1995, 271 p.). La citation est tirée de Natalie Zemon Davis, « Un débat en coulisses. Trumbo, Kubrick et la dimension historique de Spartacus, 1960 », Actes de la recherche en sciences sociales, no 161-162, vol. 1-2, 2006, p. 85.
-
[18]
Krzysztof Pomian, « Histoire et fiction », Le Débat, n° 54, mars-avril 1989, p. 137.
-
[19]
On aura reconnu, détournée de sa cible originelle, la formule que Wittgenstein réservait jadis à la « langue du philosophe » : Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées [trad. G. Granel], Paris, Flammarion, 2002, p. 103.
Christopher Hittinger, Jamestown, Paris, The Hoochie Coochie, 2007, pl. 79
Christopher Hittinger, Jamestown, Paris, The Hoochie Coochie, 2007, pl. 79
1« Pour son premier livre, Christopher Hittinger a pris un pari ambitieux, et sans doute inconscient : réinventer la manière de faire de l’histoire, d’écrire des récits historiques en bande dessinée [1]. » Même bornée à l’univers des productions illustrées, l’appréciation a de quoi interpeller l’historien. Devant lui, en effet, elle ouvre un espace de questionnement, à partir duquel il devient possible de comparer, dans leur forme et dans leurs effets, différents régimes de narration historique et, avec eux, différentes formes de compréhension du passé. Appliqué, par métier, à faire parler les événements passés, l’historien, on le sait, a coutume de procéder avec du récit. Il découpe et met en mots des situations advenues, assure le comblement du vide qui les sépare, recourt au détail qui assure l’évidence de l’advenu, se dote aussi d’une intrigue, cadastre la scène des possibles où elle se joue et en règle le cheminement efficace. Bref, reliant inlassablement l’événement au récit de l’événement, il met en œuvre une véritable industrie métaphorique dont l’exercice, parce qu’il est manière d’échafauder des ponts entre le passé et le présent, se révèle inséparable de son travail d’interprétation. Toutes ces choses sont connues, bien sûr. Et de longue date. Pas question, qu’on se rassure, de réveiller ici l’ogre « narrativiste ». Seulement voilà : dès lors qu’elle demeure à distance raisonnable de la fiction (domaine dont l’histoire s’est détachée à la fin du xixe siècle pour se constituer en science), et qu’elle se conforme aux règles du marché linguistique sur lequel elle a cours, l’historien est relié à son activité narrative par un fil d’évidence dont, le plus souvent, il ne songe guère à questionner les attaches. Interroger cet impensé du récit, ainsi que le rappelle Jacques Revel, c’est pourtant pour l’historien se donner les moyens d’explorer d’autres « ressources narratives » et, par conséquent, de construire autrement les « objets » dont il se dote [2] [Ill. 1].
2Si la littérature, ou plus exactement la littérature réaliste, a longtemps constitué l’horizon privilégié de cette exploration, c’est du côté des arts visuels, et du récit cinématographique en particulier, que l’historien penché sur les formes possibles d’écriture de l’histoire lorgne depuis quelque temps [3]. Manière peut-être, pour ce compagnon obstiné des mots, de retrouver l’une des conditions, anciennes, de l’écriture présente des choses passées dont il fait profession. L’histoire, rappelle François Hartog, a partie liée avec la vision – celle du peintre, puis celle du voyageur, etc. De Thucydide à Michelet, et au-delà, elle est habitée par les évidences de l’ œil [4]. À ce titre, le roman graphique, rejeton plus tout jeune mais un peu oublié dans la famille des histoires visuelles, n’est pas infondé à venir s’asseoir à son tour à la table des négociations où s’éprouvent les façons d’articuler historiquement le passé. Dès lors qu’elles se piquent de faits historiques, en effet, quelle capacité ces bandes dessinées destinées d’abord aux lecteurs adultes, habitées par une importante recherche formelle et, à la manière du roman, structurées par une seule et même « histoire [5] », ont-elles de parler d’histoire ? Dans quelle mesure et suivant quels procédés parviennent-elles à mettre en ordre, ou mieux à articuler une compréhension du passé qui n’est pas celle de l’historien ? Et plus encore, quel genre d’intelligibilité des événements historiques produisent-elles [Ill. 2] ?
Christopher Hittinger, Jamestown, pl. 9
Christopher Hittinger, Jamestown, pl. 9
3Publié en 2007, soit quatre cents ans après les événements dont il fait sa substance, le Jamestown de Christopher Hittinger, flanqué d’un sous-titre explicite, « Un roman graphique d’après l’histoire de la première colonie anglaise en Amérique », autorise à prendre la mesure de ces pratiques narratives et des formes d’histoire qui s’y attachent [6]. À condition, toutefois, de saisir d’abord, à grands traits, la place qu’il prend dans la production dont il se détache. Résolument historique, il tranche avec la veine autobiographique qui forme, pour l’essentiel, le fonds de commerce du roman graphique [7]. Mais il se joue aussi des canons de la bande dessinée historique (renouvelée par Christophe Blain notamment au seuil du siècle) : le souci de la reconstitution, le soin apporté aux costumes et aux décors d’époque, la figuration minutieuse des scènes de combat, de violence ou de sexe, qui d’ordinaire enserrent le genre d’un imposant souci de réalisme, ont ostensiblement déserté ces pages. Les personnages sont rudimentaires, informes, parfois sans visage. Des caricatures, presque. Et si les paysages s’animent de détails qui font vrais (arbre, rivière, relief, pluie), c’est pour mieux hanter le récit de leur inquiétante hostilité. Du reste, débarrassé de l’habituel gaufrier de cases, et soumis tout entier à l’expérimentation graphique, Jamestown rompt avec les formes instituées de la bande dessinée tout court. C’est de l’incertitude des hommes, de la trouble trajectoire qu’ils se forgent, des luttes, des doutes et des croyances qui les animent à l’instant où ils sont sommés d’agir, que Hittinger fait ici son gibier de prédilection. D’eux, aussi, de cette indéchiffrable chaîne des faits humains, qu’il fait la substance de cet événement historique rebattu [Ill. 3 et 4].
Christopher Hittinger, Jamestown, pl. 59
Christopher Hittinger, Jamestown, pl. 59
Christopher Hittinger, Jamestown, pl. 62
Christopher Hittinger, Jamestown, pl. 62
4L’histoire en question est connue. C’est celle, mythique et sombre, de l’installation de la première colonie anglaise en Virginie (1607) et, à travers elle, saisie en son épisode initial, celle de la fondation, lointaine alors, des États-Unis. On y rencontre le capitaine John Smith, capturé par les Indiens Powhatan avant de prendre, un temps, la présidence de la colonie ; on y croise Pocahontas, toute jeune fille du roi, qui lui sauve la vie ; on y suit les soubresauts de la colonie, coincée entre les Indiens et les Espagnols, les luttes intestines dont elle est le siège, les mutineries, la maladie, la mort et le pouvoir. Le récit lui-même, Hittinger prend soin de l’arrimer à l’édifice cognitif échafaudé déjà par les historiens universitaires ; il s’adosse aux archives consultées et aux savoirs édifiés par d’autres [8]. Son propos, pourtant, n’est pas documentaire. L’important, ici, est bien dans le traitement narratif de l’événement et dans la façon dont, ordonnant à son sujet une lecture particulière, le récit explore l’intelligence possible de cette situation historique. L’« hérétisme » formelle de Jamestown y puise tout son sens : dans la récitation collective de cette fable nationale, dont les ressorts et les enchaînements sont désormais bien huilés (elle a son récit scolaire, son film hollywoodien, ses reconstitutions et ses commémorations en grande pompe), la narration graphique introduit du jeu. À partir du récit lui-même, elle démythifie l’événement ; elle en fait travailler les certitudes et desserre insidieusement le fil trop bien noué des causalités imposées. Elle n’est pas là pour informer, elle déforme [9]. Et là se tient la clé du travail de Hittinger.
5De grandes planches, noires et blanches, très denses, couvrant le plus souvent deux pages, et un texte, bref, précis, classique, qui situe l’intrigue et en ponctue les détours (« La vulnérabilité de la colonie ne renforçait pas la cohésion entre les colons », « Pratiquement toute la ville fut détruite », « Kendall fut démis de ses fonctions du conseil et jeté en prison ») : voilà les instruments de Hittinger. À leur manière, ils évoquent l’art du roman en images que, Gus Bofa et plus encore Frans Masereel ont jadis façonné dans le sillage de la Grande Guerre [10]. Aux cases, donc, Jamestown substitue de grands à-plats sombres qui, taillant large, se jouent de l’habituelle découpe des scènes destinée à orienter le regard ; ici, l’ œil vagabonde, il saisit, de l’extérieur, une infinité de détails simultanés et dispose d’un espace pour en négocier le sens [11]. L’enchevêtrement habituel des « voix », plus nettement encore, laisse place au silence ; privés de paroles, comme ils le sont dans l’histoire instituée depuis, les personnages se taisent ; instance muette, ils abandonnent à une voix « hors champ » l’énonciation du récit, soulignant du coup l’effacement de la voix plurielle et décousue des acteurs [12]. D’une façon plus générale enfin, le jeu des séquences qui, on le sait, fait tout l’art de la bande dessinée, se prête à merveille à l’exploration de l’événement. La technique évoque celle du cinéma. Les « plans larges », soignés et peuplés de détails, charpentent l’histoire ; ils impriment son rythme de croisière à la narration, et, mêlés de « plans serrés », autorisent à en accélérer et à en infléchir le cours. Ces derniers focalisent l’attention sur un personnage ou un épisode particulier ; renforçant l’intensité de ces séquences événementielles, ils ont pour effet, par ce resserrement de la scène visuelle, de réintroduire dans l’univers des possibles l’implacable présence des faits advenus [13]. Du point de vue de la composition, le schématisme des personnages, colons britanniques grimés en monstres, précise le parti pris du récit : il enveloppe l’événement d’une saisissante impression d’étrangeté. De celle, sans doute, qui s’attacha à ces existences soudainement confrontées à l’obscure logique des hommes, des lieux et des choses qui les précédaient sur cette nouvelle terre. De celle, surtout, que durent éprouver les Indiens face à l’arrivée de ces étrangers aux mœurs indéchiffrables. La figuration des Indiens, les seuls à arborer des silhouettes d’hommes et de femmes, est d’ailleurs là pour introduire, dans le cours de l’événement et dans le récit qui lui donne forme, le point de vue de l’absent [14].
6Car c’est bien d’un événement qu’il s’agit. D’un moment, ou plus exactement d’une succession de moments, soigneusement situés hors du temps, et d’où toute certitude paraît s’être absentée. Hittinger est habile à tisser un monde hors du monde, défatalisé, situé dans le repli de l’Angleterre lointaine et de ses rares directives, dans l’effacement aussi des marques de civilisation que les hommes, livrés à eux-mêmes, soumis à la privation de nourriture, à l’ambition de certains (« Il avait ordonné la construction d’un palais dans la forêt ») et aux velléités de révolte. À merveille, il met en scène le brouillage des repères, les hommes cernés par une nature dont ils peinent à se rendre maîtres, le suspens des conventions habituelles qui désarçonne le déchiffrement de ce qui advient, les ambivalences aussi qui, sans cesse, s’attachent à l’action des hommes [15]. Dans le temps en apparence unifié de l’événement en cours, il inscrit quelque chose de la complexité des trajectoires individuelles (celle de Smith, de Ratcliff, de Kendall, finalement emprisonné). Il fait une place au désarroi des hommes, aux résistances et au malentendu qui s’insinuent entre l’individu et l’intrigue collective que ce dernier contribue à faire exister. De l’événement, en somme, il échafaude un récit fait d’écarts minuscules et d’embranchements aperçus mais qui finalement ne furent pas. Déplaçant les régimes de causalité, il introduit de l’aléa dans la grande et belle récitation qui d’ordinaire s’attache à cet événement historique. Et tout est là : le Jamestown de Hittinger ne vise pas à mettre en doute la véracité des faits rapportés (comment le pourrait-il ?), ni même à arracher, du mythe, les faisceaux d’inexactitudes dont il est tissé (encore que l’évocation de Pocahontas, et de son amour pour John Smith, serve ici une démystification du folklore américain). En réalité, le roman fait bien davantage : en soulignant l’espace des possibles d’où se détache ce qui est advenu, et en l’explorant sur plusieurs scènes successives, en restituant aussi les hommes à l’irrésolution de leurs actes, il rend visible ce que la mise en récit de l’événement fait subir à l’événement dans le temps même où elle lui donne forme. Ou si l’on préfère : il met le lecteur/spectateur en position de s’interroger sur la représentation des événements passés [Ill. 5 et 6].
Christopher Hittinger, Jamestown, pl. 46
Christopher Hittinger, Jamestown, pl. 46
Christopher Hittinger, Jamestown, pl. 80
Christopher Hittinger, Jamestown, pl. 80
7Les influences que se donne Hittinger, mi-amusées mi-sérieuses, sont ici éclairantes. Au côté des illustrés pour enfants (« en fait, mon ambition était de faire des livres illustrés pour les grands »), il range aussi les gravures du xvie siècle. Celles de Jacques Callot en particulier, ces substantielles scènes de bataille fourmillant de détails historiés [16]. Il entre ainsi, dans ce Jamestown, une méditation sur la représentation de l’histoire : à travers l’exploration graphique, se dit aussi le souci de retrouver quelque chose des catégories visuelles à travers lesquelles les anciens ont pu chercher à se figurer cet événement lointain et à le lester de sens. Du coup, s’il se garde à coup sûr de dispenser quelque leçon que ce soit, ce récit graphique recèle bien une invitation pour l’historien. Dans un livre consacré au film d’histoire, Slaves on Screen, Natalie Zemon Davis, historienne spécialiste du xvie siècle européen, soulignait combien, si les films d’histoire représentent l’histoire autrement que ne le font les historiens, coincés que sont les réalisateurs entre le respect des faits et la recherche des effets dramatiques, entre l’exactitude historique des événements et la formulation d’intrigues propres à mettre le spectateur en position de s’identifier, ces films et la narration cinématographique du passé qu’ils portent sont l’occasion de féconder le travail de l’historien, hantés qu’ils sont, loin de l’éthique historienne la plus usuelle, par une tout autre prétention à la réalité historique. « Il n’est pas possible de cautionner chaque scène précisément par une source historique particulière. L’ambition du cinéma touche au domaine du possible : “c’est ainsi que les choses auraient pu se produire [17] ”. »
8Et tout compte fait, il n’en va pas différemment du roman graphique d’histoire. Il ne suffit pas, en effet, de rappeler, avec Krzysztof Pomian par exemple, que la « fiction » a sa place en « histoire » dès lors qu’elle permet de reconstituer, à destination d’un public « profane », la « dimension visible » d’un passé dont les traces sont à présent fragmentaires [18]. Il ne peut suffire non plus de recourir à la bande dessinée pour faire passer autrement les savoirs accumulés dans la maison Histoire. À l’historien, la narration graphique évoquée ici pose des problèmes plus grands. Soucieuse de mettre en œuvre une fiction vraie, pour faire exister un passé dans le présent, elle interroge, dans les formes concrètes qu’elle se choisit, les dispositifs de mise en récit du passé ; elle invite aussi, en les subvertissant, à explorer les manières de faire advenir, au sujet de l’événement, une intrigue où, en creux de l’histoire instituée, entrent à la fois le monde des possibilités englouties depuis et une réflexion, fût-ce par quelques indices, sur la façon dont les anciens l’ont « vu ». Enfin, et c’est bien moins négligeable qu’il n’y paraît, la narration graphique, en se jouant de l’éthique historienne du langage, vient dire à ce dernier combien sa langue, elle aussi, « est une langue déjà déformée, comme par des souliers trop petits [19] ».
Notes
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[1]
Joseph Ghosn, Romans graphiques : 101 propositions de lecture des années 1960 à 2000, Marseille, Le Mot et le reste, 2009, p. 191-192.
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[2]
Jacques Revel, « Ressources narratives et connaissance historique », Enquête. Anthropologie, histoire, sociologie, no 1, 1995, p. 43-70.
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[3]
On ne compte plus en effet les textes d’historiens qui s’en réclament : depuis l’optique de la « caméra subjective », revendiquée par Alain Corbin pour la conduite de son Monde retrouvé de Louis-François Pinagot, Paris, Flammarion, 1998, 336 p., jusqu’aux denses réflexions de Jacques Revel, reliant la technique cinématographique d’Antonioni à la démarche de la micro-histoire (« Un exercice de désorientation : Blow up », dans Antoine de Baecque, Christian Delage (dir.), De l’histoire au cinéma, Bruxelles, Complexe, 1998, p. 99-110), en passant par Antoine de Baecque (notamment : L’Histoire-caméra, Paris, Gallimard, 2008, 489 p.).
-
[4]
François Hartog, Évidence de l’histoire. Ce que voient les historiens, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2007 [2005], notamment p. 169-190.
-
[5]
Sur la généalogie du roman graphique, genre qui, d’un trait sinueux, relie La Ballade de la mer salée d’Hugo Pratt au Mauss d’Art Spiegelman, en passant par les compositions « architecturales » de Chris Ware, voir David A. Beröna, Peter Kuper, Le Roman graphique. Des origines aux années 1950, Paris, La Martinière, 2009, 255 p. ; Roger Sabin, Comics, Comix and Graphic Novels. A History of Comic Art, Londres, Phaidon, 1996, 237 p.
-
[6]
Christopher Hittinger, Jamestown. Un roman graphique d’après l’histoire de la première colonie anglaise en Amérique, Paris/Poitiers, The Hoochie Coochie, 2007, 232 p.
-
[7]
Jan Baetens, « Autobiographie et bandes dessinées », Belphégor, vol. 4, no 1, novembre 2004.
-
[8]
Au premier rang des récits d’historiens à ce sujet se trouve celui d’André Kaspi, Les Américains, 1, Naissance et essor des États-Unis, 1607-1945, Paris, Seuil, coll. « Points Histoire », 2002, 339 p. où, en guise de scène inaugurale, on retrouve, séquence par séquence, la trame de l’histoire articulée ici.
-
[9]
Sur les potentialités narratives de la narration graphique, voir le livre tout récent de Thierry Groensteen, Système de la bande dessinée, 2, Bande dessinée et narration, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Formes sémiotiques », 2011.
-
[10]
De Masereel, en particulier, et de sa pratique des bois gravés, inspirée de la xylographie du xve siècle, qui donne forme à de véritables « films en images fixes », voir notamment Debout les morts (1917), Mon livre d’Heures (1919), Histoire sans paroles (1920) et, récemment réédité, La Ville (1925).
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[11]
Éclairants développements à ce sujet dans Gert Meesters, « Les significations du style graphique », Textyles, no 36-37, 2010, p. 215-233 ; voir aussi Yves Frémion, « Case, icône et vignette : la case n’existe pas », dans Odette Mitterrand, Gilles Ciment (dir.), L’Histoire… par la bande : bande dessinée, histoire et pédagogie, Paris, Syros, 1993, p. 35-40.
-
[12]
Sur cette interprétation, et plus largement pour ce qui suit, voir les pistes tracées par Douglas Wolk, Reading Comics. How Graphic Novels Work and What they Mean, Cambridge, Da Capo Press, 2007, 405 p. ; et aussi, Thierry Groensteen, « Tendances contemporaines de la mise en page », Neuvième Art, no 13, janvier 2007, p. 43-51.
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[13]
Sur ces questions de « mise en visibilité », voir Derik Badman, « Talking, thinking and seeing in pictures : narration, focalization and ocularization in Comics narratives », International Journal of Comic Art, vol. 12, no 2, automne 2010, p. 91-111.
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[14]
De ce parti pris, Christopher Hittinger retrace ainsi l’ambition : « À l’origine, pour Jamestown, je souhaitais utiliser des personnages réalistes, mais je n’arrivais pas à les dessiner de façon satisfaisante… En parallèle, j’ai toujours dessiné des personnages farfelus, minimalistes, alors j’ai tenté le coup, je les ai intégrés à mon récit. Ça se justifiait aisément : les colons britanniques ressemblent à des monstres, des virus, des extraterrestres, ils n’ont rien de naturel, jurent avec le décor : cela alimentait la métaphore de l’arrivée d’étrangers sur une nouvelle terre », dans « Cours d’histoire(s) », interview de Christopher Hittinger », Evene.fr, juin 2009.
-
[15]
Sur la défatalisation du monde qui opère avec l’événement, voir Alban Bensa, Éric Fassin, « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, n° 38, mars 2002, p. 5-20.
-
[16]
Mikaël Demets, « Cours d’histoire(s) », loc. cit. L’influence est plus nette encore dans le livre suivant de Christopher Hittinger, Les Déserteurs, Paris, The Hoochie Coochie, 2009, 74 p., qui prolonge cette même veine historique. En ce qui concerne Jacques Callot, voir notamment Daniel Ternois (dir.), Jacques Callot, 1592-1635, actes du colloque organisé à Paris et Nancy du 25 au 27 juin 1992, Paris, Klincksieck, 1993, 648 p.
-
[17]
Natalie Zemon Davis, Slaves on Screen. Film and Historical Vision, Cambridge, Harvard University Press, 2000, 164 p., notamment chap. 1, « Film as historical narrative » (ces questions rejoignent, par des voies différentes, celles formulées par Robert A. Rosenstone, Visions of the Past. The Challenge of Film to our Idea of History, Cambridge/Londres, Harvard University Press, 1995, 271 p.). La citation est tirée de Natalie Zemon Davis, « Un débat en coulisses. Trumbo, Kubrick et la dimension historique de Spartacus, 1960 », Actes de la recherche en sciences sociales, no 161-162, vol. 1-2, 2006, p. 85.
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[18]
Krzysztof Pomian, « Histoire et fiction », Le Débat, n° 54, mars-avril 1989, p. 137.
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[19]
On aura reconnu, détournée de sa cible originelle, la formule que Wittgenstein réservait jadis à la « langue du philosophe » : Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées [trad. G. Granel], Paris, Flammarion, 2002, p. 103.