Notes
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[1]
Voir les séries Embrasements et Fumées (2006).
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[2]
Le Grand Méchoui ou Douze Ans d’histoire, fresque de quarante-cinq toiles, 1972, en dépôt au musée des Beaux-Arts de Dôle. Voir Daniel Mongeau (dir.), La Coopérative des Malassis. Enjeux d’un collectif d’artistes, catalogue de l’exposition, 10 novembre-4 décembre 1999, Bagnolet, Service municipal de la culture de Bagnolet, 1999, 40 p.
-
[3]
L’exposition 72/72 était organisée au Grand Palais.
-
[4]
Cette rétrospective a eu lieu en 1986 à l’abbaye Saint-André-de-Meymac.
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[5]
Il s’agit des Paysages avec moutons (1972).
-
[6]
Le Journal d’une pomme de terre, Paris, galerie Louis Carré et Cie, 1993.
-
[7]
Le chien, seul ou en meute, est une figure récurrente dans l’œuvre de Cueco, dès le début des années 1970. Il apparaît aussi dans Les Claustrats (1975-1977) et revient dans les séries Les Chiens de Saqqarah (1989-1991), Les Chiens de chasse (1992-1993) ou Les Chiens bleus (1994). La meilleure introduction à l’œuvre de l’artiste reste l’ouvrage, abondamment illustré, intitulé Cueco [préface de Gérald Gassiot-Talabot et textes d’Henri Cueco], Paris, Cercle d’art, 1995, 199 p.
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[8]
Les Fragments de chiens datent des années 1990 à 1993.
-
[9]
La série L’Imagier a été peinte en 1985-1986.
1Membre de la Coopérative des Malassis (1969-1978), Henri Cueco est un peintre de la Nouvelle Figuration, dont il a partagé les aspirations esthétiques et les préoccupations politiques et sociales, mais dont il s’est aussi distingué par une peinture privilégiant le rapport de l’homme à son environnement naturel. Parallèlement, Cueco est écrivain, auteur d’une œuvre abondante, dont les titres les plus fameux sont Journal d’une pomme de terre (ENSBA, 1993) ou Dialogue avec mon jardinier (Seuil, 2000). Il vient de publier Le Chien boomerang (JBZ & Cie, 2010). Le musée Ingres de Montauban lui a récemment consacré une rétrospective, Ingres-Cueco. Une saison dans l’atelier, qu’accompagnait un catalogue éponyme (Le Passage, 2010). Propos recueillis à Paris, le 28 octobre 2010.
2Sociétés & Représentations : Dès les années 1960, vous avez peint des œuvres qui montraient une figure dans un intérieur dont les murs étaient recouverts de papier peint. Faut-il y voir la marque de votre intérêt pour l’image, le motif et la répétition, qui sont des préoccupations constantes dans votre peinture ?
3Henri Cueco : Sûrement. C’était très pratique. C’était du papier peint avec répétition d’un motif. Ce qui m’intéressait, c’était d’avoir ce motif comme contrainte et, en même temps, comme plaisir de la contrainte, et de contrarier ensuite cette présence du motif en l’utilisant comme un fond ou comme un élément qui surgissait et troublait l’espace. Le motif n’était pas à plat comme dans une tapisserie. Je ne sais pas très bien quel usage j’en ai fait, mais je crois qu’à cette époque, cela m’a beaucoup intéressé, peut-être parce que c’était déjà fait. C’est-à-dire que l’espace était déjà fabriqué : c’était une chambre, un lieu de vie ; souvent, il y avait un nu sur un lit. Donc, cela me convenait très bien. Je trouvais cela très utilisable.
4S. & R. : Vous parlez du « plaisir de la contrainte » ?
5H. C. : La contrainte est a priori un embarras, quelque chose de négatif au départ. C’est ça qui est intéressant parce que la contrainte est un objet contrariant. On va de l’un à l’autre facilement. Et la contrainte est donc un élément avec lequel on va avoir à se battre – c’est-à-dire le contrarier, le refuser, l’accepter, l’intégrer. C’est une série de jeux possibles – et je dis bien de jeux – qui m’ont intéressé.
6S. & R. : L’intérêt, certes, mais le plaisir ? La contrainte rend la vie plus difficile ?
7H. C. : Je ne sais pas ce que veut dire « la vie difficile », quand il s’agit de la peinture.
8S. & R. : La peinture, c’est la liberté, le choix infini ou le choix imposé ?
9H. C. : Le mot « imposé » est trop fort. Parce que la peinture, ce sont d’abord des choix. S’il s’agit d’un choix, il est plutôt dans l’ordre du plaisir, et ce sera le rapport à quelque chose d’a priori négatif qui va se transformer en élément décoratif, positif, intervenant dans le projet, dans l’espace qu’on se propose de mettre en œuvre. Je n’arrive pas à comprendre comment la contrainte n’est pas un élément important dans la peinture…
10S. & R. : Et le « déjà fait » ?
11H. C. : Prendre un motif de papier peint ou de toile cirée – c’est-à-dire des choses déjà peintes, déjà intégrées à la peinture –, j’ai souvent aimé et cherché ça.
12S. & R. : Une mise en abyme ?
13H. C. : Non, ce n’est pas une mise en abyme… Ça me fait penser à des choses que j’ai faites par rapport à la peinture… Par exemple, un thème consacré aux femmes de la Bible a été proposé à des peintres. J’avais choisi la Bethsabée de Rembrandt. J’ai exécuté une série de peintures sur la Bethsabée. J’ai pris le motif de la Bethsabée de Rembrandt et je l’ai reproduit. Ça m’a fasciné parce que j’avais trouvé des choses qui appartenaient à cette œuvre. Rembrandt a peint cette Bethsabée magnifique en lumière, productrice de lumière ellemême. C’est le corps de cette femme qui est lumière. Il avait mis son modèle dans un lieu d’ombre, mais il devait y avoir une fenêtre qui apportait une lumière. Et Rembrandt a effacé cette source de lumière, de façon à ce que seul le corps de Bethsabée soit producteur de lumière. En outre, j’aime beaucoup les toiles qui ne remplissent pas la toile. Or, dans cette Bethsabée, une bonne partie de la toile est en réserve. Elle crée une lacune et en même temps une sorte d’offre. Je pourrais remplir la toile, mais je ne le fais pas et je vous offre cette possibilité d’user de cette lacune que j’ai introduite. Et dans ma série de toiles sur la Bethsabée, il y a à la fois la lacune proposée par Rembrandt luimême qui efface la présence d’une lumière et la mienne dans la partie de la toile qui n’est pas touchée. J’ai beaucoup travaillé comme ça. J’ai fait des paysages. Une année, je me suis trouvé convalescent après une opération, dans mon village à la campagne. J’ai décidé de peindre des paysages. J’ai commencé par une petite toile. Et je me suis donné comme contrainte de ne jamais remplir la toile, ce qui veut dire que si petite qu’elle soit, elle est encore grande. J’avais compris cela en faisant un décor de théâtre : la scène était extrêmement petite et j’avais créé une situation en amenant des éléments sur le théâtre lui-même pour que la scène paraisse encore trop grande. Ce décalage, je le pratique dans la peinture.
14S. & R. : Cette lacune, dont vous dîtes qu’elle est une proposition, une ouverture, n’est-elle pas une forme d’entrave ? Par exemple, vous avez peint des paysages, mais pas seulement, où vous introduisez des grilles, des grillages, des quadrillages, des claustras, qui brouillent l’image et interfèrent dans la vision du spectateur…
15H. C. : Oui, j’aime bien ça. Ce qui m’intéresse sans doute, c’est le fait que cela tienne compte de la présence de quelqu’un qui va voir l’œuvre. À un moment, j’ai peint des tas de feuilles dans les prés [1]. Dans ma campagne, les paysans regroupaient ces monticules et ils y mettaient le feu. Le peintre se trouve en face d’une chose fascinante : il dessine une pyramide de feuilles très précise ; il fait ensuite intervenir par des couleurs insolites – du rouge, du jaune – le feu qui défait cette construction ; enfin, il introduit la fumée qui cache l’image. Parfois, il faut regarder longtemps le tableau, pour voir et comprendre ce qui se passe derrière cet écran de fumée.
16S. & R. : Entraver le regard, c’est un procédé négatif ?
17H. C. : L’entrave est dans ma règle du jeu, mais elle n’est pas fondamentale, puisqu’elle sera contrariée. C’est seulement une donnée du travail… Mais faire jouer un spectateur éventuel avec ce qu’on produit, c’est cela qui m’intrigue.
18S. & R. : C’est une idée dirigiste, tout au moins focalisante ?
19H. C. : Oui, c’est possible. Je ne sais pas si c’est de l’ordre de la bêtise ou de l’intelligence.
20S. & R. : On peut aussi le voir comme une sorte d’initiation. Par une série de dispositifs – la réduction, la condensation, la schématisation, l’occultation partielle, la décomposition… –, vous montrez au spectateur de la peinture comment il est aussi le spectateur d’une série de manipulations qui président à la peinture.
21H. C. : Il y a deux choses à distinguer : comment c’est fait et comment le regardant continue à faire. Dans la peinture, il y a ce jeu-là et si ça marche, je suis ravi.
22S. & R. : C’est une initiation, une leçon sur l’art, la peinture, les images ? Est-ce que cette démarche presque pédagogique et politique peut être rattachée à votre adhésion à la Coopérative des Malassis de 1970 à 1978 ?
23H. C. : La Coopérative a été une expérience très particulière. Ce sont cinq personnes qui se donnent une règle du jeu. Et cette dimension pédagogique n’a pas présidé aux cinq. La règle était de donner à chacun des cinq le droit d’intervenir sur le travail, y compris le travail déjà fait par un autre jusqu’à l’effacement ou la re-couverture. Dans la réalité, nous en avons peu usé puisque nous étions contraints, en général par le temps, pour exécuter les œuvres. Par exemple, pour Le Grand Méchoui [2], on disposait d’un temps restreint. On peignait dans mon atelier et il fallait finir dans un temps donné. Un seul incident s’était produit et qui nous avait beaucoup troublés : on travaillait enfermés dans l’atelier, à la campagne. On entend le bruit d’un moteur, une voiture s’arrête, quelqu’un vient, ouvre la porte et nous demande : « Vous ne voulez pas des pantoufles ? » Nous étions médusés (rires). Quelqu’un vient à nous qui étions des trouble-fêtes, décidés à faire un travail politique, en rupture, agressif et un peu salaud, pour nous proposer des pantoufles… (Rires)
24S. & R. : Au-delà de la règle de production et de critique collective, il y avait au sein de la Coopérative des Malassis l’idée que les œuvres et les images produites seraient critiques, agressives – qu’elles devaient heurter ?
25H. C. : Oui. Il y avait parmi nous un peintre, particulièrement intéressant et que j’aimais beaucoup : Michel Parré. Il était persuadé que le travail que nous faisions était destiné à nuire. Il disait : « Le problème, pour nous, ce doit être de nuire. » La peinture devait être une agression. Et la Coopérative a joué ce jeu. Quand, en 1972, Georges Pompidou a proposé une exposition de peinture – une exposition très officielle [3] –, on a produit une œuvre qui était à l’opposé des attentes de l’officialité. Nuire, c’était un immense plaisir, en inventant des situations ignobles. Dans Le Grand Méchoui, on identifiait le général de Gaulle, même si on lui avait coupé la tête pour qu’on ne le reconnaisse pas. Le Grand Méchoui, c’était un énorme mouton rongé par des rats. Il y avait des rats tout le temps et c’était atroce. À la fin, on voyait un conciliabule entre les gens du gouvernement qui étaient reconnaissables. On avait parmi nous Jean-Claude Latil, un homme qui avait travaillé pour le cinéma et qui avait fait pendant des années un travail de faussaire au cinéma ; faire des portraits des ministres, ça l’amusait beaucoup. Et ça participait beaucoup de l’idée d’être salauds avec la peinture et de ne pas être complaisants. Il n’y avait pas de joliesse, que des horreurs.
26S. & R. : Quelque chose de morbide aussi ? Une vision morbide de la société ?
27H. C. : Non, pas morbide. Parce qu’il s’agissait de proposer à un public éventuel un manifeste, une image agressive, de façon à ce qu’il s’inscrive lui-même dans l’agression. On recherchait un pouvoir de révélation par l’image. C’était assez difficile…
28S. & R. : Cette image avait forcément auprès du public quelque chose de répulsif ?
29H. C. : Pour beaucoup, bien sûr. C’était aussi une image décalée et inattendue par rapport au social. D’ailleurs on n’était pas les seuls à chercher à faire une peinture politique, s’inscrivant dans une contradiction par rapport à la société. Mais on était probablement les plus singuliers. On a été très mal vus par l’ensemble de la profession. Ça amenait un trouble dans le jeu et dans le jeu de ceux qui faisaient eux-mêmes de la peinture, mais qui ne la pratiquaient pas de cette façon. On était censés raconter l’histoire d’un événement qui s’était produit, c’est-à-dire l’arrivée de la droite au pouvoir. Et, jusqu’au bout, on a fustigé cette droite autant qu’on le pouvait – l’image la plus violente, c’était celle des morts de Charonne. On avait adopté le principe de la fable : on montrait des moutons qui allaient, en croix de Lorraine, sous l’Arc de Triomphe. Il y avait donc tous les signes et les symboles pour faire une chose invivable, irregardable, insupportable. De Gaulle était une image sacrée – et de Gaulle devant cette carcasse de mouton dévorée par des rats, c’était encore une image impossible. Et au métro Charonne, les CRS étaient montrés comme des cochons avec des masques et des matraques. On allait donc jusqu’au bout de l’irrecevable pour une exposition officielle. C’était assez amusant à faire pour emmerder le monde (rires). Je me souviens aussi de l’événement en lui-même, l’inauguration de l’exposition. Il y a eu un matraquage inexplicable à l’extérieur, le jour du vernissage, à l’encontre de peintres qui s’opposaient à cette exposition. Le groupe des Malassis a considéré qu’il voulait bien exposer ses œuvres, mais pas sous le matraquage de la police. On a donc décidé de décrocher les panneaux du Grand Méchoui. Pour justifier le décrochage, il fallait faire une proclamation et j’ai lu une proclamation sur un papier blanc – pas le temps d’écrire !
30S. & R. : Est-ce que, dans une certaine mesure, vous avez pris plaisir à décrocher vos tableaux de cette exposition ?
31H. C. : C’est difficile à dire. On était contents de les mettre, on était peut-être contents de les enlever, parce qu’en effet ça levait une hypothèque. Mais ça s’est décidé dans la bagarre…
32S. & R. : Comment s’était opéré le choix des œuvres exposées ?
33H. C. : Au départ, trois d’entre nous avaient été choisis à titre individuel et nous avions demandé à exposer un travail de groupe, avec les Malassis. Nous avions fait cette proposition à…
34S. & R. : …à Jean Clair, qui figurait parmi les commissaires ?
35H. C. : Non, pas Jean Clair. Jean Clair en était, d’ailleurs il était furieux qu’on ait décroché nos œuvres… Nous avions fait cette proposition à François Mathey qui a pris le jeu à la lettre. Il est venu et il a demandé un pinceau pour symboliquement faire le geste de peindre quelque chose, d’adhérer à notre décision. Il n’a pas voulu s’exclure, il n’a pas voulu être le type qui vient rompre une décision collective.
36S. & R. : Que diriez-vous qu’il vous soit resté, après ce moment très fort, de la Coopérative des Malassis, dans votre œuvre personnelle et dans votre pratique individuelle ?
37H. C. : Je ne saurais très bien le déterminer. Ce qu’il en est resté, c’est que j’ai passé toute ma vie à faire ce j’avais envie de faire, d’une manière un peu aberrante. Ma vie est une ligne brisée. Au point qu’un jour, quand j’ai fait une exposition au centre d’art de Meymac [4], j’ai dit à l’organisateur : « Moi, j’ai un problème, c’est un problème identitaire : je ne sais pas me situer. Je change, je fais des choses, puis je m’arrête. J’en démarre une autre. Mais je ne sais pas très bien… J’ai peur d’avoir un problème identitaire, de ne pas être… » Il a eu une idée pour l’accrochage, avec dans chaque salle un thème, au sein duquel il introduisait un élément hétérogène issu d’un ensemble présenté dans une autre salle. Ça m’a révélé une identité et une cohérence beaucoup plus fortes que ce que je pensais. Et s’il y avait un trouble, il semblait ne pas troubler mon travail.
38S. & R. : L’unité de votre peinture est dans le jeu entre la similitude et l’écart. Une grande part de votre œuvre est construite sur cette dualité ?
39H. C. : Absolument. Mais la dualité, c’est la liberté de pouvoir faire des choses, d’être inattendu à soi-même. C’est un plaisir extraordinaire. On a une idée, on la traîne… Quand je travaille une série qui me passionne, je m’arrête le jour où je sais faire. Si on sait faire, ce n’est plus la peine. Il faut passer à autre chose. Et, dans la série qui va mourir d’elle-même – c’est la trouille qui me gagne –, je travaille pendant des jours ou des mois à reprendre des déchets et à les réintroduire pour en faire quelque chose. Je prépare ce qui va devenir une autre équipée.
40S. & R. : C’est un regard rétrospectif et analytique que vous portez sur votre propre œuvre ?
41H. C. : Non, c’est plutôt la naissance d’un autre désir. Ça peut être, en effet, la récupération d’une chose qui n’avait pas abouti et qu’on va faire mûrir. J’ai toujours fonctionné comme ça. Quand une série est finie, ce n’est plus la peine, on va se répéter soi-même, il n’y a plus d’enjeu, plus de jeu. Je m’arrête et, en même temps, il y a des feuilles, des papiers sur lesquels je prépare ce qui va venir.
42S. & R. : Est-ce cela que vous appelez une « recherche documentaire » ?
43H. C. : Non, parce que la stimulation ne vient pas forcément par le document. Pendant un temps, il a été question du document, quand il s’agissait de produire une peinture politique – il fallait des documents : des coupures de journaux, des photos, des images, des collectes de documents divers. Je stockais les choses à l’avance et ça permettait la recharge dans des œuvres qui avaient rapport au politique.
44S. & R. : Ce rapport aux documents et aux images était-il un rapport au monde procédant de l’imagier, comme vous l’avez fait dans les années 1980 ?
45H. C. : Pour répondre, il faudrait que j’essaie de retrouver comment les choses se sont articulées ou désarticulées, car je suis incapable de dire s’il s’est agi d’une articulation ou d’une désarticulation. Ce dont je me souviens, c’est qu’après avoir produit, quand j’étais installé en banlieue, des œuvres à caractère politique et social, je suis revenu vers ma campagne où j’ai trouvé un autre monde. Ce n’étaient plus les villes comme espaces de luttes, mais j’ai été confronté aux transformations du monde rural. Ma première image, c’est que les haies avaient disparu. C’était une image effroyable que la disparition des haies. La haie a une fonction agricole – c’est la mesure de l’espace qu’un homme peut travailler dans sa journée –, c’est aussi un espace de vie extraordinaire, avec des champignons, des oiseaux, des insectes. Et le pied de la haie se constitue comme une espèce de socle sur laquelle cette vie se produit. À mon retour à la campagne, tout cela avait disparu et modifié l’espace. Et je trouve surtout des moutons dans les champs – quand je les vois de loin, ces corps blancs dans une plage constituée, ce sont des asticots qui bouffent le paysage. Pendant un temps, j’ai donc produit une série de paysages noirs avec des bestioles blanches qui étaient des victimes et des parasites [5].
46S. & R. : Si on revient à la série, une question se pose : comment quitter la série, puisque ce qui la définit, c’est qu’elle ne finit pas ?
47H. C. : Parlons du paysage, puisqu’il est typiquement une série. Quand, il y a quelques années, je suis revenu à la campagne en convalescence, après une opération. J’étais en déficit total, à l’écart, je dormais, je lisais, je dessinais peut-être un peu… Revenant dans mon pays, je me suis dit : « Après tout, pourquoi je ne ferais pas un petit paysage ? Ça ne me ferait peut-être pas de mal (rires). Ça me remettrait face à mon paysage. » Mon paysage, ça veut dire que, pendant des années, j’avais vécu dans ce lieu et je m’étais habitué à l’idée qu’il fallait faire en sorte que le paysage soit un fragment de l’espace, mais pas une reconstitution d’un espace réel, réaliste, dans lequel on pourrait trouver sa place. Il fallait que ce soit un fragment. J’ai donc travaillé à la fragmentation de ce lieu dans des petites toiles. Et en multipliant ces petits espaces fragmentés, c’est devenu quelque chose d’insolite, mais d’attachant et de cohérent – une série de plus de cent petits tableaux. Les premiers, je n’y arrivais pas. Je ne comprenais pas ce que je voulais faire. Je ne savais pas ce que je voulais faire. Je trouvais cela impossible, invivable. Des fragments, ça ne voulait rien dire. C’est progressivement que c’est devenu intéressant et signifiant. J’y ai travaillé pendant deux ans, jusqu’au jour où j’ai senti que je devais arrêter, parce que je ne me mettais plus en danger.
48S. & R. : Vous êtes un fin connaisseur de la pomme de terre, comme le serait un jardinier ou un botaniste. Pour autant, quand vous la peignez, la pomme de terre, c’est une allégorie de la peinture ?
49H. C. : Là, je veux m’expliquer, parce que ça comporte un « bien-entendu » et un malentendu (rires). Le « bien-entendu », c’est la règle du jeu que je me suis donnée avec la pomme de terre. Je me suis dit : voilà quelque chose que je pose sur ma table et qui joue avec son support, qui produit une ombre, dont les contours sont très vifs ou plus mous, qui prend plus ou moins la lumière… À notre époque, sommes-nous capables de peindre un objet, son équivalent, sans que cela soit un trompe-l’œil, un trompe-l’âme, un trompe-couillon ? Est-ce que cela peut fonctionner sans la tromperie, simplement en peignant une patate ? Je me suis vraiment fait du souci, je marquais le nom, la date… J’avais, de cette manière, un petit recours pour essayer de me sauver… J’en ai peint, je ne sais pas combien… Lors du vernissage de l’exposition à la galerie Carré [6], curieusement, les gens sont venus… À ce moment-là, je me suis rendu compte qu’il fallait que je réintègre une chose que j’avais totalement exclue de mon travail : le caractère social de la pomme de terre. Au point qu’on a vu arriver dans cette galerie parisienne des gens qu’on n’y voyait jamais et qui venaient voir les pommes de terre. Les gens reconnaissaient leur propre monde dans ces portraits de pommes de terre.
50S. & R. : Et le malentendu, ce serait celui d’une peinture de la représentation sans la représentation ?
51H. C. : Oui, comment faire ? Comment s’impliquer face à un objet, face à une situation, en faisant en sorte que ça se détruise d’une autre façon ? On fait et ça se défait en même temps. C’est typique pour mes pommes de terre.
52S. & R. : Croyez-vous que cela soit possible ? Ne craignez-vous pas que les spectateurs ne voient que la ressemblance, le réalisme, la part du trompe-l’œil ?
53H. C. : C’est le risque, bien sûr. Dans ma fascination pour les chiens [7], il y a un va-et-vient entre la passion pour le dessin du chien et la fragmentation de l’animal découpé [8] – avec des surprises très inattendues comme les fragments qui s’additionnent sur la toile et produisent un chien qui continue à vivre et à bouger. Cela revient à ce qu’un physiologiste m’avait appris : le regard ne s’immobilise pas, il est en mouvement. Quand on regarde, l’œil se promène sur un objet. C’est vrai que mon chien découpé, il est aussi entier sur la toile.
54S. & R. : Le regard mobile a aussi présidé au protocole de votre Imagier [9] ?
55H. C. : Dans L’Imagier, il y a aussi le multiple. J’ai une fascination pour les noyaux de pêche, de prune, de cerise, les noyaux d’une manière générale… C’est une expression de ma fascination pour la répétition d’un objet qui ne se répète pas. Le plus évident, c’est le gravillon de cimetière. Autant qu’on en prenne et qu’on les mette sur la table pour les contempler, on n’en trouve jamais deux identiques. Pour les noyaux, c’est pareil…
56S. & R. : À nouveau, la similitude et l’écart ?
57H. C. : À nouveau la similitude – je suis pris par la beauté incroyable des noyaux de pêche – et l’écart qui fonde un univers par la diversité. C’est le principe de la série, mais en évitant la répétition. Parmi les objets sériels, le gravillon est fascinant : je n’ai jamais trouvé deux gravillons absolument identiques. On me dira que ça ne sert pas à grand-chose, c’est vrai… (Rires) Mais ça m’aura au moins servi à comprendre un peu le monde.
58S. & R. : En Corrèze, vous étiez presque voisin avec Paul Rebeyrolle ?
59H. C. : J’étais très lié à Rebeyrolle. J’allais très souvent à Eymoutiers. Je visitais son atelier. Il me demandait de lui parler de sa peinture – peut-être que je pouvais lui dire des choses qu’il ne pouvait pas se dire avec les mêmes mots ? Le rapport à la peinture de Rebeyrolle m’a été une initiation formidable.
60S. & R. : Pourtant votre peinture synthétique et lisse est presque l’antithèse de celle de Rebeyrolle, matiériste et lyrique ?
61H. C. : Oui, mais elle ne l’était pas au début. Elle était plus attentive aux choses. Je me souviens d’une série qu’il avait dans son atelier : c’étaient des tomates – la plante avec le fruit. C’était très beau et il n’y avait pas ce souci de jouer la matière et la sur-présence de l’objet. La peinture de Rebeyrolle m’a passionné à cette époque. Mais, plus après. Parce que je crois que, d’un seul coup, il a eu la fièvre américaine. Il s’est passionné pour Rauschenberg, pour la peinture matiériste aussi. Ça s’est déconnecté de la fascination qu’il avait pour le réel. En étant attentif à la matière, on est plus dans la bataille que représente le rapport aux objets…
62S. & R. : Parce que le rapport au réel est une bataille ? De quel ordre ?
63H. C. : De l’ordre d’une fascination, mais en faisant en sorte que la fascination n’arrive pas au trompe-l’œil. Le trompe-l’œil, c’est l’horreur, c’est la voie de l’échec. Ma peinture rate si elle réussit par le trompe-l’œil.
64S. & R. : Et si votre peinture est perçue par certains comme un trompe-l’œil ?
65H. C. : Tant pis pour eux et tant pis pour moi, mais que faire ?
S. & R. : Pourtant, vous utilisez en partie les moyens du trompe-l’œil…
H. C. : C’est vrai, la fascination de l’objet, la possibilité d’aller loin dans la fascination – comme je l’expliquais à propos de la pomme de terre –, mais en même temps, il y a un arrêt dans le cours du travail…
S. & R. : C’est-à-dire les moyens du trompe-l’œil sans sa finalité. Quelle est la finalité de votre peinture ?
H. C. : C’est le plaisir de la rencontre… Rencontrer une pomme de terre et se battre avec elle, lui donner du corps, lui donner de la vie. Mais ce n’est pas tromper le spectateur.
S. & R. : Une notion revient souvent dans votre propos, c’est celle du jeu.
H. C. : La règle du jeu, c’est une manière de figer le jeu, c’est un énoncé qui définit et arrête le jeu. Quand le jeu devient une règle, c’est cela qui m’arrête dans la série. Si j’étais un fabricant d’objets multiples, je pourrais continuer à faire… Comme Olivier Debré…
S. & R. : Debré n’a pas fait de pommes de terre ?
H. C. : Non, mais l’équivalent (rires). Ça m’a souvent intéressé d’aller chez les marchands de pommes de terre et de chercher celles qui avaient été blessées, parce qu’une pomme de terre blessée cicatrise… C’est comme un Debré. La cicatrice de la pomme de terre, c’est l’équivalent de la draperie que Debré construit et par laquelle il introduit une rupture. C’était le précurseur de la pomme de terre sans le savoir et moi je suis un descendant de Debré sans le vouloir (rires).
Notes
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[1]
Voir les séries Embrasements et Fumées (2006).
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[2]
Le Grand Méchoui ou Douze Ans d’histoire, fresque de quarante-cinq toiles, 1972, en dépôt au musée des Beaux-Arts de Dôle. Voir Daniel Mongeau (dir.), La Coopérative des Malassis. Enjeux d’un collectif d’artistes, catalogue de l’exposition, 10 novembre-4 décembre 1999, Bagnolet, Service municipal de la culture de Bagnolet, 1999, 40 p.
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[3]
L’exposition 72/72 était organisée au Grand Palais.
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[4]
Cette rétrospective a eu lieu en 1986 à l’abbaye Saint-André-de-Meymac.
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[5]
Il s’agit des Paysages avec moutons (1972).
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[6]
Le Journal d’une pomme de terre, Paris, galerie Louis Carré et Cie, 1993.
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[7]
Le chien, seul ou en meute, est une figure récurrente dans l’œuvre de Cueco, dès le début des années 1970. Il apparaît aussi dans Les Claustrats (1975-1977) et revient dans les séries Les Chiens de Saqqarah (1989-1991), Les Chiens de chasse (1992-1993) ou Les Chiens bleus (1994). La meilleure introduction à l’œuvre de l’artiste reste l’ouvrage, abondamment illustré, intitulé Cueco [préface de Gérald Gassiot-Talabot et textes d’Henri Cueco], Paris, Cercle d’art, 1995, 199 p.
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[8]
Les Fragments de chiens datent des années 1990 à 1993.
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[9]
La série L’Imagier a été peinte en 1985-1986.