Notes
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[1]
Françoise Tétart-Vittu, « Naissance du couturier et du modéliste », dans Au paradis des dames : nouveautés, modes et confections (1810-1870), Paris, Paris-Musées, 1992, p. 36.
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[2]
Catherine Join-Diéterle, Anne Zazzo et al., Showtime : le défilé de mode, catalogue de l’exposition du musée Galliera, 3 mars-30 juillet 2006, Paris, Paris-Musées, 2006, p. 145.
-
[3]
Ibid., p. 150.
-
[4]
Caroline Evans, « Le défilé de mode au début du xxe siècle à Paris : esthétique industrielle et aliénation moderniste », dans Catherine Join-Diéterle, Anne Zazzo et al., op. cit., p. 72.
-
[5]
Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Buchet/Chastel, 1967, 176 p.
-
[6]
Principale source d’information, la presse donne des indications précieuses au moment des défilés de mode. Lieu, ambiance, décor, mannequins, univers de la collection, etc., sont autant de détails retranscrits dans ces comptes rendus écrits au moment des fashion weeks, expression désormais consacrée pour parler des journées consacrées aux défilés de mode. Avec les années 1980 et leurs top models, des pages entières sont régulièrement dédiées à ces mannequins autrefois si dénigrés, puis devenus stars. Leurs témoignages sont également une source importante dans l’étude du défilé.
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[7]
Florence Brachet-Champsaur, « Le défilé de mode et les grands magasins : des origines aux années 1960 », dans Catherine Join-Diéterle, Anne Zazzo et al., op. cit., p. 97.
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[8]
Il est difficile de dater la première utilisation de ce mot dans le domaine de la mode. Peut-être est-il un dérivé de l’aboyeur, l’employé chargé d’avertir et d’appeler les acteurs en scène. Sa façon d’appeler, sur un ton généralement aigu et d’une voix monocorde, ressemblait visiblement à un aboiement, d’où le surnom, voir « Aboyeuse », dans Le Trésor de la langue française, Paris, CNRS Éditions, 1971.
-
[9]
Caroline Evans, art. cit., p. 71.
-
[10]
Ibid., p. 72-74.
-
[11]
Ibid., p. 80.
-
[12]
Voir la revue mondaine Femina qui relate les événements auxquels la femme élégante et aisée doit se rendre.
-
[13]
Lisa Seantier, « Les archives sonores du défilé », dans Catherine Join-Diéterle, Anne Zazzo et al., op. cit., p. 236.
-
[14]
Lydia Kamitsis, « Une histoire impressionniste du défilé depuis les années 1960 », dans Catherine Join-Diéterle, Anne Zazzo et al., op. cit., p. 166.
-
[15]
Morgan Jan, « Le mannequin : du porte-manteau au top model », dans Catherine Join-Diéterle, Anne Zazzo et al., op. cit., p. 209-217.
-
[16]
Lydia Kamitsis, art. cit., p. 169.
-
[17]
Ibid.
-
[18]
Propos de Régine Chopinot recueillis par Sylvie Martin, dans Olivier Saillard (dir.), Jean-Paul Gaultier, Régine Chopinot, le défilé, Paris, Les Arts décoratifs, 2007, p. 21.
-
[19]
Claire Wilcox, « J’essaie de ne pas craindre le radicalisme », dans Claire Wilcox (dir.), Radical Fashion, Paris, Éd. du Collectionneur, 2002, p. 2.
-
[20]
Lydia Kamitsis, art. cit., p. 171.
-
[21]
Colin McDowell, La Mode aujourd’hui, Paris, Phaidon, 2003, p. 307.
-
[22]
Alistair O’Neill, « Imaginer la mode. Helmut Lang et la Maison Martin Margiela », dans Claire Wilcox (dir.), op. cit., p. 39.
-
[23]
Françoise Sackrider, « Du podium à la boutique », dans Catherine Join-Diéterle, Anne Zazzo et al., op. cit., p. 108.
-
[24]
Alexander McQueen, cité dans Marie-Pierre Lannelongue, « God save McQueen », Elle, 12 février 2007, p. 72.
-
[25]
Les étudiants des écoles de stylisme sont quant à eux relégués au dernier rang, dépourvus de places assises.
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[26]
« Qui est assimilé à un spectacle par la performance, le sens artistique présenté […] », dans le Trésor de la Langue française, op. cit.
-
[27]
Valérie Steele, « La révolte du style », dans Claire Wilcox (dir.), op. cit., p. 51.
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[28]
Lydia Kamitsis, art. cit., p. 170.
-
[29]
Françoise Sackrider, art. cit., p. 108.
-
[30]
Ibid., p. 168.
-
[31]
John Galliano, cité dans Olivier Saillard, « Conversation », Madame Figaro, 30 juin 2007, p. 44-45.
-
[32]
Morgan Jan, « Ana au pays des mannequins », Interrogations, no 7, décembre 2008, revue en ligne, http://www.revue-interrogations.org/article.php?article=148.
-
[33]
Vincent Lappartient, « Le défilé spectacle », dans Catherine Join-Diéterle, Anne Zazzo et al., op. cit., p. 266.
-
[34]
Marie-Pierre Lannelongue, « Aimee Mullins, le top aux jambes de bois », Elle, 5 novembre 1998 [n. p.].
1Fondateur de sa maison en 1857, Charles-Frederick Worth (1825-1895) est considéré comme le père de la haute couture. D’aucuns disent qu’il serait également l’inventeur du défilé de mode. La première mention d’un défilé de la maison Worth date de 1870, dans La Vie parisienne [1]. Désormais, les clientes peuvent voir la collection dans son intégralité, dans une ambiance qui permet de mettre au mieux le vêtement en valeur. Cependant, si Charles-Frederick Worth est à l’origine du défilé de mode, la couturière londonienne Lucile semble être l’initiatrice de la théâtralisation de l’événement. En effet, vers 1897, elle décide de mettre en scène ses propres défilés [2] et, en 1901, conçoit le premier « défilé-spectacle », intitulé Gowns of Emotion. Proscenium ; rideau de scène, invitations, programmes, musique, lumières et poses théâtrales sont autant d’éléments qui composent son défilé [3]. La théâtralité est alors au cœur de l’expérience commerciale, comme à l’occasion de l’inauguration de sa succursale parisienne en 1911, lorsque Lucile invite ses mannequins à défiler en prenant sur scène des poses hautaines et dramatiques [4]. De fait, en anglais, « défilé de mode » se traduit par fashion show, terme illustrant bien la dimension du spectacle associée au défilé. L’expression « défilé-spectacle », quant à elle, est récurrente dans les articles de presse et les ouvrages consacrés à l’histoire de la mode. Est-ce un abus de langage ou une association de deux termes qui se justifie ? En d’autres termes, peut-on considérer le défilé de mode comme un spectacle ? La réponse à cette question constitue l’un des enjeux de cet article. Aussi se demandera-t-on, à travers l’étude des mises en scène théâtrales des défilés et des acteurs qui s’y déplacent – mannequins et vêtements –, ce qui fait spectacle dans le défilé. L’application concrète des conceptions théâtrales de la mise en scène au défilé de mode sera observée et étudiée. Plus avant, et pour reprendre l’assertion de Guy Debord [5] selon laquelle le spectacle est le stade achevé du capitalisme et un pendant concret de l’organisation de la marchandise, on s’interrogera sur la nature intrinsèquement spectaculaire du défilé de mode. Serait-il institué dans le seul but de vendre plus et mieux ? Entre production d’objets matériels et mise en scène inventive, n’est-ce pas la définition même de la mode qui se joue ici ? L’intérêt de réfléchir sur le défilé de mode par le biais du spectaculaire [6] apparaît alors plus fortement.
Le défilé de mode, nouveau spectacle ?
2D’emblée, dès la fin du xixe siècle, la mise en exposition de la mode, pratiquée dans les salons de couturiers et les grands magasins, prend des allures spectaculaires, utilisant des méthodes proches de celles du théâtre [7]. À l’origine, la mise en scène est très simple : les clients assistent à l’aller-retour des mannequins, la vendeuse annonçant le numéro et le nom du modèle présenté dans les salons du couturier. Avec le temps, les présentations se font dans des cadres moins confidentiels et le modèle est présenté par celle que l’on appelle l’« aboyeuse [8] ». À l’instar des comédiens qui saluent à la fin de la représentation, les mannequins – et souvent le couturier – viennent se présenter au public à la fin du défilé. Au début du xxe siècle, musique, décor, mise en scène deviennent indissociables du défilé de mode et le transforment, à partir des années 1920, en un véritable événement social, illustré toujours davantage dans les magazines de mode [9]. De nombreux articles témoignent du rendu spectaculaire que peut donner le défilé : on s’y achemine avec le même enthousiasme qu’en allant à un bal ou une pièce de théâtre ; les invités soignent leur allure, les organisateurs veulent faire de la présentation de mode un véritable spectacle. Certaines des mises en scène cherchent à produire un effet visuel, parfois émotionnel. Le défilé de mode prend, quelquefois, des allures de performance artistique : le lien avec le spectaculaire est, dans ce cas, pleinement désiré par les organisateurs.
3Cependant, si le théâtre apparaît comme une composante importante du défilé de mode, la danse joue aussi, progressivement, un rôle non négligeable. En décembre 1913, L’Illustration décrit la danse perpétuelle du mannequin, qui bouge comme sur le rythme d’un tango, avec un port de tête hautain. La même année, les mannequins du couturier Paquin défilent lors d’un tango tea au théâtre Palace de Londres [10]. La démarche du mannequin, avec ses hanches en avant, les épaules tombantes, une main glissée dans la poche et l’autre en mouvement, est devenue un véritable cliché de l’univers de la mode depuis son adoption dans les années 1920 par Coco Chanel ; elle a d’ailleurs été créée par une danseuse, l’Américaine Irène Castle.
Au-delà de ces deux inspirations initiales, le défilé connaît plusieurs évolutions sensibles. Jusque dans les années 1960, et bien que le scénario du défilé demeure classique, l’importance accordée au spectacle s’accroît. Quelques présentations s’apparentent à de véritables spectacles de revue : certaines semblent aussi importantes et incontournables que des bals et des galas [11], ce dont témoignent plusieurs articles de presse des années 1920 [12]. Par ailleurs, les mises en scène deviennent plus complexes. Ainsi, avec Elsa Schiaparelli, débutent les défilés à thème. La couturière surréaliste donne des titres à ses collections et l’artiste établit un lien entre les différents vêtements présentés. Ses défilés sont restés célèbres pour leurs mises en scène joyeuses, dont l’ouverture implique musique, éclairages, danse et numéros d’acrobaties [13]. Plus tard, la nouvelle génération de créateurs des années 1960 – Pierre Cardin, André Courrèges, Paco Rabanne, Mary Quant… – préfère, aux présentations très codifiées, des défilés à l’ambiance plus joueuse et gaie. La musique prend alors le pas sur le traditionnel énoncé du numéro et du modèle. « Désormais, de présentation d’une nouvelle collection, le défilé de mode change de sens, devenant parade, spectacle ou happening artistique [14]. » Les mises en scène deviennent plus conceptuelles, comme lors du défilé présenté dans les premières minutes de Qui êtes-vous Polly Maggoo, le film de William Klein (1966) qui dépeint, avec beaucoup d’humour, un univers de la mode totalement surréaliste. Des vêtements importables et des commentaires improbables, tels que « Vous êtes un galvanisateur et je suis galvanisée », font de ce film un véritable « ovni » cinématographique.
La mode et les années 1980 : le culte du grand spectacle
4Avec les années 1980 s’opère une réelle scénarisation du défilé de mode. Des présentations aux scénarios élaborés voient le jour. Cette évolution vers ce que l’on appelle la « mode-spectacle », est en partie due à l’arrivée des créateurs japonais sur le marché français. Les premiers défilés parisiens de Rei Kawakubo pour Comme des Garçons, ou encore de Yohji Yamamoto, occupent de nombreuses pages dans la presse. Désormais, afin d’attirer les journalistes et les photographes, les couturiers et créateurs français sont sommés de créer des ambiances encore plus spectaculaires, pour mieux rivaliser avec ces nouveaux venus.
5Ainsi, Jean-Paul Gaultier, surnommé l’« enfant terrible » de la mode, propose des présentations totalement en marge de celles de l’époque. S’opposant aux critères de beauté prédéfinis, le créateur choisit d’engager des mannequins souvent non-professionnels et aux physiques hors normes, au regard des codes esthétiques de l’époque [15]. Ses mises en scène, « surprenantes et provocatrices [16] », sont à chaque fois « une sorte de tableau vivant. On s’y rend comme à un concert de rock, on s’y prépare, n’hésitant pas à utiliser tous les subterfuges pour s’y immiscer ; la contrefaçon du carton d’invitation est érigée au rang d’une autre performance […] [17]. » Les sources d’inspiration de Jean-Paul Gaultier sont multiples et très différentes pour chaque collection : James Bond (1979), Le dadaïsme (1983), L’Homme-objet (1984), Barbès (1985) ou encore Adam et Ève Rastas d’aujourd’hui (1991). En 1985, le créateur de mode se joue du concept du défilé de mode en collaborant avec la chorégraphe et danseuse Régine Chopinot, à l’occasion de son spectacle appelé Le Défilé. La frontière entre les deux genres, spectacle et défilé, devient, dès lors, de plus en plus ténue. C’est ce que constate Régine Chopinot, elle-même partie prenante de cette évolution : « S’agit-il d’un fashion show ou d’un ballet ?, se demande-t-elle, […] c’est l’époque des grands défilés de mode qui se veulent spectacles, alors pourquoi pas un show qui se prend pour un défilé [18] ? »
6À leur suite et bien plus fréquemment qu’auparavant, toute une nouvelle génération de couturiers et de créateurs s’inspire d’époques historiques pour créer des défilés au scénario et à la chorégraphie savamment étudiés. Plus précisément, les défilés puisent désormais leur inspiration dans « un thème de fiction situé dans le temps théâtral de la représentation [19] ». Christian Lacroix recrée la Belle Époque ; Vivienne Westwood s’intéresse aux xviie et xviiie siècles, en les combinant à d’autres époques. John Galliano est celui qui emploie le plus de références historiques. Son premier défilé, réalisé pour l’obtention du diplôme de la Saint Martins School (1984), réinterprète des costumes de la Révolution française. Chez Dior, pour le défilé haute couture de l’hiver 1998, l’Anglais réunit dans le même défilé l’Orient Express des années 1920, Pocahontas, la culture indigène d’Amérique et les costumes du xvie siècle espagnol et britannique. Qualifiés de productions à grand spectacle, les défilés du couturier obéissent à une « dramaturgie très élaborée », conçue avec « des moyens proches d’une production cinématographique [20] ». À l’instar du roman, du théâtre et du cinéma, certains des personnages sont récurrents : l’infirmière, la femme de ménage, la cow girl, la femme de chambre, l’écuyère ou encore la maîtresse d’école [21].
7On a pu se demander si ces défilés spectaculaires, qualifiés parfois de superproductions, n’étaient pas destinés à faire oublier un vide créatif, tout comme dans le film Les Pirates de la mode, film hollywoodien des années 1930 de William Dieterle. Un escroc y conquiert une maison de couture parisienne et renverse le couturier en place, Oscar Baroque, non pas grâce à ses créations mais à sa façon de les présenter [22]. Le défilé, d’une durée plus brève que par le passé – il passe de deux à trois heures, au début du siècle, à une durée moyenne de quinze minutes, aujourd’hui [23] –, n’en connaît pas moins des mises en scène d’autant plus soignées. L’univers de la marque et la patte du couturier devant être immédiatement perceptibles par le public, un court spectacle, spécialement mis en scène pour le défilé, permet d’ancrer son identité visuelle. L’objectif est de créer une atmosphère unique : ce fashion show doit être le plus spectaculaire possible. Pour Alexander McQueen, les défilés-spectacles constituaient même son unique vecteur de communication :
Si les mises en scène occupent une part importante dans la conception d’un défilé de mode, on ne saurait négliger la part importante jouée par le public dans la fabrique du spectaculaire. Pour que la vitrine médiatique devienne la plus large possible, il paraît nécessaire de trouver aux premiers rangs les stars du moment, quelques actrices, chanteuses, égéries et futures ambassadrices de la marque… Aussi ceux-ci ne sont-ils plus seulement occupés par les journalistes de mode : ils doivent partager, depuis maintenant quelques décennies, ces places ô combien convoitées par tous les passionnés de mode [25]. Comme au théâtre ou à l’opéra, les meilleures places sont réservées aux personnes les plus en vue du moment : le spectacle est donc aussi dans la salle. La mode a besoin de vedettes qui, à leur tour, usent de ces présentations pour asseoir leur notoriété. La présence de Kate Moss, par exemple, au défilé Chanel pour la collection automne-hiver 2009-2010 crée l’événement.Je ne fais pas de publicité parce que ce que j’aime dans la photo, c’est l’« instant », le « moment » décrit par Cartier-Bresson, et je ne suis pas sûr de l’obtenir avec un autre photographe. Alors ce n’est pas la peine de dépenser de l’argent pour un résultat dont je ne suis pas pleinement satisfait. À l’inverse, j’ai l’impression de m’exprimer dans les défilés. Ils sont le véhicule de mes fantasmes. […] Finalement, en créant des moments d’émotion intense, j’ai plus de couverture médiatique qu’avec une simple campagne [24].
Le défilé comme performance artistique
9Certains défilés s’apparentent à de véritables performances artistiques. Leurs créateurs, les collections présentées, les espaces de représentation choisis comme les objectifs fixés contribuent à les instituer comme tels. Quelques créateurs excellent, en effet, dans l’art de faire de la présentation de leur collection une sorte de happening, créant un moment, par définition, spectaculaire [26]. Ainsi, Hussein Chalayan, considéré comme l’un des créateurs contemporains les plus conceptuels de sa génération, décide de faire de chacun de ses défilés des installations d’art vivant.
Pas vraiment traditionnels, les défilés de Chalayan ressemblent à de l’art- performance ou à des installations. « La présentation de son travail est totalement novatrice » dit Lucille Lewin (citée par Mark Holgate dans « Outsider Edge », article paru dans l’édition anglaise de Vogue, novembre 1998). Lewin a acheté la totalité de ses collections pour la marque Whistles. Ce n’est jamais simplement un créateur qui montre ses vêtements sur un podium ni un créateur complaisant montrant de « l’art ». Pendant la présentation de Panoramic, je me demandais si on avait ressenti ce même frisson en découvrant les productions de Diaghilev au début du siècle [27].
11L’un des défilés les plus célèbres est Between, collection printemps-été 1998, présenté en octobre 1997 dans un hangar d’exposition, perdu dans l’Est populaire de Londres : le couturier fait apparaître des femmes nues, d’abord tête couverte, puis avec des tchadors de plus en plus longs. Le spectacle des corps sur scène est diffusé dans toute la presse de l’époque. Au travers de cette collection, l’artiste pose la question du voile, de celui qui couvre uniquement le visage jusqu’à la burqa, recouvrant entièrement le corps. La question de l’identité et du corps féminins est au cœur du défilé.
12Le travail du couple de créateurs néerlandais Viktor & Rolf reprend cette même volonté de faire du défilé un moment conceptuel. Aussi aiment-ils se mettre en scène dans chacun de leurs défilés, jouant de leur ressemblance et s’affichant comme de véritables hommes de spectacle, à l’image du couple de plasticiens britanniques Gilbert & George. « Le duo se fait remarquer dès ses débuts sur la scène parisienne par des présentations explicitement placées sous la tutelle des arts contemporains, avant même de se soucier de la commercialisation de leurs vêtements [28] », explique Lydia Kamitsis. Avec leur collection Babushka (automne-hiver 1999-2000), ils jouent sur l’image du mannequin-portemanteau. Leur muse, Maggie Rizer, se tient immobile sur un podium circulaire et se fait habiller par les deux créateurs, à la manière d’une poupée russe.
13Un autre Britannique, Alexander McQueen, inscrit également ses défilés dans le domaine de la performance artistique. La présentation de sa collection printemps-été 1998 est considérée comme l’un des défilés les plus spectaculaires jamais produits. It’s a jungle out there, présenté dans une usine au sud de Londres, est accompagné de musique techno. Une foule de figurants y prend d’assaut des barricades et versent des pots enflammés sur des voitures qui prennent feu. Les mannequins défilent sur le macadam, près des flammes. Le final est spectaculaire : Shalom Harlow, placée sur un podium circulaire qui tourne, porte une robe blanche qui, au fur et à mesure de la présentation, est aspergée de peinture noire et jaune par deux robots.
14Pour le défilé de sa collection printemps-été 2004, c’est un remake du film de Sidney Pollack, On achève bien les chevaux, qui est proposé au public. Le jeu chorégraphique et théâtral des mannequins demande une vraie maîtrise artistique. Le corps n’est plus un simple décor, mais un acteur. Métaphore du renouvellement incessant de la mode, au fur et à mesure du show, les mannequins se fatiguent en même temps que les vêtements s’usent. Spectacle vivant, le défilé de mode est un décor à corps, immobiles ou en mouvement, mettant en scène des vêtements qui, parfois, s’apparentent à de véritables œuvres d’art. Certaines pièces sont, en effet, spécialement conçues pour le défilé ; les boutiques en proposent, par la suite, des versions simplifiées. C’est très souvent le cas pour les couturiers de la maison Christian Dior qui « présentent en général des produits fort éloignés de ceux qui seront commercialisés [29]. » Hussein Chalayan est également friand de cette idée du prototype créé pour le podium. Avec sa robechaise, conçue pour sa collection printemps-été 1999, le créateur montre l’importance qu’il accorde au défilé : il souhaite faire de ce moment quelque chose de particulier, une source de questionnement et parfois d’émerveillement.
Par leurs dimensions et le nombre de spectateurs qu’ils peuvent accueillir, les lieux choisis pour la présentation de certains défilés contribuent également à leur caractère spectaculaire. Ainsi, le défilé qui fête les dix ans de la maison Thierry Mugler en 1984, a-t-il lieu au Zénith de Paris ! Six mille spectateurs payent leurs places, disponibles à la Fnac, pour assister à cette superproduction – un tarif étudiant est même proposé [30]. Yves Saint Laurent présente, lui, un défilé à la Fête de l’Huma en septembre 1988, devant 40 000 militants rassemblés au parc de La Courneuve et, le 12 juillet 1998, lors de la finale de la Coupe du monde de football, un défilé au Stade de France devant 80 000 spectateurs. Ces proportions gigantesques transforment ces manifestations en super- productions. Tandis que la majorité des défilés est réservée à une élite, ces derniers défilés s’offrent au regard d’un grand nombre de spectateurs qui ne font pas partie de la profession. Aussi, le choix des lieux de ces manifestations marque-t-il une rupture. Il s’agit en effet d’espaces moins prestigieux, peut-être plus accessibles et en tout cas plus populaires, en regard de musées tels que le Louvre, ou d’écoles comme celle des Beaux-Arts, qui accueillent de multiples défilés. Depuis sa rénovation, le Grand Palais reçoit les défilés Chanel : présenté sous la nef du Palais, ces défilés, par la majesté de l’architecture, comme les dimensions artistique et historique du lieu font encore varier le sens du spectaculaire.
Le mannequin, acteur du défilé
15L’autre composante participant pleinement à la dramaturgie du défilé est le mannequin. Comme une actrice de film muet sur le podium, il sert la mise en scène de la présentation de la collection. John Galliano est l’un des couturiers qui implique le plus ses mannequins comme il le confie lors d’un entretien :
Les costumes ont certainement guidé mes goûts pour la reconstitution, par exemple, mais ce sont les comédiennes qui m’ont appris le plus. Leur rapport à l’espace, à la scène a été déterminant pour moi, jusqu’à influencer la manière de défiler de mes mannequins. […] Très vite j’ai souhaité aller contre l’image standardisée d’un mannequin déambulant sur un podium comme on le voyait trop souvent sur les écrans de télévision. Je préférais l’atmosphère des salons, les émois et les expressions de la comédie ou de la tragédie. Cela me paraissait plus conforme pour sentir et ressentir le pli d’un tissu ou le sillage d’un parfum tels que le suggère l’esprit d’une maison de couture [31].
17Le couturier de la maison Christian Dior adopte ainsi la formule « un mannequin-un vêtement », afin que le top model s’approprie l’esprit du vêtement et qu’il compose un jeu avec lui, adopte les poses théâtrales qui vont le mettre en valeur. Mains sur les hanches, haut port de tête et jambe en avant apparaissent comme les poses les plus stéréotypées, tant sur les podiums que dans les pages des revues de mode.
18Quelquefois « hors normes », les mannequins peuvent s’apparenter à des créatures inhumaines, dotées de corps aux proportions tout à fait inatteignables pour les « communes des mortelles [32] ». Marionnettes ou actrices, ils participent en tous cas activement à la théâtralisation du défilé par leur gestuelle, leur manière de poser, leur démarche, leur attitude, mais également par leur propre corps. La démarche n’est jamais naturelle, les couturiers-créateurs allant jusqu’à créer des artifices modifiant la démarche de leurs mannequins. Les parcours peuvent être glissants, sablonneux, difficiles pour la marche. Chez Alexander McQueen (collection printemps-été 1997) et Chanel (collection haute couture automne-hiver 2001-2002), les mannequins marchent dans un bassin et une piscine remplis de quelques centimètres d’eau, tandis que chez Thierry Mugler (collection printemps-été 2003) et Olivier Strelli (collection automne-hiver 2002-2003), les créateurs freinent la progression sur le podium avec du sable. Jeremy Scott (collection automne-hiver 2000-2001) coupe un talon de chaussure à ses mannequins, juste avant l’entrée sur le podium, pour donner à la chorégraphie un aspect improvisé : les démarches se font bancales, les mannequins, sur les pointes, peinent à marcher [33]. Les modèles peuvent également jouer le rôle de parfaites poupées immobiles, lorsque les défilés se veulent statiques. Ainsi, pour ses premières collections, le directeur artistique de la maison Givenchy, Ricardo Tisci, crée de véritables tableaux vivants, à l’ambiance parfois inquiétante. Un défilé où des mannequins vivants restent immobiles et devant lesquels le public défile, qu’il peut toucher et approcher, donne une impression d’étrangeté. Le principe de la poupée vivante est ici pleinement voulu et peut même créer une certaine appréhension à la vue de ces mannequins. Ce spectacle de « corps-décors » ne prend-il pas le pas sur le vêtement lui-même ? La question mérite d’être posée. Car, s’il est vrai que le visiteur peut approcher le mannequin au plus près, à la différence du défilé classique, on peut se demander s’il n’est pas également intimidé par cette proximité avec ce portemanteau, au sens littéral, vivant.
19Lors de la présentation de sa collection automne-hiver 2007-2008, le duo Viktor & Rolf joue sur une mise en scène rappelant l’univers cinématographique.
20Les mannequins attirent toute l’attention du public : elles défilent avec des spots de lumière fixés sur elles. Star sur le podium, le mannequin tient ici le premier rôle.
21Le choix du mannequin est dès lors crucial, mais les critères varient selon les couturiers-créateurs et le message qu’ils souhaitent faire passer, l’histoire qu’ils désirent raconter au travers de leurs collections. La cabine peut être composée – et c’est souvent le cas aujourd’hui – de mannequins aux physiques quasi identiques – elles sont très grandes, très minces, presque toutes blanches et blondes –, créant un effet visuel mettant avant tout l’accent sur les vêtements. Mais, quelquefois, certains souhaitent des mannequins atypiques, qui dérogent à cette beauté codifiée, et donc habituelle. Alexander McQueen avait ainsi choisi pour la présentation de sa collection printemps-été 1999, Aimee Mullins, jeune Anglaise amputée de ses deux jambes à l’âge d’un an. Pour le défilé, le créateur Anglais avait créé pour elle des bottes en bois, sculptées, spectaculaires. Mais la « différence » de ce mannequin provoque le scandale :
Alexander McQueen est-il prêt à tout pour que l’on parle de lui ? Peut-il impunément faire défiler une handicapée juste pour signifier que « la beauté vient de l’intérieur » ? Une fois de plus, le bad boy de la mode anglaise a allumé la polémique [34].
23Le spectacle du corps différent choque, dans le cadre finalement conventionnel – en matière de vision esthétique du corps-mode – du défilé.
24Enfin, le mannequin peut être, à son corps défendant, le protagoniste de défilés de mode devenus célèbres. C’est ce qu’illustre la chute de Naomie Campbell, perchée sur des talons vertigineux, lors du défilé Vivienne Westwood pour sa collection automne-hiver 1993-1994, qui a fait entrer ce défilé dans les annales. Si le défilé de mode est un moment codifié, pensé et répété à l’avance, une part d’imprévu reste inévitable. Le trac des mannequins peut parfois donner lieu à des pertes d’équilibre sur le podium, épisodes redoutés par les acteurs du défilé. Au-delà de ces incidents, d’autres traits propres au spectaculaire théâtral sont communs : magie opérée par la mise en scène, vêtements considérés comme décors, mannequins institués comme acteurs.
25Ainsi, à la fin du xixe siècle, au moment où s’élaborent des théories de la mise en scène théâtrale refusant la recherche de l’effet et la profusion spectaculaire, le défilé de mode ne contribue-t-il pas à un déplacement de ce même spectaculaire vers d’autres scènes, bien éloignées de l’art dramatique ? Le défilé n’est néanmoins pas une forme figée : né au sein des grands magasins, il se reconfigure tout au long du xxe siècle, entre recherche du sensationnel, mise en scène inventive, rôle accordé aux accessoires, aux décors, aux mannequins eux-mêmes.
Parfois, le défilé devient une « bande visuelle et critique » de ce qui se joue dans notre société. C’est le cas de la collection haute couture 2000 intitulée Clochard de John Galliano ; pour Dior, elle est un hommage « à l’ingéniosité que déploient les déshérités pour se vêtir ». Elle suscite pourtant l’indignation, comme l’explique le créateur :
Ainsi, la mode se doit de garder sa frivolité sous peine de clouer au pilori le couturier, la marque et sa collection. Mais, au-delà du scandale relatif, n’estce pas là la garantie d’une visibilité médiatique ? Au temps de la théâtralisation des événements politiques et sociaux, le défilé de mode ne semble jamais être qu’une des multiples facettes de stratégies de communication de plus en plus complexes. Au sein de ces dernières, la mise en spectacle apparaît, aujourd’hui comme depuis de nombreuses décennies, essentielle. Au détriment, peut-être, du processus de création artistique.Pour ma collection « Clochard », je suis passé des pages mode aux pages politiques des journaux. J’étais inspiré par le romanesque de personnages que je côtoyais le matin en faisant mon jogging, le « monde humide » des bords de la Seine. Je trouve ça beau, pourquoi pas ? Quand d’autres imaginent des Gitanes, personne ne s’en offusque, parce que c’est une référence habituelle, mais, là, c’était la première fois dans la mode.
Notes
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[1]
Françoise Tétart-Vittu, « Naissance du couturier et du modéliste », dans Au paradis des dames : nouveautés, modes et confections (1810-1870), Paris, Paris-Musées, 1992, p. 36.
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[2]
Catherine Join-Diéterle, Anne Zazzo et al., Showtime : le défilé de mode, catalogue de l’exposition du musée Galliera, 3 mars-30 juillet 2006, Paris, Paris-Musées, 2006, p. 145.
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[3]
Ibid., p. 150.
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[4]
Caroline Evans, « Le défilé de mode au début du xxe siècle à Paris : esthétique industrielle et aliénation moderniste », dans Catherine Join-Diéterle, Anne Zazzo et al., op. cit., p. 72.
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[5]
Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Buchet/Chastel, 1967, 176 p.
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[6]
Principale source d’information, la presse donne des indications précieuses au moment des défilés de mode. Lieu, ambiance, décor, mannequins, univers de la collection, etc., sont autant de détails retranscrits dans ces comptes rendus écrits au moment des fashion weeks, expression désormais consacrée pour parler des journées consacrées aux défilés de mode. Avec les années 1980 et leurs top models, des pages entières sont régulièrement dédiées à ces mannequins autrefois si dénigrés, puis devenus stars. Leurs témoignages sont également une source importante dans l’étude du défilé.
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[7]
Florence Brachet-Champsaur, « Le défilé de mode et les grands magasins : des origines aux années 1960 », dans Catherine Join-Diéterle, Anne Zazzo et al., op. cit., p. 97.
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[8]
Il est difficile de dater la première utilisation de ce mot dans le domaine de la mode. Peut-être est-il un dérivé de l’aboyeur, l’employé chargé d’avertir et d’appeler les acteurs en scène. Sa façon d’appeler, sur un ton généralement aigu et d’une voix monocorde, ressemblait visiblement à un aboiement, d’où le surnom, voir « Aboyeuse », dans Le Trésor de la langue française, Paris, CNRS Éditions, 1971.
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[9]
Caroline Evans, art. cit., p. 71.
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[10]
Ibid., p. 72-74.
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[11]
Ibid., p. 80.
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[12]
Voir la revue mondaine Femina qui relate les événements auxquels la femme élégante et aisée doit se rendre.
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[13]
Lisa Seantier, « Les archives sonores du défilé », dans Catherine Join-Diéterle, Anne Zazzo et al., op. cit., p. 236.
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[14]
Lydia Kamitsis, « Une histoire impressionniste du défilé depuis les années 1960 », dans Catherine Join-Diéterle, Anne Zazzo et al., op. cit., p. 166.
-
[15]
Morgan Jan, « Le mannequin : du porte-manteau au top model », dans Catherine Join-Diéterle, Anne Zazzo et al., op. cit., p. 209-217.
-
[16]
Lydia Kamitsis, art. cit., p. 169.
-
[17]
Ibid.
-
[18]
Propos de Régine Chopinot recueillis par Sylvie Martin, dans Olivier Saillard (dir.), Jean-Paul Gaultier, Régine Chopinot, le défilé, Paris, Les Arts décoratifs, 2007, p. 21.
-
[19]
Claire Wilcox, « J’essaie de ne pas craindre le radicalisme », dans Claire Wilcox (dir.), Radical Fashion, Paris, Éd. du Collectionneur, 2002, p. 2.
-
[20]
Lydia Kamitsis, art. cit., p. 171.
-
[21]
Colin McDowell, La Mode aujourd’hui, Paris, Phaidon, 2003, p. 307.
-
[22]
Alistair O’Neill, « Imaginer la mode. Helmut Lang et la Maison Martin Margiela », dans Claire Wilcox (dir.), op. cit., p. 39.
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[23]
Françoise Sackrider, « Du podium à la boutique », dans Catherine Join-Diéterle, Anne Zazzo et al., op. cit., p. 108.
-
[24]
Alexander McQueen, cité dans Marie-Pierre Lannelongue, « God save McQueen », Elle, 12 février 2007, p. 72.
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[25]
Les étudiants des écoles de stylisme sont quant à eux relégués au dernier rang, dépourvus de places assises.
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[26]
« Qui est assimilé à un spectacle par la performance, le sens artistique présenté […] », dans le Trésor de la Langue française, op. cit.
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[27]
Valérie Steele, « La révolte du style », dans Claire Wilcox (dir.), op. cit., p. 51.
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[28]
Lydia Kamitsis, art. cit., p. 170.
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[29]
Françoise Sackrider, art. cit., p. 108.
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[30]
Ibid., p. 168.
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[31]
John Galliano, cité dans Olivier Saillard, « Conversation », Madame Figaro, 30 juin 2007, p. 44-45.
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[32]
Morgan Jan, « Ana au pays des mannequins », Interrogations, no 7, décembre 2008, revue en ligne, http://www.revue-interrogations.org/article.php?article=148.
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[33]
Vincent Lappartient, « Le défilé spectacle », dans Catherine Join-Diéterle, Anne Zazzo et al., op. cit., p. 266.
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[34]
Marie-Pierre Lannelongue, « Aimee Mullins, le top aux jambes de bois », Elle, 5 novembre 1998 [n. p.].