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Article de revue

L'articulation entre écrans et performance : autour des spectacles de Superamas, Gob Squad et Big Art Group

Pages 87 à 103

Notes

  • [1]
    Peter Watkins, Media Crisis, Paris, Homnisphères, 2004, 247 p.
  • [2]
    « Le mot [mainstream], difficile à traduire, signifie littéralement “dominant” ou “grand public”, et s’emploie généralement pour un média, un programme de télévision ou un produit culturel qui vise une large audience. Le mainstream, c’est l’inverse de la contre-culture, de la subculture, des niches […]. L’expression “culture mainstream” peut d’ailleurs avoir une connotation positive et non élitiste, au sens de “culture pour tous”, ou plus négative, au sens de “culture de marché”, commerciale, ou de culture formatée et uniformisée », Frédéric Martel, Mainstream, enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde, Paris, Flammarion, 2010, p. 16.
  • [3]
    Emmanuel Wallon, « Expériences d’extraversion, les aléas de la performance dans l’espace public », Théâtre/Public, no 191 : L’Avant-garde américaine et l’Europe, II. L’impact, décembre 2008, p. 92.
  • [4]
    Les Superamas expliquent qu’ils travaillent « dans le contexte de la performance en public » (in the context of public performance) et en français dans le texte, ils se présentent comme suit : « Reconnu à la fois comme compagnie de danse et comme compagnie de théâtre, Superamas élabore également un travail visuel original, et dont chaque film et installation porte la marque. Le collectif investit les arts visuels avec une spécificité et un savoir faire hérités des arts vivants », http://superamas.com/nsuperamas.html. « Gob Squad réalise de la vidéo, des performances, des installations et des happenings étranges, mélangeant la performance, le théâtre, le film et la vraie vie » (Gob Squad make performance, video, installations and weird happenings, mixing performance, theatre, film and real life), http://www.gobsquad.com/. « Le Big Art Group est un groupe de performance expérimentale […]. Le Big Art Group emploie le langage et les médias pour repousser les conventions du théâtre, du film et des arts visuels ; cela produit des travaux d’une culture subversive et des performances innovantes employant texte original, technologie et des modes de communication expérimentaux », http://bigartgroup.com/about/big-art-group/. L’ensemble des traductions de cet article est de l’auteur.
  • [5]
    Emmanuel Wallon, « Exhibition exponentielle », Théâtre/Public, décembre 2008, p. 80.
  • [6]
    Dans ses Commentaires sur La Société du spectacle, Guy Debord explique que la « domination spectaculaire » s’est établie partout dans le monde, y compris au sein de pays à l’économie peu développée. Il théorise aussi l’hybridation des spectaculaires concentrés et diffus en un spectaculaire intégré. Nous choisissons de ne pas reprendre ce terme, car nous lui préférons une signification moins situationniste et plus marxiste (même si la pensée debordienne est imprégnée de celle de Marx), ainsi qu’une simplification du concept qui est à l’image de ce qu’en ont compris les créateurs étudiés ici. Voir Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Champ Libre, 1971 [1967], 176 p.
  • [7]
    « La vidéo, partout, n’a plus rien de l’image, de la scène ou de la théâtralité traditionnelle, qui ne sert pas du tout à jouer ou à se contempler, mais à être branché sur soi-même », Jean Baudrillard, Amérique, Paris, Grasset, 1986, p. 39-40.
  • [8]
    Jean Baudrillard, Simulacres et Simulation, Paris, Galilée, 1981, 235 p.
  • [9]
    Edgar Morin, L’Esprit du temps, t. 1, Névrose, Paris, Grasset, 1962, cité dans Éric Macé, Les Imaginaires médiatiques, une sociologie postcritique des médias, Paris, Amsterdam, 2006, p. 36.
  • [10]
    Béatrice Picon-Vallin (éd.), Les Écrans sur la scène : tentations et résistances de la scène face aux images, Lausanne, L’Âge d’homme, 1998, 343 p. ; Id., La Scène et les images, Paris, CNRS Éditions, coll. « Arts du spectacle », 2001, 404 p.
  • [11]
    Béatrice Picon-Vallin (éd.), Les Écrans sur la scène…, op. cit., p. 22.
  • [12]
    Ibid., p. 19.
  • [13]
    Ibid., p. 18.
  • [14]
    Toutes les informations portant sur les lieux de spectacle, les festivals et les subventions sont disponibles en ligne sur le site Internet www.superamas.com.
  • [15]
    Pour de plus amples informations, voir le site Internet du Tanzquartier (http://tqw.at), qui présente une offre importante d’ateliers pour les praticiens, de recherche en théorie de la danse et de la performance, ainsi qu’une programmation présentant de jeunes compagnies et des chorégraphes reconnus. Le public parisien qui s’en approcherait le plus serait celui du centre Georges-Pompidou, essentiellement composé de praticiens, selon Serge Laurent, programmateur des spectacles vivants à Beaubourg, le 12 février 2010.
  • [16]
    Leurs projets ont été subventionnés, entre autres, par différentes institutions publiques : la ville de Vienne, la chancellerie des arts et le ministère de l’Éducation, de l’Art et de la Culture autrichiens, la direction régionale des Affaires culturelles et le ministère de la Culture et de la Communication français.
  • [17]
    Toutes les informations portant sur les lieux de spectacle, les festivals et les subventions sont disponibles en ligne sur le site Internet www.gobsquad.com.
  • [18]
    René Pollesch est un metteur en scène rattaché à la Volksbühne, il a été directeur artistique du Prater, seconde salle de la Volksbühne, durant les saisons 2001-2002 et 2006-2007, http://www.volksbuehneberlin.de.
  • [19]
    Financés, entre autres, par le Berliner Kulturveranstaltung-GmbH (entreprise d’organisation d’événements culturels), Gob Squad a principalement reçu des aides financières publiques du Arts Council of England, du British Council, du Senatsverwaltung für Wissenschaft, Forschung und Kultur de Berlin (l’administration du Sénat pour la science, la recherche et la culture).
  • [20]
    Les informations portant sur le parcours du Big Art Group sont en ligne sur leur site Internet : www.bigartgroup.com.
  • [21]
    Le groupe recherche majoritairement le soutien d’organisations philanthropiques, telles que The Jerome Foundation ou la Florence Gould Foundation, mais ses spectacles sont parfois coproduits par des organismes européens et étasuniens : le festival d’Automne à Paris, la maison des Arts de Créteil, The Kitchen à New York, le Wexner Center for the Arts à Colombus (Ohio).
  • [22]
    Tom Sellar, « The City’s Best (and Not so Best) Progressive Theater, En garde, avant-garde ! », Village Voice, 5 janvier 2010, http://www.villagevoice.com/2010-01-05/theater/the-city-s-best-and-not-so-bestprogressive-theater/.
  • [23]
    Richard Schechner, « L’avant-garde et les systèmes globalisants », Théâtre/Public, no 190 : L’Avantgarde américaine et l’Europe, I. Performance, septembre 2008, p. 9.
  • [24]
    T. Nikki Cesare, Mariellen R. Sandford, « To Avant or Not to Avant, Questioning the Experimental, the New, the Potential to Shock in the New Garde », The Drama Review, vol. 54, no 4 (t. 208), hiver 2010, p. 7-10.
  • [25]
    Propos recueillis par Antoine de Baecque en février 2008, entretien avec les Superamas à l’occasion du festival d’Avignon 2008, www.theatre-contemporain.net.
  • [26]
    Erwin Jans, « Le théâtre à l’ère de la reproduction visuelle », Études théâtrales, n° 46 : Emmanuel Wallon, Jean-Louis Besson (dir.), Théâtre, fabrique d’Europe, décembre 2009, p. 116-122.
  • [27]
    Antoine de Baecque, présentation du spectacle pour le catalogue du festival d’Avignon, juillet 2008.
  • [28]
    Jemma Nelson, Helen Shaw, « Big Art Group Mixes Video and Mystical Rites for its Mesmerizing Spectacle SOS », Time Out New York, n° 703, 19-25 mars 2009, http://newyork.timeout.com.
  • [29]
    « Gob Squad und der unmögliche Versuch daraus klug zu werden » (« Gob Squad ou l’impossible tentative d’en devenir intelligents »), Berliner Kulturverwaltung, 2010, p. 89.
  • [30]
    « Nous regardons tous beaucoup la télévision ainsi que nombre de films. Nous cherchons aussi à produire cette langue que nous consommons », ibid., p. 88.
  • [31]
  • [32]
    Bérénice Hamidi-Kim, Les Cités du « théâtre politique » en France, 1989-2007. Archéologie et avatars d’une notion idéologique, esthétique et institutionnelle plurielle », thèse de doctorat en lettres et arts sous la direction de Christine Hamon-Siréjols, université Lyon 2-Louis Lumière, 2007, p. 125, consultable en ligne : http://theses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2007/hamidi-kim_b#p=0&a=top.
  • [33]
    Jacob Gallagher-Ross, « Images Eaters, Big Art Group Brings the Noise » (« Dévoreurs d’images, le Big Art Group monte le son »), The Drama Review, vol. 54, no 4 (t. 208), hiver 2010, p. 77-78.
  • [34]
    « Big Art Group’s aesthetic of spectacular overload », ibid., p. 80.
  • [35]
    Gob Squad, The Making of a Memory, 10 years Gob Squad Remembered in Words and Pictures, Synwolt Verlag Berlin, 2005, p. 119.
  • [36]
    Béatrice Picon-Vallin (éd.), Les Écrans sur la scène…, op. cit., p. 35.

1Une certaine forme de spectacle des années 1990 et 2000, et ce d’autant plus que les médias commerciaux convergent vers ce que Peter Watkins nomme la « monoforme [1] », s’inscrit, d’un point de vue économique au moins, en creux des processus médiatiques qualifiés par certains de mainstream[2] : les performances. Dans l’univers de la critique et celui des institutions, ce terme supplante progressivement, depuis les années 1960, ceux de « théâtre » et de « représentation ». Il tend même à devenir le terme générique pour tout spectacle pratiquant le collage de plusieurs disciplines artistiques : « La première [des questions relatives à la portée de l’expérimentation artistique au sein de la performance] est celle de l’interdisciplinarité ou multimédialité [3]. » Qualifier les artistes qui les produisent de « performers », et non d’« acteurs » ou d’ « interprètes », renvoie au fait qu’ils se réclament avant tout de l’interdisciplinarité de leur pratique [4], mêlant performance, vidéo, danse, théâtre, etc. Qu’on les rattache au théâtre stricto sensu pourrait ne pas leur sembler adéquat. Cependant, ils ne récusent pas cette catégorie. Plus généralement, la performance est étroitement liée à l’idée d’expérimentation : « La notion d’expérience y tient lieu d’équivalent, dès lors qu’elle se déroule au regard d’un public appelé à en éprouver l’intensité [5]. »

2Il s’agit alors pour toute une série de nouveaux groupes de performers de faire spectacle contre la fabrication d’un « spectaculaire dominant ». Ils s’inscrivent sans doute là dans une lecture de l’évolution médiatique inspirée de Guy Debord [6]. Convaincus de la validité du paradigme de « société du spectacle » pour définir les sociétés ultra-capitalistes, sans pour autant avoir lu en détail les écrits du chef de file situationniste et sans partager ses vues politiques ou esthétiques, ils considèrent le spectaculaire sous l’angle de sa structure, de l’organisation des différents éléments de sa mise en scène, de son aspect esthétique plus que politique. C’est autour de la critique, technique, de la production de marchandises-spectacles et de vedettes fabriquées que s’articule leur travail. Dans quelle mesure les groupes de performers ont-ils connaissance des théories développées par Jean Baudrillard ? Difficile à dire. Il n’en demeure pas moins que celles-ci permettent d’affiner la compréhension du processus à l’œuvre dans le travail des groupes, qui s’approprient les techniques médiatiques en même temps qu’ils les dénoncent. On retiendra que le philosophe pointe le lien toujours plus ténu entre les hommes et les machines à informer et à communiquer [7], qu’il théorise l’ « hyperréalisme » et l’idée qu’un produit médiatique doit sembler plus vrai que vrai, qu’il montre enfin comment le simulacre ne cache pas une vérité mais simule par la négation du sens, afin de masquer l’absence de sens et de morale du monde capitaliste [8].
Cependant, la protestation de ces performers contre le spectaculaire mainstream doit aussi pouvoir être lue au prisme d’analyses concentrées autour de sa double dimension, à la fois créatrice et normative. C’est ce que suggère un sociologue des médias comme Éric Macé qui, à l’appui de sa thèse, cite L’Esprit du temps d’Edgar Morin : « C’est l’existence de cette contradiction qui permet de comprendre, d’une part, cet immense univers stéréotypé dans le film, la chanson, le journalisme, la radio, et, d’autre part, cette invention perpétuelle dans le cinéma, la chanson, le journalisme, la radio, cette zone de création et de talent au sein du conformisme standardisé [9]. » En ce sens, une inventivité et une normativité visuelles et sonores liées aux expressions médiatiques contemporaines sont reprises à leur compte par ces artistes, performers ou non d’ailleurs. Primordiale est alors la vitesse de l’enchaînement et du rythme interne des séquences : grand débit de paroles, vélocité des déplacements, fréquents changements de la lumière et du son. L’espace est rempli de signes, faisant sens les uns par rapport aux autres, renvoyant à une mythologie connue de tous et non passée au filtre d’une subjectivité. Comme l’écoulement du temps imperceptible, la dramatisation du son et des lumières ne doit pas sembler avoir été mise en scène. En écho à l’exigence de rapidité, l’intensité dramatique doit être à son comble, effet qui s’incarne, de façon exemplaire, dans la technique du suspense. Examinant l’évolution de la scène en rapport à la sphère médiatique, l’historienne du théâtre Béatrice Picon-Vallin [10] souligne que, dans les spectacles des années 1980 et 1990, « [les moniteurs vidéo] sont liés à une logique de fragmentation, d’atomisation [11] ». La chercheuse ajoute ceci : « Au lieu d’une contemplation de l’image, et de la médiation du regard et de l’intelligence qu’elle entraînerait, se développe une perception, discontinue et heurtée, de fragments multiples présentés de façon simultanée, chaotique, entre lesquels le spectateur doit choisir lui-même [12] […]. » Les artistes créent des « équivalents du type de perception produit par les écrans [13] ». Un dernier trait semble devoir caractériser ces groupes de performers et les distinguer de la production commune du spectacle vivant. Au-delà de leur relation ambivalente à la culture médiatique, faite d’imprégnation et de sympathie, ils proposent une autre forme de renouvellement : leur attention à la réception de leurs spectacles et la recherche de liens particuliers à leurs spectateurs. Ce faisant, leurs performances, redevables de certains mécanismes de séduction du spectaculaire, les exposent potentiellement à la critique qu’ils développent.

Trois collectifs expérimentaux à l’œuvre

3Trois groupes articulant leur travail autour de la volonté, affirmée en demiteinte, de critiquer les normes de la culture médiatique occidentale actuelle, paraissent particulièrement révélateurs de ces relations ambiguës au spectaculaire dominant : les performers franco-viennois de Superamas (1999), britannogermaniques de Gob Squad (1994) et étasuniens du Big Art Group (1999).

4Superamas [14] compte un comédien-performer de formation, deux designers, deux autres membres ont étudié l’un le cinéma, l’autre la lumière ; quatre d’entre eux sont également musiciens. Ces cinq personnes signent leurs productions d’un nom collectif sans jamais dévoiler leurs identités, auxquelles peuvent se joindre ponctuellement ou pour une collaboration durable des performers solos, les noms de ces derniers étant alors cités dans les programmes. D’abord tous installés à Paris, certains de ses membres ont émigré à Vienne, en Autriche, depuis 2002. Leur travail s’effectue avant tout au sein de différents lieux qui réunissent majoritairement un public de praticiens ou de fins amateurs de danse et de performance [15]. Ainsi, ils ont été accueillis en résidence au Tanzquartier (Vienne), au Budascentrum (Kortrijk, Belgique), au parc de la Villette (Paris), à la Szene Salzburg en Autriche [16], invités aux festivals 100 Dessus Dessous (la Villette), Impulstanz (Vienne), Under the Radar (New York) et à Avignon. Superamas y a acquis une reconnaissance nationale et internationale.

5Gob Squad [17] compte aujourd’hui sept membres permanents. Comme chez Superamas, des artistes indépendants sont invités à s’associer ponctuellement aux créations du groupe. La différence réside dans une plus grande dissémination de ces performers solos. Gob Squad est né d’une collaboration débutant en 1992 entre Sean Patten et Sarah Tom, tous deux étudiants en art et design à la Nottingham Trent University. À ces derniers se sont ajoutés, en 1994, deux jeunes diplômés de l’université de Gießen (Allemagne) en études théâtrales appliquées (Angewandte Theaterwissenschaft), Johanna Freiburg et Berit Stumpf. Simon Will, abandonnant sa carrière dans la production artistique, entre dans le groupe en 1999. Aucun des membres, à l’exception de Bastien Trost, qui les a rejoints en 2003, ne sort d’une école de théâtre. L’équipe de Gob Squad est majoritairement constituée de plasticiens. En janvier 2011, Sharon Smith, performer, chorégraphe et docteur en danse, se joint à eux. Ses membres ont donc, pour la plupart, reçu des formations en arts appliqués, un seul d’entre eux étant sorti d’une école de théâtre. Gob Squad a présenté son travail à l’occasion du Now Festival (Nottingham) ou des Wiener Festwochen, au TAT (Francfort), au Kampnagel (Hambourg), au Hebbel am Ufer (Berlin) et à la Volksbühne (Berlin) où, depuis une collaboration avec René Pollesch en 2004 [18], sont montrées les premières du groupe [19]. Son rapprochement avec la Volksbühne, dont il a intégré le répertoire en 2010 avec Revolution now !, lui a permis de fidéliser un public jeune, composé de trentenaires et de quadragénaires, souvent de véritables aficionados. Le public est donc plus identifiable que celui de Superamas, qui balaie peut-être un spectre plus large.

6Quant au Big Art Group [20], il a vu le jour grâce à la réunion en 1999 de deux personnes : Caden Mason et Jemma Nelson. Après avoir étudié le théâtre à Austin au Texas et occupé la place d’assistant auprès de Lee Breuer, de la compagnie Mabou Mines, et de Julie Taymore, le premier devient metteur en scène et vidéaste ; le second est écrivain et scénariste. Ils s’entourent d’une équipe de comédiens. Ne disposant pas d’un lieu fixe, ils vont de résidence en résidence. Aussi certains des lieux dans lesquels ils se produisent, ou des événements auxquels ils participent, recoupent-ils ceux des deux collectifs précités : le Hebbel am Ufer, la Szene Salzburg et les Wiener Festwochen [21]. Contrairement aux deux autres, le Big Art Group revendique son appartenance au théâtre expérimental. Ce « label » est d’ailleurs suggéré par certains journalistes tel Tom Sellar dans Village Voice qui multiplie les adjectifs caractérisant le groupe ou le milieu auquel il appartiendrait : « progressive theater », « avant-garde », « theatrical pioneers », « alternative theater », « experimental stage artists[22] ». Tandis que Richard Schechner assure que « les mots “avant-garde” et “expérimental” relèvent de l’argument de vente plutôt que de la “description” [23] », le dernier numéro de The Drama Review[24] propose cependant de rassembler le Big Art Group avec d’autres praticiens influents de la scène new-yorkaise dans les catégories des « avant-gardes contemporaines », et pointe l’importance du groupe comme des nouvelles formes de storytelling.
Si les manières de jouer des trois groupes ne sont pas toutes identiques (aucune place à l’impromptu chez le Big Art Group, de très légères improvisations chez Superamas, des improvisations à l’intérieur d’un cadre très construit chez Gob Squad), tous ont une forte proximité avec les arts visuels, réalisant des installations et présentant parfois leurs performances dans l’enceinte des musées. Un examen précis de leurs performances permet de mieux comprendre en quoi leurs spectacles tissent un lien particulier avec le spectaculaire contemporain.
Présenté au parc de la Villette en 2008, Empire de Superamas s’organise en deux temps : le tournage d’un film historique, en costumes d’époque, sur la bataille napoléonienne d’Aspern-Essling en 1809, puis la réception de l’équipe du même tournage chez l’ambassadeur de France à Vienne. Une voix off, du type des bandes-annonces de films à grand spectacle, introduit l’action. Des scènes de complot, de bataille, de viol, des jeux amoureux, de courts tableaux se succèdent, séparés par des noirs et suppléés par la musique empruntant à l’orchestre symphonique hollywoodien aussi bien qu’à Michael Jackson [Ill. 1]. Le caméraman et son assistant évoluent parmi les cadavres. La réception à l’ambassade fait ensuite défiler danses publicitaires, drague, échanges cérémonieux et témoignage inopiné d’un réfugié somalien. La musique est d’ambiance, cliché du cocktail mondain [Ill. 2]. Un écran descend des cintres, deux courts-métrages suivent la performance. Mi-militaires, mi-touristes en Ray-Ban, des hommes circulent en jeep dans un environnement ressemblant à la garrigue du Sud de la France. Ils ont rendez-vous avec la cinéaste iranienne Samira Makhmalbaf. Enfin, comme un bonus inséré dans un making-of, une courte vidéo montre la troupe trinquant à sa venue au festival d’Avignon, suivie du générique.

Ill. 1

Superamas, « La bataille », Empire (Arts and Politics), 2008, photographie Superamas [avec l’aimable autorisation de Superamas]

Ill. 1

Superamas, « La bataille », Empire (Arts and Politics), 2008, photographie Superamas [avec l’aimable autorisation de Superamas]

Ill. 2

Superamas, « L’ambassadeur et sa femme » (face à la caméra), Empire (Arts and Politics), 2008, photographie Superamas [avec l’aimable autorisation de Superamas]

Ill. 2

Superamas, « L’ambassadeur et sa femme » (face à la caméra), Empire (Arts and Politics), 2008, photographie Superamas [avec l’aimable autorisation de Superamas]

7SOS du Big Art Group, présenté en 2008 aux Wiener Festwochen, propose trois intrigues en parallèle. Rapidité de l’enchaînement des séquences et flot continu de paroles sont les ingrédients de cette performance. Huit écrans géants retransmettent les images du plateau, filmées en direct. Quatre acteurs, enveloppés de fourrures synthétiques, portent des têtes de peluches comme couvre-chefs, leurs visages dégagés. À l’aide de petites caméras reliées à leurs costumes par un bras métallique articulé, ils se filment eux-mêmes. Perdus dans une jungle technologique, un cerf, un lapin, un panda et un loup finissent par s’entretuer. Leurs voix suraiguës rappellent le côté enfantin des Teletubbies. Le deuxième fil narratif présente la responsable d’un chat sur Internet discutant films, soda et burritos avec un utilisateur régulier du forum. Filmés par des caméras placées en avant-scène, l’une à cour et l’autre à jardin, les performers occupent des places fixes. La troisième intrigue donne à voir le tournage, en temps réel, d’exercices de style autour du film de genre : film catastrophe, comédie romantique… Afin de retransmettre ces séquences, s’ajoutent aux deux caméras de l’avant-scène trois autres placées au milieu de celle-ci.

8À la Volksbühne im Prater en 2003, Super night shot de Gob Squad propose la projection au sein du théâtre, d’un film ayant été réalisé exactement 55 minutes avant la représentation. Chaque performer est son propre caméraman et emploie un dispositif léger : une caméra mini-DV et un trépied, accroché à leur sac, tenu à bout de bras ou posé au sol. La distribution est claire : un héros, un directeur de casting, un promoteur et un dénicheur de lieux. Peu avant le retour des performers dans le théâtre, on somme les spectateurs de se répandre en cris d’allégresse. Lorsque les artistes arrivent en sous-vêtements, l’air épuisé, ils sont acclamés avec enthousiasme. Leurs caméras en main, ils filment le public. Une fois dans la salle, le spectateur regarde sur un écran géant divisé en quatre quarts un film tourné sans coupures, ni montage, dont la réalisation a débuté une heure en amont. Seuls dans leur expédition urbaine à la rencontre d’inconnus, les quatre acolytes ont pris soin de synchroniser leurs montres, se retrouvant par vidéo interposée, mais sans communication sonore pour, par exemple, un petit pas de danse en chœur. Entre jalons déterminés et moments laissés à l’improvisation, les quatre camarades se retrouvent pour la scène du baiser de cinéma entre le lapin – aux deux tiers de la performance, tous s’affublent de masques : un lapin, un loup, un coq et un chat – et un inconnu rencontré quelques minutes plus tôt [Ill. 3]. Or, tous ces spectacles permettent d’appréhender la manière dont des performances alimentent des formes spécifiques de spectaculaire.

Ill. 3

Gob Squad Arts Collective, « Le baiser final », Super Night Shot, Berlin, Volksbühne am Rosa-Luxemburg- Platz, 2004, photographie David Baltzer [avec l’aimable autorisation de Gob Squad]

Ill. 3

Gob Squad Arts Collective, « Le baiser final », Super Night Shot, Berlin, Volksbühne am Rosa-Luxemburg- Platz, 2004, photographie David Baltzer [avec l’aimable autorisation de Gob Squad]

Les écrans sur la scène : différents régimes du voir

9C’est d’abord une relation particulière entre l’art vivant et la scène qui se joue. Parfois, de manière très ambiguë, comme dans Empire de Superamas. L’écran y descend des cintres et la scène alentour est plongée dans le noir le plus total. Aussi est-on conduit à penser que les deux types de réception, celles du cinéma et du théâtre, induisent deux postures radicalement hétérogènes, ne pouvant jamais se mêler ni s’interpénétrer. L’un et l’autre ne s’apprécieraient que séparément, dans leur originalité propre. Cette observation demande néanmoins à être nuancée. Avec une première partie qui propose le tournage d’une fresque historique sur une scène de théâtre, les procédés du cinéma à grand spectacle sont transposés à la scène – rapidité de l’enchaînement des séquences, musique et lumière diégétiques, bruitages emphatiques, costumes d’époque. Dans ce cas, le théâtre rend visible la spécificité du spectaculaire cinématographique :

Tout le travail du plateau tient dans cette réalité et ces tensions entre vrai et faux, vérité et artifice. Car peut-être que le réfugié somalien était faux, lui aussi ? « Les galeries Lafayette, c’est la réalité ; et la caméra, c’est l’art », on entend Godard dire cette phrase dans Big 2, et nous nous en inspirons toujours. Car au théâtre, dire la réalité c’est dévoiler les ficelles de la représentation, le réalisme documentaire consiste, lui, à montrer comment tout cela fonctionne [25].
Chez le Big Art Group, le plateau de théâtre devient plateau de tournage et toute la performance est retransmise à l’aide d’une armada d’écrans géants, ce qui n’est pas sans rappeler une pratique désormais courante pour les matchs de football ou les concerts accueillant un large public [Ill. 4]. On voit mieux les acteurs à l’écran car le dispositif technique empiète sur la visibilité de la performance. Les acteurs sont cachés derrière des caméras, le spectateur n’aperçoit que des parties de leurs corps, d’autant plus que scène et salle sont plongées dans l’obscurité. Une multitude d’écrans tapisse le fond de scène, les corps humains sont, en comparaison, de minuscules fourmis insignifiantes. En voulant montrer le film, on voile le corps. En souhaitant dévoiler le cinématographe, on masque le vivant. Cette disparition de l’acteur au profit de l’écran est aussi imputable à la dimension fascinatrice de ce dernier, à la force d’attraction des images. La thèse défendue par le groupe est celle de l’hybridation du corps avec son image, avec son double « écranique ». Certes, comme l’image est construite en temps réel, on pourrait arguer d’une déconstruction simultanée de nos façons de voir. Le regard vogue par intermittence entre acteurs et écrans, vérifiant si le mouvement du corps coïncide bien exactement avec sa reproduction à l’écran, examinant les positions des différents acteurs afin de savoir comment est formée l’image principale, constituée de surimpressions de plusieurs plans. Il s’agit bien d’une production en direct, et donc d’une performance, mais elle a été entièrement préparée en amont avec une précision irréprochable ; chaque déplacement, chaque positionnement, chaque changement de séquences sont chronométrés à la seconde près. À travers cet exemple, se réalise un mode extrême de l’articulation entre la vidéo et le théâtre, qu’Erwin Jans explique sans être a priori partisan de ce point de vue :

Ill. 4

Big Art Group, « Les cartoons s’entretuent », SOS, New York, 2009. De gauche à droite : Ned Stresen Reuter et Willie Mullins, photographie Hillery Makatura [avec l’aimable autorisation de Big Art Group]

Ill. 4

Big Art Group, « Les cartoons s’entretuent », SOS, New York, 2009. De gauche à droite : Ned Stresen Reuter et Willie Mullins, photographie Hillery Makatura [avec l’aimable autorisation de Big Art Group]

10

La technologie introduit à première vue des éléments étrangers sur scène : machines, écrans, projections, etc., et crée un monde dans lequel l’acteur, en particulier, perd son autonomie et son propre contrôle : son image est reproduite sur un écran géant, sa voix est transformée par des effets sonores… L’entièreté de son jeu devient dépendante d’une matrice technologique. C’est une façon de voir la technologie [26].

11Ici, la subordination du performer au lourd dispositif technique est grande. Si cette servitude est volontaire, l’artiste souhaite refléter la soumission actuelle de l’homme à la technique ou, de manière moins péjorative, son métissage avec elle. Cependant, plutôt que la dissolution de l’art vivant dans la technique, le procédé utilisé, celui du real-time film, accuse l’hybridation de l’homme avec la machine médiatique.

12Troisième cas de figure, dans Super Night Shot, le film n’est plus le produit de ce qui se déroule sur le plateau, car les performers sont sortis de la salle du théâtre : ils ont déserté la scène au profit de leurs avatars numériques. Le spectateur ne les voit en chair et en os qu’au début et à la fin de la représentation, à l’occasion d’une entrée triomphale et des saluts. Le spectateur qui ne connaît pas le travail de Gob Squad et s’attendait à assister à une pièce dramatique est surpris. Le spectateur de théâtre se retrouve dans la posture du spectateur de cinéma : il regarde un écran. Les comédiens assistent eux aussi à la projection car ils sont assis au fond de la salle, à côté des régisseurs. Au moment où les acteurs sont les plus proches des spectateurs, c’est-à-dire dans la salle et à leurs côtés, ils en sont aussi les plus éloignés. Le spectacle vivant prend fin dans les premières minutes ; les performers ont déjà joué et improvisé au dehors, dans l’heure qui a précédé la représentation proprement dite. On assiste à la fois à une dématérialisation du corps du performer et à une matérialisation de l’extérieur, effet rare au théâtre. La ville a été parcourue en tous sens et les rencontres inopinées des performers avec des badauds prennent une dimension épique car, soutenues par une bande-son quasi omniprésente, elles sont introduites dans une fiction se construisant au moment où elle s’énonce. Le corps de l’acteur est absent, mais l’extérieur, le « hors-salle », et les anonymes des rues de la grande ville sont présents. La posture de Gob Squad illustre l’acmé de la rencontre entre la scène et les écrans. Ainsi, au fil de ces trois études de cas, on est passé d’un spectre à l’autre de la tension écran/scène/salle, la recherche d’une hybridation du vivant avec la vidéo pouvant conduire à la disparition de ce dernier.

La technicité

13Un autre élément déterminant du spectaculaire est le niveau de technicité de l’outil. Or, la recherche de la perfection technique conduit les spectateurs à s’interroger sur la nature de la représentation à laquelle ils assistent. Chez Superamas, la qualité de l’image et celle du montage sont des critères primordiaux. Le groupe aime tendre à la perfection technique. S’il cherchait à produire un real-time film à la manière du Big Art Group, il ne pourrait atteindre une telle hétérotopie, un semblable enchevêtrement des plans et des séquences. Seuls le film et l’usage du montage lui permettent de présenter différents espaces et de provoquer un réel soupçon quant à la véracité de l’objet auquel le spectateur est confronté. L’authenticité du documentaire, qui est un faux, n’aurait pas été d’emblée mise en doute si le même scénario n’avait pas été présenté sur la scène de théâtre. Au sujet de ce faux documentaire, Antoine de Baecque constate : « À la télévision, ce reportage passerait pour authentique ; au théâtre, il est hautement factice [27]. » Les codes du documentaire sont respectés dans la mesure où l’image n’est pas esthétisée et l’environnement, les décors sont naturels, puisque la vidéo est tournée en extérieur. Aussi la juxtaposition d’un film à la performance vivante crée un décalage et un doute sur l’enregistrement objectif de la vie par la caméra.

14Le Big Art Group, lui, crée des images en direct. Il bricole en live, s’inscrivant dans une tradition artisanale du théâtre. Les acteurs prennent position les uns par rapport aux autres pour donner un peu de profondeur de champ. L’un est à cour, l’autre à jardin, et pourtant leurs corps se touchent à l’écran. Les corps des acteurs se détachent sur des fonds analogues aux toiles peintes [Ill. 5]. Par exemple, pour représenter un naufrage, plusieurs comédiens postés devant différentes caméras tanguent avec, en arrière-plan, une piscine bordée de nombreuses femmes en maillots de bain, rappelant une image récurrente de La Croisière s’amuse. Le comédien au premier plan tient une pancarte bleue qu’il agite de gauche à droite, mimant le mouvement d’une vague. La technicité est de l’ordre du bricolage, les « trucages » réalisés sont d’une facture grossière. Le groupe en a parfaitement conscience, comme le suggère Jemma Nelson dans une interview donnée à un journal new-yorkais :

Nous sommes presque low tech, murmure-t-il. Nous utilisons les caméras de la rue et des commutateurs radio bricolés. Nous employons une esthétique particulière renvoyant à l’art du début des années 1970, lorsque les gens se contentaient de rassembler des choses ensemble [28].

Ill. 5

Big Art Group, « Une conversation par webcam sur le steak haché », SOS, New York, 2009. De gauche à droite : Heather Litter et Mikeah Ernest Jennings, photographie Hillery Makatura [avec l’aimable autorisation de Big Art Group]

Ill. 5

Big Art Group, « Une conversation par webcam sur le steak haché », SOS, New York, 2009. De gauche à droite : Heather Litter et Mikeah Ernest Jennings, photographie Hillery Makatura [avec l’aimable autorisation de Big Art Group]

15Le théâtre s’échine ici à reproduire un spectaculaire qui fascine ses créateurs et qu’ils avouent à la fois ne jamais pouvoir atteindre. Le Big Art Group mêle donc ici un imposant dispositif technologique et des techniques plus artisanales, ayant recours à deux facettes, souvent concomitantes, du processus de fabrication des images.

16Dans le dernier cas de figure, les membres de Gob Squad usent plutôt d’un bricolage en différé qu’ils qualifient d’esthétique du Do it yourself (Fais-le toi-même). Le réglage des paramètres de l’image vidéo en temps réel requiert certes une haute maîtrise de la caméra, mais les caméras sont celles que l’homme ordinaire peut acquérir pour filmer sa vie quotidienne [29]. Dans Super Night Shot, les interprètes utilisent un dispositif très léger. Comme les performers marchent et se filment à la fois, l’image s’apparente à celle d’un tournage caméra à l’épaule : le cadre bouge, sautille sans cesse. De plus, de nuit et en l’absence de projecteurs, toutes les images sont tournées en position night shot (comme s’y réfère le titre du spectacle) : l’image oscille entre le grisâtre et le verdâtre, les comédiens ont des yeux de lémuriens. Les membres du groupe disent vouloir produire un langage proche de celui de la télévision [30], qui ne saurait cependant être confondu avec les grosses productions télévisuelles ou théâtrales. Le résultat est réussi : la confusion avec une grosse production est impossible. Le bricolage dont ils font apparemment usage sert un but avoué : amener le spectateur à prendre conscience que ce jeu avec la vidéo lui est accessible. À travers cette esthétique Do it yourself, ils cherchent à mettre au jour les effets – à rebours d’une logique hollywoodienne –, afin de rendre lisible le processus de production d’une image. L’adresse au spectateur est claire : fabriquez vos propres images, vos propres imaginaires [Ill. 6].

Ill. 6

Gob Squad Arts Collective, « Le lapin à la caméra », Super Night Shot, Berlin, Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz, 2004, photographie David Baltzer [avec l’aimable autorisation de Gob Squad]

Ill. 6

Gob Squad Arts Collective, « Le lapin à la caméra », Super Night Shot, Berlin, Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz, 2004, photographie David Baltzer [avec l’aimable autorisation de Gob Squad]

Déconstruire nos habitudes visuelles

17Enfin, les rapports entretenus entre les performers, l’écran, la scène et la salle alimentent une réflexion autour du spectaculaire et de son articulation au réel. Ici encore, le travail des trois groupes s’inscrit dans une perspective plurielle qui rend vain tout schématisme excessif.

18Sur leur site Internet, les Superamas affichent leur profession de foi esthétique : leur objet est de « dé-montrer », de séparer, décortiquer, démembrer ce qui est, au sein du spectaculaire dominant, montré comme une unité [31]. Il s’agit alors de rendre le montage apparent. L’écran n’est pas ajouté à la performance afin de replacer le spectateur dans une réception de type cinématographique. La boîte noire du théâtre, sa neutralité est utilisée pour apprendre à regarder toutes les images, et notamment celles produites par notre culture médiatique. Le spectateur est encouragé à douter de la véracité des images vidéo, à avoir un œil scrutateur, transformé en fin analyste de ses propres perceptions. Cependant, le déplacement des moyens de séduction du cinéma commercial dans la sphère théâtrale suffit-il à en produire la critique ? C’est la question que pose Bérénice Hamidi-Kim à propos de Big Third Episode : « Parce qu’il est présenté sur la scène et accompagné de citations émanant d’autorités intellectuelles, le divertissement honteux à la télévision devient-il un divertissement noble et culturel ? Il est intéressant de noter que toute la responsabilité du projet critique incombe au spectateur [32]. » Sans doute. En tout état de cause, le théâtre est conçu comme une école du regard, un laboratoire pour l’œil.

19Chez le Big Art Group, la saturation d’écrans, d’images et de mots tend à reproduire le régime du voir de notre culture médiatique. L’espace saturé de signes, la sollicitation continue des sens du spectateur en témoignent.

20

Alors que le spectacle SOS réprouve la saturation des simulations au sein de notre culture médiatique, il offre des satisfactions analogues, ravissant nos yeux et nos oreilles de lumières, de couleurs et de sons. Tout l’appareil des plaisirs tapeà-l’œil du consumérisme clinquant est purgé de ses objectifs commerciaux, et délivré telle une délicieuse symphonie de sensations superflues. […] Du fait d’un constant excès des simulations, il y a toujours trop à voir et trop à entendre, le spectateur est obligé de choisir activement, à chaque moment, ce qu’il souhaite voir en priorité [33].

21Jacob-Gallagher Ross souligne ici le caractère supra-spectaculaire [34] de l’esthétique du groupe : on dépasse la ligne rouge au-delà de laquelle le spectaculaire déstabilise, présente une proportion de signes trop importante pour que le genre continue de poursuivre son but premier, être un divertissement délassant. Le spectaculaire devient alors dérangeant, voire anxiogène. En offrant un régime à la fois proche – pour la position spectatorielle – et éloigné – pour la technicité – du spectaculaire dominant, Super Night Shot en détourne les fondements ramenant, à l’inverse, à des formes ordinaires, ou, pour le dire autrement, antispectaculaires. Un spectateur, Georg Diez, par ailleurs critique d’art, en témoigne :

22

Gob Squad, avec Super Night Shot, réalisait le renversement de la fictionnalisation du monde. La rue, la nuit, la vie n’étaient pas telles qu’elles sont représentées par l’omniprésence des médias et notre perception tant modifiée par les films, la télévision et Internet, c’était bien plus une heure d’un conte moderne dans lequel les princes faisaient pâle figure […], c’était une sorte d’enchantement, mais d’un monde que nous, nostalgiques des grandes villes, vides et dénaturées, ne nous risquerions pas à imaginer [35].

23A contrario, Gob Squad, en jouant le jeu inverse du spectaculaire dominant, interroge en creux ce dernier. Le groupe questionne nos habitudes de spectateur. La technique du direct pourrait être télévisuelle – le reportage live, le micro-trottoir –, cependant, elle est d’un niveau amateur. Tout en proposant un dispositif proche du spectaculaire des médias de masse – arrivée triomphale, visionnage d’un film –, Gob Squad en renverse successivement les codes.

24Ainsi, chacun à sa façon, les trois groupes témoignent de conceptions différentes du spectaculaire et de l’authentique. Superamas occupe une position d’entre-deux : l’authentique – l’autobiographique ici – peut être mêlé au spectaculaire, à la construction fictionnée et mise en scène. On peut ici, à partir de l’authentique, construire du spectaculaire. La vision la plus pessimiste est celle des membres du Big Art Group qui ne montrent que le spectaculaire et proclament haut et fort vivre dans l’artifice, vivre en mettant leurs propres vies en scène. L’authentique nous aurait quitté et nous serions tous des êtres spectacularisés. La vision la plus optimiste et humaniste est celle de Gob Squad qui s’échine à faire naître de l’authentique au sein d’un dispositif fictionnel. L’authentique surgit là de l’impromptu mais cette « improvisation » n’en demeure pas moins mise en scène par des professionnels du spectacle.

25Plus généralement, ces performers reproduisent, avec leurs différences et leurs nuances, l’ambiguïté de la sphère médiatique, sa tension entre consensus et innovation, entre conventions et subversions. Encore la question d’une « prise de politique au sens large » peut-elle être posée, telle que le souhaitait Béatrice Picon-Vallin :

L’image projetée sur des écrans au théâtre est du côté de l’excès, de l’abondance. La scène doit gérer cet excès à l’intérieur de sa dramaturgie, et veiller à ce qu’il n’aveugle pas, mais au contraire aiguise le regard […]. [La scène] ne peut évacuer, sous peine de tomber dans l’illustratif ou l’anodin, l’appel à une prise de position politique, au sens large du terme, sur la société des images qui est la nôtre, à un questionnement sur les pouvoirs et les dangers de ces images, sur la nature du réel et sur les gouffres ouverts par le virtuel [36].
Parce que les collectifs font preuve d’un certain mimétisme à l’égard du spectaculaire, rien n’est moins sûr. En effet, quand bien même la distance critique est une conscience et un engagement au quotidien que ces performers souhaitent transmettre à leurs spectateurs, leur travail, nourri de divers effets du spectaculaire, est ambigu, dual. Si donc, au théâtre, on propose des dispositifs similaires à celui des médias dominants, ne peut-on en conclure que la critique se retourne contre le théâtre lui-même ? Probablement. À moins que ces collectifs de performers n’entendent surtout témoigner devant les spectateurs de leur position d’entre-deux, à la fois rassurante et dérangeante, convenue et subversive. Tel est le statut paradoxal de la performance contemporaine.


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Mise en ligne 30/06/2011

https://doi.org/10.3917/sr.031.0087

Notes

  • [1]
    Peter Watkins, Media Crisis, Paris, Homnisphères, 2004, 247 p.
  • [2]
    « Le mot [mainstream], difficile à traduire, signifie littéralement “dominant” ou “grand public”, et s’emploie généralement pour un média, un programme de télévision ou un produit culturel qui vise une large audience. Le mainstream, c’est l’inverse de la contre-culture, de la subculture, des niches […]. L’expression “culture mainstream” peut d’ailleurs avoir une connotation positive et non élitiste, au sens de “culture pour tous”, ou plus négative, au sens de “culture de marché”, commerciale, ou de culture formatée et uniformisée », Frédéric Martel, Mainstream, enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde, Paris, Flammarion, 2010, p. 16.
  • [3]
    Emmanuel Wallon, « Expériences d’extraversion, les aléas de la performance dans l’espace public », Théâtre/Public, no 191 : L’Avant-garde américaine et l’Europe, II. L’impact, décembre 2008, p. 92.
  • [4]
    Les Superamas expliquent qu’ils travaillent « dans le contexte de la performance en public » (in the context of public performance) et en français dans le texte, ils se présentent comme suit : « Reconnu à la fois comme compagnie de danse et comme compagnie de théâtre, Superamas élabore également un travail visuel original, et dont chaque film et installation porte la marque. Le collectif investit les arts visuels avec une spécificité et un savoir faire hérités des arts vivants », http://superamas.com/nsuperamas.html. « Gob Squad réalise de la vidéo, des performances, des installations et des happenings étranges, mélangeant la performance, le théâtre, le film et la vraie vie » (Gob Squad make performance, video, installations and weird happenings, mixing performance, theatre, film and real life), http://www.gobsquad.com/. « Le Big Art Group est un groupe de performance expérimentale […]. Le Big Art Group emploie le langage et les médias pour repousser les conventions du théâtre, du film et des arts visuels ; cela produit des travaux d’une culture subversive et des performances innovantes employant texte original, technologie et des modes de communication expérimentaux », http://bigartgroup.com/about/big-art-group/. L’ensemble des traductions de cet article est de l’auteur.
  • [5]
    Emmanuel Wallon, « Exhibition exponentielle », Théâtre/Public, décembre 2008, p. 80.
  • [6]
    Dans ses Commentaires sur La Société du spectacle, Guy Debord explique que la « domination spectaculaire » s’est établie partout dans le monde, y compris au sein de pays à l’économie peu développée. Il théorise aussi l’hybridation des spectaculaires concentrés et diffus en un spectaculaire intégré. Nous choisissons de ne pas reprendre ce terme, car nous lui préférons une signification moins situationniste et plus marxiste (même si la pensée debordienne est imprégnée de celle de Marx), ainsi qu’une simplification du concept qui est à l’image de ce qu’en ont compris les créateurs étudiés ici. Voir Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Champ Libre, 1971 [1967], 176 p.
  • [7]
    « La vidéo, partout, n’a plus rien de l’image, de la scène ou de la théâtralité traditionnelle, qui ne sert pas du tout à jouer ou à se contempler, mais à être branché sur soi-même », Jean Baudrillard, Amérique, Paris, Grasset, 1986, p. 39-40.
  • [8]
    Jean Baudrillard, Simulacres et Simulation, Paris, Galilée, 1981, 235 p.
  • [9]
    Edgar Morin, L’Esprit du temps, t. 1, Névrose, Paris, Grasset, 1962, cité dans Éric Macé, Les Imaginaires médiatiques, une sociologie postcritique des médias, Paris, Amsterdam, 2006, p. 36.
  • [10]
    Béatrice Picon-Vallin (éd.), Les Écrans sur la scène : tentations et résistances de la scène face aux images, Lausanne, L’Âge d’homme, 1998, 343 p. ; Id., La Scène et les images, Paris, CNRS Éditions, coll. « Arts du spectacle », 2001, 404 p.
  • [11]
    Béatrice Picon-Vallin (éd.), Les Écrans sur la scène…, op. cit., p. 22.
  • [12]
    Ibid., p. 19.
  • [13]
    Ibid., p. 18.
  • [14]
    Toutes les informations portant sur les lieux de spectacle, les festivals et les subventions sont disponibles en ligne sur le site Internet www.superamas.com.
  • [15]
    Pour de plus amples informations, voir le site Internet du Tanzquartier (http://tqw.at), qui présente une offre importante d’ateliers pour les praticiens, de recherche en théorie de la danse et de la performance, ainsi qu’une programmation présentant de jeunes compagnies et des chorégraphes reconnus. Le public parisien qui s’en approcherait le plus serait celui du centre Georges-Pompidou, essentiellement composé de praticiens, selon Serge Laurent, programmateur des spectacles vivants à Beaubourg, le 12 février 2010.
  • [16]
    Leurs projets ont été subventionnés, entre autres, par différentes institutions publiques : la ville de Vienne, la chancellerie des arts et le ministère de l’Éducation, de l’Art et de la Culture autrichiens, la direction régionale des Affaires culturelles et le ministère de la Culture et de la Communication français.
  • [17]
    Toutes les informations portant sur les lieux de spectacle, les festivals et les subventions sont disponibles en ligne sur le site Internet www.gobsquad.com.
  • [18]
    René Pollesch est un metteur en scène rattaché à la Volksbühne, il a été directeur artistique du Prater, seconde salle de la Volksbühne, durant les saisons 2001-2002 et 2006-2007, http://www.volksbuehneberlin.de.
  • [19]
    Financés, entre autres, par le Berliner Kulturveranstaltung-GmbH (entreprise d’organisation d’événements culturels), Gob Squad a principalement reçu des aides financières publiques du Arts Council of England, du British Council, du Senatsverwaltung für Wissenschaft, Forschung und Kultur de Berlin (l’administration du Sénat pour la science, la recherche et la culture).
  • [20]
    Les informations portant sur le parcours du Big Art Group sont en ligne sur leur site Internet : www.bigartgroup.com.
  • [21]
    Le groupe recherche majoritairement le soutien d’organisations philanthropiques, telles que The Jerome Foundation ou la Florence Gould Foundation, mais ses spectacles sont parfois coproduits par des organismes européens et étasuniens : le festival d’Automne à Paris, la maison des Arts de Créteil, The Kitchen à New York, le Wexner Center for the Arts à Colombus (Ohio).
  • [22]
    Tom Sellar, « The City’s Best (and Not so Best) Progressive Theater, En garde, avant-garde ! », Village Voice, 5 janvier 2010, http://www.villagevoice.com/2010-01-05/theater/the-city-s-best-and-not-so-bestprogressive-theater/.
  • [23]
    Richard Schechner, « L’avant-garde et les systèmes globalisants », Théâtre/Public, no 190 : L’Avantgarde américaine et l’Europe, I. Performance, septembre 2008, p. 9.
  • [24]
    T. Nikki Cesare, Mariellen R. Sandford, « To Avant or Not to Avant, Questioning the Experimental, the New, the Potential to Shock in the New Garde », The Drama Review, vol. 54, no 4 (t. 208), hiver 2010, p. 7-10.
  • [25]
    Propos recueillis par Antoine de Baecque en février 2008, entretien avec les Superamas à l’occasion du festival d’Avignon 2008, www.theatre-contemporain.net.
  • [26]
    Erwin Jans, « Le théâtre à l’ère de la reproduction visuelle », Études théâtrales, n° 46 : Emmanuel Wallon, Jean-Louis Besson (dir.), Théâtre, fabrique d’Europe, décembre 2009, p. 116-122.
  • [27]
    Antoine de Baecque, présentation du spectacle pour le catalogue du festival d’Avignon, juillet 2008.
  • [28]
    Jemma Nelson, Helen Shaw, « Big Art Group Mixes Video and Mystical Rites for its Mesmerizing Spectacle SOS », Time Out New York, n° 703, 19-25 mars 2009, http://newyork.timeout.com.
  • [29]
    « Gob Squad und der unmögliche Versuch daraus klug zu werden » (« Gob Squad ou l’impossible tentative d’en devenir intelligents »), Berliner Kulturverwaltung, 2010, p. 89.
  • [30]
    « Nous regardons tous beaucoup la télévision ainsi que nombre de films. Nous cherchons aussi à produire cette langue que nous consommons », ibid., p. 88.
  • [31]
  • [32]
    Bérénice Hamidi-Kim, Les Cités du « théâtre politique » en France, 1989-2007. Archéologie et avatars d’une notion idéologique, esthétique et institutionnelle plurielle », thèse de doctorat en lettres et arts sous la direction de Christine Hamon-Siréjols, université Lyon 2-Louis Lumière, 2007, p. 125, consultable en ligne : http://theses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2007/hamidi-kim_b#p=0&a=top.
  • [33]
    Jacob Gallagher-Ross, « Images Eaters, Big Art Group Brings the Noise » (« Dévoreurs d’images, le Big Art Group monte le son »), The Drama Review, vol. 54, no 4 (t. 208), hiver 2010, p. 77-78.
  • [34]
    « Big Art Group’s aesthetic of spectacular overload », ibid., p. 80.
  • [35]
    Gob Squad, The Making of a Memory, 10 years Gob Squad Remembered in Words and Pictures, Synwolt Verlag Berlin, 2005, p. 119.
  • [36]
    Béatrice Picon-Vallin (éd.), Les Écrans sur la scène…, op. cit., p. 35.
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