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Article de revue

Un paysage à la gloire de l'Homme. La représentation de l'environnement préhistorique dans l'enseignement et la fiction de la seconde moitié du xxe siècle

Pages 191 à 209

Notes

  • [1]
    Henri Larski, « Le film catastrophe américain : entre devoir de mémoire, catharsis et peur jouissive » in René Favier et Anne-Marie Granet-Abisset dir., Récits et représentations des catastrophes depuis l’Antiquité, Grenoble, Publications de la MSH-Alpes, 2005, p. 289.
  • [2]
    Ronald Neame, L’Aventure du Poséidon, Paris, Presses de la Cité, 1972, 375 p.
  • [3]
    John Guillermin, La Tour infernale, 1974.
  • [4]
    Correy Allen, Avalanche, 1978.
  • [5]
    Wiktor Stoczkowski, Anthropologie savante, anthropologie naïve, Paris, CNRS éd., coll. « Empreintes de l’Homme », 1994, p. 136.
  • [6]
    Douglas Orgil, Le Sixième hiver, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1986, p. 337.
  • [7]
    Edmond Haraucourt, Le Premier homme, Paris, Arléa, 1988, p. 39.
  • [8]
    Roberta de Félici, Le Roman préhistorique de J.-H. Rosny Aîné, thèse de doctorat en Littérature française, Université Paris III, 1995, p. 227.
  • [9]
    Pierre Gouletquer, « La préhistoire de bande dessinée : mythes et limites », Historiens & Géographes, mars-avril 1988, n° 318, p. 374.
  • [10]
    Marc Guillaumie, Le Roman préhistorique à partir des premiers romans préhistoriques français (1872-1914), thèse doctorat en Littérature française, Université de Limoges, 2000, p. 100.
  • [11]
    Rééd. in Édouard Aidans, Tounga. L’Intégrale, t. 4, Bruxelles, Joker Éditions, 2007, p. 79.
  • [12]
    Edmond Haraucourt, Le Premier homme, op. cit., p. 37.
  • [13]
    Marc Guillaumie, Le Roman préhistorique, op. cit., p. 95.
  • [14]
    Joseph-Henry Rosny Aîné, Helgvor du fleuve bleu, Paris, Flammarion, 1930, 250 p.
  • [15]
    Guy de Larigaudie, Yug en terres inconnues, Paris, J. de Gigord, coll. « Feu de camp », 1938, 191 p.
  • [16]
    Jean M. Auel, Le Retour d’Ayla, Paris, Presses de la cité, 1990, 655 p.
  • [17]
    Jean Chavaillon, L’Âge d’or de l’humanité. Chroniques du Paléolithique, Paris, Odile Jacob, 1996, 264 p.
  • [18]
    Françoise Hache-Bissette, « Les catastrophes naturelles à travers l’édition jeunesse » in René Favier et Anne-Marie Granet-Abisset dir., Récits et représentations des catastrophes, op. cit., pp. 371-372.
  • [19]
    Rééd. in Roger Lécureux et André Chéret, Rahan. L’Intégrale, t. 1, Toulon, Soleil productions, 1993, p. 49
  • [20]
    Norbert Casteret, Muta, fille des cavernes, Paris, Librairie académique Perrin, 1965, p. 213.
  • [21]
    Don Chaffey, Un million d’années avant J.-C., 1966.
  • [22]
    Kévin Connors, Sixième continent, 1975.
  • [23]
    Françoise Hache-Bissette, « Les catastrophes naturelles à travers l’édition jeunesse », loc. cit., p. 372.
  • [24]
    Philippe Leveau, « Mythe, référence à l’Antiquité et mémoire des catastrophes dans les médias scientifiques. Le déluge de la Bible à Platon. Les scientifiques croient-ils aux mythes antiques ? » in René Favier et Anne-Marie Granet-Abisset dir., Récits et représentations des catastrophes, op. cit., p. 149.
  • [25]
    Bruno Ledoux, Les Catastrophes naturelles en France, Paris, Payot, 1995, p. 19 et p. 37.
  • [26]
    Ibid, p. 18.
  • [27]
    Ibid, p. 173.
  • [28]
    Joris-Karl Huysmans, Là-bas, 1891, loc. cit. in Christian Amalvi, Le Goût du Moyen Âge, Paris, La Boutique de l’Histoire, 2002, p. 9.

1La vogue des produits « bio » qui se multiplient sur les étals et dans les rayons des grandes surfaces, l’attrait de plus en plus fort qu’exercent les gîtes ruraux sur des citadins exaspérés par une pollution et un bruit croissants, et jusqu’au score réalisé par la liste Europe écologie aux élections européennes de juin 2009, tout indique que l’environnement tient de plus en plus de place dans les préoccupations quotidiennes des Français. Pas seulement dans leur vie de tous les jours, mais également dans leur culture : l’environnement n’est pas qu’un objet politique et domestique, il est tout autant, et peut-être même plus, culturel. Pour le vérifier tournons-nous vers un sujet sans aucun rapport apparent : la représentation de la Préhistoire. Quelle place les différents médias du second xxe siècle retenus dans le cadre de cet article, littérature, manuels scolaires, bande dessinée (Tounga et Rahan essentiellement) et cinéma accordent-ils donc au climat, à la végétation, au monde aquatique ainsi qu’aux phénomènes naturels des temps premiers ? L’Homme, qui constitue leur préoccupation centrale, leur point de focalisation, et donc leur justification, évolue devant quel décor [tableau 1] ? Quelle(s) image(s) les Français vont-ils rencontrer et donc se faire de Mère Nature pendant l’enfance de l’humanité ?

Tableau 1

L’environnement préhistorique dans l’enseignement, la littérature, la BD et au cinéma

Tableau 1
Décennies % Hydrographie % Climat % Végétation % Phénomènes naturels % Total % Quarante 60,0 70,0 55,0 25,0 52,5 Cinquante 75,0 41,0 66,7 28,6 52,8 Soixante 82,2 66,1 63,9 61,5 68,4 Soixante-dix 56,3 52,8 41,7 64,1 53,7 Quatre-vingt 75,1 67,3 54,4 53,5 62,6 Quatre-vingt-dix 45,6 40,2 38,9 23,6 37,1 Total 68,7 56,5 53,5 53,1 58,0

L’environnement préhistorique dans l’enseignement, la littérature, la BD et au cinéma

Exemple de lecture : dans les années Quarante, 60 % des médias recensés décrivent l’hydrographie au temps de la Préhistoire. En moyenne, ils sont 52,5 % à évoquer l’environnement, dans ses différents aspects.

L’environnement : un sujet d’ombre et de lumière

2L’environnement est une préoccupation, sans cesse croissante, pour une majorité relativement importante des médias : près de 60 % d’entre eux s’y intéressent sur toute la période et selon une progression pratiquement continue des années Quarante à Quatre-vingt, les années Soixante à Quatre-vingt constituant l’apogée de cet intérêt. Il ne s’agit là que d’un exemple de la prise de conscience, par un nombre de plus en plus important de Français, des problèmes environnementaux qui touchent notre monde, notamment la pollution, et auxquels la presse ne cesse d’accorder des articles et des reportages toujours plus nombreux. L’environnement, en politique comme dans la culture, passe ainsi de l’indifférence, voire du déni, à sa reconnaissance et à sa nécessaire prise en compte. La représentation de la Préhistoire est fille de son temps. Ainsi n’échappe-t-elle en rien aux débats qui agitent la société, même si ceux-là n’ont, a priori, qu’un lointain rapport avec le monde de Cro-Magnon. Il est néanmoins un paradoxe : alors que ce sujet atteint son acmé dans les journaux et les préoccupations des Français de la dernière décennie du millénaire, le pourcentage d’œuvres lui consacrant une place chute brutalement, pour atteindre son plus bas niveau depuis soixante ans. Passé, semble-t-il, définitivement dans le domaine public, installé au cœur de tous les discours, l’environnement perdrait-il donc son intérêt didactique et ludique ? Devenu un des sujets de société les plus brûlants, n’aurait-il plus besoin d’être présent dans les pages des manuels ou des romans ?

3Cet intérêt général pour l’environnement varie cependant selon les thèmes abordés. C’est l’hydrographie des temps premiers qui semble retenir le plus l’attention, avec, en moyenne, près de 70 % des médias recensés. Même si l’on observe une diminution sensible à partir des années Soixante-dix, pourquoi une telle insistance sur l’eau, notamment de la part de la fiction ? La Préhistoire des romans comme des films apparaît ainsi comme un monde liquide, dans lequel l’eau sous toutes ses formes, de l’océan à la mare en passant par le fleuve, est omniprésente. Nulle obligation à cela. Il s’agit donc d’un choix délibéré des auteurs et des cinéastes, d’une évidence pour eux : point d’histoire au temps des hommes premiers sans l’eau. Faut-il y voir, très prosaïquement un biais scénaristique, une facilité romanesque, permettant de relancer l’action, faire durer le suspens, surtout qu’il s’agit souvent d’une eau tumultueuse ? Est-ce la marque de la prégnance sur nos imaginations du Déluge biblique ? Jondalar dans Les Enfants de la Terre, Tounga et Rahan traversant, au péril de leur vie, des fleuves indomptés, Ammon survivant à un raz-de-marée, dans Quand les dinosaures dominaient le monde, seraient-ils de nouveaux Noé ? La Préhistoire marquant la naissance de l’humanité ne pourrait-elle donc se passer de l’eau, source de vie ? Toute fiction sur l’origine de notre espèce se devrait de baigner dans le liquide amniotique de notre vie utérine. La représentation fictionnelle de la Préhistoire réaliserait ainsi l’union, scientifiquement discutable mais toujours discutée, de la phylogenèse et de l’ontogenèse. Difficile de choisir entre ces hypothèses, car il est très vraisemblable que, loin de s’annihiler l’une l’autre, elles se complètent.

4Le climat retient également l’attention des différents médias. Mais, c’est, avant tout, un sujet scolaire, un sujet qui, malgré quelques fluctuations, garde une grande importance jusqu’aux années Quatre-vingt avec, tous cycles confondus, bien plus de la moitié des manuels. La littérature, quant à elle, est plus discrète : au total, et pour trois décennies sur six, moins d’un roman sur deux décrit explicitement le climat. Il est évident qu’un trop long exposé sur ce thème nuirait à l’intrigue et à la qualité même du texte : le lecteur n’a aucune envie d’assister au cours d’un climatologue ; au contraire veut-il, avant tout, être embarqué dans une aventure qui le sorte de son environnement quotidien, surtout dans le cadre d’un roman historique.

5Avec le climat, et presque à égalité statistique, nous trouvons la végétation et les phénomènes naturels. Mais la similitude entre ces deux derniers thèmes s’arrête là. En effet, tous deux suivent une évolution contraire : si la végétation disparaît peu à peu des médias à partir des années Cinquante passant de 66,7 % à 38,9 %, les phénomènes naturels ne cessent de prendre de plus en plus de place jusqu’aux années Soixante-dix incluses, où ils connaissent leur apogée, pour subir un fort repli dans les deux dernières décennies du siècle. Là encore, la représentation de la Préhistoire vit de l’air du temps et on peut la rapprocher de la « vague des films catastrophe des années Soixante-dix [qui] met en évidence un désir inconscient d’autodestruction en sollicitant les peurs les plus enfouies [et] offre en même temps l’image d’une Amérique qui se ressaisit, qui sait se montrer courageuse, qui affirme finalement une certaine puissance retrouvée [1]. » Contemporaine de L’Aventure du Poséidon[2], La Tour infernale[3] et Avalanche[4], qui font alors les beaux jours des salles de cinéma, la Préhistoire des romans, bandes dessinées et films ne peut s’empêcher, à son tour, de verser dans le catastrophisme ambiant.

6Les colères de la nature, passées sous silence par l’école, sont complaisamment décrites, non sans un certain masochisme, voire un masochisme certain, par l’imaginaire. Pourquoi une telle différence ? Les raisons sont multiples et complémentaires. Le transformisme de Lamarck, victorieux du catastrophisme de Cuvier dans le monde universitaire dès le milieu du xixe siècle, l’est également, et en toute logique, dans le monde scolaire : ce ne sont pas des catastrophes qui, venant anéantir périodiquement des espèces entières, sont le moteur de l’évolution, mais la transformation graduelle de ces espèces. La fiction, elle, n’est pas soumise à l’obéissance académique. Elle préfère Cuvier car il lui offre un cadre conceptuel beaucoup plus romanesque, beaucoup moins raisonnable au sens propre du terme : qu’est-il de mieux qu’une éruption volcanique, une tempête, une inondation pour faire frémir le lecteur ou le spectateur, l’emporter vers l’ailleurs qu’il désire ? Certainement pas une longue et docte description de la transformation des espèces. Quoi qu’il en soit, la vision de la Préhistoire est ainsi fort différente selon le média envisagé : si la Terre est menaçante dans les cases et sur grand écran, elle semble indifférente dans les pages des livres de classe.
On retrouve ce même hiatus en ce qui concerne la végétation. Même si la part des manuels décrivant la végétation à la Préhistoire ne cesse d’augmenter jusqu’aux années Quatre-vingt, ce thème demeure discret, avec, en moyenne, le tiers des ouvrages. En revanche, décrire la flore est un détour obligé pour une très grande majorité de romans : malgré une baisse constante, ils sont entre 60 % et 100 % à proposer à leurs lecteurs des descriptions, souvent fort longues et détaillées de la jungle, la taïga ou les marais. Monde liquide, la Préhistoire est donc également un monde végétal sous la plume des romanciers. Pourquoi une telle insistance, alors que rien ne les y oblige ? Deux explications semblent s’imposer. D’une part, la Préhistoire représentant l’enfance de l’humanité, la croissance des plantes peut symboliser celle de notre espèce ; leur profusion est la métaphore de l’inéluctabilité de notre avènement. L’humanité, en germe dans la terre vierge des temps premiers, monterait, telle une plante, vers la lumière. D’autre part, insister sur la végétation revient à insister sur l’aspect sauvage, naturel et donc originel du paysage sur lequel l’Homme n’a pas encore imprimé sa marque : l’arbre est ainsi facteur d’exotisme, comme de pureté. Un monde en gestation, un monde pur, le Paradis perdu en somme, voilà ce que cette omniprésence florale signifierait.
La place accordée aux différents thèmes environnementaux diffère assez sensiblement selon les médias envisagés. Si l’école choisit avant tout le climat, la fiction, sous ses formes les plus diverses s’attache à l’hydrographie, la végétation et aux phénomènes naturels. Cette place varie également selon les époques, les années Soixante à Quatre-vingt se montrant beaucoup plus sensibles à ce sujet que les années précédentes et, surtout, suivantes. Ainsi, pour prendre un exemple, serait-il étonnant qu’un élève des années Quatre-vingt-dix puisse avoir la même vision de l’environnement préhistorique, ni la même perception de son importance sur la vie des hommes, qu’un de ses prédécesseurs des années Soixante. Il en va vraisemblablement de même entre un écolier ou un collégien et un amateur de BD, et cela quelle que soit la décennie. Dans sa représentation, le paysage préhistorique ne semble pas avoir existé vraiment. Il est un sujet, d’ombre ou de lumière, mouvant au gré des médias et des époques. Mais, qu’il soit dans l’ombre ou dans la lumière, comment est-il présenté ?

L’Homme, enfant du climat

7À lire manuels ou bandes dessinées, à regarder les films, quel climat règne à la Préhistoire ? Il convient de noter, tout d’abord, qu’il n’est jamais tempéré, et cela sur toute notre période.

8Les hommes préhistoriques connurent ainsi soit le froid, soit la chaleur, soit les deux successivement, mais jamais la douceur. Certes, cela est conforme aux travaux des préhistoriens, qui ne manquent pas de décrire les différentes glaciations ayant touché notre planète, puis son réchauffement, mais l’occasion est trop belle pour ne pas les suivre, dans la mesure où ils confortent les préjugés les plus tenaces. Les travaux de Wiktor Stoczkowski le montrent clairement : la science est d’autant mieux acceptée qu’elle rencontre notre imaginaire, puisque l’une et l’autre « se construisent à partir de la même matrice conceptuelle [5] ». La Préhistoire, comme nous l’aurons l’occasion de le revoir plus loin, apparaît ainsi comme le temps des extrêmes, à l’opposé du juste milieu. Cette représentation, scientifiquement fondée, s’explique également par la concrétisation d’un phantasme, que nous rencontrerons bien des fois : à la Préhistoire tout est très ; ici, très froid et très chaud. Devons-nous y voir une preuve de l’orgueil de notre espèce ? Notre apparition, puis notre développement, étant la grande affaire de la vie, nous n’avons pu naître puis grandir dans un contexte fade, mesuré, ni même serein. Parce qu’il se considère comme le chef-d’œuvre de l’évolution, l’Homme aurait besoin d’exagération : le froid et le chaud sont lyriques et se marient fort bien à l’exceptionnel ; ils seraient, seuls, dignes de nous. La douceur, quant à elle, est modestie et routine ; elle ne nous mériterait pas. La douceur étant également synonyme de facilité, nous touchons là au deuxième aspect de cette exacerbation climatique. Si la représentation du climat que les médias nous proposent flatte notre orgueil, elle prouve tout autant notre force, notre endurance, notre courage et leur inévitable récompense. Avec un tel climat, cela ne fut pas facile pour nous. Il nous a fallu lutter, serrer des dents quand le froid était trop vif. Et si nous avions chaud, cela n’était que justice en regard de tous les efforts consentis par nos prédécesseurs. On comprend alors ce qu’un climat tempéré peut avoir d’inacceptable : il fait de nous une espèce quelconque et de notre apparition un épiphénomène dans l’histoire de l’évolution ; en nous replaçant dans la norme, il nous fait déchoir de notre place de premier de la classe pour nous installer dans le marais des élèves moyens.

9Avec une remarquable constance sur toute la seconde moitié du xxe siècle, les différents supports retenus se spécialisent – le mot n’est pas trop fort – dans un scénario précis, même si cela n’exclut pas qu’ils en évoquent rapidement d’autres. C’est l’école qui a l’approche la plus nuancée en optant pour le réchauffement du climat ; la bande dessinée et le cinéma ne conçoivent pas de Préhistoire autre que chaude ; quant à la littérature, elle préfère le froid, pratiquement depuis toujours. Pourquoi une telle spécialisation ? Pour ce qui concerne l’enseignement, l’explication semble évidente : il retient ce qu’en disent les préhistoriens et avance en terrain connu, la science étant, en ce domaine, particulièrement sûre d’elle. Dans ce cas précis, les auteurs de manuels se font les transcripteurs fidèles, et un peu paresseux, des savants. La fiction, quant à elle, s’en émancipe, voire les trahit, en présentant la Préhistoire comme un bloc climatique, ce qu’elle ne fut jamais. Les raisons tiennent à la nature même de la fiction. Construits autour d’un individu, d’un groupe d’individus ou de quelques générations, le roman, le cinéma ou la BD ne peuvent étirer leur récit sur des millénaires ; ils sont obligés d’inscrire leur histoire à une époque précise. Mais l’on ne fait que déplacer le problème : pourquoi alors la littérature choisit-elle de montrer des personnages aux prises avec le froid, tandis que le cinéma et la BD préfèrent la chaleur ? Le froid serait-il, par essence, romanesque ? En mettant le héros aux prises avec un environnement hostile, il permettrait de multiplier les démonstrations de son courage ou de son altruisme, d’entretenir le suspense ou d’accroître le drame. À cela, on pourrait objecter qu’il en va de même pour le cinéma et la bande dessinée. Certes. Mais le cinéma et la BD ont une obligation que la littérature n’a pas, ou beaucoup moins. Arts visuels, tous deux doivent impérativement montrer, exposer, leurs personnages, et quelle meilleure exposition que celle qui consiste à les vêtir le moins possible ? Alors, le cinéma et la bande dessinée auraient-ils choisi sciemment la chaleur, car, sans elle, point de pectoraux pour Rahan, ni de bikini pour Raquel Welch ? L’hypothèse, pour être osée, ne nous paraît pas très éloignée de la réalité.

10Froid ou chaud, quelle est l’influence du climat sur l’Homme ? La fiction n’a que très peu abordé cette question, se contentant la plupart du temps d’une description documentaire sans lien avec les hommes ; en revanche, l’école s’y est beaucoup intéressée.

11Pour elle, jusqu’aux années Soixante-dix incluses, et alors que ce postulat est remis en cause depuis fort longtemps, il ne fait aucun doute : c’est le froid qui a poussé nos ancêtres à se réfugier dans les cavernes : « l’Homme des cavernes » est frileux. Ce n’est pas par choix, mais par obligation que nos ancêtres investissent grottes et autres abris-sous-roche ; d’ailleurs, le froid cessant, ils les quittent. L’image donnée de la caverne est donc celle d’une habitation par défaut, d’un endroit qui, en d’autres circonstances, n’aurait jamais été choisi par l’Homme. En fait, le seul grand mérite de la neige et du blizzard est d’avoir poussé l’Homme à se vêtir.

12Ce n’est donc pas la pudeur, mais une triviale nécessité physiologique qui pousse l’Homme à se vêtir : à lire les manuels, l’Homme se vêt tout simplement parce qu’il a froid. Pour conforter cette hypothèse, il suffira de faire remarquer que nous n’avons lu dans aucun manuel que l’Homme aurait inventé le vêtement pour cacher sa nudité. L’homme préhistorique ignorerait donc la pudeur. Qui peut l’affirmer ? Personne et l’on voit ici, encore une fois, les préjugés à l’œuvre. Parce que la pudeur est inventée par Adam et Ève chassés du Paradis, garderait-elle encore cette connotation péjorative, la couleur du péché ? En priver nos ancêtres reviendrait ainsi à les exonérer de la faute originelle.
Si le froid pousse les hommes dans les cavernes, la chaleur les en fait sortir, pour construire les premières habitations : voilà la conséquence la plus importante du réchauffement climatique pour les manuels, jusqu’aux années Soixante-dix. L’Homme, contraint par le froid à se terrer dans les cavernes, accède à la lumière et à la sédentarité grâce à la chaleur. La maison est fille du soleil. Cependant, à partir des années Quatre-vingt, très rares sont les manuels à insister sur cela. Un nouveau paradigme s’impose, l’ancien étant considéré comme acquis. Une conséquence du réchauffement, pratiquement inédite jusqu’à cette date dans l’enseignement, prend alors la première place, en étant évoquée par plus de la moitié des manuels, du primaire comme du secondaire : il s’agit de l’apparition de l’élevage et de la culture.
Qu’il soit froid, chaud ou les deux successivement, on ne peut qu’être frappé par l’importance que les différents médias accordent au climat. Son influence est considérable sur la vie et le développement de l’Homme ; et il s’agit d’une influence toujours positive, toujours valorisante. Le climat n’est jamais un obstacle, mais le maïeuticien des progrès humains. Des années Quarante à aujourd’hui, tant dans les manuels que dans la fiction, il est le moteur fondamental de l’hominisation. Si le froid maintient l’Homme dans les cavernes du Paléolithique, il lui fait, malgré tout, inventer le vêtement. Quant à la chaleur, c’est elle qui le fait entrer dans la deuxième phase de sa Préhistoire, le Néolithique. C’est elle qui lui permet de poser alors les bases de tout notre système économique et social d’aujourd’hui : une économie de production jointe à un habitat fixe. Si Douglas Orgil fait dire à son héros que « l’homme est un enfant de l’âge glaciaire [6] », nous pouvons dire plus : il est bien enfant du climat.

La forêt, « monde de colosses [7] »

13Dans cette ambiance climatique, tantôt froide, tantôt chaude, quelle végétation s’offre au regard des premiers hommes ? Ce qui frappe, en premier lieu, c’est sa variété, une variété beaucoup plus grande que pour le climat. De la savane à la jungle, en passant par les marais ou la forêt, tous les types de végétation se rencontrent dans cette Préhistoire des manuels ou des romans. On peut trouver plusieurs explications à cette diversité. D’une part, elle ajoute au dépaysement temporel un dépaysement biogéographique, ce qui assure à la Préhistoire de fiction l’exotisme que le lecteur et le spectateur recherchent. D’autre part, la fiction préhistorique, qu’elle soit littéraire ou cinématographique, est, dans une très grande majorité d’œuvres, l’histoire d’un voyage. Il est donc tout à fait logique que le héros ou l’héroïne traverse de nombreux paysages. Enfin, comme le relève Roberta de Félici dans sa thèse sur l’œuvre de Rosny :

14

L’alternance des lieux, des pays et des territoires différents donne lieu à une suite de tableaux qui permettent à l’auteur de montrer non seulement ses capacités de paysagiste, mais aussi l’étendue de ses connaissances [8].

15Cette mosaïque végétale s’expliquerait alors par le didactisme des auteurs.

16Dans ce patchwork, une couleur l’emporte très largement sur les autres. Contrairement à Pierre Gouletquer, affirmant que « la préhistoire de fiction exclut à peu près totalement la forêt [9] », nous estimons au contraire qu’elle est omniprésente, notamment dans sa forme la plus exubérante : la jungle. La forêt que la plupart des romans présentent est immense, peuplée d’arbres gigantesques, impénétrable, obscure. La vie qui fait s’élancer les arbres vers le ciel, la vie qui, parce qu’elle débute, est vigoureuse, côtoie la mort et son tapis de végétaux en décomposition. Dépeinte comme le « lieu des origines [10] » dans les premiers romans préhistoriques français, comme le note Marc Guillaumie, la forêt condense le temps, car sur l’humus des plantes pourrissantes, dans la pénombre originelle, croissent des géants de bois. Sur le passé naît l’avenir. Ne peut-on alors voir dans cet attrait pour la jungle, la métaphore commode et lisible de la Préhistoire, notre passé sur les restes duquel nous avons bâti notre futur, un futur bien sûr plus grand, plus beau ? D’une manière plus générale, ne représente-t-elle pas la victoire de la nature sur l’Homme, la marque d’une époque où l’humanité n’était encore que locataire ?
Si le climat est considéré comme ayant fait l’Homme, ses rapports avec la végétation sont plus ambigus. La forêt, type dominant dans les représentations, l’écrase, le force à l’humilité, mais, en même temps, l’intègre à la nature en l’acceptant en son sein. Il fait alors un avec l’arbre, mais dans son ombre [ill. 1].

Ill. 1
Ill. 1
La jungle de Tounga, Édouard Aidans, Tounga. Pour sauver les Urus, 1979 [11].

17À l’inverse, par la métaphore de ces colosses de bois croissant sur la décomposition, la représentation de la forêt montre que l’Homme s’est extirpé, émancipé de ce milieu. De dominé, il s’est fait dominant. Né dans la nature et soumis à elle, l’Homme, en la quittant, aurait-il gagné sa liberté ?

Le fleuve, guide du préhistorique

18Si, comme l’écrit Edmond Haraucourt, « vue de Mars, qui brille rouge, la Terre [semble] peut-être verte, tant la végétation y [reste] abondante [12] », on peut ajouter qu’elle tranche sur le noir sidéral par le bleu de ses eaux. En conséquence, et comme nous l’avons déjà relevé, il n’est de Préhistoire de fiction sans eau. Quel est alors ce monde liquide que romans, films et bandes dessinées présentent ? C’est un univers à la démesure de la végétation.

19Le paysage liquide est immense : le fleuve, la mer ou l’océan occupent, à toutes les décennies, les premières places, alors que les formes hydrographiques plus modestes, comme la rivière ou la mare, sont pratiquement ignorées. Ce classement correspond-il à une réalité archéologique ? Les hommes préhistoriques auraient-ils à ce point privilégié le fleuve et l’océan ? Certes, les sites de plein air semblent avoir été nombreux dans la vallée de la Seine, ou celle de la Loire. Certes, c’est bien en Bretagne, face à l’Atlantique, que se dressent les plus fameux alignements d’Europe. Mais, à l’inverse, c’est sur les bords d’une petite rivière, la Vézère, ou au cœur des Pyrénées, qu’on rencontre la plus forte densité de grottes ornées du Paléolithique Cette focalisation sur le fleuve et l’océan ne correspond nullement aux découvertes scientifiques. Il s’agit donc d’un parti pris. La fiction l’a décidé : l’Homme ne peut avoir vécu auprès d’une mare ou d’une rivière. La raison en est simple : tout cela est trop petit ; seuls le bord de la mer et, surtout, les rives d’un fleuve sont dignes de son avenir.

20Le fleuve est effectivement incontournable dans la fiction préhistorique, de quelque décennie que ce soit. Il en constitue bien une caractéristique essentielle, et cela depuis l’origine comme l’observe Marc Guillaumie [13]. Rarissimes sont les œuvres qui se dispensent de sa présence, une présence envahissant l’espace. Quelle que soit la décennie, l’image du fleuve est la même. Qu’il soit impétueux ou calme, le fleuve coule, imperturbable, invincible, inéluctable. Il emporte tout avec lui, et les arbres, colosses quand ils plongent leurs racines dans l’humus millénaire du sous-bois, deviennent alors fétus de paille ballottés par ses flots. Immense, le regard de l’Homme ne suffit à l’embrasser tout entier. Il est la force, l’inconnu, l’immensité, donnant la vie et fascinant les hommes. On peut donc voir en lui le pendant horizontal de la forêt préhistorique : comme elle, il dépasse l’Homme ; comme elle, il le nourrit ; comme elle, il symbolise la flèche du temps l’amenant de son passé à son futur. Il a également une autre fonction, une utilité plus concrète, mais tout autant métaphorique : il est le guide du héros, le fil rouge de ses aventures de papier. C’est Helgvor vivant avec sa tribu au bord du fleuve bleu [14], Yug pénétrant en Terres inconnues grâce au fleuve [15] ou Ayla et Jondalar quittant les chasseurs de mammouths sibériens pour retrouver la Dordogne, en suivant la route tracée par le Danube [16]. On pourrait encore multiplier les exemples, dans toutes les décennies. Quasiment tous montreraient que le fleuve invite le héros au voyage, qu’il le conduit dans sa quête d’inconnu et de lui-même, qu’il le fait devenir pleinement homme, ou femme. Passé au prisme des mots, il devient ainsi un véritable trait d’union entre le passé et le futur, autant dire la métaphore de l’évolution. Voilà pourquoi, il est indissociable de toute fiction préhistorique : certes, l’Homme fut faible, vulnérable, mais, grâce à ses progrès, physiques comme intellectuels, il est devenu ce que nous sommes. Qui mieux que le fleuve pouvait symboliser cette marche inexorable et triomphale ?
Pour la fiction de toute la seconde moitié du xxe siècle, l’eau préhistorique présente deux traits saillants. D’une part, comme la végétation, elle est vaste. Le monde liquide de la Préhistoire devient, dans les pages des romans comme sur grand écran, celui de l’immensité. Étranger à la mare, ainsi qu’à la rivière, il est celui des fleuves et des océans sans limite, seuls horizons dignes de notre espèce. D’autre part, comme le climat, elle aide l’Homme dans sa marche conquérante. Elle le conduit, non seulement à la recherche de nouveaux espaces et de nouveaux peuples, mais aussi, et même surtout, à sa propre recherche.

Volcans et séismes : la revanche posthume de Cuvier sur Lamarck

21Si Lécureux et Chéret font de Rahan le « fils des âges farouches », le préhistorien Jean Chavaillon n’hésite pas à qualifier le Paléolithique d’« âge d’or de l’humanité [17] ». À lire les descriptions des phénomènes naturels dans différents médias, on ne peut que se ranger du côté des dessinateurs : la Terre est dangereuse pour l’Homme. La représentation, essentiellement fictionnelle, de la Préhistoire consacre ainsi la revanche de Cuvier sur Lamarck, au risque de donner de cette période une image, au pire, erronée, au mieux, déformée. Car, pourquoi la Préhistoire aurait-elle été une époque de si grandes catastrophes ? Rien ne le démontre en effet, et les préhistoriens, comme les vulgarisateurs, que nous avons lus, se taisent sur ce sujet. Il s’agit donc, encore une fois, d’un choix délibéré, ne correspondant en rien aux découvertes scientifiques. Paradoxalement, la Préhistoire, qui voit la construction de l’humanité, se fait, bien souvent, dans un contexte de fin du monde.

22Cette fin du monde vient majoritairement des entrailles de la Terre avec les séismes et les éruptions volcaniques. Ce phénomène n’est pas spécifique à la fiction préhistorique : Françoise Hache-Bissette constate, dans une étude portant sur « les catastrophes naturelles à travers l’édition jeunesse », que « les catastrophes “terrestres”, notamment les éruptions volcaniques, constituent de loin le thème le plus porteur. […] les séismes et tremblements de terre [ayant] été également beaucoup traités [18]. » Le succès du volcanisme dans la représentation de la Préhistoire n’est donc qu’un exemple de sa popularité auprès des jeunes, comme des moins jeunes. Le volcan, qu’il laisse échapper quelques fumeroles menaçantes, ou qu’il déverse le feu de son magma, est omniprésent dans la fiction, surtout dans la bande dessinée Le volcan est toujours présent, et, s’il n’engloutit pas systématiquement hommes et bêtes, fait constamment peser sur leurs têtes sa menace magmatique [ill. 2].

Ill. 2
Ill. 2
Les volcans de Rahan, Roger Lécureux et André Chéret, « Le secret du soleil », Pif gadget, mars 1969 [19].

23Comme pour le fleuve, l’Homme se trouve en face d’une force qui le dépasse. Pourtant, événements évidemment traumatisants et matériellement très destructeurs, l’éruption volcanique et le séisme ne sont jamais dépeints sous un jour négatif : ils jouent toujours un rôle constructif dans l’histoire personnelle du héros et donc dans le récit en général. En littérature, c’est une constante depuis Rosny. Dans Le Félin géant, publié pour la première fois en 1920, c’est un tremblement de terre qui, en ouvrant une montagne, permet à Aoûn de découvrir de nouveaux territoires. En 1965, Muta, fille des cavernes, et son compagnon « quittèrent les lieux où ils étaient nés, où ils avaient grandi, mais qui étaient désormais un site maudit, et ils s’éloignèrent à travers la steppe [20] », car un séisme avait tué tous les membres de leur tribu. Et c’est la même catastrophe qui, au cinéma, a les mêmes conséquences tant pour la tribu d’Un million d’années avant J.-C.[21] que pour le héros du Sixième continent[22]. Enfin, ce sont les colères du Mont bleu qui, en en faisant un orphelin, inaugurent la longue errance de Rahan.

24Tous ces exemples, qu’ils soient littéraires, cinématographiques ou de bande dessinée, se rejoignent : s’il y a un héros, s’il y a une histoire, c’est parce qu’un séisme, une éruption volcanique ont lieu. Sans ces colères telluriques, Aoûn, Glâva, Muta, Rahan et les autres seraient restés de simples Cro-Magnon, des anonymes préhistoriques. Sans l’errance liée à ces emportements, il n’est point de héros. La représentation de la Préhistoire a une morale, et c’est le volcan qui nous la dicte, tout au long de la seconde moitié du xxe siècle : seule l’adversité forge les meilleurs. Elle seule peut sortir l’individu de sa banalité pour le pousser vers l’exceptionnel.

25Si les colères de Vulcain sont quasiment toujours décrites, celles d’Éole le sont fort souvent, comme c’est le cas dans la littérature jeunesse en général [23]. La tempête constitue ainsi, dans les années Quarante et surtout Quatre-vingt, le phénomène naturel le plus représenté. Pour cette dernière décennie, la fiction semble rejoindre la réalité. Comme le démontre Bruno Ledoux dans une des rares monographies sur Les Catastrophes naturelles en France, c’est effectivement au cours de ces années que la France connaît le plus grand nombre de tempêtes, et les tempêtes les plus destructrices. La réalité aurait-elle nourri la fiction ? Ce ne serait pas la première fois, mais il est difficile de l’affirmer. Ce qui est certain, en revanche, c’est la place importante tenue par cette catastrophe dans la vie comme dans les lectures des Français de l’avant-dernière décennie du siècle.

26Les autres phénomènes naturels occupent une place bien plus modeste. On ne peut ainsi affirmer, contrairement à Philippe Leveau, que « la mode est au déluge [24] ». Si le déluge reste présent dans la fiction préhistorique, cette présence très discrète ne peut autoriser à parler d’une « mode », tout au plus du résidu d’une mode qui a fait long feu. La déchristianisation de la société française, à l’œuvre dans la seconde moitié du xxe siècle, étendrait ainsi son ombre, ou sa lumière – selon le côté du goupillon où l’on se place – jusque dans les romans, bandes dessinées et films préhistoriques.
Volcans et séismes surtout, tempêtes dans des proportions bien moindres, et, très accessoirement, déluge, incendies et inondations, menacent donc les préhistoriques de notre imagination. Cette ambiance de fin du monde est étonnante à double titre. D’une part, « l’Hexagone [étant] situé à l’écart des principaux phénomènes géophysiques et climatiques », la France « est largement épargnée par les grands fléaux naturels » [25]. Le phantasme continue, d’autre part, avec la nature de ces catastrophes. Alors que la France ne possède plus aucun volcan en activité depuis des millénaires, et que le seul séisme destructeur qu’elle ait connu depuis le début du xxe siècle date de 1909 [26], ce sont eux qui occupent la première place dans la fiction. À l’inverse, si « les inondations représentent le risque naturel le plus fréquent et le plus familier en France [27] », elles ne forment qu’une part minime des catastrophes de papier. Romanciers, auteurs de BD, cinéastes veulent créer un monde sur lequel plane la menace de la nature pour montrer, encore une fois, la force, le courage, l’opiniâtreté de notre espèce. Et ils peuvent le faire avec d’autant plus de liberté et de force de conviction que cette menace s’est envolée depuis fort longtemps.

Le gris radieux des temps premiers

27

À n’en pas douter, ce fut une singulière époque que ce Moyen Âge, […]. Pour les uns, il est entièrement blanc, et pour les autres, absolument noir ; aucune nuance intermédiaire, […] [28].

28L’image est brouillée. Que fut le Moyen Âge ? Noir, blanc… ou gris ? Cette interrogation est également la nôtre quand elle s’applique à la représentation de l’environnement préhistorique. Une interrogation à laquelle il est difficile de répondre.

29D’une part, l’environnement occupe une place très changeante selon l’époque et le média envisagé. Sujet central dans les années Soixante et Quatre-vingt, il devient plus anecdotique dans la dernière décennie du millénaire. Et, si les manuels scolaires ouvrent largement leurs pages au climat, ils en excluent l’hydrographie, qui se réfugie alors dans celles des romans. Alors quelle image en ont les Français de la seconde moitié du xxe siècle ? À cette question, bien imparfaitement formulée, ne devrions-nous pas préférer, par exemple, cette autre : quelle image en a un collégien des années Soixante ? Si la réponse est plus aisée, on conviendra qu’une telle atomisation du questionnement annihile tout espoir d’accéder à une compréhension globale, but premier de toute recherche. Aussi, plutôt que rechercher une image claire – ce qui est impossible – nous devrons nous contenter d’un flou herméneutique. Un flou que renforce la contradiction intrinsèque de la représentation de ce thème.

30L’environnement préhistorique mis en scène par l’enseignement et la fiction porte en lui un message antagoniste. Il est, dans le meilleur des cas, d’une encombrante présence, mais bien souvent il représente une réelle menace. Pourtant, il n’est jamais un obstacle, un adversaire. Certes, il fait très froid, mais cela permet à l’Homme d’inventer le vêtement. Certes, la forêt est immense, mais en même temps qu’elle l’écrase, elle le protège. Certes, les fleuves sont d’immenses défis à sa soif de découverte, mais ils sont tout autant ses guides amicaux. Certes, volcans et séismes risquent de l’engloutir, mais ils lui donnent la force de quitter le banal pour aller vers l’exceptionnel.
Alors, l’environnement préhistorique : blanc ou noir ? Ni l’un, ni l’autre, mais gris. Un gris radieux. Car il véhicule une idée simple, et qui sous-tend toute la représentation de la Préhistoire : notre espèce ayant tout pour perdre, tout contre elle, réussit à transformer les obstacles en autant d’appuis dans sa marche ascendante. L’Homme est bien le roi de la création, le chef-d’œuvre de l’évolution, et c’est la représentation de l’environnement préhistorique qui le montre.


Date de mise en ligne : 01/06/2010

https://doi.org/10.3917/sr.029.0191

Notes

  • [1]
    Henri Larski, « Le film catastrophe américain : entre devoir de mémoire, catharsis et peur jouissive » in René Favier et Anne-Marie Granet-Abisset dir., Récits et représentations des catastrophes depuis l’Antiquité, Grenoble, Publications de la MSH-Alpes, 2005, p. 289.
  • [2]
    Ronald Neame, L’Aventure du Poséidon, Paris, Presses de la Cité, 1972, 375 p.
  • [3]
    John Guillermin, La Tour infernale, 1974.
  • [4]
    Correy Allen, Avalanche, 1978.
  • [5]
    Wiktor Stoczkowski, Anthropologie savante, anthropologie naïve, Paris, CNRS éd., coll. « Empreintes de l’Homme », 1994, p. 136.
  • [6]
    Douglas Orgil, Le Sixième hiver, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1986, p. 337.
  • [7]
    Edmond Haraucourt, Le Premier homme, Paris, Arléa, 1988, p. 39.
  • [8]
    Roberta de Félici, Le Roman préhistorique de J.-H. Rosny Aîné, thèse de doctorat en Littérature française, Université Paris III, 1995, p. 227.
  • [9]
    Pierre Gouletquer, « La préhistoire de bande dessinée : mythes et limites », Historiens & Géographes, mars-avril 1988, n° 318, p. 374.
  • [10]
    Marc Guillaumie, Le Roman préhistorique à partir des premiers romans préhistoriques français (1872-1914), thèse doctorat en Littérature française, Université de Limoges, 2000, p. 100.
  • [11]
    Rééd. in Édouard Aidans, Tounga. L’Intégrale, t. 4, Bruxelles, Joker Éditions, 2007, p. 79.
  • [12]
    Edmond Haraucourt, Le Premier homme, op. cit., p. 37.
  • [13]
    Marc Guillaumie, Le Roman préhistorique, op. cit., p. 95.
  • [14]
    Joseph-Henry Rosny Aîné, Helgvor du fleuve bleu, Paris, Flammarion, 1930, 250 p.
  • [15]
    Guy de Larigaudie, Yug en terres inconnues, Paris, J. de Gigord, coll. « Feu de camp », 1938, 191 p.
  • [16]
    Jean M. Auel, Le Retour d’Ayla, Paris, Presses de la cité, 1990, 655 p.
  • [17]
    Jean Chavaillon, L’Âge d’or de l’humanité. Chroniques du Paléolithique, Paris, Odile Jacob, 1996, 264 p.
  • [18]
    Françoise Hache-Bissette, « Les catastrophes naturelles à travers l’édition jeunesse » in René Favier et Anne-Marie Granet-Abisset dir., Récits et représentations des catastrophes, op. cit., pp. 371-372.
  • [19]
    Rééd. in Roger Lécureux et André Chéret, Rahan. L’Intégrale, t. 1, Toulon, Soleil productions, 1993, p. 49
  • [20]
    Norbert Casteret, Muta, fille des cavernes, Paris, Librairie académique Perrin, 1965, p. 213.
  • [21]
    Don Chaffey, Un million d’années avant J.-C., 1966.
  • [22]
    Kévin Connors, Sixième continent, 1975.
  • [23]
    Françoise Hache-Bissette, « Les catastrophes naturelles à travers l’édition jeunesse », loc. cit., p. 372.
  • [24]
    Philippe Leveau, « Mythe, référence à l’Antiquité et mémoire des catastrophes dans les médias scientifiques. Le déluge de la Bible à Platon. Les scientifiques croient-ils aux mythes antiques ? » in René Favier et Anne-Marie Granet-Abisset dir., Récits et représentations des catastrophes, op. cit., p. 149.
  • [25]
    Bruno Ledoux, Les Catastrophes naturelles en France, Paris, Payot, 1995, p. 19 et p. 37.
  • [26]
    Ibid, p. 18.
  • [27]
    Ibid, p. 173.
  • [28]
    Joris-Karl Huysmans, Là-bas, 1891, loc. cit. in Christian Amalvi, Le Goût du Moyen Âge, Paris, La Boutique de l’Histoire, 2002, p. 9.

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