Notes
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INAmédiapro est le service d’accès en ligne aux archives de l’Institut national de l’audiovisuel, réservé aux professionnels. Ce fonds comprend principalement l’ensemble des émissions diffusées par les télévisions publiques françaises de 1949 à nos jours, ainsi que le fonds de presse filmée des Actualités Françaises qui couvre la période 1940-1969.
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[2]
Yves Jeuland a écrit un petit film à ce sujet, visionnable en ligne : Les Décapités du 16/9, auteurs : Yves Jeuland et Joris Clerté, réal. et anim. : Joris Clerté, prod. : SCAM et SACD, 2009, 2 min. 20 [en ligne, consulté le 29/03/2010] <http://www.doncvoila.net/lesformats.html>
1Yves Jeuland est auteur et réalisateur de documentaires diffusés sur France Télévisions, Canal Plus et Arte. En 2001, il a obtenu le 7 d’or de la meilleure série documentaire pour son film Paris à tout prix consacré à deux ans de campagne municipale dans la capitale. Il reçoit, en 2004, un FIPA d’argent pour son documentaire Camarades et le Lia award au Festival du film de Jérusalem en 2007 pour Comme un juif en France. Le Focal international award du film d’archives lui est attribué à Londres en 2005 et en 2008. Parmi ses autres réalisations : Rêves d’énarques (1999), Bleu Blanc Rose (2002) sur trente ans de vie homosexuelle en France, La Paix nom de Dieu ! tourné en Israël et en Palestine en 2003, Le Siècle des Socialistes (2005), Parts de Marchais (2007) et Un village en campagne (2008).
2Ana Viñuela : Qu’est-ce qu’une archive pour un réalisateur de documentaires ?
3J’entends par archive tout document préexistant, qui n’est pas issu du tournage et qu’on intègre dans l’étape du montage : images d’actualité, extraits de films de fiction, publicités, films amateurs et films de famille, films de propagande, films d’entreprise, extraits d’autres documentaires, photos, affiches, dessins, caricatures, journaux, extraits d’archives sonores radiophoniques, des chansons aussi. Les images d’archive peuvent aussi être revisitées.
4Jusqu’en 2001, je n’avais jamais travaillé à partir d’archives, j’avais uniquement réalisé des films de tournage. La première rencontre avec les archives a été pour Bleu Blanc Rose, trente ans de vie homosexuelle en France. Puis ont suivi, Camarades, soixante ans de l’histoire des communistes en France, depuis la Libération ; Le Siècle des socialistes [ill. 1], un film intégralement à base d’archives ; Comme un juif en France, qui traverse plus d’un siècle de la vie des juifs en France, puisque je débutais avec l’Affaire Dreyfus, et récemment Parts de Marchais, sur Georges Marchais.
5Les archives, c’est passionnant, mais parfois épuisant car inépuisable. Ce sont souvent des dizaines, des centaines d’heures à visionner. C’est le travail de la documentaliste. Mais j’ai souvent besoin de me plonger moi aussi dans cette matière. Chacun a ses propres règles et ses propres libertés dans l’utilisation des archives. Mais on a une grande responsabilité car on peut faire dire ce que l’on veut à l’image. On ne peut trahir l’archive. On revendique certes une subjectivité, une interprétation, un regard, mais il faut être un minimum rigoureux et faire attention aux anachronismes aussi.
6A. V. : Quelle est la mission principale de l’image d’archive dans un film ?
7Dans l’utilisation des archives, en simplifiant beaucoup, il y a deux options, ou deux tendances : soit on donne la priorité au commentaire dans la narration, soit on donne l’avantage aux images. Quand je choisis de raconter une histoire du passé, l’archive est un élément essentiel. Il est important de ne pas s’en servir de manière uniquement utilitaire. Quand je raconte l’histoire des communistes en France, je sais que le cœur du film sera la parole des témoins, et quand je vais raconter l’histoire des socialistes, cette fois sans témoignages, mais uniquement avec des archives, il est encore plus évident que l’âme qu’il y avait dans le témoignage des militants communistes, il va falloir que je la retrouve dans les archives, dans les images. L’archive n’est pas là juste pour illustrer un commentaire, mais elle est bel et bien un acteur de cette histoire. Il faut partir des images que l’on découvre, que l’on va chercher, mais que parfois on trouve sans les avoir vraiment cherchées. Et c’est la rencontre avec une image d’archive, avec un extrait de film de cinéma, ou toute autre matière, qui va déclencher l’envie de faire le film. Ensuite, il faut laisser vivre et parler ces images.
8Pour moi, le travail avec les archives est fait de rencontres, au même titre que les rencontres avec les personnages dans un documentaire de tournage. Dans les archives aussi, on peut parfois trouver des personnages. Par exemple, Léon Blum, que je n’ai bien sûr jamais rencontré, mais que j’ai tellement eu face à moi dans un écran que j’ai l’impression de l’avoir connu, tout comme Jean-Louis Bory. La mission principale est donc de restituer une réalité, mais avec toute la subjectivité qui doit être celle du réalisateur. Dans le cas des films à base d’archives, il doit être capable d’extraire la vie et l’âme des images préexistantes qu’il va utiliser.
9A. V. : L’archive peut structurer ou être la colonne vertébrale d’un film, sans besoin d’autres éléments ?
10Oui, bien sûr, même si cette option reste un pari difficile, on peut réaliser des films uniquement à base d’archives, même si plus souvent on mélange des images tournées et des archives. Le Siècle des socialistes est le seul film que j’ai réalisé uniquement à base d’archives. Un siècle d’archives, c’est aussi un siècle d’histoire de l’audiovisuel, on passe du noir et blanc à la couleur, du film à la vidéo, du muet au parlant. C’est un beau voyage.
11Un film « tout archives », c’est avant tout un défi financier, car les archives coûtent cher et beaucoup de producteurs tentent de vous dissuader de ce choix. La difficulté, c’est aussi de rendre un récit vivant, sans le recours aux témoignages. Il faut donc trouver beaucoup de matière et ne pas hésiter à s’amuser avec cette matière, à la modifier, à essayer de mélanger des sources différentes. Voilà donc comment on s’y est pris avec Valérie Combard (documentaliste), Dominique Barbier et Christian Girier (monteurs) pour Le Siècle des socialistes. Le travail de la documentaliste est tellement important que j’ai demandé à Valérie Combard de devenir co-auteur du film, puisque j’avais décidé que la colonne vertébrale ne serait pas un commentaire historique.
12Alors que pour un film où se mêlent archives et témoignages, ce sont les paroles des témoins qui souvent guident la narration, ce sont eux qui sont au cœur du film, là il fallait trouver le cœur ailleurs. Donc nous nous sommes lancés dans une chasse aux trésors. Sans trop nous égarer, il fallait voir large et prendre son temps. Ne pas uniquement chercher des archives politiques, mais aller piocher dans des thématiques très différentes, périphériques : le monde du travail, la place de la femme, évoquer plutôt qu’illustrer. Prendre des chemins de traverse, chercher des documents drôles, surprenants, inédits, originaux qui n’avaient parfois qu’un rapport lointain avec l’histoire des socialistes. Ainsi, toutes les semaines, la documentaliste allait-elle à la chasse, ou à la pêche, pas avec un harpon pour aller chercher tel ou tel poisson, mais avec un grand filet. Et puis elle me montrait ce qu’elle avait dans le filet. Il est important d’avoir bien sûr une sensibilité commune. Dans ce filet, il y avait parfois de petits trésors, de petites pierres précieuses. Alors, pour ce film, on choisissait plutôt les rouges ou les roses. Le problème c’est qu’on n’arrive pas toujours à toutes les enfiler sur le collier du film, à tout monter.
13Au cœur de cette méthode de travail, il y a le désir. Si le désir n’est pas présent, le risque est de faire des films où le désir du spectateur est également absent. Donc, pour que cette flamme existe, plutôt que de faire un travail très scolaire d’écriture, de commentaire, d’essayer de trouver des images qui vont avec le commentaire, il faut commencer par plonger, avec cette méthode un peu empirique de l’entonnoir qui nous mène à trouver un maximum d’archives. Et ce sont les images auxquelles on n’avait pas pensé avant de commencer le film qui vont nous donner d’autres idées et forcement l’archive devient alors la colonne vertébrale, devient le cœur du film.
14Bien sûr, quand on raconte l’histoire des socialistes il y a des moments historiques incontournables et on va essayer de trouver des images qui vont avec un texte.
15A. V. : C’est donc l’image qui prime pour vertébrer ou orienter vos films à base d’archives, par rapport au témoignage
Selon la forme, selon l’histoire qu’on raconte on aura besoin de donner la priorité à l’archive ou au témoignage. Dans ma façon de travailler, c’est généralement l’image qui prime, j’essaie de ne pas considérer l’archive comme une image prétexte illustrant seulement un commentaire. Bien au contraire, les images ont la capacité de réorienter le film et on peut parfois tordre la narration pour placer une archive formidable. Il y a des spécialistes du genre qui construisent leur film en fonction des images qu’ils trouvent et qui leur plaisent. C’est notamment la spécialité de Yves Riou et Philippe Pouchain que de jouer avec l’archive, de la ranimer, de la revisiter, souvent de manière ludique.
Je souffre de voir trop de films qui se servent uniquement de l’archive de manière utilitaire, des réalisateurs qui ne font pas confiance à l’image, qui ne la laisse pas respirer. Il y a néanmoins des films que j’ai structuré à partir des témoins. C’est le cas pour Camarades [ill. 2] et Comme un juif en France [ill. 3]. Mais, par exemple, dans mon prochain, sur l’histoire des cabarets de la rive gauche, où il va y avoir aussi des témoignages, je baigne d’abord dans les archives. Actuellement, je suis en train de regarder les débuts de Barbara, Brel, Ferré, les Frères Jacques, et de chanteurs moins connus comme Gribouille, Henri Gougaud, et je pense que ce seront les archives qui vont orienter le récit plus que la parole des témoins, et que je vais plutôt faire réagir les témoins à ces archives là. Mais cela dépendra des chapitres du film : il y a des chapitres où je sens que l’archive va prendre la main, et ensuite on va passer à une autre partie du film où les témoins vont prendre la main.
16A. V. : Où cherchez-vous les images d’archive ?
17En faisant la liste de tout ce que je considère comme archive, j’ai déjà donné une idée des endroits où on va aller les chercher, avec le documentaliste. Par exemple, actuellement je passe beaucoup de temps sur INAmédiapro [1], pour mon film sur l’histoire des cabarets de la rive gauche. En dehors de l’INA, qui est la source principale pour ce film, j’ai également recours à des archives militantes, c’était le cas pour mon film Camarades où la source principale a été Ciné Archives, les archives du PCF. Cela peut être aussi Lobster Film, Pathé-Gaumont, l’Atelier des archives, qui a des archives familiales précieuses pour moi. On peut aussi chercher à l’étranger, ou dans des fonds plus spécifiques, comme les cinémathèques de province, notamment en Bretagne, où il y a des fonds plus inattendus que ceux qu’on peut trouver à l’INA ou chez Pathé. La fondation Albert Kahn, aussi, qui a des très belles images des années Vingt, où je suis allé puiser notamment pour Comme un juif en France ou pour Le Siècle des socialistes. Ensuite il y a l’ECPAD, où je vais plus rarement, et puis bien sûr, il y a aussi les films et les photos de famille. Dans Comme un juif en France, Annette Wieviorka, Robert Badinter, Jean-Claude Grumberg, Eva Labi, Rachel Cohen, Théo Klein, Marceline Loridan, mes témoins, m’ont donné des photos inédites. On peut passer toute une journée à chercher des photos qui sont dans une malle, complètement dans le désordre et qui vont me donner l’idée d’une séquence faite avec des images inédites, me permettant d’éviter celles qui ont déjà été trop vues.
18Dans Le Siècle des socialistes, pour parler du congrès d’Épinay, je suis tombé sur un fonds de photos militantes qui appartenait au PS et j’ai décidé de raconter le congrès d’Épinay uniquement avec des photos. Les photos peuvent être bruitées, on peut rentrer dedans, faire des mouvements à l’intérieur. Je pense qu’avec ces images fixes la séquence du congrès d’Épinay est plus vivante que si elle avait été racontée en film, avec des images très connues.
19A. V. : Quelle est la place du hors champ et du contrechamp dans vos films ?
20Pour donner du cœur au film, rendre compte d’une ambiance, j’aime choisir des instants qui ne sont pas repris dans les documents tels qu’ils sont montrés au cinéma ou à la télévision, qui sont parfois moins politiques, moins « utiles », qui ne sont pas non plus les fameuses petites phrases. C’est plus facile quand on a accès aux rushes des films militants.
J’aime tourner les contrechamps ou les hors champs, et j’aime aussi les trouver dans les archives, pouvoir accéder aux chutes. Le hors champ consiste, grosso modo, à continuer à tourner quand les autres en ont fini, notamment quand il s’agit d’événement un peu médiatique qui réunit beaucoup de journalistes. J’aime filmer quand ils n’ont plus le droit de filmer, quand ils sont en train de remballer le matériel, filmer les à-côtés, les coulisses, filmer ceux qui filment et ceux qui écoutent. Parfois, dans les archives, on trouve aussi des hors champs et des contrechamps, et ces images deviennent très utiles pour restituer l’esprit d’un événement. Par exemple, des chutes, des claps de début et de fin, les moments où on se trompe… Valérie Combard a trouvé à l’INA les essais de la campagne présidentielle de 1965 où Mitterrand est candidat face au général de Gaulle et c’est alternativement Roger Louis ou Benoîte Groult qui lui donnent la réplique, qui l’interrogent sur des thématiques particulières. D’habitude on retrouve ce qui a été diffusé, mais parfois aussi tout ce qui a été tourné, c’est-à-dire, le matériau brut, et dans ce matériau il y a des hors champs avec François Mitterrand qui se reprend jusqu’à trois fois pour essayer de faire son intervention qui est enregistrée, qui est écrite avant, mais il ne souvient pas du texte. Cela peut paraître anecdotique, mais obtenir ces hors champs, ces claps de début ou de fin, ces erreurs, ces noirs, ces « recommencez », ces « moteur ! », éclaircit sur la manière dont on filmait la politique, sur les pratiques de communication de l’époque, en l’occurrence des années Soixante. Le contrechamp manque un peu dans certaines archives et notamment dans les débats présidentiels, car ça a été interdit de les filmer à partir de 1974, quand Giscard d’Estaing affronte Mitterrand. Heureusement, il y a des archives qui rendent compte du contrechamp dans lesquelles j’ai trouvé beaucoup d’images, notamment pour mon film sur Georges Marchais. La politique y était filmée de manière très intelligente, avec de longs contrechamps sur Marchais, et on comprenait beaucoup de choses. Le regard de Marchais avait une intensité qui intimidait et déstabilisait l’adversaire et c’est un vrai plaisir de narration quand on peut avoir recours à ces émissions, ou encore À armes égales, où il y a aussi des longs contrechamps où on ne voit pas la personne qui parle, mais la personne qui écoute, son regard, comme j’aime bien le faire dans mes films politiques de tournage [ill. 4]. Je me rappelle d’une séquence sur un discours de Laurent Dominati. Ce qui m’intéressait n’était pas son discours, mais le regard de son père qui était dans la salle et qui buvait la parole de son fils, littéralement bouché bée. Ou par exemple, lors d’une rencontre entre Philippe Séguin et Édouard Balladur, quand Balladur parle, on voit que Philippe Séguin est totalement ailleurs, et cette image raconte beaucoup sur leur relation, sur ce moment-là de la campagne électorale, sur leurs rapports politiques. Encore une fois, ce que j’aime tourner, j’aime le retrouver aussi dans les archives.
21A. V. : Comment intégrer dans une même œuvre ou séquence des images dont le support original et la qualité sont différents ou bien la qualité est insuffisante ?
22C’est un vrai problème. On veut que dans une séquence où on fait appel à différentes sources il y ait une cohérence, mais parfois c’est impossible. Le premier élément qui perturbe est le logo. Je crois qu’on a fait des progrès aujourd’hui pour qu’on ne sigle pas systématiquement toutes les images d’archive. Car il est difficile d’avoir une unité en faisant appel dans une même séquence d’une minute à dix sources différentes : on trouve un petit carré de l’INA en bas à droite, une seconde après, un coq de Pathé en bas à gauche et ensuite, sur la troisième image, une marguerite de Gaumont en haut à droite…
23Concernant la qualité de l’image, la victoire de Mitterrand en 1981 est un bon exemple. De la fin des années Soixante-dix au début années Quatre-vingt-dix, c’est le règne de la vidéo. La bande vidéo coûte moins cher que le film, on tourne souvent n’importe comment, c’est la grande mode du zoom, les éléments vieillissent mal, se conservent mal et sont mal conservés.
24Ce qui peut paraître aberrant, c’est qu’il n’existe aujourd’hui pratiquement aucune archive de la victoire de François Mitterrand en mai 1981. Les rares images que l’on peut trouver sont dropées ou bavent. On a toujours cette image vue et revue du visage du nouveau Président qui apparaît sur l’écran, façon minitel, lors de la soirée électorale. Et puis c’est quasi tout. Les années Quatre-vingt sont maudites, sacrifiées, sinistrées. Comment faire donc pour évoquer le 10 mai 1981 ? Heureusement, j’ai trouvé une archive Pathé tournée en film et pas en vidéo, qui ne date pas du 10 mai mais du 19 mai, le jour de l’investiture. C’est une archive muette et j’en ai profité pour placer une chanson de Barbara mais il m’a été impossible de monter à côté d’autres images tournées en vidéo, en raison de la différente qualité des images.
25Et paradoxalement, le début des années Quatre-vingt est une période plutôt lumineuse de l’histoire de la France, avec les premières mesures de la gauche au pouvoir : l’abolition de la peine de mort, la cinquième semaine de congés payés, la retraite à soixante ans, la libération des ondes, une sorte d’état de grâce. Comme les images vidéo de l’époque ne rendent pas compte de cet esprit, j’ai fait appel, dans Le Siècle des socialistes, à une publicité de Citroën où une famille monte sur un tapis volant. C’est sur cette publicité que j’ai placé le texte sur les acquis sociaux de 1981 et les réformes du Président Mitterrand, avec une grande liberté, en détournant le récit original pour raconter une autre histoire.
26A. V. : Et quand ce sont les formats de l’image qui varient d’un plan à l’autre ?
27Jusqu’à présent, 98 % de la mémoire audiovisuelle est en format 4/3. Cette image en 4/3, a la forme de notre téléviseur d’antan (bien qu’encore aujourd’hui la moitié du parc de téléviseurs est en format 4/3), et correspond aussi au format de beaucoup de films de cinéma, certes un peu anciens, mais le cinéma n’est pas forcement le 16/9 ou le cinémascope. Je trouve que le 4/3 est un très beau format, qu’il faut respecter, et je milite pour que quand on fait un film avec des archives on ne change pas de format. Le problème c’est que les diffuseurs maintenant commandent des films en 16/9 et demandent que les films à base d’archives soient aussi en 16/9. C’est un vrai combat à mener, qu’on peut gagner, comme on peut gagner la bataille des logos, comme on peut aussi faire en sorte de résister au maximum à la colorisation des films. On a déjà vu du sang rouge dans les images de la Guerre de 14, et bien qu’on n’a pas encore osé coloriser les images d’Auschwitz, de l’ouverture des camps, il faut être vigilant, parce que cela peut arriver, surtout si l’image doit passer en prime time. Pour revenir à la question des formats, ce n’est pas parce que les chaînes ont commencé à diffuser en 16/9 qu’il faut retailler les images pour que toute la surface de l’écran soit remplie, ou les anamorphoser, c’est-à-dire, les compresser. Si demain on est dans l’impossibilité d’aller à la source, petit à petit on aura oublié quelle est la source. Qu’est-ce qui nous empêche de voir un film sur un écran 16/9 avec des bandes noires à gauche et à droite, comme on voyait hier des films sur nos écrans 4/3 avec des bandes noires en haut et en bas [2] ?
28A. V. : Avez-vous recours à la dissociation de l’image et le son d’une image d’archive pour la réutiliser ?
29Oui, cela m’arrive. Il faut bien sûr faire une distinction entre l’image d’actualité et l’œuvre. Quand je prends un extrait de film de cinéma ou un extrait de film documentaire, je ne vais pas remonter à l’intérieur et je me sers du son original. Ensuite, dans certaines images d’actualités, quand je dis qu’il faut respecter l’image, j’entends qu’il faut respecter l’esprit et la façon dont elle a été faite, mais heureusement qu’on peut s’amuser aussi avec les archives, les détourner. Le tout est de savoir où placer le curseur dans sa propre déontologie de l’image. Mais effectivement, avec les images muettes on peut décider de les bruiter, bien que je préfère ne pas le faire systématiquement, comme on coloriserait, si c’est juste pour les rendre plus actuelles.
30Je voudrais parler de la bande son. Pour Le Siècle des socialistes, contrairement à Comme un juif en France ou Camarades, je n’avais pas de musique originale, mais j’ai eu recours à un illustrateur sonore qui me fournissait des musiques d’accompagnement et des ambiances sonores : Serge Kochyne. Quand on est face à des archives muettes (c’est le cas jusque dans les années Trente), on peut les bruiter de manière très réaliste en essayant de donner l’illusion de la réalité, ou bien de manière plus pointilliste, en ne bruitant que quelques moments que l’on souligne, avec quelques bouffées, comme une ponctuation.
31La bande son, ce sont aussi les chansons. Et j’aime raconter les histoires en chansons, comme des citations, car les chansons rendent compte aussi d’une mémoire collective. Il y a toujours beaucoup de chansons et de musiques dans mes films, jamais de musique sous un entretien ou un témoignage. Parfois, c’est une chanson trouvée à l’INA (Lemarque, Macias, Montand…). L’archive se suffit alors à elle même.
32Un exemple de dissociation que je trouve réussi, c’est ce que nous avons fait avec une chanson de Mireille : Fermé jusqu’à lundi, une chanson du Front Populaire sur la semaine de 40 heures et les congés payés. Il s’agissait de l’habiller, de la mettre en images. Les spectateurs qui ont vu le film ont souvent cru qu’il s’agissait d’un clip préexistant, d’un scopitone avant l’heure. Je ne sais pas combien il y a de sources différentes dans cette séquence, ni le nombre de plans, mais ça a été un travail d’orfèvre. Avec Dominique Barbier, on a recomposé, recyclé, réinventé, détourné. On a fabriqué un cache pour recadrer l’image, lui donner un autre statut. L’image a été re-étalonnée dans un jaune orangé pour lui donner une unité, une cohérence. On a vieilli quelques images. Même un plan de deux secondes qui manquait a été tourné ! (je ne vous dis pas lequel).
33A. V. : Quand vous développez un projet de film d’histoire, êtes-vous plutôt face à un projet artistique ou scientifique ?
34Je dirais un peu entre les deux, mais surtout face à un projet artistique, personnel. Je n’oublie pas que c’est un film d’histoire. J’en ai réalisé plusieurs, sur l’histoire des juifs, des communistes, des homosexuels, des socialistes. Quatre aventures qui m’ont passionné. Il y a des moments d’histoire qu’il faut raconter, mais je raconte une histoire avec un petit « h », je raconte des histoires et c’est la parole des témoins qui est dans ces films, donc avec pas mal de subjectivité. Et c’est souvent plus artistique qu’historique, dans le sens où un film d’histoire ou en tout cas les miens, sont très éloignés d’un livre d’histoire : la liberté et la subjectivité qui sont propres à l’écriture d’un documentaire, le désir aussi, ne sont pas présents de la même façon dans un livre d’histoire.
35Un film d’histoire est avant tout une œuvre avec un parti pris narratif et dramatique. Il n’y a pas de notes de bas de page dans un film et on choisit les images qu’on va montrer en fonction bien sûr de la rigueur et de la véracité, mais aussi du rythme, du tempo de la narration. C’est le parti pris dramatique qui prime souvent. Par exemple, dans l’histoire des communistes en France il y a deux moments importants qui sont la guerre d’Algérie et la guerre d’Indochine. J’évoque dans Camarades la guerre d’Algérie avec tout ce qu’elle représente pour les communistes : le souvenir notamment d’Henri Alleg, avec La Question, la manifestation de Charonne… Et il y a eu aussi la guerre d’Indochine, avec Henri Martin et d’autres héros, une autre mythologie. Mais malgré tout, les ressorts narratifs et les témoignages dont j’ai pu disposer se ressemblaient. Dans un livre d’histoire il y aurait eu un chapitre sur la guerre d’Algérie et un autre sur la guerre d’Indochine. Mais, dans un documentaire on est libre de ne pas « traiter d’un sujet », mais choisir de raconter une histoire. Et quand on raconte une histoire, on le fait avec les outils qu’on choisit, quitte à décider d’ignorer une partie de cette histoire. La pire des choses dans un film est de vouloir être encyclopédique, de vouloir tout dire. C’est la subjectivité qui en grande partie va faire la vie d’un film.
36Il faut aussi faire attention à ce que l’émotion provoquée par une archive ne soit pas contraire à la réalité historique. Et paradoxalement, pour être plus juste ou plus vrai, il faut parfois faire mentir les archives. Les archives sont le témoin d’une époque et parfois d’une censure. Les images d’actualité sont souvent des images de propagande, parfois tout autant que les films du PCF des années Cinquante. Il faut évidemment s’en servir, mais le spectateur doit comprendre l’origine du document.
37A. V. : Quelle solution envisagez vous quand une archive est manquante ?
38Parfois, on est à la recherche d’une archive précise qu’on ne trouve pas ou qui n’existe pas, mais à l’occasion de cette recherche, on trouve autre chose qui est parfois mieux et qui peut réorienter le récit. Cela peut nous obliger à chercher et trouver des choses auxquelles on n’avait pas pensé, qui nous donnent de nouvelles idées pour une autre partie du film ou pour une partie qu’on n’avait même pas envisagée et que l’on va rajouter à l’histoire. Pour cette raison, on peut affirmer que le principal allié pour le documentaire c’est le temps que l’on prend, et plus on prend du temps dans la recherche, dans l’enregistrement des témoignages, dans les rencontres, dans le montage, dans la préparation, plus le film trouvera son rythme et aura du relief.
39A. V. : Avez vous recours à des extraits de films de fiction ?
40Oui. Parfois c’est bien pratique quand il n’y a pas des images d’époque, d’avoir la dégradation de Dreyfus filmée par Yves Boisset dans une fiction. Mais, au-delà de cette considération pragmatique, j’utilise des extraits de films de fiction au même titre qu’une photo, qu’un témoignage ou qu’une chanson, qui sont des témoins d’une époque et ont marqué la mémoire collective. Quand, dans Comme un juif en France, je décide de mettre une quinzaine d’extraits de films de fiction ce n’est pas parce que c’est mieux pour l’audience, mais parce que ces films ont marqué la mémoire des Français, juifs ou non juifs. Je pense qu’il est important de donner la parole à La Grande illusion, à La Vie devant soi, ou à Le Vieil homme et l’enfant, au même titre qu’à Le Chagrin et la Pitié. Ces choix ont un coût élevé, mais pour moi c’est important que des images de ces films de fiction soient là. Ce n’est pas parce que des archives « brutes » me manquent ; c’est parce que leur présence a un sens dans le film, comme une citation.
41Quand j’utilise des extraits de films de cinéma, évidemment je ne modifie pas l’ordre des plans. On peut remonter des images d’actualité, où l’ordre et la durée des plans ne sont souvent guidés que par le commentaire d’origine, mais pas modifier une œuvre de fiction.
A. V. : Quelle place ont les historiens dans vos films à base d’archives ?
Plus on est subjectif, plus on a des partis pris – encore une fois pour raconter une histoire plutôt que pour traiter d’un sujet –, plus on doit être rigoureux et honnête. Pour me permettre cette subjectivité, je m’entoure à chaque fois d’un conseiller historique : Michel Winock pour Comme un juif en France, François Platone pour Camarades. Et je fais relire tous les textes que j’écris ou que je co-écris par des spécialistes.
La parole de l’historien est très importante et je le consulte énormément. J’ai parfois envisagé de demander à Michel Winock de témoigner dans le film, et très vite j’ai pensé que c’était une fausse bonne idée. Il y a des réalisateurs de documentaires qui aiment filmer des historiens. Bien que je considère leur rôle de conseillers extrêmement important, je n’aime pas filmer et monter dans mes films les commentaires et les analyses des historiens. Ils y sont présents d’une certaine manière, car ils ont une influence sur ma réflexion, sur mon questionnement, même sur ma façon de monter. Mais ils n’interviennent pas directement dans le film parce que j’aime que mes films soient incarnés, que les témoins soient des acteurs du film et pas des spécialistes. Je les sollicite, mais je ne les filme pas. Quand il y a des historiens qui apparaissent, comme c’est le cas d’Annette Wieviorka dans Comme un juif en France, elle n’intervient pas en tant qu’historienne. Je bénéficie de sa connaissance de cette histoire pour mon film, mais elle parle à la première personne, en tant que juive. Elle parle de ses parents, de ses grands parents. Par conséquent sa parole a un autre statut, comme Roger Martelli dans Camarades, qui est un historien, certes, mais communiste. Je cherche à ce que tous mes témoins aient une parole vive, une parole incarnée, et pas un discours scientifique. J’aime bien que les témoins fassent le lien entre leur parole et leur vie, entre l’histoire intime et l’histoire collective. J’ai besoin que les personnages de mes films soient des acteurs de cette histoire.
Propos recueillis le 9 juillet 2009.
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INAmédiapro est le service d’accès en ligne aux archives de l’Institut national de l’audiovisuel, réservé aux professionnels. Ce fonds comprend principalement l’ensemble des émissions diffusées par les télévisions publiques françaises de 1949 à nos jours, ainsi que le fonds de presse filmée des Actualités Françaises qui couvre la période 1940-1969.
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Yves Jeuland a écrit un petit film à ce sujet, visionnable en ligne : Les Décapités du 16/9, auteurs : Yves Jeuland et Joris Clerté, réal. et anim. : Joris Clerté, prod. : SCAM et SACD, 2009, 2 min. 20 [en ligne, consulté le 29/03/2010] <http://www.doncvoila.net/lesformats.html>