Notes
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Le catalogue de l’exposition est disponible auprès de l’Hôtel des Arts, Centre d’art du Conseil général du Var : 236 boulevard du général Leclerc 83000 Toulon (110 p., 75 ill. couleurs, 18 €).
1Longtemps, l’art eut pour vocation la représentation presque magique de l’autre, entre imitation et convocation d’une présence. Les mythes collectés par Pline, dans son Histoire naturelle, en témoignent, qui lient les origines de la peinture à la captation du visage. Ainsi, à Éphèse, le génie de Parrhesius fut-il salué parce que le peintre avait le premier su restituer, avec grâce, finesse et précision, tant les contours que les traits des visages et leurs expressions. La réputation de Parrhesius devint l’apanage des peintres et cette matrice culturelle survécut par-delà l’art abstrait, dans nos habitudes mentales et visuelles « consistant à chercher des formes anthropomorphiques dans toute représentation », comme le rappelle justement le commissaire de l’exposition, Itzhak Goldberg, universitaire, historien de l’art contemporain et critique d’art. En effet, derrière un simple cercle augmenté de deux incises horizontales et d’un trait vertical, la tentation de déchiffrer l’émergence d’un visage est grande ; nombre d’artistes des avant-gardes du xxe siècle, tels Klee, Jawlensky, Malevitch ou Bram van Velde l’ont explorée.
2Si le visage peut être ainsi condensé et réduit à quelques signes sommaires et contrastés, comme le prouvent des pans entiers de l’histoire de la peinture moderne, il paraît résister à son altération, sa déformation et sa dissolution, car il n’est ni un sujet anodin, ni une figure insignifiante. Contrairement à la caricature, dont les codifications et les préventions encadrent les procédures agressives, l’art, établi dans une longue tradition humaniste, ne s’est pas abandonné sans malaise aux atteintes physiques et symboliques portées au visage. Peut-être parce que derrière celui-ci se profile toujours le spectre d’un portrait – tout au moins la présence d’un autre que soi, un semblable de l’artiste et du spectateur qui, en leur donnant ses traits à scruter, leur retourne les leurs propres. Peut-être aussi parce que la haine des images et l’iconoclasme qui en résulta parfois s’exprimèrent souvent par la défiguration d’effigies peintes ou sculptées, aux yeux crevés, au nez cassé ou à la bouche mutilée.
3Ce n’est donc que tardivement dans l’histoire de la peinture, que les artistes se sont emparés du visage défait, moins comme sujet mis en scène ou disposé dans l’espace, que comme espace intrinsèque – une surface, un territoire, que l’artiste constitue et circonscrit, qu’il dresse et dévoile, telles des faces monumentales et des cartographies insoupçonnées, pour aussitôt les disloquer et les destituer. Dans cette exposition, organisée à l’Hôtel des Arts de Toulon, comme dans le catalogue qui l’accompagne, Itzhak Goldberg a rassemblé une centaine d’œuvres de la deuxième moitié du xxe siècle, dans lesquelles leurs auteurs ont interrogé l’altérité et l’être-au-monde, dans la violence de l’histoire, des génocides et des guerres mondiales, des meurtres de masse et des bombes atomiques, par le biais du visage altéré et congédié [1]. Car le visage résonne de la barbarie humaine, mais il est également ce qui demeure comme un emblème de l’humanité sacrée et sans cesse profanée. Comme l’indique le titre d’un dessin de Zoran Music (1971), Nous ne sommes pas les derniers, en offrant une misérable petite sphère carbonisée, vanité cabossée et presque illisible, mais tête irréductible, suspendue dans un halo bleu.
4Itzhak Goldberg a montré la distance à laquelle les artistes et le public sont confrontés par le visage effacé ou corrodé. Il a su manifester la contradiction qui structure toutes ces œuvres et les réunit au-delà de leur hétérogénéité plastique : l’envie de capter le visage, contrariée par la hantise d’une quête impossible. « Si je vous regarde de face, j’oublie le profil. Si je regarde le profil, j’oublie la face. Tout devient discontinu… Je n’arrive plus jamais à saisir l’ensemble », expliquait Giacometti à Jean Genet, tandis qu’il tentait de saisir son portrait. Tout visage ne peut qu’être rétif à se laisser enfermer dans un réseau de lignes ou de formes, surgies de rien et qu’il faut organiser malgré tout. L’équation est vertigineuse : il s’agit d’échapper à ce que Baudelaire appelait la « tyrannie de la face humaine » et, dans le même temps, de dompter le désordre des moyens matériels et plastiques de l’art : « Essayant de faire un portrait, mon idéal serait de prendre une poignée de peinture et de la jeter sur la toile, avec l’espoir que le portrait serait là », rêvait Francis Bacon. Ces visages qui s’effacent dévoilent un envers de l’art, c’est-à-dire une poétique du contraire, du rebours ou du défaire, de la rature ou de la surcharge, du voilement ou de la désagrégation. C’est le mythe de Dibutade retourné, à la manière dont Georg Baselitz renverse ses visages peints : pour conserver une image de son amant, la fille du potier corinthien Dibutade enferma « dans des lignes » l’ombre de son profil, en le projetant sur une muraille à l’aide d’une lampe ; le père prit de l’argile et la disposa sur ce contour, pour en extraire le relief. Ce que le mythe ne raconte pas et qu’a imaginé Itzhak Goldberg dans cette exposition, c’est l’émiettement de cette effigie par Dibutade et l’effacement du profil dessiné par sa fille. Il en ressort des images saisissantes et parfois insupportables, tant une violence aux accents macabres peut s’y traduire à l’encontre de la face humaine, mais aussi émouvantes et bouleversantes par la puissance des procédés plastiques mis en œuvre et l’inventivité qui s’y déploie.
5L’exposition s’articulait comme un traité, passant en revue une grammaire de procédés, avec ses règles et ses exceptions, ses principes intangibles, ses écarts et ses variantes, ses bifurcations exploratoires et son lot de surprises. Quelques figures se distinguaient, qu’il est parfois difficile de dissocier nettement, car elles se recoupent ou se complètent. Dieter Appelt s’est photographié de dos, embuant le reflet de son visage dans un miroir – ce sont l’évanouissement et l’évanescence, qui guettent également les fragiles apparitions des visages anonymes de déportés ou de réfugiés juifs dans les projections in situ de Shimon Attie. Le flou peut aussi dire la perte et l’absence, comme dans l’œuvre de Christian Boltanski, en brouillant les traits de ceux que dessine Jean Rustin au fur et à mesure que l’estompe les enveloppe ; chez Henri Michaux ou Zoran Music, c’est le grain apparent du papier ou de la toile accrochant les pigments qui fait vaciller la certitude d’une présence. L’Homme en papier froissé d’Antoni Clavé (1978) est promis à la dislocation de sa texture malmenée en plis capricieux que rehaussent encore toutes sortes de marques, taches et biffures. La dislocation peut être moins anguleuse et emprunter à la dilution des coups de brosse appuyés de Pierre Tal-Coat, Gérard Gasiorowski ou Yan Pei Ming, pour conduire à la touche anamorphique de Michel Haas ou Philippe Cognée. D’autres artistes ont exploré l’expressivité de l’évidement (comme Gilles Aillaud ou Gabi Klasmer) et de son contraire, la saturation par abus de matière (Jean Dubuffet, Antoni Tàpies ou Paul Rebeyrolle), décomposition (Chuck Close), surexposition voire irradiation (Michel Salsmann ou Ghela Scharfstein). La surcharge revêt toutes sortes d’habits : coulures, taches, éclaboussures, gribouillis, ratures… Le trop-plein des visages invite à la soustraction de matière par scarification, selon les procédés chers à Giacometti et Fautrier, dont les échos se retrouvent dans les fines et innombrables stries pratiquées par Sophie Rocco. Le trop-plein appelle aussi la synthèse, par laquelle les traits se combinent en quelques formes géométriques ou surfaces élémentaires, à la manière des gouaches de Bram van Velde ou des têtes granitiques de Denis Monfleur, présences indubitables d’êtres aux visages disparus.
6Non sans malice, mais aussi avec habileté, Itzhak Goldberg a glissé dans cette exposition à la tonalité grave et tragique quelques œuvres où pointent l’humour et la légèreté, où s’immiscent le décalage et le jeu. Car, au gré des opérations, il arrive que des visages grimacent (Rebeyrolle), tournent à l’animal (Autoportrait tête d’autruche de Philippe Cognée, 2001) ou virent à l’ubuesque (Ronit Dovrat). Que le visage s’efface et toutes sortes d’apparitions s’éveillent. ?
Notes
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Le catalogue de l’exposition est disponible auprès de l’Hôtel des Arts, Centre d’art du Conseil général du Var : 236 boulevard du général Leclerc 83000 Toulon (110 p., 75 ill. couleurs, 18 €).