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Article de revue

Un chien, métaphore de la crise des années Trente ?

Le Chien jaune de Georges Simenon

Pages 91 à 101

Notes

  • [1]
    Georges Simenon, Tout Simenon, vol. 16, Paris, Presses de la Cité, 1991, p. 317.
  • [2]
    On pourrait conduire une réflexion de plus grande ampleur sur le rôle des chiens dans l’univers du roman policier, à l’instar du Chien des Baskerville d’Arthur Conan Doyle, publié en feuilleton en 1901-1902 [note de l’Éd.].
  • [3]
    Francis Lacassin, Simenon 1931. La naissance de Maigret, Paris, Presses de la Cité, 1991, 32 p.
  • [4]
    Simenon aime les espaces fluviaux et maritimes ; il a situé plusieurs romans le long de canaux dans les Flandres par exemple, ou encore à Concarneau [Les Demoiselles de Concarneau, 1936, note de l’Éd.].
  • [5]
    Georges Simenon, Le Chien jaune, op. cit., p. 290.
  • [6]
    Georges Simenon, Le Chien jaune, op. cit., p. 300.
  • [7]
    Ibid., p. 301.
  • [8]
    Ibid., p. 302.
  • [9]
    Ibid., p. 308.
  • [10]
    Ibid., p. 299.
  • [11]
    Ibid., p. 279.
  • [12]
    Comme pour de nombreuses couleurs, l’histoire du jaune mériterait d’être établie. Outre les travaux bien connus de Michel Pastoureau ou ceux d’Annie Mollard-Desfour, on pourra consulter, pour des périodes plus reculées, Annie Duprat, Le Roi décapité. Essai sur les imaginaires politiques, Paris, Le Cerf, 1992, pp. 71-74 ; Denise Turrel, « Une identité imposée : les marques des pauvres dans les villes des xvi e et xvii e siècles », L’Autre et l’image de soi. Cahiers de la Méditerranée, vol. 66, 2003 [en ligne, consulté le 14/12/2008] < hhttp:// cdlm. revues. org/ document97. html > [note de l’Éd.].
  • [13]
    « Georges Simenon », Wikipedia [en ligne, consulté le 05/02/2009] < hhttp:// fr. wikipedia. org/ wiki/ Georges_Simenon >.
  • [14]
    Georges Simenon, Le Chien jaune, op. cit., p. 346.
  • [15]
    Ibid., p. 281.
  • [16]
    Ibid., p. 282.
  • [17]
    Ibid., p. 297.
  • [18]
    Ibid., p. 292.
  • [19]
    Ibid., p. 284.
  • [20]
    Ibid., p. 287.
  • [21]
    Ibid., p. 303.
  • [22]
    Ibid., p. 350.
  • [23]
    Ibid., p. 355.
  • [24]
    Ibid., p. 350.
  • [25]
    Ibid., p. 326.
  • [26]
    Le prénom même du vagabond peut avoir une charge symbolique considérable : si l’on change le « é » du prénom du colosse par le « i », nous formerons « Lion » au lieu de « Léon ».
  • [27]
    Le Chien jaune, op. cit., p. 356.
  • [28]
    Ibid., p. 358.
– Êtes-vous superstitieux, commissaire ?
Maigret, à cheval sur sa chaise, les coudes sur le dossier, esquissa une moue qui pouvait signifier tout ce qu’on voulait. [1]

1 Comment l’ombre d’un chien hargneux qui se promène solitaire dans les rues peut semer la peur, l’angoisse et le trouble de toute une ville ? De quelle manière la superstition entre en jeu lorsque les êtres humains ressentent le besoin d’expliquer les faits qui les paralysent ? Et, finalement, que représente réellement ce chien dans la suite des événements qui ont fait d’une petite ville tranquille un roman policier chargé de mystères, tensions et incertitudes ? Le romancier belge Georges Simenon présente, dans son roman Le Chien jaune, une nouvelle suite de crimes enlacés par l’apparition et la disparition d’une bête qui est bien plus qu’un simple personnage égaré dans la foule [2]. Les différents aspects qui relient l’animal au crime, aux assassins, à l’altérité de l’homme en tant qu’être humain, vont retenir ici l’atten­tion, ainsi que la présence du chien dans la cadence de l’œuvre, l’argument peint, le déroulement et le dénouement de l’action.

L’intrigue policière

2 Ce livre, publié pour la première fois en 1931, se présente d’abord comme un roman policier ordinaire, qui annonce la manière de faire de Simenon, avec enchevêtrement d’intrigues sur fond de décors nimbés d’une lumière le plus souvent grise (décors de villes, de ports, horizons mouillés et ciels chargés de nuages sombres...), de jalousies sociales et de rancœurs personnelles [3]. L’histoire relate comment une tentative d’assassinat à Concarneau entraîne le commissaire Maigret dans une mystérieuse enquête policière [4]. Deux jours après son arrivée, Jean Servières, un des habitués du Café de l’Amiral, disparaît. La peur s’empare de la ville ; le maire, ami de la victime, anxieux, attend des nouvelles tandis que le commissaire, silencieux, ne fait qu’observer, sans chercher à dévoiler la nature des faits. La tension augmente à la suite du meurtre de monsieur Le Pommeret, empoisonné à la strychnine. Le docteur Michoux, quatrième membre du groupe, angoissé et tourmenté, demande à Maigret d’agir vite de peur d’y passer à son tour. Il est placé en détention afin d’assurer sa protection. Ces événements ont attiré la presse, d’autant plus que le journal local a imprimé un article alarmiste qui signale la présence d’un chien efflanqué, aux poils jaunes, un chien errant qui rôde sur les lieux du crime dès le premier soir, et qui appartient sûrement à un inquiétant flâneur dont on a repéré les empreintes. Le commissaire Maigret, convaincu que le mystère se démêlera tout seul, laisse venir les faits. Il observe la peur sur les visages, les mouvements et les gestes des suspects. On retrouve inlassablement dans le récit des phrases comme « Maigret observait les visages du coin de l’œil » ou « Maigret remarqua XXX qu’il n’avait pas encore vu... » [5]. Finalement, l’affaire s’éclaircira grâce à Emma, la serveuse de l’hôtel. Le soir des derniers événements, la jeune fille est aperçue par Maigret et l’inspecteur Leroy, dans le réduit où elle a rejoint le rôdeur qui s’y était réfugié ; grâce à une fouille dans sa chambre et de la découverte d’une lettre signée « Léon », les enquêteurs mettent au jour un ancien projet de mariage entre la jeune fille et un marin. La capture du vagabond, un marin du nom de Léon Le Guérec et la réunion que Maigret provoque dans la cellule du docteur Michoux vont mettre le passé au grand jour : la manière dont autrefois le marin, dupé et dénoncé par les amis du Café l’Amiral, s’est retrouvé aux États-Unis, ruiné et emprisonné pour transport de drogue. C’est son retour soudain à Concarneau, après de longues années de souffrance, qui a engendré la panique chez Jean Servières, monsieur Le Pommeret et Michoux, qui craignaient pour leur sort. Pour s’en défaire, ce dernier a décidé de lui faire endosser des actes criminels capables d’angoisser la population et dont il était lui-même, non sans maladresse, l’auteur ou le complice. De son côté, Léon se montrait de temps en temps à Michoux pour lui faire peur. La présence d’un chien, jaune, rôdant dans les ruelles et sur les quais de la ville, ne fait qu’augmenter l’atmosphère inquiétante de ces jours dangereux.

3 On peut considérer le chien jaune comme le symbole de la peur, de la terreur répandue parmi la population au fur et à mesure que la série d’incidents se fait de plus en plus nombreux. L’animal se traîne au niveau du sol, apparaît et disparaît près des pieds des habitants, c’est une frayeur qui vient du bas, qui émerge du parterre et, en l’occurrence, peut-être même des Enfers. L’image du chien satanique est mêlée à la superstition, au besoin de références surnaturelles quand les faits ne peuvent pas être expliqués de façon rationnelle. Ainsi les habitants de Concarneau jettent-ils des pierres en direction de l’animal dès qu’ils l’aperçoivent dans la rue, tout en évitant de s’en approcher, comme s’il était porteur d’une maladie ou le vecteur d’un sort maléfique, criminel, qui risquerait de s’abattre sur la ville et ses habitants, sans distinction :

4

C’est à peine si l’animal peut se traîner… Les gens n’osent pas en approcher… Je vous téléphone d’un café… La bête est au milieu de la rue… Je la vois à travers la vitre… Elle hurle… Qu’est-ce que je dois faire ?… Et la voix que l’inspecteur eût voulue calme était anxieuse, comme si ce chien jaune blessé eût été un être surnaturel. [6]

5 La peur des crimes et des agressions a paralysé la ville. Les gens sont terrifiés, ils veulent des réponses aux énigmes, des discours rassurants. L’impossibilité de parole, l’incapacité de mettre des mots sur les actes, entraînent la foule vers le silence :

6

Et pourtant, alors que le commissaire avançait, il pénétrait dans une zone de silence de plus en plus équivoque. Le silence d’une foule qu’hypnotise un spectacle et qui frémit, qui a peur ou qui s’impatiente. [7]

7 Le côté magique, surnaturel, qui se dégage de ce chien jaune est explicitement décrit par l’écrivain à plusieurs reprises. Par exemple, quand l’animal est éloigné du public qui lui jette des pierres, le narrateur écrit :

8

Ce cortège aurait pu être ridicule. Il fut impressionnant, par la magie de l’angoisse qui, depuis le matin, n’avait cessé de s’épaissir. La charrette, poussée par un vieux, sauta sur les pavés, le long de la rue aux tournants nombreux, franchit le pont-levis et personne n’osa le suivre. Le chien jaune respirait avec force, étirait ses quatre pattes à la fois dans un spasme. [8]

9 Cet aspect maléfique est poussé encore plus loin quand le chien, blessé, incapable de bouger, disparaît en un clin d’œil :

10

Le réduit où on l’avait couché sur de la paille était vide. Le chien jaune, incapable de marcher et même de se traîner, à cause du pansement qui emprisonnait son arrière-train, avait disparu. [9]

11 Mais il est tout de même logique de se poser la question si, au fond, il s’agit vraiment d’une peur vécue ou, plutôt, d’une terreur voulue. La ville sombre dans l’affolement, certes, mais la chasse aux sorcières peut être aussi un mode d’évasion, une manière d’échapper à la routine, à la vie monotone d’une petite ville de province. L’excitation du meurtre, du mystère, du surnaturel, l’envie d’en savoir plus, de trouver l’énigme, de suivre les pistes, peut être un jeu terriblement divertissant. Les habitants de Concarneau suivent les événements de près, ils achètent le journal et s’acharnent sur les nouvelles. Les plus intrépides osent même s’asseoir à une table du Café de l’Amiral, fiers de leur exploit. Dès lors, Concarneau semble vivre une tragi-comédie, une mascarade, une chasse au rôdeur où rien n’est interdit. Comme dans un jeu de rôle, les jeunes gens se cherchent entre eux et essaient de démasquer l’assassin à chaque coin de rue :

12

On ne sait plus qui soupçonner. Les gens, dans les rues, se regardent avec angoisse. Peut-être est-ce celui-ci le meurtrier ? Peut-être celui-là ? Jamais atmosphère de mystère et de peur ne fut si épaisse… [10]

13 Le maire veut impérieusement connaître l’assassin et agit comme s’il était question d’un jeu d’énigmes, dont quelques-uns détiendraient le secret.

Un chien jaune, cavalier de l’Apocalypse des années Trente ?

14 La première description du chien montre nettement le côté mystérieux et, d’une certaine manière, répulsif, de l’animal :

15

Dans l’atmosphère de drame, ce chien a quelque chose d’inquiétant. Peut-être sa couleur, d’un jaune sale ? Il est haut sur pattes, très maigre, et sa grosse tête rappelle à la fois le mâtin et le dogue d’Ulm. [11]

16 D’autres descriptions précisent que la couleur n’est pas « jaune », mais « jaunâtre » et, de la sorte, trouble, non définie. Pour Simenon, qui intitule son roman Le Chien jaune, cette couleur si rare pour un animal revêt une signification particulière car, dans la culture occidentale, elle comporte une symbolique clairement négative. Le jaune, qui a, depuis la fin du Moyen Âge au moins, été associé aux traîtres, aux faussaires, aux femmes adultères, aux cocus et aux fous, désigne aussi, depuis la fin du xix e siècle l’ouvrier non-gréviste, le briseur de grève. Le chien de Simenon est jaune et ce rapprochement n’est certainement pas innocent durant ces années Trente ravagées par la crise, le chômage, les grèves et les briseurs de grève [12]… Il est donc important de s’arrêter quelque peu sur la spécificité, et la noirceur, de la période durant laquelle Simenon a rédigé ce roman.

17 Écrivain prolifique d’origine belge, Georges Simenon (1903-1989) invente la figure du commissaire Maigret en 1929 dans La Maison de l’inquiétude, série de nouvelles rédigées pour le journal Détective à la demande de Joseph Kessel [13]. On ne doit pas négliger le poids de la crise économique venue des États-Unis qui atteint la France justement en 1931, tout comme ce marin Léon Le Guérec, devenu vagabond, de retour à Concarneau…

18 Il serait aussi indispensable de mettre en avant la fonctionnalité sémiotique du chien, au niveau de la structure et de la réception de l’œuvre. Dès le premier drame, on perçoit sa présence, sa trace ou son ombre. Le premier chapitre sert à lancer l’histoire, à entraîner le lecteur dans la série de crimes, à l’introduire dans l’ambiance du mystère. Et ce premier chapitre, primordial, s’intitule « Le chien sans maître », le titre n’est donc pas arbitraire. L’animal anticipe la tragédie, il se montre peu de temps avant que le narrateur ne décrive le nouvel incident. Le chien est en quelque sorte le substitut d’un mécanisme mondial dont personne n’a pris encore, en 1931, toute la mesure, mais qui a plongé le monde entier dans le désarroi, la pauvreté et l’incertitude. Le chien jaune apparaîtrait donc comme un grand Moloch, un démon satanique tirant les ficelles d’un jeu dont personne ne connaît les règles mais dont tout le monde – et pas seulement les victimes des crimes – sera victime. La cadence du récit se modifie, le rythme diminue quand l’apparition du chien approche. D’après cette explication, on peut observer comment, dans le discours peureux et affolé du docteur Michoux, les questions rhétoriques se bousculent, les points de suspension alternent avec les exclamations, les phrases simples se succèdent sans connexion apparente. Par contre, dans le délire, le discours maintient un fil conducteur, une suite dans les idées. Le rythme est toujours le même : entrecoupé, exalté, rapide. Le regard du docteur se pose sur les différents objets, meubles, coins de la cellule avec une alternance discontinue : sur lui-même « je n’ose pas dormir », sur la fenêtre « cette fenêtre, tenez », le brigadier « un gendarme, ça peut s’endormir, ou penser à autre chose » et ainsi de suite. À l’inverse, c’est au moment où le chien est mentionné que la cadence du récit s’altère. Il devient bien plus qu’un simple objet cité comme n’importe quel autre, dans sa crise de folie ; il est la cible, l’objectif du discours : Michoux met l’accent sur l’animal et ce que celui-là produit en lui :

19

Si seulement on était parvenu à abattre ce vagabond, avec son chien jaune… Est-ce qu’on l’a revu, ce chien ? Est-ce qu’il rôde toujours autour du Café ?… Je ne comprends pas qu’on ne lui ait pas envoyé une balle dans la peau… à lui et à son maître !… [14]

20 De même, le lexique utilisé dans la suite des faits change quand l’animal surgit. Par exemple, dans une des séquences de présentation des personnages, le rythme qui pondère l’action est rapide, fluide, lorsqu’il s’agit de parler de Jean Servières et du docteur Michoux ; cependant, il prend une cadence plus calme, posée, quand le chien se montre. Le lexique change également, l’atmosphère décrite est plus sombre que dans le reste de la narration :

21

Il y avait dans l’atmosphère du café quelque chose de gris, de terne, sans qu’on pût préciser quoi. Par une porte ouverte, on apercevait la salle à manger où des serveuses en costume breton dressaient les tables pour dîner. Le regard de Maigret tomba sur un chien jaune, couché au pied de la caisse. [15]

22 C’est le prélude au drame, l’atmosphère devient grise, terne, sombre ; le chien, immobile, isolé, apparaît aux yeux des protagonistes de l’histoire. La tragédie suivra. Du sursaut à la paralysie totale, du coup d’effroi au manque de parole, le chien est le cocon du drame, le premier plan de l’action. Le récit est parfaitement articulé au niveau du discours et le chien y joue un rôle fondamental. Une scène est particulièrement éclairante à ce propos. Le commissaire Maigret, qui n’avait pas quitté l’animal des yeux pendant tout le rapport de Le Pommeret, change de cible au moment de l’entrée inattendue des journalistes dans le café. Ceci n’est pas arbitraire, comme en témoigne le texte :

23

Du chien jaune, le regard de Maigret passa à la porte qui s’ouvrait, au marchand de journaux qui entrait en coup de vent et enfin à une manchette en caractères gras qu’on pouvait lire de loin : « La peur règne à Concarneau » [16].

24 Le lecteur perçoit la scène à travers le regard du commissaire, il écoute Le Pommeret sans pour autant prêter une grande attention à son discours. Ainsi sa concentration se promène-t-elle de l’image du chien jaune, cristallisée par la peur du commissaire, au titre de l’article du journal « La peur règne à Concarneau ». L’essentiel se trouve dans les deux objectifs fixés : la sensation d’effroi et la peur écrite noir sur blanc. On pourrait donc affirmer qu’il s’agit d’un code chiffré dont le chien serait l’élément clé de l’interprétation. On observe aussi que la continuité de l’idée de peur et de l’image du chien s’inscrit dans le discours. Non seulement, comme il a été expliqué auparavant, le drame suit l’apparition de l’animal et inversement, et l’on retrouve également le même mouvement dans la sémiotique du récit. Les concepts se suivent et le déroulement du discours en fait autant. Ainsi, quand la peur d’un des personnages est nommée, le chien est cité à son tour et vice versa :

25

– Il a pu sortir ?
– Je ne le crois pas… Il a peur… Ce matin, c’est lui qui m’a fait fermer la porte qui donne sur le quai…
– Comment ce chien te connaît-il ? [17]

26 Et lorsque le commissaire et son adjoint ont découvert la maison du docteur Michoux remplie d’immondices, ils ont observé, partout sur le sol, des empreintes de chien et de pied humain d’une pointure hors du commun ; sur les meubles, des restes de nourriture, d’un festin tourné en crasse et ordure. À la suite de cette scène, Maigret entre dans le Café de l’Amiral où le docteur, terrifié, lui annonce la disparition de Servières. Le commissaire écoute, impassiblement, la tragédie que Michoux lui rapporte, cependant, c’est à la vue du chien qu’il sursaute :

27

Maigret eut un haut-le-corps, non pas à cause de ce qu’on lui disait, mais parce qu’il venait d’apercevoir le chien jaune, couché aux pieds d’Emma [18].

28 Le chien est toujours mentionné ou même physiquement présent au moment où le drame survient ; à la fin du premier chapitre, quand les amis du Café de l’Amiral discutent à table, le pharmacien fait soudainement irruption dans la salle. Il court, en sueur, annoncer le résultat du contenu de la bouteille analysée : il y a trouvé de la strychnine. Le chien jaune est à l’entrée de la pharmacie. Étant donné qu’il s’agit du personnage qui alerte du danger, le pharmacien fonce sur lui, trébuche : « sale chien [19] ! » Ainsi le chien est-il mentionné juste avant que la tragédie ne soit annoncée. Il en est ainsi tout au long du roman.

29 Si on pousse l’étude plus loin, on peut envisager que ce chien incarne bien plus que le sentiment de la peur qui rôde partout durant ces années sombres, mais aussi qu’il est l’altérité de l’homme, le double de l’être humain au sens pur du terme. Les personnages malfaisants de l’histoire, le groupe d’amis épouvantables, se trouvent loin de l’animal : ils le craignent, le regardent sans s’en approcher, l’œil suspect. Pourtant, ce sont les personnages les plus simples, les plus innocents, qui avancent vers lui, parce qu’ils ne le craignent pas : Léon Le Guérec, Emma, la vieille dame du haut de sa fenêtre. Le lexique utilisé par Simenon, lors des descriptions ou des faits relatifs aux personnages plus primaires, se rapporte directement au langage utilisé lorsqu’il s’agit de nommer l’animal. Ainsi, si la bête est un chien famélique, qui apparaît et disparaît sans faire de bruit, qui se traîne dans le café sans se montrer à peine, silencieux, Emma est-elle décrite de la même manière :

30

Il y avait en elle une humilité exagérée. Ses yeux battus, sa façon de se glisser sans bruit, sans rien heurter, de frémir avec inquiétude au moindre mot, cadraient assez bien avec l’idée qu’on se fait du souillon habitué à toutes les duretés […] elle était anémique. [20]

31 La ressemblance est claire, l’aspect famélique du corps, le côté fantasmagorique des deux personnages, leur attitude vis-à-vis des autres protagonistes. Plus loin dans le roman, Léon est inclus dans le récit : lorsque le commissaire emmène l’animal chez un vétérinaire, celui-ci s’exclame « Ces bêtes-là, ça a la vie tellement dure ! [21] » Incontestablement, il est nécessaire de lire à travers le mot « bête » l’union du chien, de la fille de salle et du vagabond, puisque tous les trois ont partagé la même vie, le même calvaire, la souffrance due à la solitude et, en ce qui concerne le chien et Léon, à l’horreur de la prison. C’est, effectivement, plutôt le vagabond Léon qu’on devrait considérer comme l’altérité du chien jaune. Léon, le colosse est présenté, tout au long du roman, comme s’il était un animal dangereusement sauvage, au point que même Maigret réagit face à lui comme s’il s’agissait d’une bête. Léon se mure dans le silence, comme ce chien jaune qu’on n’entend jamais aboyer, et qui ne se débat pas quand on lui jette des pierres. Le commissaire aussi s’adresse à lui, inévitablement, comme s’il était en présence d’un animal : « Tranquille, hein, Léon [22] » ou bien « Assis !… Asseyez-vous, Léon [23]… » On observe que la manière de Maigret de s’adresser à Léon est tout à fait involontaire, les phrases exclamatives reproduisant les réflexes verbaux du commissaire face aux mouvements du vagabond. Au cas où le lecteur ne l’aurait pas compris, le romancier évoque cette éventualité plus explicitement à certains moments : « Le vagabond remua dans son coin, à la façon d’un chien hargneux [24] », ou encore : « Il devait parler fort. C’était un ours. La tête rentrée dans les épaules, le torse moulé par son chandail qui faisait saillir les pectoraux [25] ». De nombreux exemples supplémentaires permettent d’affirmer que le colosse Léon et le chien jaune sont interchangeables, qu’ils participent d’une même isotopie [26].

Ill. 1

Chien jaune dans un port [© Annie Duprat]

Ill. 1

Chien jaune dans un port [© Annie Duprat]

32 Il est évident que le chien est un élément polyvalent et, en même temps, nécessaire au déroulement de l’action, au sentiment général de peur et à l’essence même des personnages. L’animal est la continuation vitale de Léon ; il symbolise son existence. C’est au moment où le personnage est emprisonné que le chien entre en scène ; il est son soutien dans la solitude, son espoir. Une fois libéré, il emportera sa mascotte avec lui, et la traînera jusqu’à Concarneau, où elle sera utilisée pour semer la peur dans la ville, pour rappeler l’existence de son maître aux amis du Café de l’Amiral. Le chien est aussi le trait d’union entre Léon et Emma, le messager de l’amour toujours effervescent. Même le docteur Michoux utilise le chien comme livreur du message qu’il veut transmettre au vagabond :

33

Mais c’est un lâche… Il a éprouvé le besoin de me le crier lui-même !… Il se cachera derrière une porte, dans un corridor, après avoir fait parvenir la lettre à sa victime en l’attachant par une ficelle au cou du chien… [27]

34 En ce qui concerne l’altérité du chien, on pourrait également penser qu’il peut aussi s’agir de l’alter ego du commissaire Maigret. Tous les deux sont des personnages qui apparaissent et disparaissent au long du roman. Persécutés par les villageois – l’animal –, par le maire – le commissaire –, ils ne se montrent qu’à peine, toujours silencieux, mystérieux. D’une certaine manière, on pourrait dire que le chien n’est que l’ombre de Maigret, la prolongation du cas policier, du mystère à résoudre. Si le commissaire ne partage avec les lecteurs aucun indice à propos des drames de Concarneau de tout le roman, c’est au moment où le chien jaune meurt que l’énigme sera révélée. La mort de l’animal entraîne la parole, la conclusion de tous ces jours de réflexion. C’est dans cette lignée-là qu’on pourrait parler du chien comme le double du commissaire. D’un point de vue purement textuel, enfin, étant donné que l’on a déjà évoqué auparavant de l’importance du chien dans la suite des événements, il est nécessaire de traiter la mort de l’animal comme la fin de l’énigme. Mais, cette fois-ci non comme la conclusion du commissaire sur le mystère, mais comme la fin de l’histoire elle-même, la cloture du roman Le Chien jaune. Les lecteurs apprennent le décès de l’animal trois pages avant la fin du livre :

35

– On n’a plus vu la bête depuis et cela me prouve qu’elle est morte…
– Oui…
– Vous l’avez enterrée ?…
– Au Cabélou… Il y a une petite croix, faite de deux branches de sapin… » [28]

36 C’est l’aboutissement de l’histoire : sans chien, le roman Le Chien jaune n’a plus de raison de continuer.

Notes

  • [1]
    Georges Simenon, Tout Simenon, vol. 16, Paris, Presses de la Cité, 1991, p. 317.
  • [2]
    On pourrait conduire une réflexion de plus grande ampleur sur le rôle des chiens dans l’univers du roman policier, à l’instar du Chien des Baskerville d’Arthur Conan Doyle, publié en feuilleton en 1901-1902 [note de l’Éd.].
  • [3]
    Francis Lacassin, Simenon 1931. La naissance de Maigret, Paris, Presses de la Cité, 1991, 32 p.
  • [4]
    Simenon aime les espaces fluviaux et maritimes ; il a situé plusieurs romans le long de canaux dans les Flandres par exemple, ou encore à Concarneau [Les Demoiselles de Concarneau, 1936, note de l’Éd.].
  • [5]
    Georges Simenon, Le Chien jaune, op. cit., p. 290.
  • [6]
    Georges Simenon, Le Chien jaune, op. cit., p. 300.
  • [7]
    Ibid., p. 301.
  • [8]
    Ibid., p. 302.
  • [9]
    Ibid., p. 308.
  • [10]
    Ibid., p. 299.
  • [11]
    Ibid., p. 279.
  • [12]
    Comme pour de nombreuses couleurs, l’histoire du jaune mériterait d’être établie. Outre les travaux bien connus de Michel Pastoureau ou ceux d’Annie Mollard-Desfour, on pourra consulter, pour des périodes plus reculées, Annie Duprat, Le Roi décapité. Essai sur les imaginaires politiques, Paris, Le Cerf, 1992, pp. 71-74 ; Denise Turrel, « Une identité imposée : les marques des pauvres dans les villes des xvi e et xvii e siècles », L’Autre et l’image de soi. Cahiers de la Méditerranée, vol. 66, 2003 [en ligne, consulté le 14/12/2008] < hhttp:// cdlm. revues. org/ document97. html > [note de l’Éd.].
  • [13]
    « Georges Simenon », Wikipedia [en ligne, consulté le 05/02/2009] < hhttp:// fr. wikipedia. org/ wiki/ Georges_Simenon >.
  • [14]
    Georges Simenon, Le Chien jaune, op. cit., p. 346.
  • [15]
    Ibid., p. 281.
  • [16]
    Ibid., p. 282.
  • [17]
    Ibid., p. 297.
  • [18]
    Ibid., p. 292.
  • [19]
    Ibid., p. 284.
  • [20]
    Ibid., p. 287.
  • [21]
    Ibid., p. 303.
  • [22]
    Ibid., p. 350.
  • [23]
    Ibid., p. 355.
  • [24]
    Ibid., p. 350.
  • [25]
    Ibid., p. 326.
  • [26]
    Le prénom même du vagabond peut avoir une charge symbolique considérable : si l’on change le « é » du prénom du colosse par le « i », nous formerons « Lion » au lieu de « Léon ».
  • [27]
    Le Chien jaune, op. cit., p. 356.
  • [28]
    Ibid., p. 358.
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