Notes
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[1]
Les résultats présentés ici concernent exclusivement des relations hétérosexuelles, parce que seules ces relations ont été étudiées dans cette enquête. L’étude des amours entre adolescent(e)s de même sexe, particulièrement parce qu’il s’agit d’adolescent(e)s, aurait requis une étude en soi, tant la stigmatisation, dont l’homosexualité continue de faire l’objet dans l’ensemble de notre société, pèse sur leur définition. Elles sont donc volontairement tues (non recherchées, non apparues spontanément dans les propos des jeunes rencontré(e)s au moment de l’enquête de terrain), ce qui ne signifie pas qu’on suppose qu’elles n’existent pas ni qu’elle ne méritent pas d’être étudiées.
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[2]
La majorité de ces jeunes est issue de l’immigration post-coloniale et ont des origines très diverses. Ce sont l’âge, le sexe et le lieu d’habitation (géographique, social) qui ont constitué les raisons de la construction du corpus – une soixantaine de jeunes au total. La quasi-totalité d’entre eux sont fils ou filles d’ouvrier(e)s ou d’employé(e)s. Les rencontres avec les enquêté(e)s se sont faites pour l’essentiel dans des maisons de quartier, c’est-à-dire des lieux semi-privés, semi-publics, à la fois soustraits au regard public de la rue et au regard privé de la famille qui auraient empêché la sollicitation d’une parole intime. Les entretiens se sont inscrits dans un travail d’observation ethnographique qui a duré deux ans et demi.
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[3]
Voir Christelle Hamel, L’Intrication des rapports sociaux de sexe, de « race », d’âge et de classe : ses effets sur la gestion des risques d’infection par le VIH chez les Français descendants de migrants du Maghreb, thèse de doctorat d’Anthropologie sociale et Ethnologie, Ehess, 2003.
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[4]
Kamel redouble sa Troisième au moment de l’entretien. Ses parents sont mariés et vivent ensemble ; son père, né en Algérie, est vendeur ; sa mère, née en Algérie, est au foyer.
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[5]
« Crevard » = mot d’argot qui signifie ici « être dévoré par son désir sexuel » (« crever » indiquant la pénétration, le suffixe « -ard », la démesure).
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[6]
En tant que catégories construites, non en tant qu’essences.
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[7]
L’insulte « bouffon » renvoie systématiquement à une image efféminée de garçons qui ne jouent pas le jeu de la virilité ; selon les démonstrations de virilité que tel ou tel valorise, le « bouffon » est celui qui travaille bien à l’école, qui ne commet aucun acte de délinquance (à l’opposé, cette fois, de la « racaille », autre archétype de la virilité), qui exprime ouvertement des sentiments amoureux, etc.
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[8]
Marvin passe en Troisième au moment de l’entretien (vacances d’été). Ses parents sont séparés depuis sa petite enfance ; son père est né et vit au Congo, sa profession est inconnue ; sa mère, née au Congo, est comptable.
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[9]
Voir Colette Guillaumin, Sexe, Race et Pratique du pouvoir. L’idée de Nature, Paris, Côté-Femmes, 1992, 239 p.
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[10]
« Taspé » = verlan de « pétasse ».
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[11]
« Teupu » = verlan de « pute ».
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[12]
« Keum » = verlan de « mec ».
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[13]
Veille favorisée notamment par l’interconnaissance forte qui régit les relations dans les cités. Pour plus de détails sur le contrôle dont les filles font l’objet et les raisons de ce contrôle, voir Isabelle Clair, « La mauvaise réputation. Étiquetage sexué dans les cités », in Élisabeth Callu, Jean-Pierre Jurmand, Alain Vulbeau (dir.), La Place des jeunes dans la Cité : espace de rue, espace de parole, t. 2, Paris, L’Harmattan, coll. « Les Cahiers du GRIOT », 2005, pp. 47-60.
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[14]
Pour la sociologue et pour les jeunes eux-mêmes.
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[15]
Mon usage d’« identité de genre » et d’« intelligibilité » identitaire renvoie directement aux définitions qu’en donne Judith Butler dans Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte, 2005 (1990), pp. 83-84 : « Il serait faux de penser qu’il faudrait d’abord discuter de l’“identité” en général pour pouvoir parler de l’identité de genre en particulier, et ce pour une raison très simple : les “personnes” ne deviennent intelligibles que si elles ont pris un genre (becoming gendered) selon les critères distinctifs de l’intelligibilité de genre. […] La “cohérence” et la “constance” de “la personne” ne sont pas des attributs logiques de la personne ni des instruments d’analyse, mais plutôt des normes d’intelligibilité socialement instituées et maintenues. […] Les genres “intelligibles” sont ceux qui, en quelque sorte, instaurent et maintiennent une cohérence et une continuité entre le sexe, le genre, la pratique sexuelle et le désir. » La notion d’identité de genre ne doit ainsi pas être comprise comme préalable à l’action individuelle ; sa construction est conformation des individus à un genre qui permet de les rendre « intelligibles » au reste de la société. Du même coup, la notion d’identité de genre ne s’oppose pas à la reconnaissance de rapports de sexe construits socialement dans le sens d’une différence hiérarchisée tant qu’elle est perçue comme un résultat d’application de normes et non comme une réalité qui les précéderait. En d’autres termes, la notion d’identité est ici appréhendée comme un résultat du travail individuel de conformation aux (ou de distanciation avec les) normes.
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[16]
Voir Erving Goffman, L’Arrangement des sexes, Paris, La Dispute, 2002 (1re éd. 1977), p. 45.
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[17]
Voir Isabelle Clair, « Des “jeunes de banlieue” absolument traditionnels ? », Lien social et politiques, n° 53, 2005, pp. 29-36. : pages consacrées aux jeux de rôles auxquels s’adonnent de nombreuses filles dans leurs différents contextes d’interaction avec les garçons, qui leur permettent de garantir leur vertu sexuelle et, contrairement aux garçons, de mettre à distance leur identité de genre en se faisant viriles (en développant une éthique de la bagarre conforme à celle que développent les garçons, en s’habillant « en racailles », en adoptant un langage perçu comme proprement masculin, en crachant dans la rue, etc.).
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[18]
Voir François de Singly, « Les manœuvres de séduction. Une analyse des petites annonces matrimoniales », Revue française de sociologie, vol. XXV, n° 4, 1984, p. 533 : « La division des fonctions dans l’équipe conjugale est anticipée dans les présentations des hommes et des femmes. Ce conformisme sexuel n’est pas surprenant, les risques éventuels d’un déclassement par l’affirmation d’une identité trop déviante ne pouvant pas être cumulés avec les risques réels de l’exclusion matrimoniale. »
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[19]
Voir Peter Berger et Thomas Luckmann, La Construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klincksieck, 1986 (1re éd. 1966), p. 103.
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[20]
Nader passe en deuxième année de BTS « action commerciale » au moment de l’entretien (vacances d’été). Ses parents sont mariés et vivent ensemble. Son père, invalide, est né en Algérie ; sa mère, au foyer, est née en Algérie.
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[21]
Pili est en Seconde générale au moment de l’entretien. Ses parents sont séparés depuis sa petite enfance (qu’elle a passée auprès de sa grand-mère, au Congo). Son père, né au Congo, est fonctionnaire des impôts ; sa mère, née au Congo, est mère au foyer.
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[22]
Voir Isabelle Clair, « La mauvaise réputation. Étiquetage sexué dans les cités », loc. cit.
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[23]
Expression justifiée du fait que les jeunes qui ont un(e) petit(e) ami(e) se déclarent « en couple » et témoignent de pratiques liées à l’image qu’ils se font de la conjugalité adulte.
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[24]
Ben passe en Première « mécanique-aéronautique » au moment de l’entretien. Ses parents sont mariés et vivent ensemble ; son père, né au Congo, est assistant-prothésiste ; sa mère, née au Congo, est employée dans un hôtel.
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[25]
Amélie passe en Troisième au moment de l’entretien. Ses parents vivent ensemble ; son père, né à la Martinique, est préparateur de commandes ; sa mère, née en métropole, est au foyer.
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[26]
Le lover est l’archétype de l’amoureux transi, souvent désiré (par les filles), mais également quelque peu moqué (par les garçons, mais aussi par les filles).
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[27]
Zahra passe en deuxième année de CAP « vente » au moment de l’entretien. Ses parents étaient mariés et vivaient ensemble jusqu’au décès de sa mère, au cours de la petite enfance de Zahra ; son père, né en Algérie, est accidenté du travail (ancien ouvrier du bâtiment) ; sa mère était née en France de parents français.
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[28]
« Meuf » = verlan de « femme », ici comprendre « fille ».
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[29]
Voir Michel Foucault, Surveiller et Punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 35 : « L’étude de cette microphysique suppose que le pouvoir qui s’y exerce ne soit pas conçu comme une propriété, mais comme une stratégie, que ses effets de domination ne soient pas attribués à une “appropriation”, mais à des dispositions, à des manœuvres, à des tactiques, à des techniques, à des fonctionnements ; qu’on déchiffre en lui plutôt un réseau de relations toujours tendues, toujours en activité plutôt qu’un privilège qu’on pourrait détenir ; qu’on lui donne pour modèle la bataille perpétuelle plutôt que le contrat qui opère une cession ou la conquête qui s’empare d’un domaine. […] Ce pouvoir d’autre part ne s’applique pas purement et simplement, comme une obligation ou une interdiction à ceux qui “ne l’ont pas” ; il les investit, passe par eux et à travers eux ; il prend appui sur eux, tout comme eux-mêmes, dans leur lutte contre lui, prennent appui à leur tour sur les prises qu’il exerce sur eux. »
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[30]
Voir Peter Berger et Hansfried Kellner, « Le mariage et la construction de la réalité », Dialogue, n° 102, 4e trim. 1988 (1re éd. 1964), p. 13.
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[31]
Voir Bernard Lahire, L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998, 392 p.
1L’expérience de l’amour est, à l’instar de toute expérience sociale, traversée par la problématique du genre. À l’adolescence, l’entrée dans la vie amoureuse hétérosexuelle [1] est un révélateur de la façon dont filles et garçons, au travers de la mise en présence de leurs corps et au travers de leur projection dans la vie de couple, se construisent en tant que filles et garçons. Cette expérience sera ici décrite dans le contexte spécifique des cités d’habitat social, à partir d’une enquête par entretiens ethnographiques réalisée auprès d’une soixantaine de jeunes, garçons et filles ayant entre quinze et vingt ans, rencontré(e)s dans quatre cités de la banlieue parisienne [2]. Tout ce qui en est mentionné ne vaut évidemment que pour le terrain enquêté : certains éléments qui caractérisent l’expérience amoureuse dans « les cités » ne se retrouvent pas forcément ailleurs, ou pas exactement sous la même forme. Des différences objectives dans les conditions de vie ont des répercussions sur l’expression du genre [3], d’une part, mais aussi, d’autre part, le genre est lui-même un enjeu de distinction entre classes sociales – et dans le cas des jeunes de cité, de stigmatisation par le reste de la société.
2Au centre des représentations observées, une distribution genrée se fait jour : aux garçons la sexualité, aux filles les sentiments. Qu’il émane de filles ou de garçons, le discours sur les expériences féminine et masculine supposées de l’amour est toujours organisé par cette polarisation, ainsi qu’en témoignent les propos de Kamel, 15 ans [4], qui serviront ici de point de départ à la réflexion :
La fille, pour moi, elle ne pense pas la même chose que moi. Parce que nous [les garçons], on pense « Ouais, et tout, on va faire ça avec elle, et tout ! » La fille, elle ne va pas dire à ses copines : « Je vais faire ça avec lui ! » Ce n’est pas la même chose : nous, on va dire, on est des crevards [5] – tout le temps en train de parler de ça, des crevards, des crevards – [tandis] que elles, elles ne parlent pas de ça ; non, moi, je ne pense pas qu’elles parlent de ça ; elles doivent dire : « ouais, et tout. Je pense sortir avec lui parce que j’ai confiance en lui, nanana », mais bon, sans plus. Je ne pense pas qu’elles disent… Nous, ouais : faire ça avec elles, parce que voilà, et tout. En plus, à nos âges… on cherche des trucs. Mais bon, elles, non.
4Dans cet extrait d’entretien, Kamel naturalise les identités de genre, mettant systématiquement sur le même plan ce qu’il estime que sont naturellement garçons et filles avec ce qu’ils et elles doivent être socialement. Naturalisation incarnée dans l’expression « elles doivent dire » qui n’est pas simplement une supposition, mais mérite aussi d’être entendue comme une obligation sociale. En cela, le fait d’écouter la façon dont chaque genre se représente l’autre permet non de décrire les propriétés « naturelles » des filles et des garçons, mais de rendre compte des injonctions normatives auxquelles toutes et tous sont soumis(e)s au nom de leur appartenance de genre ainsi que de saisir les moments de décalage entre leurs pratiques et ces injonctions.
5Après avoir brièvement présenté le contenu des croyances liées au sexe qui rendent compte de cette distribution genrée entre sexualité et sentiments, je chercherai à comprendre comment et pourquoi celle-ci est reconduite au cours de l’expérience amoureuse. Enfin, je m’intéresserai à ces décalages faisant de l’expérience en tant que telle, un espace de remise en cause partielle de cette distribution.
Le stock commun de croyances liées au sexe
6L’opposition entre sexualité et sentiments est omniprésente dans les propos des jeunes rencontré(e)s, et croise une autre opposition, elle aussi présentée comme naturelle et évidente : entre garçons et filles. Toutes deux témoignent de normes d’intégration sociale différentes en fonction du sexe : dans les cités d’habitat social enquêtées (en écho avec des représentations présentes ailleurs dans la société), le premier danger d’exclusion pour les filles, c’est de laisser libre cours à leur sexualité, de s’autoriser une sexualité visible, c’est-à-dire de ne pas être vertueuses ; le premier danger d’exclusion pour les garçons, c’est de ne pas être des garçons. Ainsi que le dit Kamel, les garçons doivent être des « crevards » et les filles ne doivent pas « chercher des trucs ».
7Pour comprendre la suspicion permanente qui pèse sur la sexualité féminine et sa pénalisation, il faut donc la replacer dans un rapport social avec la sexualité masculine et, plus largement, dans un rapport asymétrique entre garçons et filles (hommes et femmes), « masculin » et « féminin » [6]. Ce rapport, qui traverse l’ensemble des pratiques des jeunes, est communément traduit en termes de « complémentarité » – entre filles et garçons, entre sexualité coupable et sexualité normale, entre sentimentalité obligatoire et sentimentalité inadaptée.
8Dans le cas des garçons, la figure du « crevard », véritablement masculine et incarnée dans un discours volubile sur la sexualité, si ce n’est toujours dans une pratique sexuelle effective, s’oppose à celle du « bouffon », garçon féminisé et de ce fait ridiculisé qui, entre autres choses [7], fait preuve de sentimentalité à l’égard de sa petite copine. Ainsi que l’explique Marvin [8] (16 ans), « C’est des bouffons qui disent : “je t’aime, je t’aime, je t’aime” ». Le « crevard », lui, exprime un désir sexuel démesuré, méprise (au moins en public) les sentiments amoureux, et affirme, de ce fait, sa place dans le groupe des garçons.
9Dans le cas des filles, la figure de la « fille bien », véritablement morale, incarnée dans un discours volubile sur les sentiments et une condamnation de la sexualité en dehors de toute appropriation [9] légitime par un garçon (le mariage, appropriation par excellence, mais aussi, dans certains cas, une relation amoureuse de longue durée, hors mariage, avec un garçon occupant une place dominante dans la cité), s’oppose à celle de la « pute » (et ses équivalents : « taspé [10] », « teupu [11] », etc.), fille ayant une activité sexuelle illicite supposée.
10Kamel, à propos de sa petite copine et de leurs rapports sexuels, explique à nouveau en quoi le désir sexuel, s’il est normal (c’est-à-dire obligatoire) dans le cas des garçons, est condamnable dans le cas des filles :
Et pour toi, ça, c’est important, qu’elle l’ait déjà fait ?…
Mmm… ben non, à la base, elle a 15 ans, elle fait ce qu’elle veut. Je ne sais pas… tu sais, il y a des filles, elles font ça même avant, elles le font avec plusieurs ; elle, si elle l’a fait avec un keum [12] et puis voilà, le keum, il s’est foutu de sa gueule et elle, elle n’est pas taspé, ben, ce n’est pas de sa faute. Mais bon, si c’est elle, elle veut pareillement et après, elle va se faire jeter, c’est une teupu.
12La comparaison entre filles et garçons est fréquente et débouche presque toujours sur le même constat : « les garçons, ce n’est pas pareil que les filles » ; il ne s’agit pas seulement d’une différence mais d’une asymétrie évidente : lorsqu’une fille « veut pareillement », c’est-à-dire exprime un désir sexuel comparable au désir d’un garçon, « c’est une teupu ». Si une fille « fait ce qu’elle veut », si la norme de la liberté individuelle semble s’imposer, reste que, ce faisant, une fille s’expose au risque d’être étiquetée ; au fond, une fille n’a pas le droit de désirer : elle doit accueillir éventuellement le désir masculin (lorsqu’il s’exprime dans un cadre légitime) mais ne peut le susciter, car, alors, elle « provoque », elle « allume ». Les filles doivent être en position défensive ; dès qu’elles sortent de cette position, leur sexualité devient active et donc dangereuse. Toute sortie du rôle assigné est condamnée par la morale sexuelle locale (confortée par une moralité sexuelle largement convergente à l’échelle de la société). Le discours de la complémentarité implique donc que la démesure sexuelle « naturelle » des garçons, expression centrale de leur virilité, soit socialement rendue possible par la réserve sexuelle des filles, elle aussi naturalisée. C’est pourquoi l’ensemble du groupe social veille à ce que la moralité féminine soit globalement préservée et que toute défaillance (ou signe perçu de défaillance) soit condamnée [13]. La sexualité féminine pour être jugée morale doit être contrôlée, et les filles sont constamment sous contrôle, en liberté surveillée pour les plus libres d’entre elles.
13Ce stock de croyances liées à la sexualité (et à son double opposé, les sentiments) est commun à l’ensemble des jeunes enquêté(e)s. Il indique [14] ainsi des places que filles et garçons doivent respectivement occuper et se répercute dans leurs constructions identitaires respectives.
L’actualisation des croyances, condition d’intelligibilité identitaire [15]
14L’interaction des deux sexes que l’expérience amoureuse met en scène réactive constamment les lois de la séparation des sexes instituée à la naissance des individus [16], et se fonde en partie sur le stock de normes de genre. Par-là même, l’expérience amoureuse hétérosexuelle, espace privilégié de l’hétéronormativité, a tendance à figer les identités de genre, puisqu’elle dramatise en son sein les relations entre les sexes. Pour que le couple fonctionne, aux yeux des jeunes, il convient que chacun(e) reste à sa place, voire durcisse sa propre appartenance de genre ; l’expérience amoureuse participe à la consolidation de la continuité entre sexe et genre. C’est pourquoi il est toléré que des filles transgressent la règle de la différence entre les sexes en recourant à des registres de comportement proprement virils dans certains contextes, excepté celui de la relation amoureuse [17]. Le choix du partenaire est, en effet, fortement tributaire de la conformité à ce qui est considéré comme proprement féminin ou proprement masculin, c’est-à-dire ce qui est considéré comme fondamentalement différent : plus l’individu sera proche, dans ses mots, ses gestes, sa réputation, de la définition typique du genre auquel il appartient, plus son ou sa partenaire se sentira conforté(e) dans sa propre définition identitaire.
15La conformité aux représentations associées à l’appartenance de genre est nécessaire pour se voir reconnaître une quelconque valeur sur le marché amoureux (et par extension matrimonial), et donc pour être en mesure de se reconnaître à soi-même une quelconque valeur sociale. Ce que montre François de Singly à propos des petites annonces matrimoniales pour le marché adulte – la nécessité pour leurs rédacteurs et rédactrices d’affirmer une identité conforme aux définitions standard du « masculin » et du « féminin » s’ils ou elles souhaitent avoir une chance que leur offre rencontre une demande [18] – vaut pour les adolescent(e)s dans la perspective de « faire couple », d’apporter à l’entité « conjugale » des caractéristiques spécifiques à leur appartenance de genre. Le référent par rapport auquel cette conformité est établie change avec le temps biographique et l’espace social, chaque étape du cycle de vie et chaque milieu étant associés à un ensemble de représentations bien définies : des prétendants au marché matrimonial analysés par François de Singly aux jeunes que nous avons rencontré(e)s, les codes et certaines des normes ont certes changé. Ce qui ne change pas, c’est qu’il y a toujours un référent, une norme en fonction de laquelle se définit la valeur sociale des individus ; norme qui se perpétue presque indéfiniment, puisque sa seule existence la rend indispensable à ces derniers. Ils ont intérêt à ce qu’elle perdure et font donc en sorte d’en être eux-mêmes les porteurs s’ils veulent exister socialement. Ce qui fait la force du stéréotype de genre, c’est qu’il a de fortes chances d’être actualisé, chacun(e) établissant le degré de réalité de ce qu’il ou elle vit en relation avec cette actualisation. Les jeunes se représentent ainsi leur partenaire en fonction « des typifications socialement disponibles [19] » au moment de leur interaction avec lui ou avec elle.
16Ainsi en est-il de Nader, en couple depuis plus d’un an avec Lyna et « intéressé » par une autre fille, Ghalia, « une bombe » selon lui, avec qui il aimerait bien « coucher » le temps des vacances. Tous deux hésitent à passer à l’acte et ce qui est intéressant, c’est que Nader n’exprime pas cette hésitation dans les mêmes termes quand il s’agit de lui ou quand il s’agit d’elle :
Elle m’a dit : « Ce serait bien qu’on… qu’on se revoie, et tout ». Mais finalement, je l’ai appelée, là, et… et je lui ai… rien, rien… je ne sais pas… on parle, on parle, mais… quand elle me dit : « Ouais, viens on se voit », je dis : « Ouais, attends, je préfère attendre un petit peu ».
[Un peu plus tard dans l’entretien :] Je pense que… que cette fille-là, elle est assez… une allumeuse comme on dit… elle te chauffe, elle te chauffe : elle dit « ouais… », tu vois, mais après, quand tu vas l’appeler, elle… elle refroidit le truc, donc je comprends pas trop…
18Le même acte (« chauffer » / « refroidir ») n’est pas étiqueté par Nader quand il parle de lui, alors qu’il l’est quand il parle de Ghalia (disant d’elle qu’elle est une « allumeuse ») : parce qu’il n’existe pas de répertoire social pour qualifier son comportement, alors qu’il existe pour les filles (« comme on dit »). Quand il hésite à coucher avec Ghalia, il se situe d’un point de vue conjugal ou en tout cas complexe ; quand c’est elle qui hésite, il s’agit nécessairement d’une stratégie sexuelle qui tient à son identité féminine (sa « nature » féminine). Il fait de même lorsqu’il explique qu’il n’est pas vraiment amoureux de Lyna et qu’il aimerait bien tomber vraiment amoureux d’une fille, pour ressentir cette émotion qu’il imagine forte ; dans ce cas, il n’a recours à aucune généralisation concernant les garçons et les sentiments amoureux (du type : « tous les garçons cherchent à tomber amoureux, c’est particulièrement important pour eux »). En revanche, lorsqu’il décrit les sentiments que sa copine ressent pour lui, il monte immédiatement en généralité disant : « les filles, elles sont plus attachées ». On voit bien là encore qu’il fait des sentiments de sa copine une part de son identité de genre alors que les siens n’auraient rien à voir avec son identité masculine. Il aimerait être amoureux et ce désir serait autonome de toute identité de genre, reproduisant au contraire l’idée que les femmes s’inscrivent « naturellement » dans un pôle sentimental (alors que les garçons seraient du côté de la sexualité : il le dit explicitement plus tard dans l’entretien, n’hésitant pas à se stéréotyper lui-même) et que celles qui expriment un désir sexuel sont des « allumeuses » ou des « putes ». Dans cette thématique, les répertoires sociaux sont si fortement ancrés qu’ils sont rarement mis en cause par l’expérience amoureuse, y compris lorsque celle-ci les contredit, parce qu’ils se sont édifiés depuis l’enfance des individus et celle de la société dans un contexte de contact constant entre hommes et femmes, et parce qu’ils confortent chacun(e) dans le « bon » rôle.
19Plus encore, la reconnaissance de la pertinence du stéréotype lors de l’expérience concrète contribue à la construction identitaire de chacun(e) dans la perspective de l’âge adulte. Cette perspective est omniprésente dans les propos recueillis : l’adolescence ne serait qu’une étape faite de marges de manœuvre avant le « sérieux » de la vie adulte. Il ne s’agit pas seulement de se percevoir et d’être perçu(e) comme une fille ou un garçon et donc comme un(e) membre légitime d’une forme de couple légitime (c’est-à-dire hétérosexuel), mais d’accéder à une identité adulte. En ce sens, le stéréotype, particulièrement à l’adolescence, constitue un moyen d’accéder à une identité de genre considérée comme accomplie : correspondre à tel stéréotype attaché à l’identité féminine, par exemple, c’est devenir une femme à part entière et être reconnue comme telle (de même en ce qui concerne l’identité masculine).
20C’est ce que montre l’extrait d’un entretien avec une jeune fille, Pili, 16 ans [21], pour qui l’expérience du stéréotype de genre fait accéder à un degré supplémentaire sur l’échelle vers l’âge adulte. À l’époque, cela fait presque deux ans qu’elle « sort » avec Sébastien, 18 ans. Depuis le début de cette histoire, intense et riche en rebondissements, Pili nourrit une relation de flirt avec un autre garçon, qu’elle voit de loin en loin, auquel elle téléphone régulièrement mais auquel elle accorde explicitement un second rôle dans sa vie amoureuse. Une semaine avant l’entretien, elle avait reçu un e-mail d’une jeune fille lui disant qu’elle aussi « sortait » avec Sébastien. Tous deux ne se seraient jamais rencontrés et vivraient une relation exclusivement électronique depuis trois mois. Pili se sent mortellement trahie. Elle considère que, ne pouvant supporter cette « trahison » (ce sont ses mots), elle doit mettre un terme à sa relation avec Sébastien. Elle est triste, certes, quelque peu désemparée mais parvient à recycler toute cette histoire sans jamais faire mention de sa propre extra-« conjugalité » :
[Quand je parle à ma petite sœur] je trouve, franchement, je trouve que j’ai grandi par rapport à avant. […] Et ça me fait plaisir. […] Là, maintenant… enfin, l’histoire n’est pas encore jouée mais avec Sébastien… voilà, quoi – donc si c’est fini, pour de bon donc je… quand j’aurai une copine qui sortira avec un gars, si elle fait : « Ouais, mon gars, il m’a fait ça, ça, ça », je vais lui faire : « Attends, j’ai de l’expérience, j’ai passé deux ans avec un mec, je te conseillerais ceci, cela. » Ce n’est pas ce que je voulais… moi, je voulais rester avec un mec… au moins jusqu’à 22 ans, 23 ans. […] Ah, la, la, franchement, les gars, c’est vraiment des salauds.
22D’un côté, Pili regrette que son histoire avec Sébastien se termine mais d’un autre côté elle considère cette rupture comme participant de son accomplissement personnel. Désormais, elle passe dans le camp des « grandes » qui ont vécu des choses et peuvent, fortes de cette légitimité conférée par l’expérience, conseiller les autres. Au cours d’entretiens précédents, elle avait bien dit parler avec ses copines de ses relations avec les garçons, mais jamais auparavant elle n’avait évoqué ces discussions en ces termes. Elle conclut sur le stéréotype de l’homme volage (ne voyant bien sûr pas sa propre extra-« conjugalité » comme une caractéristique genrée) et tire quelque satisfaction de cette déclaration. Grâce à cette expérience de confirmation du stéréotype, elle s’inscrit dans le cercle des vraies femmes (et d’abord de sa mère, divorcée, très critique à l’égard de la « nature » des hommes). En reprenant les discours qui la précèdent et qui définissent certains éléments de féminité et de masculinité, y compris péjoratifs pour cette dernière, elle s’inscrit dans une lignée identitaire : elle devient vraiment femme. Ce processus est particulièrement fort au moment de l’adolescence, moment d’affirmation de soi, de tournant dans la construction identitaire et de test de conformité à son sexe « naturel » et donc social.
23Le seul fait de pouvoir prononcer ce type de discours institue un passage dans le monde des plus « grand(e)s » que soi (les adultes, ou les adolescent(e)s plus âgé(e)s). Stéréotyper l’autre sexe et fonder son propos sur ce que l’on fait apparaître comme une expérience, c’est jouer le jeu des « grand(e)s », tenter d’entrer dans leur propre mode de discours, c’est implicitement s’auto-attribuer une telle expérience riche d’enseignements, et c’est se reconnaître un ensemble de compétences acquises sur le marché amoureux. Ainsi quelques mois avant l’entretien précédemment cité, Pili supposait-elle une possible « trahison » de la part de Sébastien :
C’est sûr ça ne va pas durer. Lui, c’est sûr, il doit me tromper trop ! C’est obligé. Il ne peut pas rester avec une fille, comme ça. Un mec, ça n’attend pas. C’est ça, la vie des adultes [elle se reprend] la vie des enfants [elle se reprend] la vie des adolescents, pardon.
25Pili ne se contente pas de réciter les croyances liées à l’ordre des sexualités, elle met en scène son discours sur ces croyances : « c’est ça, la vie des adultes ». Son lapsus la trouble, elle se reprend pour finalement se ranger du côté du juste milieu, plus crédible. Par ce seul discours stéréotypé, elle se positionne dans sa carrière amoureuse et indique cette position à l’enquêtrice.
26Genrer les sentiments et la sexualité remplit ainsi un certain nombre de fonctions : cela permet aux jeunes d’être socialement « intelligibles » aux autres et à eux-mêmes, de les inscrire dans une relation de couple perçue comme « normale », c’est-à-dire hétérosexuelle, et de se projeter dans l’âge adulte. Pour autant, sexualité et sentiments, parce que ce sont les deux dimensions qui nourrissent le plus la spécificité de la relation amoureuse, sont à même de perturber les images préconçues que les jeunes se sont construits au cours de leurs socialisations précédentes. Vient le moment des exercices pratiques qui ne coïncident pas toujours avec la leçon apprise auparavant : la leçon disait que les sentiments étaient de l’ordre du féminin tandis que la sexualité était plutôt de l’ordre du masculin. Et qu’il était normal, et même souhaitable, qu’il en fût ainsi. Or, l’expérience vient troubler ce bel ordre en brouillant les pôles masculin et féminin, faisant naître dans le cœur des garçons des émotions qui les débordent et dans le corps des filles une sexualité explicite.
Les croyances à l’épreuve de l’expérience amoureuse
Dès que t’es amoureux… C’est la première fois que j’ai versé des larmes.
C’était la première fois qu’il m’entendait pleurer – j’avais pleuré – et puis il me fait… lui aussi, il pleurait, en fait on pleurait tous les deux.
29Il y a une « première » fois sexuelle comme sentimentale : premiers rapports sexuels, premières larmes, preuves tangibles de la réalité à la fois physique et affective de la relation. Caps obligés, moments de vérité, les larmes et le coït sont attendus comme des moments-clés du scénario amoureux idéal ; ils définissent des étapes et révèlent chaque partenaire à l’autre et à lui ou à elle-même. Ce sont des moments difficiles aussi parce que, bien qu’attendus, ils n’en restent pas moins inédits au moment où ils surviennent. Plus encore, ils constituent, de façon différenciée en fonction du sexe, une transgression : il apparaît en effet transgressif pour les garçons de pleurer en public, de même que toute expression sentimentale semble aux jeunes, filles et garçons, presque incompatible avec la masculinité ; et il apparaît transgressif pour les filles d’avoir une sexualité génitale. Différence qui, bien sûr, ne signifie pas symétrie : que les garçons puissent ressentir des sentiments amoureux est surprenant ; que les filles puissent désirer et mettre en pratique une sexualité génitale est coupable. Culpabilité et surprise se retrouvent ainsi dans la perception que chaque sexe a de l’autre et que chacun(e) a de soi.
30La culpabilité de la sexualité féminine se répercute très souvent sous la forme de sentiment de culpabilité dans les propos des filles enquêtées dont l’image sociale est tout entière indexée sur leur activité sexuelle supposée [22]. Ce qui permet à celles qui en ont une, malgré tout, de la vivre relativement sereinement, c’est de lui donner un sens : une fille, à ses yeux et aux yeux de ses pairs, peut éventuellement « coucher » si et seulement si elle est amoureuse. Les sentiments, apanage féminin par excellence, pôle privilégié de l’expérience féminine, sont susceptibles de « dépénaliser » le passage à une sexualité génitale. C’est pourquoi les filles « déviergées » (selon l’expression consacrée par les jeunes enquêté(e)s, filles et garçons) associent presque systématiquement un discours sentimental à la description de leur sexualité ; et même celles qui admettent avoir engagé une relation avec un garçon pour des raisons purement expérimentales ou ludiques (c’est-à-dire gratuitement, sans visée sentimentale ni reproductive, de façon « masculine »), disent toutes avoir découvert à la suite de leurs premiers rapports sexuels qu’elles éprouvaient en fait des sentiments pour lui. Les propos suivants, qui rendent compte de la réception par une fille d’un film pornographique, témoignent bien de ce lien nécessaire entre sexualité féminine et sentimentalité :
Toi, t’en as déjà vu, des films pornos ?
Ah, j’en ai vu plein ! [elle rit] […] Donc là, c’était une cassette, c’était deux gens – je crois que c’était des Antillais – ils venaient d’un dîner, et puis ils étaient partis dans la cuisine et… voilà, ça s’est fait, tout ça. Ça durait au moins trente minutes [elle rit]. Et je lui ai dit [à mon copain] que j’ai regardé cette vidéo ; il me pose trop de questions indiscrètes, il me dit : « ouais, qu’est-ce que t’as ressenti [elle rit] quand t’as regardé la vidéo ? » […] [elle rit] Je lui ai pas répondu. J’ai fait : « ben, c’était normal, je ne sais pas. » […] Donc… je n’ai pas répondu parce que je ne sais pas [elle rit]. En plus, il me demande plein de choses intimes : « je ne sais pas moi, t’as les seins qui » je ne sais pas quoi, je ne sais pas ce qu’il m’a raconté, là ! Il m’a posé plein de questions et… Je pense que je ne lui avais pas répondu. Parce que bon voilà, pour moi, c’est… ce n’est pas que c’est indiscret, mais je n’aime pas : je préfère d’abord en parler avec mes copines, et après avec lui, franchement. […]
Et t’en penses quoi ?
Moi, je pense que c’est… je trouve que c’est trop faux. [Elle se reprend] Enfin, ce n’est pas que c’est trop faux mais ce n’est pas le vrai, l’amour réel, le vrai amour. Je me dis : « bon, si ça se passe comme ça, c’est bien » parce que, dans le film que j’avais regardé, en fait, c’était… tu sais, ils faisaient des positions et il y en avait une, c’était sur la table, je pense et… c’était par devant, voilà ! [elle rit] et en fait, ils se tenaient la main, c’était trop mignon, quand même ; je trouvais ça mignon. Je me suis dit : « si, si la première fois que je vais le faire et si je suis encore avec Séb’, ben je sais qu’il va me donner la main pour me prouver qu’il m’aime vraiment. Il va me tenir la main. » Il va me faire plein de bisous, aussi, j’aimerais bien. Pas qu’il soit à fond dedans ! Qu’il me colle les mains contre… ! [elle rit] Non, moi, je ne veux pas ça : je veux qu’il soit gentil, et tout ça.
32Il n’est pas facile de faire parler les filles de pornographie. « C’est dégueulasse » ou « c’est pour les garçons » sont les phrases pudiques qui reviennent le plus souvent à ce sujet. Lorsque Pili finalement accepte d’en parler, nous en sommes à notre sixième entretien ensemble. Elle rappelle l’importance de l’entre-soi féminin dans la parole sur la sexualité : elle se sent gênée de révéler à Sébastien ce qu’elle a ressenti lorsqu’elle a regardé le film, préférant passer d’abord par ses copines. Elle lui en a parlé néanmoins, parce que la sexualité génitale devient pour elle une étape évidente. Depuis quelque temps, leur conversation conjugale [23] en est envahie. C’est d’ailleurs en pensant à Sébastien qu’elle analyse le film qui constitue pour elle une expérience par procuration de la sexualité et assouvit en ce sens sa curiosité en la matière. Pili voudrait bien sortir de la théorie, mais elle a peur ; il y a non seulement sa mère, « la religion », mais aussi l’inconnu : comment Sébastien se comportera-t-il avec elle ? Dès lors, elle donne une vision du film pornographique que l’on pourrait dire féminine, par opposition à un regard plus masculin, fondé uniquement sur la recherche de performances physiques et la nécessité de nourrir de termes techniques les discussions entre copains. Ce qui lui manque dans la pornographie, c’est la réalité de la relation amoureuse : les sentiments sont faux, les acteurs ne sont que des acteurs. Elle parvient à transformer ce manque de vérité en s’attachant à un détail sur lequel elle projette ses propres désirs : les protagonistes de son film se donnent la main en faisant l’amour, « c’était trop mignon ». Elle rattache la sexualité systématiquement à l’amour, y compris dans le cadre d’un film pornographique probablement avare de mise en scène sentimentale : son attention aux « positions » est immédiatement contrebalancée par l’évocation d’un geste sentimental. Parce que la sexualité ne peut être gratuite, sans but, sans amour. C’est finalement la confiance amoureuse qu’elle valorise et qu’elle espère retrouver lorsqu’elle « couchera » pour la première fois avec Sébastien.
33La sexualité féminine finit donc par sortir de l’entre-soi féminin où elle est très présente (si Kamel, cité en introduction, savait…) pour se dire, voire se pratiquer dans le couple. Du coup, les garçons, qui au même moment prennent pleinement conscience de la virulence de leurs propres désirs, découvrent que les filles, pourtant socialement (« naturellement ») vouées à la discrétion et à la retenue, en sont elles aussi animées. C’est ce qui fait dire à Ben [24], 17 ans :
Avant je croyais que c’était les gars, et tout ; là, je pense que c’est plus les filles qui… non, franchement, toutes les filles sont vicieuses : non, non, mais le monde, ça s’inverse, là !
35C’est l’ordre du « monde » qui est remis en question par la découverte de la sexualité actualisée des filles. Que certaines filles soient suspectes de « vice » et donc catégorisées en tant que « putes », rien de plus acceptable : il faut bien de la pathologie pour que la normalité soit réaffirmée ; mais que l’ensemble des filles soient susceptibles de désirer quelque chose qui leur est interdit, et c’est la normalité tout entière qui est bouleversée. Conformément à la règle de la division genrée du monde en deux sous-mondes complémentaires et antagoniques, si les filles désirent la sexualité, alors tout « s’inverse » : les pôles masculin et féminin sont brouillés. En ce sens, la découverte de l’accès à la sexualité des filles tend à conforter la méfiance intériorisée depuis longtemps envers leur groupe social : voué à la discrétion pour que l’ordre soit maintenu malgré les appétits sexuels masculins « naturels », le groupe des femmes serait porteur de « vice » lui aussi. Ce que l’expérience remet donc essentiellement en cause, c’est la distribution « naturelle » des rôles et donc la croyance en cet ordre naturel. Elle ne contribue éventuellement à remettre en cause la défiance envers le groupe des filles qu’au travers d’une personnalisation du lien, généralement lorsque des sentiments sont partagés : l’amour de la petite copine, les preuves quotidiennes de sa vertu au travers d’une sexualité exclusive permettent de la « blanchir » et souvent, par la suite, d’avoir un discours moins tranché sur l’ensemble du groupe des filles.
36Dans le même ordre d’idées, l’intrusion des sentiments masculins et, plus largement, des émotions, dans la relation amoureuse est souvent perturbante, notamment pour les filles, surprises de pouvoir inspirer autre chose que du désir sexuel ; c’est cette surprise que l’on retrouve dans les propos suivants d’Amélie et de Zahra :
Il est bien, il est… et même s’il est sensible, il est… il a déjà pleuré pour moi – ce gars, il m’aime, mais… je vois bien qu’il m’aime, quoi. Je ne sais pas ce que je lui ai fait, je ne sais pas… je ne sais pas, quoi.
Même ma copine, elle me le dit : « Je ne sais pas ce que tu fais aux garçons » – quand ils sont avec moi… je ne sais pas, je les rends lover [26]. Je ne sais pas pourquoi… […] j’ai des pouvoirs, je pense.
39Amélie ne sait pas ce qu’elle a « fait » à Kamel pour recevoir autant d’affection (des larmes, preuve masculine suprême du don de soi pour la cause amoureuse), Zahra a « des pouvoirs ». Il y a bien sûr quelque chose de magique à recevoir d’un presque inconnu de l’amour, de la vulnérabilité ; mais la magie est d’autant plus importante que cet amour provient d’individus dont on s’imagine communément qu’ils en sont incapables : les garçons…
40Au-delà de la surprise procurée par l’attachement de leur partenaire, les filles sont souvent troublées par l’intrusion des sentiments masculins parce que celle-ci remet en cause la « répartition des tâches » dans le scénario sexuel supposé habituel. C’est par exemple ce que dit la même Zahra qui, au moment de l’entretien, sort depuis deux jours avec Francesco, incarnation de la virilité d’après le portrait qu’elle en fait (il est costaud, il fume, « fait des conneries », est copain avec « les grands de la cité », etc.) ; elle décrit ainsi leur premier rendez-vous :
Il me fait : « Ouais… mais je ne sais pas, il y a un truc qui me bloque, je n’arrive pas à te prendre, à t’embrasser ». Il me dit : « C’est la première fois que je suis comme ça avec une meuf [28]… ». Il dit : « Je ne sais pas. C’est peut-être parce que je tiens à toi », parce que lui aussi, il n’a jamais été amoureux d’une fille. Je fais : « Oui, moi, c’est pareil, je ne sais pas… » Je n’arrive pas à le prendre et… je ne sais pas, je… Bon après, à la fin de la soirée, il m’a quand même fait un petit bisou. En plus, il a un regard… [elle rit] un regard fou : il a les yeux bleus ; et quand il te regarde, t’as envie de le prendre ! [elle rit] Ah ouais ! Après, j’en avais marre : je l’ai pris, je l’ai embrassé. Moi, je me sentais à l’aise parce que je voyais que lui… il n’arrivait pas, donc j’ai, j’ai… Mais je n’ai pas l’habitude, parce que, normalement, c’est le gars… c’est lui qui – moi, avec Fabrice [son ex-petit ami], c’est lui qui faisait le premier pas, et tout. Et là, ce n’est pas pareil : on dirait que c’est moi qui dois le rendre à l’aise, et tout. Je n’aime pas trop. Non, parce que j’ai peur de faire une bêtise ou… tu sais, il me rejette ou… je n’aimerais pas. Je n’ose pas dire des trucs : j’ai peur que, de dire des conneries ou… des fois, franchement, il y avait des silences qui duraient longtemps, où on ne se parlait pas, et tout. Ça m’énervait, ça. J’avais mes ongles, là, j’en avais marre.
42On voit bien dans ces mots que, malgré la construction genrée des rôles tout au long de la vie et le poids des représentations stéréotypées sur les émotions, celles-ci prennent parfois le dessus, notamment en début de carrière amoureuse. Alors, les mâles conquérants s’effondrent, l’interaction et ses contraintes inédites s’imposent : à chacun des acteurs de s’adapter, et de remettre en cause, dans la pratique, les schèmes d’action si bien intériorisés depuis l’enfance. Remise en cause qui ne va bien sûr pas de soi : on voit bien les difficultés que Zahra rencontre à retourner le scénario « normal » de la relation amoureuse, finissant par embrasser Francesco, partagée entre l’urgence de l’interaction (« quand il te regarde, t’as envie de le prendre ! ») et son adhésion aux normes de genre et sexuelles (« je n’aime pas trop », « j’ai peur de faire une bêtise »). Mais c’est justement le fait qu’elle soit partagée et, en amont, que son adhésion puisse être éventuellement subvertie, en « bataille perpétuelle [29] », qui permet que l’interaction, moment de défaillance scritptuelle de Francesco, entre en concurrence avec l’organisation genrée du monde social.
43Ce type d’adaptation est important car, comme on le voit dans les propos de Zahra au sujet de Fabrice, son ex-petit ami, toute expérience est structurante : elle participe à la confirmation ou à l’infirmation des « attentes idéologiquement définies à l’avance [30] » et contribue ainsi à incorporer de nouveaux « répertoires sociaux [31] » qui seront mobilisés ultérieurement.
44Au moment de leur entrée dans la vie amoureuse, filles et garçons nourrissent des attentes différentes et, de ce fait, vivent des choses différentes. En quelque sorte « programmé(e)s », ils et elles ont une expérience de l’amour qui vient confirmer les croyances liées au sexe, ajoutant une pierre à l’entreprise de naturalisation des différences genrées engagée depuis leur naissance. L’expérience apparaît comme une cristallisation supplémentaire desdites croyances et, à bien des égards, fondatrice des cristallisations futures (notamment dans la sphère conjugale), en même temps qu’un moment de perturbation relative. Si elle est en grande partie définie par le système de croyances communes auxquelles filles et garçons adhèrent, ne serait-ce que pour être intelligibles les un(e)s aux autres, l’interaction reste malgré tout un espace de redéfinition, de prise de distance avec les rôles pré-déterminés, d’improvisation pour faire face à des situations inattendues. Car si filles et garçons ont bien intériorisé qu’elles ou ils devaient être des filles ou des garçons, et que les rapports qui les mettaient en scène ne sauraient être égalitaires, la mise en pratique de cette norme, elle, n’est pas complètement définie : certes ils et elles disposent de modèles (familiaux, amicaux, télévisuels, littéraires, etc.) – les passeurs de normes de genre et sexuelles sont légion – mais leur socialisation à l’amour ne se complète véritablement que dans l’expérience qui ne se réduit pas à une transposition directe des croyances apprises. L’expérience et ses surprises, parfois déniées au nom de la reproduction des croyances, mais parfois reconnues dans l’urgence de l’interaction, constituent elles aussi un socle de socialisation qui vient rendre plus complexe l’intériorisation des stéréotypes et le sens que les individus donnent aux rapports sociaux de sexe dans lesquels ils sont engagés. ?
Notes
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[1]
Les résultats présentés ici concernent exclusivement des relations hétérosexuelles, parce que seules ces relations ont été étudiées dans cette enquête. L’étude des amours entre adolescent(e)s de même sexe, particulièrement parce qu’il s’agit d’adolescent(e)s, aurait requis une étude en soi, tant la stigmatisation, dont l’homosexualité continue de faire l’objet dans l’ensemble de notre société, pèse sur leur définition. Elles sont donc volontairement tues (non recherchées, non apparues spontanément dans les propos des jeunes rencontré(e)s au moment de l’enquête de terrain), ce qui ne signifie pas qu’on suppose qu’elles n’existent pas ni qu’elle ne méritent pas d’être étudiées.
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[2]
La majorité de ces jeunes est issue de l’immigration post-coloniale et ont des origines très diverses. Ce sont l’âge, le sexe et le lieu d’habitation (géographique, social) qui ont constitué les raisons de la construction du corpus – une soixantaine de jeunes au total. La quasi-totalité d’entre eux sont fils ou filles d’ouvrier(e)s ou d’employé(e)s. Les rencontres avec les enquêté(e)s se sont faites pour l’essentiel dans des maisons de quartier, c’est-à-dire des lieux semi-privés, semi-publics, à la fois soustraits au regard public de la rue et au regard privé de la famille qui auraient empêché la sollicitation d’une parole intime. Les entretiens se sont inscrits dans un travail d’observation ethnographique qui a duré deux ans et demi.
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[3]
Voir Christelle Hamel, L’Intrication des rapports sociaux de sexe, de « race », d’âge et de classe : ses effets sur la gestion des risques d’infection par le VIH chez les Français descendants de migrants du Maghreb, thèse de doctorat d’Anthropologie sociale et Ethnologie, Ehess, 2003.
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[4]
Kamel redouble sa Troisième au moment de l’entretien. Ses parents sont mariés et vivent ensemble ; son père, né en Algérie, est vendeur ; sa mère, née en Algérie, est au foyer.
-
[5]
« Crevard » = mot d’argot qui signifie ici « être dévoré par son désir sexuel » (« crever » indiquant la pénétration, le suffixe « -ard », la démesure).
-
[6]
En tant que catégories construites, non en tant qu’essences.
-
[7]
L’insulte « bouffon » renvoie systématiquement à une image efféminée de garçons qui ne jouent pas le jeu de la virilité ; selon les démonstrations de virilité que tel ou tel valorise, le « bouffon » est celui qui travaille bien à l’école, qui ne commet aucun acte de délinquance (à l’opposé, cette fois, de la « racaille », autre archétype de la virilité), qui exprime ouvertement des sentiments amoureux, etc.
-
[8]
Marvin passe en Troisième au moment de l’entretien (vacances d’été). Ses parents sont séparés depuis sa petite enfance ; son père est né et vit au Congo, sa profession est inconnue ; sa mère, née au Congo, est comptable.
-
[9]
Voir Colette Guillaumin, Sexe, Race et Pratique du pouvoir. L’idée de Nature, Paris, Côté-Femmes, 1992, 239 p.
-
[10]
« Taspé » = verlan de « pétasse ».
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[11]
« Teupu » = verlan de « pute ».
-
[12]
« Keum » = verlan de « mec ».
-
[13]
Veille favorisée notamment par l’interconnaissance forte qui régit les relations dans les cités. Pour plus de détails sur le contrôle dont les filles font l’objet et les raisons de ce contrôle, voir Isabelle Clair, « La mauvaise réputation. Étiquetage sexué dans les cités », in Élisabeth Callu, Jean-Pierre Jurmand, Alain Vulbeau (dir.), La Place des jeunes dans la Cité : espace de rue, espace de parole, t. 2, Paris, L’Harmattan, coll. « Les Cahiers du GRIOT », 2005, pp. 47-60.
-
[14]
Pour la sociologue et pour les jeunes eux-mêmes.
-
[15]
Mon usage d’« identité de genre » et d’« intelligibilité » identitaire renvoie directement aux définitions qu’en donne Judith Butler dans Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte, 2005 (1990), pp. 83-84 : « Il serait faux de penser qu’il faudrait d’abord discuter de l’“identité” en général pour pouvoir parler de l’identité de genre en particulier, et ce pour une raison très simple : les “personnes” ne deviennent intelligibles que si elles ont pris un genre (becoming gendered) selon les critères distinctifs de l’intelligibilité de genre. […] La “cohérence” et la “constance” de “la personne” ne sont pas des attributs logiques de la personne ni des instruments d’analyse, mais plutôt des normes d’intelligibilité socialement instituées et maintenues. […] Les genres “intelligibles” sont ceux qui, en quelque sorte, instaurent et maintiennent une cohérence et une continuité entre le sexe, le genre, la pratique sexuelle et le désir. » La notion d’identité de genre ne doit ainsi pas être comprise comme préalable à l’action individuelle ; sa construction est conformation des individus à un genre qui permet de les rendre « intelligibles » au reste de la société. Du même coup, la notion d’identité de genre ne s’oppose pas à la reconnaissance de rapports de sexe construits socialement dans le sens d’une différence hiérarchisée tant qu’elle est perçue comme un résultat d’application de normes et non comme une réalité qui les précéderait. En d’autres termes, la notion d’identité est ici appréhendée comme un résultat du travail individuel de conformation aux (ou de distanciation avec les) normes.
-
[16]
Voir Erving Goffman, L’Arrangement des sexes, Paris, La Dispute, 2002 (1re éd. 1977), p. 45.
-
[17]
Voir Isabelle Clair, « Des “jeunes de banlieue” absolument traditionnels ? », Lien social et politiques, n° 53, 2005, pp. 29-36. : pages consacrées aux jeux de rôles auxquels s’adonnent de nombreuses filles dans leurs différents contextes d’interaction avec les garçons, qui leur permettent de garantir leur vertu sexuelle et, contrairement aux garçons, de mettre à distance leur identité de genre en se faisant viriles (en développant une éthique de la bagarre conforme à celle que développent les garçons, en s’habillant « en racailles », en adoptant un langage perçu comme proprement masculin, en crachant dans la rue, etc.).
-
[18]
Voir François de Singly, « Les manœuvres de séduction. Une analyse des petites annonces matrimoniales », Revue française de sociologie, vol. XXV, n° 4, 1984, p. 533 : « La division des fonctions dans l’équipe conjugale est anticipée dans les présentations des hommes et des femmes. Ce conformisme sexuel n’est pas surprenant, les risques éventuels d’un déclassement par l’affirmation d’une identité trop déviante ne pouvant pas être cumulés avec les risques réels de l’exclusion matrimoniale. »
-
[19]
Voir Peter Berger et Thomas Luckmann, La Construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klincksieck, 1986 (1re éd. 1966), p. 103.
-
[20]
Nader passe en deuxième année de BTS « action commerciale » au moment de l’entretien (vacances d’été). Ses parents sont mariés et vivent ensemble. Son père, invalide, est né en Algérie ; sa mère, au foyer, est née en Algérie.
-
[21]
Pili est en Seconde générale au moment de l’entretien. Ses parents sont séparés depuis sa petite enfance (qu’elle a passée auprès de sa grand-mère, au Congo). Son père, né au Congo, est fonctionnaire des impôts ; sa mère, née au Congo, est mère au foyer.
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[22]
Voir Isabelle Clair, « La mauvaise réputation. Étiquetage sexué dans les cités », loc. cit.
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[23]
Expression justifiée du fait que les jeunes qui ont un(e) petit(e) ami(e) se déclarent « en couple » et témoignent de pratiques liées à l’image qu’ils se font de la conjugalité adulte.
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[24]
Ben passe en Première « mécanique-aéronautique » au moment de l’entretien. Ses parents sont mariés et vivent ensemble ; son père, né au Congo, est assistant-prothésiste ; sa mère, née au Congo, est employée dans un hôtel.
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[25]
Amélie passe en Troisième au moment de l’entretien. Ses parents vivent ensemble ; son père, né à la Martinique, est préparateur de commandes ; sa mère, née en métropole, est au foyer.
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[26]
Le lover est l’archétype de l’amoureux transi, souvent désiré (par les filles), mais également quelque peu moqué (par les garçons, mais aussi par les filles).
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[27]
Zahra passe en deuxième année de CAP « vente » au moment de l’entretien. Ses parents étaient mariés et vivaient ensemble jusqu’au décès de sa mère, au cours de la petite enfance de Zahra ; son père, né en Algérie, est accidenté du travail (ancien ouvrier du bâtiment) ; sa mère était née en France de parents français.
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[28]
« Meuf » = verlan de « femme », ici comprendre « fille ».
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[29]
Voir Michel Foucault, Surveiller et Punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 35 : « L’étude de cette microphysique suppose que le pouvoir qui s’y exerce ne soit pas conçu comme une propriété, mais comme une stratégie, que ses effets de domination ne soient pas attribués à une “appropriation”, mais à des dispositions, à des manœuvres, à des tactiques, à des techniques, à des fonctionnements ; qu’on déchiffre en lui plutôt un réseau de relations toujours tendues, toujours en activité plutôt qu’un privilège qu’on pourrait détenir ; qu’on lui donne pour modèle la bataille perpétuelle plutôt que le contrat qui opère une cession ou la conquête qui s’empare d’un domaine. […] Ce pouvoir d’autre part ne s’applique pas purement et simplement, comme une obligation ou une interdiction à ceux qui “ne l’ont pas” ; il les investit, passe par eux et à travers eux ; il prend appui sur eux, tout comme eux-mêmes, dans leur lutte contre lui, prennent appui à leur tour sur les prises qu’il exerce sur eux. »
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[30]
Voir Peter Berger et Hansfried Kellner, « Le mariage et la construction de la réalité », Dialogue, n° 102, 4e trim. 1988 (1re éd. 1964), p. 13.
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[31]
Voir Bernard Lahire, L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998, 392 p.