1Au juste, que savons-nous des rêves ? Qu’ils sont des manifestations psychosomatiques communes à l’ensemble du genre humain et à certains animaux ? Qu’ils interviennent principalement, non exclusivement, au cours du « sommeil paradoxal », cette phase durant laquelle les muscles sont atones, tandis que les yeux bougent synchroniquement de manière rapide ? Ces données même ne sont pas absolument certaines, de nombreuses expériences ont permis de les établir grâce à une observation minutieuse de sujets occidentaux, rien ne prouve qu’elles soient également valides pour des populations au sein desquelles aucun test n’a été mené à bien. Il est probable, néanmoins, que les mouvements oculaires et l’absence d’activité musculaire soient des données universelles. Cela prouve-t-il que tous les hommes rêvent ? On ne peut répondre si l’on n’a pas, d’abord, défini le rêve, et ici les ennuis commencent.
2Savons-nous si partout les humains ont l’impression de percevoir, tandis qu’ils dorment, des lueurs, ou des formes qui, parfois, leur semblent extrêmement vivides au réveil, mais qui s’estompent très vite ? Admettons-le. Prêtent-ils toujours attention à des sensations de ce type, leur attachent-ils davantage de prix qu’à des bruits vaguement perçus au cours du sommeil ? Certaines sociétés accordent une importance considérable aux rêves : les recueils et les clés de songes figurent, en effet, parmi les plus importants documents que nous aient laissés les Babyloniens ; après eux Égyptiens et Grecs étudièrent avec soin les divagations nocturnes. D’autres sociétés parlent des rêves comme de manifestations sans grand intérêt, d’autres encore n’en disent rien. Que signifie le silence ? Que des peuples ne prêtent aucune attention à ce qui se passe durant le sommeil ? Qu’ils en sont conscients, mais jugent ces manifestations négligeables ? Ou au contraire qu’ils leur attribuent tant de poids qu’ils n’osent pas en faire état ?
Visions nocturnes
3Nous avons, nous Occidentaux, notre notion du rêve qui comporte d’une part le souvenir, parfois vif, parfois très vague, de sensations visuelles et auditives, d’autre part un effort pour rendre compte, mentalement ou verbalement, de quelques fragments de ce qui nous est passé dans l’esprit, de ce que nous avons… vu ? senti ? vécu ? Il s’agit parfois de pures sensations : chute, envol, déplacement en apesanteur. Ou encore de luminances, de traits, de passages dont les mots rendent mal compte.
4« J’ai rêvé en blanc, raconte quelqu’un, c’était une grande surface blanche avec au-dessus une mince ligne noire inclinée, comme s’il s’agissait d’un drap suspendu en l’air. C’était tout ». Et un autre : « J’ai rêvé de deux bandes assez larges qui se déplaçaient, la plus haute de gauche à droite, l’autre de droite à gauche. Elles étaient noires, mais semées de taches de couleurs vives, rouge, jaune, vert ». « Dans mon sommeil, écrivait Katherine Mansfield en décembre 1919, quelque chose sonnait dans mes oreilles, un tapage profond, confus et il y avait une impression d’éclat fulgurant et vert, comme du verre brisé ». Souvent moins purement signalétiques, les traces mentales que nous tentons de saisir au réveil demeurent fuyantes, elles se dissolvent à mesure que s’affirme notre contact avec la vie ordinaire et si nous essayons de les noter, le texte écrit, figé dans des mots, efface le halo, l’indécision, les sautes brutales qui rendaient imprécises nos sensations.
5Que reconstituons-nous, non sans mal, en nous réveillant ? Depuis Freud, nous avons pris l’habitude de parler d’un « contenu manifeste, tel que nous le livre notre souvenir ». Ce n’est pas faire injure à Freud que de trouver la définition un peu rapide : la mémoire ne nous « livre » rien ; il nous faut faire un effort pour rassembler les traces de nos impressions nocturnes. Et, pour fixer le souvenir, nous utilisons les moyens recevables dans le milieu où nous vivons, nous nous servons des formes qu’a créées ce milieu, autrement dit des outils conceptuels dont on fait usage autour de nous, de mots souvent, mais aussi d’autres systèmes expressifs. Jean-Claude Schmitt nous rappelle ici que Dürer, fortement impressionné par un songe dans lequel des colonnes d’eau tombaient du ciel peignit dans son carnet de note ce qu’il avait ressenti. Selon la tradition musulmane Muhammad, avant la révélation, reçut en songe « des impressions isolées, lumineuses et sonores » que transcrivent probablement les séries de lettres placées en tête de plusieurs sourates. Le prophète émettait des sons inarticulés pour rendre des fulgurances qui avaient traversé son esprit tandis que, en 1867, Hervey de Saint-Denys s’efforçant, en pleine époque positiviste, de comprendre Les Rêves et les moyens de le diriger, évoquait ses visions en termes semi scientifiques : « Des lignes brillantes qui se croisent et s’entrecroisent, qui s’enroulent et font des cercles, des losanges et d’autres formes géométriques. »
6Dans notre sphère culturelle, il est courant de rendre compte d’un rêve en le racontant, nous transformons nos impressions nocturnes en histoires. Y a-t-il toujours une trame narrative dans les visions qui interviennent pendant la nuit ou, du moins, est-ce le cas d’un grand nombre d’entre elles ? Les formulations que nous livrent d’autres sociétés sont souvent faites d’images simples et univoques, de présences étrangères puissantes mais invisibles, d’ordres ou de conseils. Le songe de Jacob, dans la Genèse, est un discours soutenu par une manifestation divine (« Voilà que Dieu se tenait devant lui et lui parlait »), les rêves évangéliques rapportés dans l’Évangile de Mathieu se limitent à des consignes brèves et comminatoires. Les inscriptions analysées par Pierre Sineux laissent entrevoir une intervention directe et ponctuelle d’Asklépios le guérisseur. Les textes de magie médiévale dont parle ici Julien Véronèse orientent vers une perception rudimentaire, un saint ou un personnage important donne un ordre péremptoire ou bien apparaissent rien moins que Dieu ou la Trinité. Un pasteur anglais missionnaire au Congo, assurait qu’avant de devenir des guerriers les jeunes gens voyaient en rêve, plusieurs nuits de suite, l’animal qui leur serait désormais attaché. Des ethnographes russes ont recueilli des témoignages selon lesquels les chasseurs sibériens, au début de la chasse, rêvaient d’un élan ou d’un renne qu’ils décrivaient avec précision, et qu’il leur fallait ensuite tuer. Et les nombreux exemples mélanésiens, cités dans ce numéro par Gilles Bounoure, montrent l’apparition nocturne de modèles artisanaux ou de comportements que le rêveur devra ensuite imiter.
7Ce que nous ignorerons toujours est la forme que revêtaient ces objets oniriques. L’animal, le rituel, le schéma à reproduire étaient-ils insérés dans un scénario ? Ou bien la connaissance intime des animaux ou des techniques traditionnelles et un investissement fort convergeaient-ils dans l’apparition nocturne d’une vision unique et quasi hallucinatoire ? De nombreux comptes rendus revêtent un caractère précis et limité à une seule donnée : apparition d’un daim, d’un lion, d’un taureau ou, dans notre univers, d’un voisin, d’un avion, d’une rue. Ces rapports laconiques autorisent une infinité de propositions explicatives. Jacqueline Lubtchansky soutient ici que la capacité à symboliser dépend de l’héritage culturel familial et de l’équipement mental fourni par l’entourage ; un récit sommaire, factuel (et cela vaut-il également pour le rêve même ? à quel niveau le handicap culturel joue-t-il ?) serait la marque d’une formation initiale très pauvre. D’autres hypothèses ne sont pas moins vraisemblables. Le milieu ne pèse-t-il pas, au point d’imposer au rêveur une seule image ou du moins une image prégnante ? L’atmosphère régnant au sanctuaire d’Asklépios n’amenait-elle pas les visiteurs à faire ces songes dont Pierre Sineux montre le caractère répétitif ? La prégnance, au Moyen Âge, des rêves diaboliques est, souligne Jean-Claude Schmitt, la trace d’une obnubilation collective, inspirée par une crainte profonde du diable que les songes contribuaient à renforcer. Il est impossible de savoir quelle application pratique a trouvé les traités de magie démoniaque ou de magie angélique dont parle Julien Véronèse, mais leur but était bien d’imposer une réponse et de susciter des images. La plupart des exemples cités plus haut renvoient à une attente : le passage au statut adulte, l’approche de la saison des chasses, le désir de renouveler les modèles artisanaux, l’attente d’une guérison, la hantise du salut déclenchaient une anxiété qui se répercutait sur le rêve – et peut-être le provoquait. En Nouvelle-Bretagne, nous apprend Gilles Bounoure, rêver d’un serpent obligeait à mettre en œuvre tout un rituel (placer sur un masque l’image de ce dangereux reptile). La crainte diffuse au sein du groupe ne conduirait-elle pas certains de ses membres à surévaluer le danger, au point de ne voir en rêve que l’animal ?
8La collectivité n’est pas seule à prédéterminer une réponse, les individus peuvent eux aussi se trouver dans l’expectative, celui qui éprouve une grande tension, ne risque-t-il pas de chercher une réponse univoque à ses interrogations ? Marine Esposito rappelle que le rêveur, s’il ne construit pas sa vision, est le propriétaire des éléments qui vont y figurer. Les clés des songes, dans leur laconisme (rêver de ceci, de cela) sont à cet égard révélatrices : on y parle de têtes, chauves ou chevelues, d’oreilles, d’yeux, de parties du corps qu’il est facile d’isoler si l’on a peur pour sa santé, ou encore d’argent, d’instruments, d’animaux, toutes données élémentaires. La peur ou le trouble ne poussent-ils pas à sélectionner une chose, une image qui résument les préoccupations de celui qui rapporte son rêve ? Nombre de cas analysés par Yannick Ripa illustrent la capacité des narrateurs à ne retenir qu’une seule donnée : couleur des cheveux, paysage rural, usine, mort, violence. Le simplisme des clés des songes ne traduirait-il pas un désir d’aller droit à l’essentiel, au point qui fait mal ?
9Qu’on privilégie le bagage culturel, la pression de l’entourage ou une inquiétude singulière, il semble évident qu’on ne peut se pencher sur un compte rendu de rêve sans chercher à savoir ce que rêver signifie pour celui qui l’expose, pour ceux auxquels il le communique et pour le milieu qui les entoure. Les ethnologues ont parfois oublié cette règle, pourtant aussi vieille que la réflexion sur les visions nocturnes. Des très nombreuses Clés des songes diffusées dans l’Antiquité, une seule nous est parvenue dans son intégralité. Il s’agit de l’Oneirocriticon rédigé par Artémidore au début du IIe siècle de notre ère. Ce qui m’intéresse ici est la précision avec laquelle l’auteur définit les précautions à prendre avant de risquer une interprétation :
Il est non seulement utile mais nécessaire et à celui qui a vu le songe, et à celui qui l’interprète, de savoir qui est celui qui a vu le songe, quel est son métier, quelle a été sa naissance et ce qu’il a de fortune et quel est son état corporel et son âge.
11Certaines coutumes, note Artémidore, sont particulières à un peuple et si on ne les connaît pas on risque de commettre une erreur, les Égyptiens par exemple honorent les serpents qu’ils tiennent pour des représentations de leurs dieux ; rêver de serpents en Égypte n’est pas la même chose qu’en rêver ailleurs. Il convient de se montrer attentif aux allitérations, au contexte dessiné par le songe, aux glissements de sens :
Chacun des récipients et des outils de métier signifie soit ce métier soit ce qui est contenu par le récipient… Ou encore, par analogie, ils signifient ce qui leur est semblable quant à l’usage : ainsi tous les outils signifient amis, enfants, parents.
13Artémidore croyait aux prémonitions, aux messages envoyés par un dieu et, sur ce plan, il est loin de nous, mais sa méthode nous le rend extrêmement proche : sauf sur un point, essentiel il est vrai – il croyait aux prémonitions – sa démarche n’est pas éloignée de celle des ethnologues.
Récits
14L’Oneirocriticon propose de nombreuses recettes purement mécaniques : « Le singe désigne un homme fourbe, l’hyène une femme androgyne. » En revanche, quand il évoque sa pratique, Artémidore se départit des équivalences univoques.
N’hésite pas, ordonne-t-il à son fils, à t’informer avec soin de chaque détail de ce qui est vu dans les songes, car il arrive que, par l’addition ou la soustraction d’un mince détail, les résultats deviennent tout différents
16Freud dira :
Il faut que le patient observe et communique tout ce qui lui vient à l’esprit, qu’il se garde bien de refouler une idée parce qu’elle lui paraît sans importance, hors du sujet et absurde.
18Le recueil d’Artémidore se termine par un choix d’exemples concrets qui montre que, au début de l’ère chrétienne, il était fréquent de rapporter ses rêves en détail – d’en faire un récit. La pratique devait être assez courante, on la retrouve dans la biographie d’une Chrétienne martyrisée en 203, Perpétue, ou dans les Récits sacrés d’un notable romain, membre d’une riche famille, un peu plus jeune qu’Artémidore, Aelius Aristide, qui avait entrepris, très jeune, de consigner chaque matin les rêves de la nuit précédente.
19Comme la littérature onirique est extrêmement riche au xixe et au xxe siècle, il est tentant de s’imaginer que l’essor du roman, puis l’expansion du « cinéma classique hollywoodien » nous ont conduit à privilégier la forme narrative cohérente et close du récit et à l’appliquer systématiquement dans nos comptes rendus de rêves. Les textes antiques que je viens de citer prouvent qu’il n’en est rien, que le récit scénarisé a une longue tradition derrière lui. Arrêtons-nous à l’un des exposés d’Aelius Aristide : avec un de ses amis, il va trouver l’Empereur qui l’accueille favorablement ; d’abord intimidé il s’enhardit, d’autant que l’entourage du souverain lui fait bonne figure, et il engage avec l’Empereur un débat sur les bienfaits que prodigue Asklépios, dieu pour lequel il éprouve une particulière vénération. Ce rapport fait immédiatement penser au récit de Hugo qu’analysent ici Francis Ramirez et Christian Rolot : empereur ou duc d’Orléans, il s’agit toujours d’une rencontre avec représentants du pouvoir et Hugo ne prend pas de gants, « j’allai au prince avec un mouvement de joie », confesse-t-il. Rien ne nous permet d’émettre des doutes sur l’authenticité des deux rêves, or toute leur scénarisation tend uniquement à mettre en relief l’accueil flatteur que l’autorité réserve au narrateur.
20Le récit de rêve n’est pas un simple procès-verbal ; l’évocation des songes est devenue une forme littéraire qui implique, de la part de son auteur, un travail de recréation. Yannick Ripa, Francis Ramirez et Christian Rolot en donnent de nombreux témoignages, tandis que Giuditta Isotti-Rosowsky montre la circulation qui s’instaure, chez Pavese, entre rêve et écriture. En tête d’un assez long passage de son journal, Pavese signale d’ailleurs : « rêve de roman implicite », et il ajoute aux péripéties du rêve ce qu’on appellerait volontiers des « notes de scène », « atmosphère principale de grande scène… Il s’est constitué une atmosphère d’attente et d’anxiété bonasse ». La maîtrise plus ou moins complète de la langue transparaît dans les récits ; elle fait qu’il y a des rêves – des récits de rêves – poétiques, factuels, hésitants, sentimentaux, arides, intrigants. Walt Whitman assurait avoir rêvé d’un bateau : « Ce n’était pas un navire parfaitement gréé, ni un majestueux steamer barrant ferme sous le grand vent, il avait l’allure d’une élégante petite goélette » ; quel qu’ait été le bateau du rêve la fantaisie poétique avait, dans le compte rendu, pris le pas sur la simple description. Jung lui-même, relatant le curieux rêve au cours duquel il tuait Siegfried, ne reculait pas devant une touche de lyrisme :
Alors Siegfried apparut très haut sur l’arête de la montagne, dans les premiers rayons du soleil levant. Sur un chariot fait d’ossements humains, il descendait à une vitesse folle la pente abrupte.
22Beaucoup de récits tentent simplement de restituer la succession des images dans sa brutalité parfois incohérente mais, du rêve aux mots, le changement est inévitable. Une personne qui a bien voulu me parler de ses nuits raconte :
C’était une pièce petite. Un déjeuner. Nous étions quatre, deux ombres anonymes, mon amie Denise et moi-même. Denise était préoccupée parce qu’une autre amie, Louise, devait venir, elle craignait qu’on ne la laisse attendre à la porte, je pensais qu’il ne fallait pas s’inquiéter. Un bruit à l’extérieur attira notre attention, Denise parla d’ouvrir, mais ne bougea pas, je me levais, j’allais ouvrir. Ce que je rapporte est en fait très éloigné de mon rêve. Le lieu où nous nous trouvions était informe, invisible, mais je savais, je sentais, j’éprouvais la certitude qu’il s’agissait de la cuisine de mes grands-parents avec ses annexes, l’évier (la pièce petite) et l’office. J’ai dû, très petite, passer beaucoup de temps dans cette pièce, je n’en ai aucun souvenir et n’y suis pas revenue depuis très longtemps. Il y avait là un désir manifeste de retour à la prime enfance, j’étais remplie d’une présence sans images. Denise elle aussi était une conviction, non une personne, elle et moi ne parlions pas, ses demandes, mes réponses étaient simplement là, sans aucun son, sans une parole.
24La narratrice croise sans s’y arrêter la question que Sara Guindani affronte dans son article, où une lecture serrée des textes freudiens permet de mettre en évidence ce qui sépare la reconnaissance de la ressemblance. L’image onirique est en général insaisissable, flottante, elle juxtapose différentes silhouettes parfois indécises, elle se présente bien comme une vision mais, souligne Jacqueline Lubchtansky, comme une vision non visuelle, davantage impression qu’image. Ainsi, dans la relation que nous venons de citer, le mimétisme n’est-il pas en jeu. Il n’y a pas de figuration, la reconnaissance intervient sous la forme d’une évidence intuitive. De nombreuses personnes ont, comme la narratrice, ressenti quelque chose qu’elles ne « voyaient » pas, dont elles n’avaient qu’une perception sensorielle. Robert Southey : « J’étais hanté par des esprits méchants et leur présence, je ne la voyais pas, j’en étais conscient. Il y avait aussi des cadavres près de moi, bien que je ne les vis pas ». En décembre 1939, Pavese, racontant un rêve, écrivait : « Au premier plan, une dame calme et grande qui vide des perles dans un récipient (Mais on ne voit pas qu’elle manie des perles. On le sait). On ne voit pas qu’elle manie des perles, cela se sait » – la répétition vient de l’auteur, elle souligne à quel point la remarque était pour lui essentielle.
25Les impressions sans images seraient ainsi une autre forme de reconnaissance, il s’agirait, selon Sara Guindani, d’un processus mental autonome qui se substituerait à la figuration ou qui, peut-être, susciterait les images ultérieurement insérées dans le récit. Le compte rendu du rêve précédent, dont nous n’avons donné jusqu’ici que le début, manifeste, dans ce qui suit, la fluidité reliant l’image à la sensation et fait intervenir une autre dimension « visuelle » et « sonore ».
J’ouvre la porte et m’apparaît alors une image d’une parfaite précision, tellement nette que je me la représente encore. C’est, avec toutes ses particularités, le couloir qui, chez mes grands-parents, conduisait à la salle à manger. Louise est là qui parle à une personne restée au-dehors, je l’aperçois de dos, je vois ses lunettes, son pull mauve pâle, sa jupe foncée. Nous entamons un dialogue verbal :
- Pourquoi n’as-tu pas frappé ?
- J’avais peur de vous déranger.
Nous entrons à la cuisine et tout redevient vague. Mon mari est là, il serre la main de Louise en détournant ostensiblement le regard. Denise est morte il y a six ans. En voudrais-je à Louise d’être vivante quand c’est Denise que je préférais ? Par l’effet d’un déplacement, mon mari ferait ce que je n’ose pas faire. Mais ce qui me frappe, et qui est sans doute lié à mon affection pour Denise, est l’énorme contraste entre la partie photographique ou filmique et la partie fantomatique du rêve. Je me sens bien dans la petite pièce avec des ombres (je répugne à me lever quand Denise m’y invite). Désir d’enfance et aussi de mort ou de non vie, fuite par rapport à l’extérieur par rapport à l’image forte, implacable de ce qui vient du dehors.
27Le compte rendu met en évidence un fort contraste entre deux types de manifestations oniriques, des aperçus « filmiques » ou verbaux, nécessairement successifs, donc narrativisables, avec toutes les déformations qu’impose une chronologie, et des présences purement sensibles, advenues en bloc, difficilement transposable en phrases.
Après Freud
28Il n’appartient à personne, sauf à la narratrice, de faire l’exégèse de ce rêve, mais le compte rendu qu’elle en propose mérite réflexion. Le récit se veut aussi fidèle que possible au souvenir, il évite les effets littéraires, traque les détails. En même temps, il est comme démultiplié par un retour critique sur l’impuissance du langage à cerner l’intuition. La narratrice relève un « déplacement », elle se réfère, sans les citer, au principe de plaisir et à la pulsion de mort, elle entrevoit, dans le partage même de son rêve, ce clivage dont parle Stéphane Thibierge, une lecture de Freud précède et soutient son constant effort d’auto-analyse. Cas sans doute banal dont on trouverait bien d’autres exemples, Schnitzler n’écrivait-il pas : « Je me souviens que quand j’ai lu L’Interprétation du rêve de Freud, j’ai rêvé avec une intensité, une clarté inaccoutumée et j’ai même interprété mon songe ? » Pabst ne consultait-il pas un disciple de Freud pour le scénario des Mystères d’une âme ? Giuditta Isotti-Rosowski ne trouve-t-elle pas, dans le journal de Pavese, une particulière attention au rêve dans les moments où l’écrivain découvrait les Essais de psychanalyse. Ainsi, en février 1941, rapportant les deux moments d’un de ses rêves, Pavese précisait-il :
Je n’ai pas là deux faits successifs qui découlent le second du premier, mais la croissance amplifiée d’un seul fait, d’un état, qui clignote d’abord sous une forme embryonnaire puis, dirait-on, trouve une expression plus riche.
30Cherchant à reformuler, de manière dynamique, la notion de condensation, Pavese émettait la séduisante idée qu’une condensation pouvait se dédoubler que, parfois, un personnage juxtaposant plusieurs figures pouvait devenir en même temps deux personnes. C’est dire que lui aussi scrutait ses nuits à travers Freud.
31Marine Esposito nous rappelle comment L’Interprétation du rêve, libérant le sommeil du mystère, a radicalement modifié l’abord de la vie nocturne. Après lui l’examen de leurs rêves est devenu pour beaucoup de nos contemporains une pratique aussi courante que la réflexion sur les faits du jour. Freud est loin, cependant, d’avoir réglé définitivement les problèmes que posent les visions oniriques, ses hypothèses se révèlent souvent aussi brillantes qu’invérifiables. La deuxième partie de ce numéro reprend, sans chercher à les critiquer, plusieurs points de la démarche freudienne qui font problème. Jacqueline Lubtchansky se demande jusqu’à quel point le rêve, gardien du sommeil, est bien guidé par le principe de plaisir, mais surtout elle interroge l’idée suivant laquelle tout rêve accomplit un désir et elle montre qu’il faut soit admettre, avec Freud, que la règle comporte de nombreuses exceptions, soit modifier radicalement la définition du rêve et du cauchemar. Sara Guindani s’interroge sur l’articulation entre pensée du rêve et incapacité du rêve à « penser », sur le rapport entre figuration et langage, sur la déformation des pensées du rêve dans le contenu manifeste de celui-ci. Stéphane Thibierge insiste, au-delà des interprétations possibles, sur la mise en évidence d’une vérité du sujet. Si l’œuvre de Freud demeure fondamentale pour notre temps, le rêve a peut-être cessé d’apparaître comme la voie royale par laquelle l’inconscient se découvre. Jung raconte que, lorsqu’il se considérait encore comme un disciple de Freud, il rapportait ses rêves à son aîné qui les trouvait pâles et peu intéressants. Pour les corser, Jung ajoutait quelques épisodes un peu vifs, Freud n’était pas dupe, mais la supercherie ne le gênait pas : tout récit, toute description ne comportent-ils pas des hésitations, des courts-circuits qui permettent, si on les travaille, de faire découvrir à un patient ce qu’il n’ose pas s’avouer ? Jacqueline Lubchtansky n’hésite pas à dire que L’Interprétation du rêve s’attachait au fonctionnement des processus mentaux, davantage qu’à la lecture des fantaisies nocturnes.
32Mais alors, pourquoi accorder une telle importance à un livre vieux de plus d’un siècle ? C’est en grande partie parce que Freud mit fin à une hésitation plurimillénaire. Sans doute n’était-il pas le premier à affirmer que le rêve est exclusivement une production de l’esprit du rêveur, Aristote l’avait dit plus de vingt siècles auparavant, dans un court écrit, De la divination dans le sommeil. De la même façon, les Grecs avaient parfaitement reconnu la part que les restes diurnes jouent dans les fantaisies nocturnes ; ils avaient compris que des craintes vagues, des malaises imprécis pouvaient donner lieu à des images oniriques de catastrophe, d’accident, de grave maladie qui passaient pour autant de prédictions. La croyance à une possible intervention divine à travers les songes n’en restait pas moins extrêmement forte, les malades qui allaient dormir dans le sanctuaire d’un dieu ou d’un saint guérisseur étaient certains que leur patron leur avait rendu visite. Les esprits cultivés remarquaient que la seule forme concevable d’une intervention directe de l’au-delà, par conséquent la seule preuve d’une existence divine, était celle qu’on trouvait dans les fantaisies nocturnes. L’article de Guillaume Garnier met en évidence, chez les savants qui, au xviiie siècle, combattaient superstition et oniromancie, une gêne profonde : comment mettre en doute les révélations nocturnes rapportées par la Bible ? Ces hommes qui se moquaient d’Artémidore reprenaient sans hésiter la distinction qu’il avait établie entre les songes du commun, dépourvus de sens, et les songes des hommes importants, dignes de recevoir les messages du ciel. Au siècle des Lumières, et au suivant, on ressassait les conseils familiers aux Grecs sur la manière d’avoir de « bons » rêves, les interprétations de rêves données dans l’Encyclopédie, pour se vouloir scientifiques, ne tranchaient pas sur celles d’Artémidore : « Ceux qui rêvent du feu ont trop de bile jaune… ceux qui rêvent de pluie, de neige de grêle, de glace, de vent, ont les parties intérieures surchargées de phlegme. » L’Interprétation du rêve liquidait d’un coup les ambiguïtés, la dualité du physiologique et du prophétique, de l’humain et du divin, les équivalences entre signes oniriques et évènements à venir, elle envisageait l’activité nocturne sur un seul plan, celui de la psychologie. Si le livre provoquait de violentes polémiques, il fermait définitivement une page dans la réflexion sur les songes.
33Aristote distinguait trois types de rêves, ceux qui provenaient d’impressions durables, oubliées mais brusquement réactivées, ceux qui traduisaient un état fébrile ou anxieux non encore déclaré, ceux qui rejouaient des faits ou des actes récents. Il s’agissait donc, à ses yeux, de manifestations sans grande importance, souvent de pures coïncidences, sa brochure tirait un trait sur un phénomène qui préoccupait au premier chef ses contemporains. Entre le scepticisme radical et la croyance hésitante aux vertus prémonitoires des divagations nocturnes, il ne semblait pas y avoir de voie moyenne et les nombreux essayistes qui, au xixe siècle, s’occupèrent de la question en revinrent presque tous aux catégories dégagées par Aristote. Freud innova radicalement en prenant le rêve au sérieux, en proposant un système de lecture qui tenait compte de ses singularités, de ses contradictions, de ses brusques variations et en fixant un objectif clair à l’analyse onirique. Par son érudition, par le soin avec lequel chaque notion est définie, L’Interprétation du rêve est un ouvrage scientifique. Cependant, de très nombreux exemples, longuement commentés, en rendent la lecture séduisante et permettent de suivre un raisonnement parfois très compliqué. Freud cite abondamment ses propres fantaisies, il n’hésite ni à conter, ni à expliquer ses songes érotiques, il débusque, derrière de pâles anecdotes, des désirs inavoués et rend moins scandaleuse la parole touchant au sexe. Ainsi, d’un coup, son ouvrage redonnait un sens à l’étude des rêves en plaçant au centre de la scène le rêveur lui-même.
34L’expansion de l’auto-analyse, l’utilisation des concepts freudiens pour mieux scruter ses propres divagations cadrent avec l’essor de l’individualisme contemporain. Freud, bien entendu, n’est pas responsable de cette envolée d’introspection, chacun de leur côté Yannick Ripa, Francis Ramirez et Christian Rolot citent l’étonnante confession de Jules Renard qui, datée de 1896, montre comment l’envie de se révéler à soi-même (et aux autres, Renard ne pouvait ignorer que son journal serait un jour publié) commence à poindre. Vers la même époque Schnitzler se met à insérer, dans le journal qu’il tient depuis 1879, le compte rendu de ses songes, il ose des aveux qu’il ne se serait jamais autorisé auparavant :
Maison dans laquelle habitaient mes grands-parents au troisième étage, je monte chez une prostituée, blonde, voyante, grassouillette ; conversation dont j’ai oublié le contenu ; je prépare le préservatif ; elle est couchée, à demi nue.
36Au xxe siècle, le besoin d’exposer et d’étudier ses rêves vient à bout de toutes les résistances, si la censure joue éventuellement pendant la nuit, le jour elle s’efface. Julien Green, grand conteur de ses visions nocturnes, écrit dans son journal, en janvier 1934 : « Peut-être ne devrais-je pas souffler mot du plus beau, du plus mystérieux des rêves que j’aie jamais fait », et il s’empresse de rapporter un songe qui lui a apporté « un sentiment de bonheur tel qu’aucune parole humaine ne peut en donner la moindre idée ». De Virginia Woolf à Doris Lessing, de Kafka à Georges Perec la cohorte de ceux qui, depuis un siècle, ont consigné les divagations de leurs nuits est innombrable. L’accomplissement d’un désir dont parlait Freud ne se serait-il pas déplacé, au lieu de s’effectuer dans le rêve ne se trouverait-il pas dans la satisfaction éprouvée à se raconter et, en disséquant son rêve, à se démontrer sa propre importance ?
Fictions
37Confié à des journaux intimes qu’on espère voir un jour édités, le rêve, imprévisible et fugace, se prête aussi bien à l’affabulation. Sans donner trop de poids à ce qui peut relever du hasard, notons une série de coïncidences. Dans les années Vingt, l’œuvre de Freud, sortant du cercle des spécialistes, parvint au public « cultivé ». Ce furent également les années d’Albertine disparue, où le narrateur évoque sa curieuse relation onirique avec la jeune femme morte, des neuf numéros de Littérature que Breton, Desnos, Crevel peuplèrent d’évocations nocturnes, de Sherlock J.-R., écrit joué et filmé par Buster Keaton, du Cabinet des figures de cire, cauchemar cinématographique, des Mystères de l’âme, film dirigé par George Wilhelm Pabst dont Leonardo Quaresima évoque ici la genèse, de La Nouvelle rêvée de Schnitzler, de Je rêve (mais peut-être que non), pièce de Pirandello analysée par Giuditta Isotti-Rosowsky. Littéraire ou cinématographique, le rêve fictionnel a un caractère saisonnier, certaines décennies lui sont particulièrement favorables, comme la fin des années Soixante où Updike, Theroux, García Márquez lui firent un sort, où Buñuel, de Belle de jour au Charme discret de la bourgeoisie, confondit à plaisir vie onirique et vie active, où, dans Un soir… un train, film réalisé par André Delvaux, le songe est sans fin – où, autre rencontre, se manifesta un regain d’intérêt pour la psychanalyse.
38Ailleurs qui nous appartient, le rêve nous fait apercevoir, en de courts instants, une personnalité autre, qui cependant ne nous est pas étrangère, il est ainsi l’un des meilleurs soutiens de fantaisies comme le double, la sortie hors de soi, la communication des esprits. Mais les songes cinématographiques, littéraires, plastiques, sont-ils autre chose que des artefacts partiellement autobiographiques et largement romancés ? Le visuel onirique renvoie à la perception hallucinatoire de l’objet du désir infantile, il ne saurait avoir l’évidente présence d’une chose vue, ce qui conduit Jacqueline Lubchtansky à dire que les reconstitutions de rêve, au cinéma en particulier, sont vouées à l’échec, et Leonardo Quaresima à présenter le film de Pabst comme un cas unique, face à des réalisations qui traitent les songes comme autant de trucs cinématographiques. Pourtant Marina Esposito propose des exemples de films au cours desquels l’éclatement, la dispersion rappellent les processus du rêve et Antonio Costa, dans son article, s’attache à montrer que le cinéma est le meilleur équivalent diurne des visions nocturnes. Je n’ai pas à arbitrer entre ces deux positions, elles me semblent également tenables. Beaucoup de rêves imaginés ont pour but d’exposer indirectement des opinions aventureuses (Giuditta Isotti-Rosowsky en offre un parfait exemple avec les pseudo songes de Jean-Paul) et les rêves filmiques servent souvent de prétextes à de belles prises de vue, la magnifique scénographie que Dali inventa pour La Maison du docteur Edwards ne prétend pas ressembler, de quelque manière que ce soit, à un véritable rêve.
39Les cinéastes peuvent bien recourir à des trucages – surimpression, fondu, iris, sous exposition – leurs images gardent des contours trop fermes pour s’apparenter à des visions oniriques, le cinéma, quoi qu’il fasse, n’atteindra jamais cette virtualité plus sensorielle que purement visuelle qui est un rêve. Mais le récit, lui non plus, n’adhère pas au rêve, et pourtant nous lui prêtons attention, parce qu’il est la seule expression tangible de nos pensées nocturnes. Dans un film, sur un tableau, les évocations oniriques nous parviennent indirectement, elles transitent à travers la subjectivité de celui qui les rapporte, Antonio Costa note qu’un songe filmé modifie la position du spectateur qui ne voit plus ce que font les personnages du film, mais ce qu’ils racontent. La mosaïque du Baptistère de Florence reproduite ici évoque le songe de Joseph, tel qu’il est rapporté par la Genèse (37, 5-9) :
Joseph eut un songe et il en fit part à ses frères : « Il me paraissait que nous étions à lier les gerbes dans les champs, ma gerbe se dressa et se tint debout, vos gerbes l’entourèrent et se prosternèrent devant ma gerbe. » Il eut encore un songe : « Il me paraissait que le soleil, la lune et onze étoiles se prosternaient devant moi ».
41La mosaïque illustre le contenu du rêve mais, pour faire comprendre qu’il s’agit d’un compte rendu de ce que Joseph a rêvé, elle doit le montrer endormi. Ainsi sépare-t-elle le dormeur du songe, comme si ce dernier relevait d’une autre sphère, était bien le songe de Joseph, mais lui était également extérieur. Sherlock Jr. va encore plus loin dans cette direction et dévoile toute l’ambiguïté du récit. Le rêve qui y est représenté met en jeu à la fois Buster Keaton protagoniste de l’ensemble du film, Buster tel que le rêve Buster, et la caméra qui nous raconte le rêve. Dans le songe représenté, le personnage se dédouble, il se voit lui-même et son image, identique à lui, est cependant quelqu’un d’autre ; un second Buster est l’acteur du songe et réagit aux stimulations visuelles à la place du Buster personnage. Bien mieux, la présentation de ce dédoublement onirique est confiée à un troisième intervenant, la caméra, qui n’est pas manœuvrée par le Buster de l’histoire mais seulement par le Buster cinéaste. Sherlock Jr. rappelle que, contrairement à ce que nous disons de manière spontanée, le narrateur n’est pas le rêveur, qu’il est une personne éveillée, insérée dans un environnement diurne dont il a le contrôle, aussi extérieur à son rêve que Buster opérateur l’est au Buster onirique. L’imagier du Psautier de Saint Louis opère, nous signale Jean-Claude Schimtt, une distinction analogue, il montre le même Joseph biblique surmontant la scène du rêve qu’il va interpréter, dans une position qui rappelle celle du Buster opérateur.
42Sherlock Jr. travaille deux mises en scène du rêve dont l’une fait du songe un insert dans une trame fictionnelle, c’est-à-dire un récit dans le récit (il y a un avant et un après du rêve dans ce film qui raconte les aventures sentimentales du cameraman), tandis que l’autre utilisation des songes tend à brouiller la frontière séparant visions nocturnes et activités diurnes (le Buster-cameraman se trouve impliqué dans le rêve, où il croise le Buster-onirique). La seconde orientation nous paraît plus « moderne », elle est celle de Pirandello ou de Schnitzler, de Buñuel ou de Verhoeven, mais Giuditta Isotti-Rosowsky l’entrevoit déjà chez Aristophane et Antonio Costa la rencontre de manière évidente chez Méliès. On pourrait alors penser à toutes les cultures dans lesquelles sommeil et veille ne semblent pas étrangers l’un à l’autre, Gilles Bounoure en propose de nombreux exemples et l’on trouve d’autres cas en Amérique latine où, pour certaines communautés indiennes, le serpent vu en songe est un animal véritable qu’on rencontre sous une autre forme dans la journée. Pour intéressant qu’il soit, le rapprochement entre les rêves de certaines cultures traditionnelles et les songes fictionnels demeure cependant artificiel ; dans les textes littéraires comme à l’écran, la levée de toute barrière entre la vie courante et les fantaisies nocturnes vise à introduire l’imprévisible ou l’irrationnel dans des œuvres de facture « classique ». Le Charme discret de la bourgeoisie prend les apparences d’une satire sociale, des notables peu sympathiques y mènent leurs petits trafics, des scènes illustrant leurs combines virent insensiblement à l’incertain, à l’onirique, les personnages restent identiques à eux-mêmes mais se trouvent pris dans des rêves qui les entraînent vers des situations absurdes dont ils n’ont pas la maîtrise, ou bien ils sont rêvés et mis en difficulté par leurs amis : craintes, souhaits, peurs, pensées inavouables, sans être exprimés, se glissent dans l’imperceptible oscillation qui fait passer de la vie active au songe.
43Aucun film ne reproduit un rêve, parce que le rêve n’est pas constitué d’images mais de visions sensorielles, et parce que tout rêve est propre à un rêveur et à lui seul. Pourtant la fiction n’est pas étrangère au monde onirique, si elle ne le reconstruit pas et n’en propose aucune explication, elle pose des problèmes moins sur les rêves que sur les comptes rendus qu’on en fait. Buñuel, dans ses premiers films, affichait un freudisme littéral, le songe y comblait un désir, l’enfant maltraité par sa mère de Los Olvidados rêvait qu’elle se montrait tendre et attentive, le jeune marié de Jusqu’au ciel, résolu à ne pas tromper sa femme, vivait en dormant une rencontre torride avec une belle inconnue. En revanche dans les années Soixante, Buñuel, renonçant à l’évidence du rêve reconstitué, interroge la manière dont les impressions nocturnes sont retranscrites. Un récit s’adresse à quelqu’un et concerne une ou plusieurs personnes : quelle part la relation entretenue avec ceux qui sont évoqués ou ceux qui écoutent joue-t-elle dans le compte rendu ? Le récit concerne-t-il le rêve, ou se sert-il du rêve pour parler d’autre chose ?
44Ou encore : quelle est la fonction des rêves ? Aucune réponse décisive n’a été apportée à la question et cette incertitude même devient un enjeu dans la mesure où elle alimente polémiques et conflits d’autorité. Françoise Parot, en présentant l’état actuel des théories neuropsychologiques, souligne à quel point chaque avancée est utilisée moins pour préciser nos connaissances que pour critiquer les recherches antérieures. Heurts entre générations, rivalités entre écoles conduisent à proposer des solutions ingénieuses, incapables cependant de justifier l’importance que l’activité onirique revêt pour les individus et les sociétés. En admettant qu’on établisse un jour, de manière définitive, par quel processus des impressions imagées affectent le dormeur, il n’en resterait pas moins, rappelle Françoise Parot, que ce que nous savons à propos de ces visions nous est connu par les seuls récits qui, eux-mêmes, interfèrent avec la vie psychique du rêveur. L’affrontement, à propos du rêve, entre des thèses incompatibles n’est pas un phénomène contemporain, Julien Véronèse et Guillaume Garnier ont dû en tenir compte dans leur étude consacrée à des périodes très différentes ; ils montrent comment, en attaquant sans grand effet l’oniromancie, forte d’une tradition plurimillénaire, l’Église puis les Lumières affirmèrent la première son autorité (en imposant la présence d’un objet sacré ou en exigeant un passage par un sanctuaire), les seconds leur confiance dans le pouvoir de la science.
45Les luttes d’influence, aussi âpres aujourd’hui que dans le passé, ont changé de cible depuis que toute recherche concernant la vie onirique doit tenir compte de l’approche analytique. L’oniromancie a pratiquement disparu de la culture occidentale, on trouve davantage de gratification à tenter de déchiffrer les messages de son inconscient qu’à interpréter de vagues indications concernant l’avenir. Les conflits ont donc quitté le terrain de la prédiction, ils tiennent aujourd’hui au fait que Freud, débordant le cadre du psychisme individuel, s’est penché sur la vie des groupes, provoquant de vives réactions chez les anthropologues et les sociologues comme chez les neuropsychiatres. En retraçant les étapes par lesquelles est passée l’étude du rêve chez les Mélanésiens Gilles Bounoure éclaire les choix opérés par Malinowski en faveur des rêves à connotation sexuelle directe qui semblaient exclure toute censure, donc, pour cette partie du monde, rendre inopérantes les hypothèses freudiennes. Et Françoise Parot débusque chez les neuropsychiatres, derrière des désaccords secondaires, une connivence de fait dans la réfutation, ou la mésinterprétation de la psychanalyse – ici encore grâce à l’effacement de la censure.
46Freud n’a pas levé le mystère du rêve, mais, à la place d’hypothèses fumeuses (le rêve comme liquidation d’une surcharge mémorielle ou comme répétition des apprentissages), il a construit une théorie cohérente, aux larges visées, efficace dans certaines cures. Ceux qui proposeront un système plus puissant se tailleront une réputation mondiale mais sans doute cet exploit se fera-t-il longtemps attendre. Est-il d’ailleurs réalisable ? Manifestation physiologique assignable à des structures du système nerveux, le rêve trouve ses sources dans le psychisme sur lequel il exerce une action, à la fois universel et singulier il défie toute tentative de déchiffrement organisé. Chacun d’entre nous gère ses propres divagations nocturnes, s’en amuse ou s’en inquiète, les oublie ou les arrange, transforme des visions en récit. Pour percer l’énigme, il nous faudrait revenir des mots aux impressions et, tant que ce retour ne sera pas possible, nous ne ferons que rêver autour du rêve. ?