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Article de revue

Les approches techniques et architecturales du voyage

Pages 147 à 156

Notes

  • [1]
    Paul Planat, dans un article « Les chemins de fer : ce qui est fait, ce qui reste à faire ; les lois qui les gouvernent. Appel aux architectes », Revue Générale d’Architecture, t. XXX, 1873, pp. 209-210.
  • [2]
    G. Polonceau et Victor Bois, « De la disposition et du service des gares et des stations sur les chemins de fer », Revue Générale d’Architecture, t. I, 1840, pp. 513-526.
  • [3]
    Karl-Joris Huysmans, Les Sœurs Vatard, Paris, Fasquelle (rééd. de la Bohème, coll. « Les sillons littéraires », 1997, chap. 14, pp. 151-152).
  • [4]
    Léonce Reynaud, Traité d’architecture contenant des notions générales sur les principes de la construction…, t. 2 : Édifices, Paris, Victor Dalmon, 1858, 604 p.
  • [5]
    César Daly, « Gare du chemin de fer du Nord », Revue Générale d’Architecture, t. VI, pp. 529sq.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1990, p. 157.
  • [8]
    Henry Monnier, Les Bourgeois de Paris. Scènes comiques, Paris, Charpentier, 1854, « Un voyage en chemin de fer », pp. 1-35.
  • [9]
    Ibid., p. 10.
  • [10]
    Ibid., p. 10.
  • [11]
    Ibid., p. 18.
  • [12]
    Ibid., p. 19.
  • [13]
    Ibid., p. 21.
  • [14]
    Henry Monnier, Les Bourgeois de Paris…, op. cit., p. 35.
  • [15]
    Elle est représentative en cela des principales craintes urbaines en matière d’hygiène et de sécurité publiques.
  • [16]
    Christiane Scelles, Gares, ateliers du voyage : 1837-1937, Paris, Desclée De Brouwer, coll. « Remparts », 1993, 143 p.
  • [17]
    Joris Karl Huysmans, À Rebours, Paris, Fasquelle, 1907, p. 167.
  • [18]
    Ibid., p. 167.
  • [19]
    Ibid., p. 178.
  • [20]
    Ibid., p. 184.
  • [21]
    Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, op. cit., p. 171.
  • [22]
    Ibid., p. 167.
  • [23]
    Marcel Proust, Du côté de chez Swann, 3e partie : « Noms de pays : le nom », p. 380, dans À la recherche du temps perdu, t. I, texte présenté par Pierre-Louis Rey et Jo Yoshida, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1987.
  • [24]
    Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, « Nom de pays : le pays », Paris, rééd. Le livre de poche, p. 220.
  • [25]
    Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., p. 380.
  • [26]
    Ibid., p. 382.

1Il peut sembler contradictoire, du moins paradoxal, d’initier une réflexion sur le voyage en partant de la gare, donc d’un lieu de garage. Il est de bon sens de penser que le voyage commence quand on la quitte, et s’achève dès qu’on entre dans la gare d’arrivée. À moins que, à l’instar de Des Esseintes, le héros d’À rebours de Huysmans, on estime que se rendre à la gare est déjà une partie, non des moindres, du voyage. Ces mêmes remarques pourraient, d’une certaine manière, convenir pour d’autres types d’embarcadères, notamment les ports de mer. Pourtant, les récits concernant ces autres lieux de transit et de départ n’ont pas joué sur le même imaginaire – l’épopée commençant après le départ et non avant comme dans les gares. Il me semble que la différence tient essentiellement aux dispositifs architecturaux et techniques mis en place dans les gares de chemins de fer.

2Au moment du départ (sans réciproque dans l’arrivée, semble-t-il), il y a dans le fait de se rendre à la gare, de l’aventure ou plus exactement de l’imaginaire de l’aventure ; et dans la gare même, ce que Michel de Certeau nomme dans L’Invention du quotidien, « le parler des Pas Perdus », c’est-à-dire le moment où s’invente le voyage, qui est création de discontinu, déplacement et ouverture à un autre espace. Or, tout ou presque dans la gare est un appel à ce « parler des Pas Perdus ».

3Je voudrais observer ici de quelle manière les dispositifs techniques et architecturaux se sont construits pour encourager la constitution d’un imaginaire du voyage et comment un imaginaire du voyage « fin de siècle », concernant les gares de chemins de fer, a travaillé cette matière du « parler des Pas perdus », souvent avec ironie.

Le dispositif des « Pas Perdus »

4Les approches techniques et architecturales des gares sont déjà des inventions de voyages possibles, donc des voyages. Elles créent un dispositif des « Pas Perdus » qui donnent à lire, à voir, à entendre et à percevoir ce que peut être un voyage, même pour ceux qui restent à quai : elles sont des « matrices » de l’aventure.

Un dispositif architectural

5

Qu’est-ce que ceci ? – Une gare ; ne le voyez-vous pas ? Levez donc la tête. Lorsqu’au fronton d’un bâtiment une dame, puissamment assise sur un socle ajusté par miracle au sommet, s’appuie sur une ancre, un ballot, un caducée ; que cette dame a l’heureux privilège de n’avoir pas d’âge, n’étant ni de ce temps ni d’un autre, comprenez donc ; l’allégorie est claire : le bâtiment est dès lors consacré à l’industrie. Il y a d’ailleurs ballot et ballot ; le sac simple caractérise suffisamment l’industrie ordinaire ; mais si le sac est ficelé, quelle imagination assez pauvre se refuserait à reconnaître l’industrie du transport [1].

6Cette citation de 1873 résume les tâtonnements des architectes pour arriver à trouver la forme architecturale propre à la gare. Elle témoigne du souci presque immédiat de faire coïncider la forme d’un lieu (son enveloppe extérieure) avec sa mission spécifique (le voyage) : ainsi, de simples hangars en bois, très peu différenciés du reste des habitations voisines, les gares ont progressivement acquis des caractéristiques communes signifiants leur destination. Cette exigence avait été formulée pour la première fois en 1840 par l’ingénieur Polonceau :

7

Nous pensons qu’avant tout il faut qu’une ligne de chemin de fer soit accusée par une façade formant clôture, et pour ainsi dire frontispice, servant à en indiquer la nature spéciale. Tout en évitant de sacrifier aux exigences monumentales et aux tendances à l’arc de triomphe, l’entrée d’une route aussi importante que le chemin de fer ne doit pas avoir l’aspect d’une maison ordinaire [2].

8Toutefois, cet impérieux besoin d’une architecture représentative de la gare nécessitait de réfléchir architecturalement au voyage, d’où les errances des premières réalisations de gares parisiennes. Ce n’est qu’au début des années 1850 que les gares de la capitale présentent un ensemble de caractères communs « signifiants » le voyage. Ces éléments sont : la galerie permettant les déambulations (qui apparaît avec la reconstruction de la gare Saint-Lazare en 1840), l’horloge monumentale (qui apparaît en 1845 sur le fronton de la gare du Nord construit par Léonce Reynaud), le fronton accusant la forme de la halle de fer et de verre et le grand arc au centre de la façade (à partir de 1846). Mais il ne s’agit pas seulement d’un dispositif statique : l’architecture dit déjà le mouvement du temps et annonce l’espace par le thème de la lumière et de l’ouverture, puis par le programme architectural des gares qui scande le nom des villes traversées par le réseau de la Compagnie dont elles sont le terminus sous la forme de cariatides impassibles. Chapelet de noms qui sont autant d’invitation au voyage et créent le discontinu en même temps que le continuum du voyage qui relie et sépare.

9En outre, la gare est divisée en un pôle de départ et un pôle d’arrivée, inscrits en lettres capitales sur les frontons. Elle possède un double système de façade, l’une ornementale tournée vers la ville, l’autre, marquise de verre et de fer, tournée vers l’ailleurs d’où partent des rails et d’où s’échappent des fumées qu’on devine de la rue et que les Parisiens savent provenir des locomotives. Cette disposition dépasse largement le simple discours destiné à éclairer les citadins sur la nature des gares : elle est aussi une invitation au voyage. Ainsi, les sœurs Vatard, héroïnes du roman éponyme de Huysmans (1879), jalousent-elles les voyageurs qu’elles observent derrière les vitres de leur logis où elles s’épuisent à des travaux de couture. Les voyageurs, qu’elles observent avec envie, leur semblent jouir d’un plus grand bonheur qu’elles [3].

10La monumentalisation progressive des lieux témoigne de la volonté morale des architectes d’élever l’âme, d’ouvrir l’esprit, d’élargir le regard en jouant des matériaux, des perspectives et du dépaysement. Léonce Reynaud en théorise les lignes dans son Traité d’architecture[4]. La décoration intérieure doit également traduire une hiérarchie ornementale en relation avec la destination des locaux : structure à nu pour la salle des bagages et la halle, mais lambris avec pilastres, chapiteaux et peintures imitant le marbre blanc ou coloré dans les salles d’attente de la toute nouvelle gare de Lyon, construite par Cendrier, et achevée en 1859. Dès les années 1860, mais surtout après 1880, les décors intérieurs redoublent et mettent davantage encore en abîme le discours d’invitation au voyage en proposant des peintures éclatantes représentant les destinations phares des lignes à la manière optimiste des cartes postales, l’ailleurs étant forcément plus beau que l’ici et devenant accessible.

Les sensations du voyage : un dispositif technique et commercial

11Par ailleurs, sans vouloir réduire les sensations de voyage à un discours mécaniciste, force est de constater l’influence du système technique mis en place dans les gares qui dicte le voyage. Il est assez surprenant de voir comment se disent et se redoublent le récit de voyage du guide et la chaîne technique des opérations spatialisantes (création de sas, de cheminements, d’interdits, de frontières). César Daly, fondateur de la Revue Générale d’Architecture, est surtout sensible aux dispositifs visuels :

12

De quelque point de la ville que nous partions, en voiture ou à pied, avec ou sans bagages, nous arrivons finalement à la Place des chemins de fer. Sommes-nous en voiture, c’est dans la Cour d’entrée, séparée de la place qui la précède par une belle grille en fonte que notre automédon fait passer son équipage ; là, nous descendons devant une porte monumentale à gauche de la façade, qui donne un accès direct dans le vestibule ; nous entrons et des serviteurs de l’administration nous suivent chargés de nos bagages. Sommes-nous arrivés à pied, nous nous engageons sous le portique du départ ; ici nous avons à notre gauche des boutiques où se vendent des mille riens dont le voyageur a toujours besoin au moment de se mettre en route cigares, journaux, ficelles, cordes, canifs, gâteaux, etc., tandis que sur le côté droit s’ouvre sur la cour d’entrée, dont le portique n’est séparé que par une rangée de charmantes colonnes en fonte […]. Pour les gens à précautions, ou pour les estomacs surpris, il y a au bout du vestibule, à G, toute une rangée de compartiments (B) conçus en vue des aisances du voyageur. Mais quant à nous, nous nous adressons à celui des bureaux qui délivre les billets de voiture qu’il nous faut ; nous accompagnons les porteurs de l’administration pour faire déposer nos bagages dans la salle des bagages du Départ et nous passons dans la salle d’attente[5].

13Ce récit, qui n’est pas un récit de voyage à proprement parler, sert de notice descriptive permettant de comprendre les planches illustrées qui accompagnent l’article. Or, l’auteur utilise les codes du récit de voyage en mimant un itinéraire et en simulant un départ. En outre, il présuppose un état psychique propre à l’usager de la gare qui, dès qu’il pénètre dans les lieux, devient potentiellement un voyageur impatient de partir. Ainsi décrit-il la salle d’attente de la gare du Nord comme une belle pièce percée de six arcades vitrées qui donnent sur les quais : « Grâce à cette disposition, écrit-il, la vue s’étend au loin sur la ligne, et les voyageurs attendent, sans trop d’impatience, le signal du départ » [6]. Signal doublement technique puisqu’il scande l’heure des chemins de fer et se traduit par un son nettement identifiable.

14Car le voyage plonge celui qui le prépare et le vit dans un autre état, le déplace dans une autre sphère temporelle et spatiale, créant une « géographie nuageuse de sens en attente » [7]. L’effet de sas rend fébrile, égaré, attentif aux moindres signes, tel le personnage de Madame Paquet, créé pour la première scène du Bourgeois de Paris, en 1854, qui ne comprend rien au dispositif des gares [8]. Lorsque son mari lui demande d’aller prendre les billets, elle répond : « Je ne prendrai rien ; pour me faire tuer, ce n’est pas la peine » [9]. Elle ne veut pas suivre le commissionnaire et refuse de quitter son mari : « Nous mourrons ensemble, si nous avons à mourir » [10]. Madame Paquet est victime d’un malaise quand son mari la quitte pour faire enregistrer les bagages. Il se forme alors un attroupement qui extrapole sur l’abandon de cette femme, imaginant le mari banqueroutier. Un sergent de ville s’approche. La polémique enfle et les rumeurs sur le mari disparu vont bon train. L’époux revient du bureau d’enregistrement. La famille se recompose et passe dans la salle d’attente. Madame Paquet a toujours très peur : « Tu crois, bonnement, que tous ces bâtiments-là ne sont pas minés ? » [11]. Lorsque le signal du départ résonne, l’héroïne ferme les yeux. Une didascalie indique : « la foule assiège les voitures ; les retardataires sont heurtés par les pressés ; madame Paquet perd son fils et son mari dans la mêlée et pousse des cris de paon » [12].

15Dans le wagon (encore appelé diligence), madame Paquet se retrouve seule. Elle prend peur en entendant le jet de vapeur : « Comment madame ! Il n’y a pas de danger ! Vous plaisantez, je sens une chaleur atroce, je suis en nage ! » [13]. Elle ferme les yeux pendant tout le voyage et pousse des cris d’orfraie à chaque tunnel et à chaque pont. Les sifflets la terrorisent particulièrement. Elle rate sa station. Un voyageur lui dit qu’elle va devoir descendre, seule, et reprendre un convoi dans l’autre sens. La scène se termine en gare de Mantes, lorsque Madame Paquet se plaint auprès du chef de station : « Je veux mon Paquet », dit-elle ; « Si vous voulez prendre la peine de passer au bureau des bagages » [14]. Tous les signaux, au lieu de la dépayser, la paralysent. Le choc est trop grand. Elle n’entre pas dans la logique de l’itinéraire commercial et technique : attendre seule, se séparer de son mari par souci d’efficacité. L’aspect industriel et technique du lieu l’effraie : elle a peur que ce dépôt de charbon se transforme en poudrière, imagine un début d’incendie à chaque fois qu’elle entend un moteur ou des coups de sifflets [15]. Tous ses sens-sentinelles sont en alerte dans cet « atelier du voyage » [16] qui sent le charbon, éjecte de la vapeur et des escarbilles, fait vibrer l’atmosphère et trépider les machines.

16Or, en 1854, ce qui provoque le malaise chez la femme est synonyme d’excitation chez l’homme et Henry Monnier en témoigne, tournant son personnage en ridicule et le faisant participer à la mise en place de représentations qui font de la gare un espace masculin, forcément inconvenant pour une femme, parce ce que sa place est au foyer.

Où commence le voyage ?

Un voyage avant le voyage

17Les littératures de la fin du xixe siècle et du début du xxe ont fait de la gare la métaphore même du voyage. Prenons ainsi le personnage de Des Esseintes. Le dandy habite à vingt minutes environ de la station de Fontenay, sur le tracé de la ligne de chemin de fer de Paris à Sceaux. Il est habitué à entendre le « petit sifflet de l’enfantin chemin de fer », mais il est beaucoup trop loin pour percevoir « le brouhaha des immondes foules qu’attire invinciblement, le dimanche, le voisinage d’une gare ». Résultat : il est tenté d’aller tester ce jouet si amusant, mais pour un grand voyage jusqu’à Londres. Ce rêve de voyage débouche alors sur une scène de préparatifs du voyage :

18

Des Esseintes se frotta les mains et s’installa devant une bibliothèque vitrée où un jeu de chaussettes de soie étaient disposé en éventail ; il hésitait sur la nuance, puis, rapidement, considérant la tristesse du jour, le camaïeu morose de ses habits, songeant au but à atteindre, il choisit une paire de soie feuille-morte, les enfila rapidement, se chaussa de brodequins à agrafes et à bouts découpés, revêtit le complet, gris souris, quadrillé de gris lave et pointillé de martre, se coiffa d’un petit melon, s’enveloppa d’un macfarlane bleu-lin et, suivi du domestique qui pliait sous le poids d’une malle, d’une valise à soufflet, d’un sac de nuit, d’un carton à chapeau, d’une couverture de voyage renfermant des parapluies et des cannes, il gagna la gare [17].

19Ce choix des couleurs reflète déjà l’idée que Des Esseintes se fait du voyage : des couleurs passe-partout, sombres, qui lui servent aussi de cuirasse et s’accordent à son être en mouvement. Car l’idée du voyage est excitante, mais aussi traumatisante :

20

Sa hâte (d’aller à la gare) fut telle qu’il prit la fuite bien avant l’heure, voulant se dérober au présent, se sentir bousculé dans un brouhaha de rue, dans un vacarme de foule et de gare [18].

21Le voyage est ainsi décrit comme une expérience d’arrachement spatio-temporel, où le sentiment de perte des repères est accentué par le bruit, qui fait violence. Tout, cependant, dans la description des préparatifs, qui reprend la matière des guides et des vaudevilles, ridiculise Des Esseintes, jusqu’à son empressement petit-bourgeois à se fondre dans la masse. Huysmans s’amuse de son personnage qu’il fait conduire prestement en diligence jusqu’à une taverne de la rue d’Amsterdam, près de la gare Saint-Lazare, une heure cinquante avant le départ de son express :

22

Il comptait sur ses doigts, supputait les heures de la traversée de Dieppe à Newhaven, se disant : – Si les chiffres de l’indicateur sont exacts, je serai demain, sur le coup de midi et demi, à Londres [19].
L’instance sur l’horaire est centrale. Elle met en place la tension, le stress du voyage.
Et puis, contrairement aux stéréotypes du voyage en place, l’action s’arrête :
Il n’avait plus que le temps de courir à la gare, et une immense aversion pour le voyage, un impérieux besoin de rester tranquille s’imposaient avec une volonté de plus en plus accusée, de plus en plus tenace. […] En somme, j’ai éprouvé et vu ce que je voulais éprouver et voir. Je suis saturé de vie anglaise depuis mon départ ; il faudrait être fou pour aller perdre, par un maladroit déplacement, d’impérissables sensations. Enfin quelle aberration ai-je donc eue pour avoir tenté de renier des idées anciennes, pour avoir condamné les dociles fantasmagories de ma cervelle, pour avoir, ainsi qu’un véritable béjaune, cru à la nécessité, à la curiosité, à l’intérêt d’une excursion ? – Tiens, fit-il, regardant sa montre, mais l’heure est venue de rentrer au logis. […] Et il revint avec ses malles, ses paquets, ses valises, ses couvertures, ses parapluies et ses cannes, à Fontenay, ressentant l’éreintement physique et la fatigue morale d’un homme qui rejoint son chez soi, après un long et périlleux voyage [20].

23La gare fait donc éprouver avant même de franchir son seuil toutes les sensations du voyage : elle détient ce pouvoir d’évocation, ce pouvoir d’évasion qui en fait un lieu de mythologie moderne, c’est-à-dire un lieu d’aventure, qui rend le déplacement inutile.

Le voyage intérieur ou l’imaginaire à la conquête

24Huysmans illustre bien l’idée « certaldienne » que « tout récit est un récit de voyage » [21]. Le parcours de Des Esseintes est déjà un récit de voyage, qui structure des espaces et établit des feuilles de route. Il y a la mise en place de frontières, d’un ailleurs que chez soi, le savoir d’une tension du corps et d’une projection spirituelle : « le verre et le fer font des spéculatifs ou des gnostiques » disait Michel de Certeau [22]. Cette formule séduisante est pourtant insuffisante. Mais comment questionner la réception des dispositifs et leur efficacité ou leur capacité à dépayser ou provoquer l’envie de voyage, sans la littérature ?

25En effet, le pouvoir d’évocation et d’évasion des noms scandés sur les itinéraires de chemin de fer travaille aussi la « grande littérature ». Il n’est qu’à relire Marcel Proust, illustrant l’idée ancienne qu’on ne voyage qu’avec soi, en poétisant. L’intérêt du narrateur de La Recherche pour les noms propres reste, en effet, constant au fil des chapitres, mais il se transforme, et dans « Noms de Pays : le Nom » il passe par trois étapes : d’abord une croyance en la toute-puissance des noms au mépris du référent, ensuite une révélation de l’importance des référents auxquels ces noms renvoient, enfin la découverte de la possibilité d’utiliser les noms propres pour structurer un récit :

26

J’aurais voulu prendre dès le lendemain le beau train généreux d’une heure vingt-deux dont je ne pouvais jamais sans que mon cœur palpitât lire, dans les réclames des Compagnies de chemin de fer, dans les annonces de voyages circulaires, l’heure de départ : elle me semblait inciser à un point précis de l’après-midi une savoureuse entaille, une marque mystérieuse à partir de laquelle les heures déviées conduisaient bien encore au soir, au matin du lendemain, mais qu’on verrait, au lieu de Paris, dans l’une de ces villes par où le train passe et entre lesquelles il nous permettait de choisir ; car il s’arrêtait à Bayeux, à Coutances, à Vitré, à Questembert, à Pontorson, à Balbec, à Lannion, à Lamballe, à Bénodet, à Pont-Aven, à Quimperlé, et s’avançait magnifiquement surchargé de noms qu’il m’offrait et entre lesquels je ne savais lequel j’aurais préféré, par impossibilité d’en sacrifier aucun [23].

27Ce n’est pas tant d’ailleurs la portée des dispositifs techniques mis en place par les Compagnies à des fins publicitaires que la disposition intérieure du jeune homme qui fabrique le voyage, et le besoin d’étapes, de repères spatio-temporels appropriés. Certains dispositifs sont d’ailleurs inopérants. Ainsi le jeune narrateur d’À la recherche du Temps perdu souligne-t-il l’inefficacité des réclames « accrochées trop haut dans le wagon, par les soins de la Compagnie, et représentant des paysages dont je ne pouvais pas lire les noms » [24]. Mais l’itinéraire qu’on peut manipuler, feuilleter, lire et relire, accompagne et forme l’imaginaire du voyage :

28

Je n’eus besoin pour les faire renaître que de prononcer ces noms : Balbec, Venise, Florence, dans l’intérieur desquels avait fini par s’accumuler le désir que m’avaient inspiré les lieux qu’ils désignaient. Même au printemps, trouver dans un livre le nom de Balbec suffisait à réveiller en moi le désir des tempêtes et du gothique normand [25].

29Au point d’ailleurs de le déformer aussi :

30

Mais si ces noms absorbèrent à tout jamais l’image que j’avais de ces villes, ce ne fut qu’en la transformant, qu’en soumettant sa réapparition en moi à leurs lois propres ; ils eurent ainsi pour conséquence de la rendre plus belle, mais aussi plus différente de ce que les villes de Normandie ou de Toscane pouvaient être en réalité, et, en accroissant les joies arbitraires de mon imagination, d’aggraver la déception future de mes voyages. […] Les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle comme celles que l’on suspend aux murs des écoles pour donner aux enfants l’exemple de ce qu’est un établi, un oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à toutes celles de même sorte. Mais les noms présentent des personnes – et des villes qu’ils nous habituent à croire individuelles, uniques comme des personnes – une image confuse qui tire d’eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément comme une de ces affiches, entièrement bleues ou entièrement rouges, dans lesquelles, à cause des limites du procédé employé ou par un caprice du décorateur, sont bleus ou rouges, non seulement le ciel et la mer, mais les barques, l’église, les passants. […] Ces images étaient fausses pour une autre raison encore ; c’est qu’elles étaient forcément très simplifiées ; sans doute ce à quoi aspirait mon imagination et que mes sens ne percevaient qu’incomplètement et sans plaisir dans le présent, je l’avais enfermé dans le refuge des noms ; sans doute, parce que j’y avais accumulé du rêve, ils aimantaient maintenant mes désirs ; mais les noms ne sont pas très vastes ; c’est tout au plus si je pouvais y faire entrer deux ou trois des « curiosités » principales de la ville et elles s’y juxtaposaient sans intermédiaires ; dans le nom de Balbec, comme dans le verre grossissant de ces porte-plume qu’on achète aux bains de mer, j’apercevais des vagues soulevées autour d’une église de style persan. Peut-être même la simplification de ces images fut-elle une des causes de l’empire qu’elles prirent sur moi [26].

31Dispositifs techniques, langue, discours, imaginaire s’interpénètrent de manière complexe pour inviter au voyage, « faire voyage », sans pour autant que pratiques et représentations puissent se confondre, car Des Esseintes tout comme le narrateur de La Recherche, bien que tentés un instant par le voyage, refusent finalement d’entrer en gare, rejetant ce lieu loin de la chambre à coucher familière ou le douillet logis.

32Ce dont témoignent les gares, parmi d’autres observatoires possibles, c’est que le voyage est un objet culturel partagé, que les discours des architectes et techniciens préparent la mise en récit de pratiques d’usagers transformés automatiquement en voyageurs potentiels ou que les discours de ces fameux voyageurs potentiels retraitent la matière pré-mâchée des architectes et des techniciens au service des compagnies pour les reprendre, les travestir ou en révéler en creux les faiblesses.

33Si voyager est bien une pratique qui implique des dispositifs spatiaux, techniques, commerciaux et comptables, le voyage est aussi une opération mentale, qui implique le détour par les représentations, aussi bien pour ceux qui fabriquent du voyage que pour ceux qui s’apprêtent à le faire. ?


Date de mise en ligne : 01/12/2008

https://doi.org/10.3917/sr.021.0147

Notes

  • [1]
    Paul Planat, dans un article « Les chemins de fer : ce qui est fait, ce qui reste à faire ; les lois qui les gouvernent. Appel aux architectes », Revue Générale d’Architecture, t. XXX, 1873, pp. 209-210.
  • [2]
    G. Polonceau et Victor Bois, « De la disposition et du service des gares et des stations sur les chemins de fer », Revue Générale d’Architecture, t. I, 1840, pp. 513-526.
  • [3]
    Karl-Joris Huysmans, Les Sœurs Vatard, Paris, Fasquelle (rééd. de la Bohème, coll. « Les sillons littéraires », 1997, chap. 14, pp. 151-152).
  • [4]
    Léonce Reynaud, Traité d’architecture contenant des notions générales sur les principes de la construction…, t. 2 : Édifices, Paris, Victor Dalmon, 1858, 604 p.
  • [5]
    César Daly, « Gare du chemin de fer du Nord », Revue Générale d’Architecture, t. VI, pp. 529sq.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1990, p. 157.
  • [8]
    Henry Monnier, Les Bourgeois de Paris. Scènes comiques, Paris, Charpentier, 1854, « Un voyage en chemin de fer », pp. 1-35.
  • [9]
    Ibid., p. 10.
  • [10]
    Ibid., p. 10.
  • [11]
    Ibid., p. 18.
  • [12]
    Ibid., p. 19.
  • [13]
    Ibid., p. 21.
  • [14]
    Henry Monnier, Les Bourgeois de Paris…, op. cit., p. 35.
  • [15]
    Elle est représentative en cela des principales craintes urbaines en matière d’hygiène et de sécurité publiques.
  • [16]
    Christiane Scelles, Gares, ateliers du voyage : 1837-1937, Paris, Desclée De Brouwer, coll. « Remparts », 1993, 143 p.
  • [17]
    Joris Karl Huysmans, À Rebours, Paris, Fasquelle, 1907, p. 167.
  • [18]
    Ibid., p. 167.
  • [19]
    Ibid., p. 178.
  • [20]
    Ibid., p. 184.
  • [21]
    Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, op. cit., p. 171.
  • [22]
    Ibid., p. 167.
  • [23]
    Marcel Proust, Du côté de chez Swann, 3e partie : « Noms de pays : le nom », p. 380, dans À la recherche du temps perdu, t. I, texte présenté par Pierre-Louis Rey et Jo Yoshida, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1987.
  • [24]
    Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, « Nom de pays : le pays », Paris, rééd. Le livre de poche, p. 220.
  • [25]
    Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., p. 380.
  • [26]
    Ibid., p. 382.

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