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Article de revue

Ceci n'est pas un livre

Le récit de voyage et le refus de la littérature

Pages 45 à 58

Notes

  • [1]
    Gérard de Nerval, Le Goût des voyages, in Jean Guillaume et Claude Pichois (éd.), Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. I, 1993, p. 455.
  • [2]
    Prosper Mérimée, Notes d’un voyage dans le midi de la France, Paris, Fournier, 1838, p. VI.
  • [3]
    Stendhal, Mémoires d’un touriste, in Vittorio del Litto (éd.), Voyages en France, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1992, p. 394.
  • [4]
    Gérard de Nerval, Sensations d’un voyageur enthousiaste, in Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 15.
  • [5]
    Victor Hugo, Le Rhin, in Œuvres complètes, Voyages, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1987, p. 338.
  • [6]
    Ibid., p. 135.
  • [7]
    Ibid., p. 7.
  • [8]
    Gérard de Nerval, Voyage en Orient, Jacques Huré (éd.), Paris, Imprimerie nationale Éditions, 1997, t. II, p. 406.
  • [9]
    François-René de Chateaubriand, Voyage en Amérique, in Maurice Regard (éd.), Œuvres romanesques et voyages, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1969, t. I, pp. 724-734.
  • [10]
    François-René de Chateaubriand, Voyage en Amérique, op. cit., p. 387.
  • [11]
    Gustave Flaubert, Voyage aux Pyrénées et en Corse, in Voyages, Paris, rééd. Arléa, 1998, p. 21.
  • [12]
    George Sand, Voyage en Auvergne, in Georges Lubin (éd.), Œuvres autobiographiques, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. II, p. 505.
  • [13]
    Alphonse de Lamartine, Voyage en Orient, Sarga Moussa (éd.), Paris, rééd. Champion, 2000, p. 43.
  • [14]
    Ibid., pp. 45-46.
  • [15]
    Charles Nodier, Promenade de Dieppe aux montagnes d’Écosse, Paris, Barba, 1821, pp. 5-8.
  • [16]
    Le Rhin, op. cit., p. 5.
  • [17]
    Le Rhin, op. cit., pp. 71, 100, 329.
  • [18]
    Gustave Flaubert, Par les champs et par les grèves, in Voyages, op. cit., p. 184.
  • [19]
    Ibid., p. 195.
  • [20]
    Voyage aux Pyrénées et en Corse, op. cit., p. 41.
  • [21]
    On pense en particulier à Alexandre Dumas.
  • [22]
    Par les champs et par les grèves, op. cit., pp. 142 et 221.
  • [23]
    Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, Henri Roddier (éd.), Paris, rééd. Dunod, 1997, p. 10.
  • [24]
    Théophile Gautier, Constantinople, Sarga Moussa (éd.), Paris, rééd. La Boîte à Documents, 1990, p. 78.
  • [25]
    Dans Le Rhin, op. cit., p. 136.
  • [26]
    Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Raymond Trousson (éd.), Paris, rééd. Imprimerie Nationale Éditions, 1995, t. I, p. 355.
  • [27]
    Stendhal, Rome, Naples et Florence en 1817, in Voyages en Italie, V. del Litto (éd.), Paris, rééd. Gallimard, coll. « La Pléiade », 1973, p. 123.
  • [28]
    Victor Hugo, France et Belgique, in Voyages, op. cit., p. 587.
  • [29]
    Promenade de Dieppe…, op. cit., p. 186.
  • [30]
    Voyage dans le midi de la France, in Voyages en France, op. cit., p. 740.
  • [31]
    Alexandre Dumas, Le Corricolo, Paris, Boulé, 1846, pp. 9-10.
  • [32]
    Théophile Gautier, Un Tour en Belgique, Paris, rééd. L’École des Lettres, 1997, pp. 97-98.
  • [33]
    Le Rhin, op. cit., p. 317. Il s’agit des paysages que le voyageur contemple lorsqu’il se trouve sur une hauteur.
  • [34]
    François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, in Œuvres romanesques et voyages, op. cit., t. II, p. 1006.
  • [35]
    Sensations d’un voyageur enthousiaste, in Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 65.
  • [36]
    Voyage en Orient, in Voyages, op. cit., p. 396.
  • [37]
    Voyage en Espagne, op. cit., p. 197 ; Constantinople, op. cit., p. 270.
  • [38]
    Un Hiver à Majorque, in Œuvres autobiographiques, op. cit., t. II, p. 1052.
  • [39]
    Voyage en Orient, op. cit., p. 123.
  • [40]
    Louis-Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde, Paris, rééd. Gallimard, coll. « Folio », p. 46, puis Stendhal, Mémoires d’un touriste, op. cit., p. 3.
  • [41]
    François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Jean-Claude Berchet (éd.), Paris, rééd. Le Livre de Poche, coll. « La Pochothèque », 2003, t. I, p. 323.
  • [42]
    « Que demandons-nous à ce beau lieu ? Du plaisir ; si nous le trouvons dans le jardin, pourquoi l’aller chercher devant l’Aurore du Guerchin ? Peut-être n’y est-il pas. » Promenades dans Rome, in Voyages en Italie, op. cit., p. 810.
  • [43]
    Un Hiver à Majorque, op. cit., p. 1065.
  • [44]
    Ibid., p. 71.
  • [45]
    Ibid., p. 96.
  • [46]
    Ibid., pp. 164, 39.
  • [47]
    Promenades dans Rome, op. cit., p. 641.
  • [48]
    Gérard de Nerval, Le Goût des voyages, in Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 455.
  • [49]
    François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 702.

1Si le voyage est pratique de saisie du monde sensible et le Voyage discours sur cette saisie, l’écriture viatique déploie une série de stratagèmes qui visent à masquer, autant que faire se peut, cette différence de statut entre l’expérience et sa relation. Elle est fondée sur la croyance que les mots peuvent rendre compte fidèlement du monde, ou des impressions qu’a fait naître son spectacle sur le voyageur. Ainsi, le texte est-il placé en position ancillaire et le « bon » « relationnaire » doit-il respecter un cahier de charges qui peut être ramené aux quelques clauses suivantes : exhaustivité ; information ; exactitude ou sincérité. Rappelons rapidement les enjeux de cette dernière alternative : lorsque l’écrivain de profession supplante ses concurrents (le missionnaire, le savant, l’explorateur...) dans le domaine de l’édition des Voyages, s’affirme une « façon particulière de voir et de sentir » [1] qui tend à mettre au second plan les composantes encyclopédique ou militante qui ont longtemps défini le genre. Et même ceux qui, à l’instar de Mérimée, entendent dresser un état des lieux précis des contrées traversées ne font pas faute de remarquer que leur livre est imparfait. L’auteur du Voyage dans le midi de la France publie, nous dit-il, des notes incomplètes inscrites à mesure sur son journal et revendique même le droit à l’erreur car « il est souvent difficile de voir » [2]. On se doute qu’une telle posture sera plus radicalement revendiquée par des écrivains qui entendent ouvertement se démarquer les guides et ne veulent en aucune manière consigner l’état des connaissances sur les monuments de l’homme ou de la nature. « Ceci n’est pas un livre d’exactitude » lit-on dans les Mémoires d’un touriste[3] ; le propos suivant de Gérard de Nerval rime avec celui du « marchand de fer » : [...] je n’inspecte pas les monuments, je n’étudie aucun système pénitentiaire, je ne me livre à aucune considération d’histoire ni de statistique » [4]. Hugo, lui, se définit comme « un grand regardeur de toutes choses », « plutôt curieux qu’archéologue, plutôt flâneur de grandes routes que voyageur » [5].

2Les exemples pourraient être multipliés qui donnent à penser que le Voyage s’est converti en Promenade [6], qu’il ne s’agit plus en tout cas de cartographier le monde mais de faire le relevé de ses impressions. (Il n’est pas dit pour autant que disparaisse toute prétention à l’objectivité : à l’occasion, les Voyages répètent les guides et leurs auteurs réagissent aux reproches qui leur sont faits de ne pas délivrer d’informations fiables. Le souci d’exactitude pointe encore, derrière la sincérité, comme s’il s’agissait de reprendre quelques-uns des traits des Voyages « savants », tout en les infléchissant.)

3Quoi qu’il en soit l’écrivain déclare se conformer à la vérité (et, d’une certaine manière, la notion peut à la fois désigner l’exactitude et la sincérité). Des lettres qui composent Le Rhin, Hugo nous dit que « leur vérité est leur parure » [7]. On se souvient de ces mots par lesquels s’achève le Voyage en Orient de Nerval : « Ce que j’ai écrit, je l’ai vu, je l’ai senti » [8]. Le pacte référentiel, revu et corrigé, est maintenu. Immédiatement surgit une difficulté : sous la plume de l’auteur qui parcourt le monde pour l’écrire, l’universel reportage risque fort de se muer en littérature. On garde à l’esprit quelques pages de Chateaubriand sur les Florides : cette section du Voyage en Amérique[9] contrevient en premier lieu aux lois du genre car elle n’est pas retranscription d’un itinéraire véritable. Mais elle est trop écrite, aussi, pour que nous ne soyons pas happés par la magie d’un style qui fait oublier le réel. En clair, intention d’art et sincérité ne font pas bon ménage. Il n’est pas dit, bien sûr, qu’on ne puisse « faire de la littérature » avec des données factuelles indiscutables. Seulement, le danger demeure alors de provoquer l’incrédulité : l’embellissement du paysage ou la dramatisation de l’anecdote font inévitablement surgir des soupçons, comme si une plume experte, en rendant plus beau le monde ou plus accueillant au romanesque le trajet, devait nécessairement trahir son modèle. Pour donner l’impression du vrai, l’écriture doit se faire discrète. Tout se passe comme si l’exhibition du style nous faisait entrer en fiction ou, au moins, pénétrer en des territoires imaginaires.

4Il n’est guère facile, cependant, d’adopter une allure dénuée de tout apprêt. Le marchand de fer des Mémoires d’un touriste est « trop fatigué pour décrire avec quelque justesse ; [il] tomberai[t] dans les superlatifs » [10]. La remarque est capitale en ce qu’elle désigne la simplicité du style comme un effort pour contrarier une manière que l’écrivain adopterait spontanément. Le « naturel » en d’autres termes, serait cette catégorie rhétorique qui parviendrait à faire oublier la rhétorique : il convient de se méfier des artifices du style ou, plus exactement, de les rendre invisibles. Le rejet du texte « bien écrit » s’exprimait naïvement chez bien des voyageurs : ils se défiaient à la fois des séductions de la fiction et des mensonges de la littérature. Nos auteurs récupèrent, de manière un peu retorse, ce motif pour s’attacher à produire, consciemment et grâce aux effets de l’art, une « impression » de naturel (en reprenant au besoin, il va sans dire, bien des procédés de leurs prédécesseurs qui pouvaient très bien savoir écrire sans être pour autant des gens de lettres). La phrase, pour reprendre ce mot de Gustave Flaubert, devra trouver un tour qui fasse « sent[ir] le cuir [des] souliers de voyage » [11]. Il y a donc un certain danger à publier un récit de voyage quand on est écrivain, à moins de prévoir une série de parades qui préviendraient les critiques potentielles. C’est l’une d’entre elles qui va retenir mon attention parce qu’elle me semble d’une part très partagée (au point qu’elle se constitue très vite en lieu commun) et d’autre part paradoxale. L’écrivain prétend ne pas vouloir faire un livre alors même qu’il rend publique la relation de ses déplacements sur les chemins du monde. Cette dénégation, répétée à l’envi, donne lieu par ailleurs à des esthétiques fort différentes qui apportent des réponses à ce problème apparemment insoluble que George Sand pose de manière frontale : « Décidément je n’écrirai pas, mais qu’est-ce que je fais donc à présent ? Est-ce que c’est écrire cela ? » [12]

Ceci n’est pas un livre

5Par la phrase qui suit s’ouvre l’« Avertissement » du Voyage en Orient de Lamartine : « Ceci n’est pas un livre, ni un voyage : je n’ai jamais pensé à écrire l’un ou l’autre. » [13] Il s’agit, on le comprend bien, de proposer un autre regard qui ne soit pas celui de l’historien, du géographe, du moraliste ou de l’artiste… de ceux, enfin, qui ont de bonnes raisons pour parcourir le monde. Mais il est difficile d’accorder foi au début du propos : après tout c’est bien un livre que je tiens entre les mains, qui a été écrit puis imprimé. Bien sûr, Lamartine s’explique. Son texte n’est pas un « poème », ni un ouvrage philosophique. Il s’agit tout au plus de « notes », « bonnes à rien », de « fragments d’impression ». Et si l’écrivain consent, malgré tout, à les publier (en conseillant au lecteur de les fermer « avant de les avoir parcourues » [14]), c’est pour se souvenir de ses impressions. Derrière ces précautions oratoires se cache un art du Voyage. Si le Voyage en Orient n’est pas un livre, c’est qu’il n’est ni achevé, ni construit, ni destiné à être lu. Le texte est placé sous le régime du désordre, de l’ébauche, et de l’intime. Il se pourrait bien que se fonde ainsi une esthétique du naturel : c’est l’homme que je découvrirai en parcourant ces notes, et un regard singulier porté sur le monde ; la sincérité du texte ne pourra être mise en doute ni son caractère spontané et dénué de tout artifice. Lamartine n’est pas le seul à préférer l’esquisse au tableau achevé. On pourrait suivre également quelques instants le Nodier des Promenades aux montagnes de Dieppe et d’Écosse. Il prie son lecteur « de rejeter cette brochure s’il s’est promis de lire un voyage » et affirme ensuite que ce « petit livre » est « une esquisse à peine ébauchée d’une promenade rapide » [15]. Le mot « impression » revient ensuite à maintes reprises sous sa plume : il s’agit de les représenter avec naïveté et non de répéter les guides ou de se livrer à l’impossible effort de peindre.

6Si le livre paraît une ébauche c’est avant tout parce qu’il accepte les blancs et les ajouts apparemment superfétatoires, et semble donc rebelle à cette règle qui veut qu’un récit manifeste un art de choisir et de cacher. À tout moment peuvent se greffer des développements, ou se manifester des silences et rien ne semble justifier l’ellipse ou le rajout. Dumas bâtit ses Impressions en accumulant les contes ou les anecdotes piquantes. La profusion qui est de mise dans ses écrits s’accommoderait bien d’autres récits, alors qu’aucun ne semble essentiel. Ainsi se trouve poussée à sa limite une des propriétés de tout texte viatique : celle qui consiste à affirmer sans scrupule l’arbitraire des choix et des omissions. La cueillette est aléatoire et il est même possible, comme l’affirme Hugo que la récolte comporte « plus de gros sous que de louis d’or » [16]. Il semble renoncer ainsi à son devoir d’écrivain, celui qui revendique le droit à la contingence et au désordre, à moins qu’il ne se propose de contester les lois du récit pour fonder une autre poétique, plus en accord avec une manière d’être au monde. Le double refus sur lequel une telle poétique se fonde (refus du savoir et de la littérature) a pour conséquence une sorte de désinvolture à l’égard de la composition du texte : il forme un ensemble non complet, non hiérarchisé, et caractérisé par l’absence de motivation des éléments qui y figurent. Quelle est la « logique » du trajet suivi par le marchand de fer des Mémoires d’un touriste ? Pourquoi décide-t-il à tel instant de nous livrer une anecdote, à tel autre les minutes d’une conversation, pour ensuite s’attacher au temps qu’il fait, puis à sa vision de l’architecture ou à la réminiscence de souvenirs livresques ? Rien ne s’opposerait à la présence de ces éléments dans un livre plus « construit ». Mais le vertige, dans le texte stendhalien, est provoqué par l’absence de signaux qui feraient accepter au lecteur le changement de régime qui lui est imposé. Le promeneur n’entend se conformer à aucune autre loi que celle de son humeur, évidemment changeante, au gré des rencontres, des choses vues, des pensées fugitives qui lui traversent l’esprit. Il ne marche pas selon un dessein à l’avance prévu ; il est à tout moment libre de choisir, de bifurquer à droite ou à gauche, de s’arrêter. Pareillement, le texte ne se sent pas contraint à emprunter une direction. Mais si nous pardonnons tout de même une telle désinvolture, c’est qu’en fin de compte le personnage semble lui aussi le jouet des événements et de ses impressions. L’auteur est, à n’en point douter, le seul maître de son récit, mais il se garde bien de faire cautionner par son double cette volonté de puissance : la liberté du personnage paraît non concertée et quelquefois non consciente ; puisqu’il se laisse porter par le spectacle de la diversité et par ses impressions, c’est qu’il n’est pas totalement responsable de l’arbitraire qui, en retour, gouverne le texte : la phrase ne ferait qu’enregistrer le flux des événements et de la conscience.

7Notons au passage que l’écriture diaristique, ou épistolaire se prête particulièrement bien à cette mise à plat de toute matière : l’événement le plus banal peut y prendre le pas sur la contemplation admirative de l’une des merveilles du monde. À Cologne, Victor Hugo n’a rien vu, ou presque… parce qu’un rayon de soleil l’a décidé à profiter des paysages rhénans. Ailleurs, il remarque que de belles jeunes femmes se mouchent avec les doigts ; autre part, il se laisse aller à l’exposé de considérations sérieuses sur le Rhin, fleuve symbolique qui réunit tout et grâce auquel l’histoire tout entière peut être rappelée [17]. Nous ne sommes jamais à l’abri de surprises : sous la plume de Flaubert, les pierres de Carnac sont… « de grosses pierres » [18] alors que la promenade dans la campagne, même quand elle est laide, est un perpétuel ravissement [19]. Rien d’étonnant, pensera-t-on, de la part de quelqu’un que « l’intéressant […] ennuie » et « le très curieux […] embête » [20]. Mais le seul goût du paradoxe ou de la raillerie ne peut suffire à expliquer ce qui n’est pas à proprement parler un renversement des valeurs mais une absence de valeurs : c’est grâce au bon vouloir du voyageur qu’est mis en pleine lumière un quelconque motif, et peu importe qu’il soit banal ou exceptionnel. Si le texte accueille ainsi sans distinction l’insignifiant et le remarquable, c’est au nom d’une sorte de fidélité à la sensation, ou au souvenir de cette dernière.

8On a dit parfois que la séquence descriptive prenait le pas, dans le récit de voyage, sur la narration. Je préférerais envisager la question sous un angle un peu différent. Ce n’est pas le narré qui devient tout à coup dépendant du décrit (ce qui inverserait l’axiome qui met la description au service du récit). C’est bien plus face à une absence totale de hiérarchie que nous nous trouvons placés, comme s’il n’y avait pas de premier plan dans ce genre d’écrit (qui, malgré tout, et à quelques exceptions près [21], accordent au moins quantitativement une place exceptionnelle à la description – surtout si l’on accepte de faire entrer dans cette catégorie le sous-ensemble constitué par les descriptions d’itinéraires). Alors que les paysages désolés de la Morée peuvent être interprétés, dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, comme autant de preuves visant à établir les effets néfastes de la domination ottomane, ou la supériorité de la fable sur le réel, il n’en va pas de même chez un Nodier ou un Stendhal qui partent plus à la chasse aux impressions ou au bonheur que dans le but de donner une signification au spectacle du monde et aux pérégrinations du moi. Tout est évidemment question de degré : rien n’empêche de lire Le Rhin comme un livre politique, ou Le Voyage en Orient de Gérard de Nerval comme une quête. Mais on ne saurait faire dépendre, dans ces livres, l’ensemble des descriptions d’un projet englobant qui motiverait la succession des tableaux ou esquisses que le voyageur donne à voir. Inversement, il n’est pas non plus possible d’affirmer que l’anecdote y devient seconde, subordonnée à une hypothétique trame descriptive, fournie par la série des stations qui finissent par former le parcours. De tels écrits suivent une logique de type paratactique, ce qui n’exclut pas que sur un plan local s’observe une forte cohérence du discours.

9Si l’auteur peut ainsi prétendre à l’irresponsabilité, c’est qu’il affirme ne pas avoir voulu rendre ses « notes » publiques. « On n’a pas écrit cette phrase pour vous » ; « J’oublie toujours que je n’ai pas de lecteurs » [22] : Gustave Flaubert (qui a quelques droits à prononcer de telles affirmations puisque Par les champs et par les grèves ne fut pas composé pour être publié) gagne sur tous les tableaux. Un écrit « pour soi », ou destiné à circuler dans un cercle restreint, ne saurait être soumis au jugement de la critique et son auteur n’est pas tenu à exhiber son talent ou à prouver l’exactitude de ses dires. En outre, un texte issu d’une écriture spontanée et non contrainte par le souci de sa réception a toutes les chances d’être vrai (il offre surtout la garantie qu’il est sincère), et du même coup digne d’intérêt pour qui y verra un moyen de connaître l’homme et le monde, tels qu’ils furent. « Je dirai ce que j’ai pensé comme il m’est venu » [23] : l’auteur des Confessions et des Rêveries est sans doute en ce domaine un initiateur, même s’il n’est évidemment pas le premier à revendiquer l’usage d’un style sans apprêt aucun qui serait à même peut-être d’offrir un reflet fidèle de la chose ou de la sensation. Les stratégies utilisées sont multiples qui permettent de faire croire à un texte à usage personnel ou au moins privé. Le cadre formel de la lettre ou du journal peut donner au lecteur l’impression d’entendre par effraction des propos qui ne lui étaient pas a priori destinés. Mais, s’il se prête au jeu, il devient une sorte de confident. Les Voyages de Stendhal construisent plusieurs figures du lecteur et chacun peut se sentir tour à tour concerné par un énoncé qui désigne à chaque fois un interlocuteur choisi. S’adresser à tous en donnant l’impression qu’on parle à chacun, telle est peut-être l’intention d’un Gautier qui publie dans La Presse la relation de ses promenades à Constantinople. Un exemple suffira. La phrase est anodine ; elle exemplifie parfaitement une liste importante de séquences similaires : « Je vous ferais bien de chacun de ces personnages une description détaillée, si je n’avais peur de n’être pas rendu à temps à bord du Léonidas. » [24] La familiarité du ton, la désinvolture du feuilletoniste, conjointe à l’information implicite que véhicule cette notation (Gautier suggère qu’il interrompt le reportage qu’il était en train d’écrire et donc que je suis en train de lire un texte non retouché, sorte de croquis pris sur le vif) me donnent l’illusion que j’entretiens une relation privilégiée avec le touriste qui séjourne à Constantinople.

Musa pedestris

10Ce n’est pas parce que l’art efface les marques de l’art qu’il a totalement disparu. Simplement, la muse du voyageur est si discrète qu’elle parvient à se faire oublier : musa pedestris. C’est Victor Hugo qui l’invoque le plus directement, après un éloge du voyage à pied reprenant de près un passage de l’Émile[25]. Le poète renvoie également, via Horace et sa sixième Satire (livre II), au style simple (pédestre) et au mélange. La simplicité du style découle de ce principe de convenance qui consiste à accorder le dire et le dit : il ne serait guère cohérent de raconter une promenade selon un tour élevé, puisque nous avons affaire à une occupation simple qui réclame un langage familier. Nous venons d’évoquer, à propos de Constantinople l’une des voies possibles qu’emprunte la rhétorique du spontané. Risquons une généralisation : à chaque fois qu’advient un commentaire (le seul type d’énoncé possible dont le contenu puisse être exactement contemporain à l’acte d’écriture) est donnée l’illusion que le texte s’écrit à mesure que le voyageur se déplace. En somme, tout se passe comme si l’exhibition des procédures de mise en texte ou de la situation d’écriture rejaillissait sur le contenu du Voyage. Lorsque Chateaubriand me dit qu’il est en train de prendre des notes sur le pont d’un navire, j’ai tendance à identifier le morceau qui suit et les mots qui furent (peut-être) consignés dans le carnet du voyageur. Si Victor Hugo me demande d’excuser ses incessantes digressions, c’est (sans doute) que je suis en train de lire un écrit spontané, élaboré en un moment extrêmement proche de l’événement relaté, ou qui coïncide avec le flux des impressions et associations d’idées.

11De tels phénomènes ne sont pas réductibles seulement à une intention manipulatrice. Bien sûr, il n’est guère possible d’écrire, et de voir, et de sentir en même temps. L’auteur des Confessions, après avoir exprimé le regret de ne pas avoir fait les journaux de ses voyages, laisse tomber la remarque suivante :

12

Pourquoi m’ôter le charme actuel de la jouissance, pour dire à d’autres que j’avais joui ? […] D’ailleurs, portai-je avec moi du papier et des plumes ? [26]
[…] Je n’ai pas le cœur à écrire, je regarde [27]
[…] Plus j’ai de choses à voir et moins j’ai le temps de les conter [28]
[…] Qu’on n’attende pas de moi l’impossible effort de le peindre [29]

13Ce type d’énoncés a souvent valeur de prétérition et annonce le déploiement de la séquence descriptive. Mais il témoigne aussi d’une concurrence bien réelle entre la vie et l’écriture : ce n’est qu’au retour de sa promenade que l’écrivain aura le loisir de recomposer en esprit et grâce aux mots le paysage admiré. Les Rêveries permettent de résoudre le problème : écrire, c’est revivre et raviver une sensation disparue. La « revie » ou le « ressouvenir » offrent l’immense avantage d’être une expérience purement intérieure (qui s’alimente toutefois au vécu) et recréée à mesure que les mots s’alignent sur la page. On comprend alors qu’il n’est plus de distance entre le mot et la sensation de la chose, puisque l’un et l’autre sont interdépendants et surgissent en même temps.

14Massivement, apparaissent dans les Promenades les figures de l’autocorrection, qui consistent à reprendre, nuancer, infirmer un énoncé, tout en le laissant subsister dans le livre. Nous lisons ainsi chez Stendhal : « Je suis étonné de la beauté des oliviers du Puget ; je dis beauté, quoiqu’il n’y ait pas au monde d’arbres plus laids. » [30] Il eut été simple de raturer la première partie de la phrase, et si elle figure tout de même dans le récit c’est que l’écrivain entend rendre compte de son hésitation, ou de son repentir. Il n’est pas de procédé plus sûr pour donner à croire que le mouvement du texte colle à celui de la conscience ou à l’histoire du regard. (Mais, dans le même temps, ces occurrences déréalisent le propos, si l’on garde à l’esprit qu’il est impossible de voir et de décrire, simultanément). L’épanorthose n’est qu’un signal, parmi d’autres qui indiquent au lecteur que le vu s’inscrit dans la durée. Le paysage cinétique renforce l’impression de naturel. Il y a trois manières de visiter Naples, nous dit Dumas : à pied on voit trop de choses, en calèche pas assez. Le corricolo est un moyen terme : grâce à lui on passe presque partout et il est possible de bien voir. Une fois installé dans cette voiture, on va où le cheval veut aller, car il est impossible de diriger le corricolo[31]. L’un des Voyages italiens de Dumas est ainsi placé sous le signe de la mobilité. Même si le texte ne tient pas tout à fait ses promesses (on aurait pu s’attendre à un long travelling accueillant aux pensées et sensations du touriste), la petite scène sur laquelle s’ouvrent ces impressions de voyage restera durablement inscrite dans l’esprit du lecteur : elle fournit un cadre narratif (au demeurant assez élastique) qui légitime la succession des anecdotes et des choses vues. Dans son Tour en Belgique, Gautier a emprunté le chemin de fer et décrit la campagne qui défile sous ses yeux. Avec le voyageur, nous assistons à la fuite éperdue du paysage et aux déformations que la vitesse fait subir au spectacle : « […] les lignes perpendiculaires devenaient horizontales » [32]. Tout point de vue dé-familiarisant, en somme (et il en irait de même du « voyage perpendiculaire » selon Hugo [33]) nous oblige à adopter le point de vue du voyageur, et à l’accompagner dans ses déplacements.

15Les deux exemples qui précèdent, cependant, paraissent immédiatement des artifices parce qu’ils signalent ouvertement le règne de la fantaisie (chez Dumas) ou à cause d’une évidente propension au pittoresque (chez Gautier). La muse pédestre, ici, est un peu trop fardée pour passer inaperçue. Il n’en reste que de tels passages soulignent assez bien, en la grossissant, l’une des tendances du texte viatique qui vise à faire partager au lecteur la progressive découverte du monde. Toute mise en texte qui ne montre son objet qu’au terme de la description, toute vue fragmentaire, agissent comme des sortes de signaux qui véhiculent une information seconde : c’est dans le temps concret du déplacement qu’est perçu le réel, et non au moment de l’écriture. Chateaubriand parvient à reconstituer le travail du regard lorsqu’il relate sa découverte du Jourdain : il ne voit initialement que des formes indistinctes, « une espèce de sable en mouvement » pour s’écrier enfin : « C’était le Jourdain ! » [34] Nerval avoue qu’il ne peut offrir qu’une vue incomplète de la ville qu’il découvre : il se laisse porter par ses pas et les mots rappellent le plaisir à errer dans « une ville tracée en labyrinthe » [35] qui ne saurait se dévoiler autrement que de manière fugitive et incomplète. Dans les deux cas, le texte refuse le tableau et préfère montrer dans le temps l’apparition du sujet ou un de ses aspects seulement (nous songeons encore à l’esquisse qui est à la fois inachèvement et témoignage de la fabrique de l’œuvre). Si la prose y perd en magnificence, elle y gagne sans doute en crédibilité, et en naturel.

16Le choix du mot propre, voire le recours à un lexique spécialisé, est une autre manière de récuser le style. On sait gré, bien sûr, au voyageur d’avoir acquis les compétences lexicales qui lui permettent de décrire le monde (et auparavant de bien le voir, car il est difficile de regarder si l’on ne sait pas distinguer, c’est-à-dire nommer). Mais c’est aussi un refus que manifeste l’écrivain quand il appelle les choses par leur nom. Les tours figurés eussent doté le texte d’un certificat de littérarité. D’autre part, leur emploi immodéré mène nécessairement au stéréotypage. Comparer des étoiles à des diamants, c’est, comme le dit Gustave Flaubert, souligner la « triste misère du langage » [36]. Il convient de se démarquer de ceux qui puisent dans le stock des métaphores usées parce qu’ils sont impuissants à faire preuve d’invention et à décrire le monde tel qu’il est. Et il n’est pas rare, lorsque le « relationnaire » se résout malgré tout à employer un terme pour un autre, ou, plus généralement, à magnifier le paysage, que le trait soit forcé et marque une distance ironique entre le texte et l’appréciation du locuteur. Les Voyages de Gautier comportent ces cartes postales… mais il n’est pas sûr que l’écrivain soit dupe de ce pittoresque un peu appuyé (il faudrait tenir compte de l’humour qui constamment affleure dans le texte et du mode de consommation de l’écriture journalistique). S’il n’est pas toujours facile d’échapper à la « littérature », on a toujours la ressource d’en faire, tout en la dénigrant discrètement.

17C’est à l’ethos du promeneur qu’il faut en fin de compte se référer pour compléter ce rapide tour d’horizon des atouts de la muse pédestre. Modestie, simplicité, sincérité : le texte fabrique un personnage qui présente ces trois « qualités ». Et le style employé participe évidemment à la construction de cette image. En prétendant ne pas faire un livre, en refusant de recourir à des artifices trop voyants ou en affirmant retranscrire exactement ses impressions, l’écrivain entend se démarquer de tout esprit de sérieux : il n’entend pas donner de leçons, et encore moins provoquer l’admiration. Simplement, il se propose de partager des instants, des visions, des rencontres… sans se départir de son naturel, en restant lui-même. C’est Stendhal, probablement, qui a le mieux « théorisé » cette attitude. Chez lui, le naturel est aussi une manière d’éthique, et le moyen d’affirmer une liberté totale d’esprit vis-à-vis des conventions et des préjugés. Pour que soit exprimée une manière particulière de voir et de sentir, il faut nécessairement adopter un tour personnel, débarrassé, donc, de tout ornement, à l’avance condamné parce que factice. Il est bien possible que nous touchions alors au comble d’un certain maniérisme, et les pièges du récit sont, en tout cas, d’autant plus redoutables qu’ils sont invisibles : refus de la mise en intrigue, transparence de la langue, expression de soi à soi, inachèvement (ou impression d’incomplétude), hésitations incessantes : il est plus que paradoxal de publier un livre niant tout effort d’élaboration et pouvant se passer de lecteur. Semblable modestie du promeneur cache un orgueil immense et peut-être une forme de dandysme.

Le daguerréotype littéraire

18Théophile Gautier définit ainsi son rôle : il entend être « daguerréotype (ou daguerréotypeur) littéraire » [37]. Victor Hugo, lui, souhaite que sa lettre soit une « fenêtre » à travers laquelle son lecteur verra ce qu’il voit. Sand parle de « lunette d’approche » [38] pour définir son écriture. Ces images optiques sont trop insistantes pour être anodines. Remarquons tout d’abord qu’elles pourraient bien se retourner contre celui qui les emploie. En effet, l’empreinte photochimique n’est pas la chose, même si elle possède un incontestable pouvoir illusionniste. Bien plus, elle se révèle incapable, à l’époque qui nous intéresse, de saisir l’instant, et encore moins de raconter le temps qui passe. Elle est donc très imparfaite, mais l’appareil est aussi capable de concurrencer avantageusement la plume, en ce qu’il prouve mieux que l’écriture la vérité de l’expérience : il a fallu nécessairement que le photographe soit confronté à son modèle pour que celui-ci puisse exister sous forme d’image. La lunette d’approche grossit, déforme, élimine tout ce qui est hors champ. Reste la fenêtre, qui (en)cadre la scène et manifeste donc un art de choisir et de cacher. Inutile d’insister : le recours à un tel réseau métaphorique est aussi un aveu. La transparence du discours, ce lieu commun de l’écriture viatique, est une chimère qui ne saurait abuser bien longtemps ; elle reste tout de même un idéal vers lequel le texte doit tendre. « Voyager c’est traduire ». Cette définition du Voyage, que l’on doit à Lamartine [39], est une manière de dire que les mots doivent être aussi proches que possible des choses. Elle présente en outre l’avantage de tenir compte du langage qui ne saurait être la sensation, l’impression, le paysage… mais seulement une transposition sur la page de ces derniers. On pourra toujours condamner les trahisons de la traduction, la formule n’en est pas moins heureuse : il est plus crédible en somme de ne pas prétendre que le Voyage ressemble au discours qui en rend compte ; il vaut mieux opter pour une option moins radicale qui se fonde sur l’indéniable aptitude du langage à la représentation. On ne perd d’ailleurs pas grand-chose car l’essentiel est sauvegardé : l’écrivain est tout entier au service de son objet et abandonne par conséquent toute prétention « littéraire ».

19Il faut prendre au sérieux cette aspiration à une écriture blanche qui disparaîtrait derrière ce qu’elle entend présenter. L’auteur, on le soulignera au passage, récupère de cette manière l’un des lieux communs les plus productifs du genre. C’est en condamnant l’imagination et en dédaignant l’art d’écrire que le voyageur s’oppose, au nom de la vérité, aux « écrivains paresseux et superbes », « gens de beaucoup de talent et payés pour mentir » [40]. Simplement, le professionnel de l’écriture modifie considérablement les termes du débat. Dans ses Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand raconte sa traversée de l’océan :

20

Les nouvelles du bord sont des plus intéressantes : on vient de jeter le loch ; le navire file dix nœuds.
Le ciel est clair à midi ; on a pris hauteur : on est à telle latitude.
On a fait le point : il y a tant de lieues gagnées en bonne route.
La déclinaison de l’aiguille est de tant de degrés : on s’est élevé au nord.
Le sable des sabliers passe mal : on aura de la pluie.
On a remarqué des procellaria dans le sillage du vaisseau : on essuiera un grain.
Des poissons volants se sont montrés au sud : le temps va calmer. [41]

21Ces lignes inspirées des journaux de bord ne produiraient évidemment pas le même effet si elles avaient été tracées par la main de l’un des officiers du bord (qui, au demeurant, eût alors été bien désinvolte). Les termes techniques rappellent ici l’euphorie de ce départ en vacances et plus généralement le plaisir à être en mer. La liste ne renvoie que de manière accessoire à l’art de la navigation : ce ne sont plus le trajet du vaisseau ou les observations météorologiques qui sont consignées mais l’émotion que la saveur de mots justes permet de raviver. Un tel passage exemplifie l’une des allures possibles du Voyage, lorsqu’il parvient à célébrer le réel et à dire conjointement la jouissance éprouvée à son contact. Ainsi surgissent quelquefois de ces poèmes invisibles qui semblent « traduire » à la fois le vu et le senti. Ils refusent évidemment l’emphase et préfèrent par conséquent le détail à la vue d’ensemble, le charmant au sublime. Ils célèbrent la liberté du promeneur, qu’il faut entendre en deux sens un peu différents : elle est évidemment absence de contraintes mais aussi totale disponibilité de l’esprit et du regard, qui ne sont pas happés par une pensée profonde ou une vue extraordinaire. Enfin, de tels moments sont heureux. Que demander à un lieu ? Stendhal répondrait : « du plaisir » [42]. La tache du promeneur est alors de traduire en mots ce plaisir du lieu, quitte à oublier, provisoirement, qu’il est un auteur : « J’étais là, non comme eût fait un poète cherchant l’inspiration, mais comme un oisif qui contemple et qui écoute » [43].

22Il n’est guère facile de ne pas céder à la tentation de l’écart lyrique ou à celle, opposée, du pittoresque. D’un côté se tiendrait le Rousseau de la cinquième Promenade qui ne jouit « de rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence » [44] et de l’autre le Gautier de Constantinople, goûtant la « vue si étrangement belle qu’on doute de sa réalité » [45], préférant en somme les artifices de l’opéra, du diorama, des miroirs magiques… au monde tel qu’il est. Le juste milieu est souvent une position instable et, au lieu de chanter l’expansion illimitée du moi ou les tableaux de la nature, certains, au premier rang desquels Stendhal, optent pour le silence : ainsi évite-t-on les « phrases à effet de M. de Chateaubriand ». « Je ne puis me résoudre à me jeter dans des phrases hyperboliques et néologiques » [46] affirme le narrateur des Mémoires d’un touriste. Ce manifeste en faveur du naturel va de pair avec un aveu d’impuissance :

23

Je serais obligé de faire du style pour donner une idée de ce que nous éprouvions […] Je gâterais, en essayant de le peindre, ce divin mélange de volupté et d’ivresse morale ; et, après tout, les habitants de l’Île-de-France ne pourraient me comprendre. Le climat est le plus grand des artistes. [47]

24On touche ici aux limites de ce discours transparent, qui n’est au fond pas capable de tout traduire. Le voyageur, parfois, est bien obligé de se taire, ou de se tourner au contraire du côté de la « littérature », pour pallier les insuffisances de la langue. Sans doute est-ce la raison pour laquelle il est des spectacles ou des émotions qui s’accommodent mal du tour pédestre. Face au charmant ou au joli, au détail ou à l’anodin, il est possible de trouver une manière de dire qui donne l’illusion qu’il n’est pas d’écran entre le mot et la chose. Le plaisir du flâneur ou du badaud, pareillement, s’exprime sans fard et naturellement. Mais devant l’infini des cieux, par exemple, ou la pure jouissance de l’instant, il n’est guère d’autre solution que de faire du style, ou bien de se taire. Tel morceau, commencé comme la relation naturelle d’une promenade, s’interrompt brusquement (on vient de le voir chez Stendhal) ou, imperceptiblement, devient prière, expérience de fusion avec la nature, relation d’une épreuve initiatique… Quand « la réalité cède à cette sorte de mirage intellectuel et magique » [48], le daguerréotype littéraire et le traducteur cèdent la place au poète.

25Le refus de la littérature qui s’exprime dans bien des Promenades est à plusieurs titres paradoxal. Il est en premier lieu exprimé par des hommes qui vivent de leur plume et qui veulent aussi être reconnus comme voyageurs. Il ne s’agit certes plus seulement de « raconter fidèlement ce qu’[on] a vu ou ce qu’[on] a entendu dire », d’être, donc, « une espèce d’historien » [49] : l’impression prend le pas sur le relevé exhaustif et objectif, la sincérité sur l’exactitude. Pour autant, faire du style reviendrait à déformer la vérité. Le récit de voyage s’écrit contre la langue (on y trouve des notes qui malmènent la syntaxe), contre la rhétorique (tout effet de style trop voyant en est banni), contre le livre (de tels Voyages n’obéissent en rien à un quelconque principe de composition). Évidemment, comme genre mêlé, la relation peut à loisir changer d’allure, et le voyageur de rôle. Il n’empêche, en ces moments où s’opère la conversion du voyage en promenade le texte parvient quelquefois à faire oublier qu’il est fait avec des mots. Cette illusion, bien sûr, est un effet de l’art et le fait que nous ayons affaire à un écrit réellement spontané ou soigneusement revu ne change pas grand-chose. Dans les deux cas, l’écrivain a opté, lors de la publication, pour le régime de l’esquisse, me laissant croire que je suis face à une retranscription brute de l’expérience et des sensations du voyageur, à un document grâce auquel je pourrai avoir accès à la vérité du monde et du moi. Tout le talent de ces curieux écrivains est employé à un camouflage de l’intention d’art, et il se peut que nous soyons confrontés à des livres, ou plus exactement à des séquences qui seraient comme un comble de la littérarité. Ne pourrait paraître naturel, en somme, que celui qui parviendrait à une maîtrise absolue de son art. Pour autant, il n’est guère envisageable de s’en tenir continûment à cette seule ligne mélodique et la muse pédestre a besoin de ses compagnes pour qu’on s’aperçoive de son existence. L’uniformité du ton, d’ailleurs, serait bien peu naturelle dans un récit de voyage. ?


Date de mise en ligne : 01/12/2008.

https://doi.org/10.3917/sr.021.0045

Notes

  • [1]
    Gérard de Nerval, Le Goût des voyages, in Jean Guillaume et Claude Pichois (éd.), Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. I, 1993, p. 455.
  • [2]
    Prosper Mérimée, Notes d’un voyage dans le midi de la France, Paris, Fournier, 1838, p. VI.
  • [3]
    Stendhal, Mémoires d’un touriste, in Vittorio del Litto (éd.), Voyages en France, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1992, p. 394.
  • [4]
    Gérard de Nerval, Sensations d’un voyageur enthousiaste, in Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 15.
  • [5]
    Victor Hugo, Le Rhin, in Œuvres complètes, Voyages, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1987, p. 338.
  • [6]
    Ibid., p. 135.
  • [7]
    Ibid., p. 7.
  • [8]
    Gérard de Nerval, Voyage en Orient, Jacques Huré (éd.), Paris, Imprimerie nationale Éditions, 1997, t. II, p. 406.
  • [9]
    François-René de Chateaubriand, Voyage en Amérique, in Maurice Regard (éd.), Œuvres romanesques et voyages, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1969, t. I, pp. 724-734.
  • [10]
    François-René de Chateaubriand, Voyage en Amérique, op. cit., p. 387.
  • [11]
    Gustave Flaubert, Voyage aux Pyrénées et en Corse, in Voyages, Paris, rééd. Arléa, 1998, p. 21.
  • [12]
    George Sand, Voyage en Auvergne, in Georges Lubin (éd.), Œuvres autobiographiques, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. II, p. 505.
  • [13]
    Alphonse de Lamartine, Voyage en Orient, Sarga Moussa (éd.), Paris, rééd. Champion, 2000, p. 43.
  • [14]
    Ibid., pp. 45-46.
  • [15]
    Charles Nodier, Promenade de Dieppe aux montagnes d’Écosse, Paris, Barba, 1821, pp. 5-8.
  • [16]
    Le Rhin, op. cit., p. 5.
  • [17]
    Le Rhin, op. cit., pp. 71, 100, 329.
  • [18]
    Gustave Flaubert, Par les champs et par les grèves, in Voyages, op. cit., p. 184.
  • [19]
    Ibid., p. 195.
  • [20]
    Voyage aux Pyrénées et en Corse, op. cit., p. 41.
  • [21]
    On pense en particulier à Alexandre Dumas.
  • [22]
    Par les champs et par les grèves, op. cit., pp. 142 et 221.
  • [23]
    Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, Henri Roddier (éd.), Paris, rééd. Dunod, 1997, p. 10.
  • [24]
    Théophile Gautier, Constantinople, Sarga Moussa (éd.), Paris, rééd. La Boîte à Documents, 1990, p. 78.
  • [25]
    Dans Le Rhin, op. cit., p. 136.
  • [26]
    Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Raymond Trousson (éd.), Paris, rééd. Imprimerie Nationale Éditions, 1995, t. I, p. 355.
  • [27]
    Stendhal, Rome, Naples et Florence en 1817, in Voyages en Italie, V. del Litto (éd.), Paris, rééd. Gallimard, coll. « La Pléiade », 1973, p. 123.
  • [28]
    Victor Hugo, France et Belgique, in Voyages, op. cit., p. 587.
  • [29]
    Promenade de Dieppe…, op. cit., p. 186.
  • [30]
    Voyage dans le midi de la France, in Voyages en France, op. cit., p. 740.
  • [31]
    Alexandre Dumas, Le Corricolo, Paris, Boulé, 1846, pp. 9-10.
  • [32]
    Théophile Gautier, Un Tour en Belgique, Paris, rééd. L’École des Lettres, 1997, pp. 97-98.
  • [33]
    Le Rhin, op. cit., p. 317. Il s’agit des paysages que le voyageur contemple lorsqu’il se trouve sur une hauteur.
  • [34]
    François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, in Œuvres romanesques et voyages, op. cit., t. II, p. 1006.
  • [35]
    Sensations d’un voyageur enthousiaste, in Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 65.
  • [36]
    Voyage en Orient, in Voyages, op. cit., p. 396.
  • [37]
    Voyage en Espagne, op. cit., p. 197 ; Constantinople, op. cit., p. 270.
  • [38]
    Un Hiver à Majorque, in Œuvres autobiographiques, op. cit., t. II, p. 1052.
  • [39]
    Voyage en Orient, op. cit., p. 123.
  • [40]
    Louis-Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde, Paris, rééd. Gallimard, coll. « Folio », p. 46, puis Stendhal, Mémoires d’un touriste, op. cit., p. 3.
  • [41]
    François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Jean-Claude Berchet (éd.), Paris, rééd. Le Livre de Poche, coll. « La Pochothèque », 2003, t. I, p. 323.
  • [42]
    « Que demandons-nous à ce beau lieu ? Du plaisir ; si nous le trouvons dans le jardin, pourquoi l’aller chercher devant l’Aurore du Guerchin ? Peut-être n’y est-il pas. » Promenades dans Rome, in Voyages en Italie, op. cit., p. 810.
  • [43]
    Un Hiver à Majorque, op. cit., p. 1065.
  • [44]
    Ibid., p. 71.
  • [45]
    Ibid., p. 96.
  • [46]
    Ibid., pp. 164, 39.
  • [47]
    Promenades dans Rome, op. cit., p. 641.
  • [48]
    Gérard de Nerval, Le Goût des voyages, in Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 455.
  • [49]
    François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 702.
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