Notes
-
[1]
Dans une lettre à Louise Colet, le 14 décembre 1853 : « Et malgré le sang de mes ancêtres (que j’ignore complètement et qui sans doute étaient de fort honnêtes gens ?), je crois qu’il y a en moi du Tartare et du Scythe, du Bédouin, de la Peau-Rouge », Gustave Flaubert, Correspondance, édition établie par Jean Bruneau, Paris, Gallimard, 1980.
-
[2]
« Les grands spectres des ancêtres sont toujours autour de moi », fait dire Victor Hugo au Cid, La Légende des siècles [1877].
-
[3]
Mathilde se répète avec orgueil : « Non, le sang de mes ancêtres ne s’est point attiédi en descendant jusqu’à moi », Stendhal, Le Rouge et le Noir, [1830].
-
[4]
Béranger, « l’enfant de bonne maison », chanson à succès de 1829.
-
[5]
Les histoires de famille conservées à la Bibliothèque nationale apparaissent au xvie siècle ; au xviiie siècle, il en paraît en moyenne une par an.
-
[6]
L’exploration d’un genre à partir d’une série de la Bibliothèque nationale n’est pas une innovation : voir en particulier Philippe Lejeune, « La cote Ln 27. Pour un répertoire des autobiographies écrites en France au xixe siècle », Moi aussi, Paris, Le Seuil, 1986.
-
[7]
L. Delisle, préface du Catalogue général des livres imprimés, Paris, Imprimerie nationale, 1947, p. LXV.
-
[8]
Deux titres, parmi des centaines : Histoire généalogique de l’ancienne et illustre maison de Beaufort d’Artois d’après les documents les plus authentiques, réunis et mis en ordre par Alphonse Brémond, Bruxelle, 1876 (Lm3 1409) ; Armorial général de la France de d’Hozier. Notice généalogique sur la famille Bouhier Extrait du VIIe registre complément aire, Paris, Didot, 1868 (Lm3 1134).
-
[9]
Lettre de M. Dupin à M. Étienne, Pair de France, membre de l’Académie française, vers 1840 (Lm3 495).
-
[10]
1861 (Lm3 717).
-
[11]
1877 (Lm3 1439).
-
[12]
1855 (Lm3 751).
-
[13]
Petite semonce au sieur Lainé, grand auteur, faiseur, dresseur et vendeur de généalogies, soit disant historiques, véridiques, mais plutôt fausses, abusives, grotesques et mensongères, 1836 (Lm3 291).
-
[14]
1858 (Lm3 181).
-
[15]
Procès-verbal des preuves de noble Augustin d’Angeville, 1878 (Lm3 1468).
-
[16]
S.d. (Lm3 1306).
-
[17]
Notice sur l’origine et le nom de la famille Francallet, de Saint-Martin-de-Bavet, 1862 (Lm3 374).
-
[18]
Réponse aux insinuations plus ou moins bienveillantes de M. Louis Carrier, 1862 (Lm3 375).
-
[19]
1875 (Lm3 1366).
-
[20]
Album de la famille Bonaparte, 1866 (Lm3 1458).
-
[21]
1853 (Lm3 664).
-
[22]
Jean-Louis Biget et Jean Tricard (« Livres de raison et démographie familiale en Limousin au xve siècle », Annales de démographie historique, 1981, pp. 321-363) signalent que les quatre textes (livre de raison, chronique, registre, mémento ou journal, qui représentent les premiers livres de familles) qu’ils étudient ont été publiés au xixe siècle (note 6). Mais ces nouvelles appropriations de textes anciens au xixe siècle ne sont pas exemptes de mutilations, comme le déplore Bernard Delmaire, « Le livre de famille des Le Borgne (Arras 1347-1538) », Revue du Nord, t. lxv, avril-juin 1983, pp. 301-326.
-
[23]
Léopold Génicot, Typologie des sources du Moyen Age occidental : les généalogies, Brepols-Turnhout, 1975 ; Bernard Guenée, « Histoires, annales, chroniques. Essai sur les genres historiques au Moyen Age », Annales ESC, juill.-août 1973, pp. 997-1016, et « Les généalogies entre l’histoire et la politique », Annales ESC, mai-juin 1978, pp. 450-477.
-
[24]
André Burguière, « La mémoire familiale du bourgeois gentilhomme : généalogies domestiques en France aux xviie et xviiie siècles », Annales ESC, juill.-août 1991, pp. 771-788.
-
[25]
Christiane Klapisch-Zuber, L’Ombre des ancêtres. Essai sur l’imaginaire médiéval de la parenté, Paris, Fayard, 2000, a étudié les formes diverses adoptées pour représenter la parenté et la genèse de l’arbre généalogique que nous continuons d’utiliser.
-
[26]
En 1667, une ordonnance du Parlement détaille les divers livres que tout commerçant parisien se doit de tenir.
-
[27]
Jean-Paul Desaive, « Une chambre à soi ? », Actes du colloque de Mâcon (1999) organisé en hommage à Georges Duby, p. 294.
-
[28]
Voir en particulier les deux premiers chapitres (« L’invention du passé familial » et « Le travail généalogique ») de Christiane Klapisch-Zuber, La Maison et le Nom. Stratégies et rituels dans l’Italie de la Renaissance, Paris, Éditions de L’EHESS, 1990 ; elle donne, avec son étude, une importante bibliographie sur le sujet. Les régions protestantes riches en Bibles annotées et le domaine allemand commencent également à être bien explorés, avec l’intérêt renouvelé pour les « égo-documents » (selon la terminologie – controversée – proposée par Winfried Schulze).
-
[29]
Par exemple le livre de raison de Maître Nicolas Versoris, présenté par Philippe Joutard, Journal d’un bourgeois de Paris sous François Ier, Paris, Union générale d’éditions, 1962.
-
[30]
S.d. (Lm3 657).
-
[31]
Op. cit., 1858 (Lm3 181).
-
[32]
1849 (Lm3 776).
-
[33]
1861 (Lm3 728).
-
[34]
1863 (Lm3 940).
-
[35]
Notre titre, auquel cette phrase fait écho, est emprunté à Patrick Chamoiseau, « Mémoire, qui pour toi se souvient ? Qui a fixé tes lois et procédures ? Qui tient l’inventaire de tes cavernes voleuses ? », Une enfance créole. I. Autan d’enfance, Paris, Gallimard, 1996, p. 178 [1990].
-
[36]
1858 (Lm3 237).
-
[37]
1852 (Lm3 497).
-
[38]
1852 (Lm3 104).
-
[39]
1857 (Lm3 337).
-
[40]
1985 (Lm3 5055).
-
[41]
1991 (Lm3 5562).
-
[42]
François Guizot, Mémoires, t. III, cité par Laurent Theis, « Guizot et les institutions de mémoire », Les Lieux de mémoire. II, La Nation, vol. 2, Pierre Nora (dir.), Paris, Gallimard, 1986, p. 587.
-
[43]
Aimé Vingtrinier, Documents sur la famille des Jussieu, 1860 (Lm3 500).
-
[44]
1858 (Lm3 1495).
-
[45]
1861 (Lm3 1522).
-
[46]
Op. cit., 1853 (Lm3 664).
-
[47]
Dans les années 1870, les biographies représentent presque le quart de la production historique (Daniel Madelénat, La Biographie, Paris, PUF, 1984, p. 20).
-
[48]
Natalia Ginzburg, Les Mots de la tribu, Paris, Grasset, 1966.
-
[49]
Hélène Cixous, Osnabrück, Paris, Des femmes, 1999 : « sur mon père, j’ai bâti une œuvre, en dot j’ai reçu ses ossements, ses dents, ses peaux, ses lettres, une fortune de terreur et d’inconsolation. » (p. 157).
-
[50]
Recueillis et présentés par un membre de la famille, 1856 (Lm3 36).
-
[51]
S.l.n.d. (Lm3 175).
-
[52]
Anselme Biron, 1868 (Lm3 1117).
-
[53]
Une famille comme les autres, lettres réunies et présentées par Denise Baumann, 1973 (Lm3 5017) : ce sont les « dernières lettres », paroles nues des victimes, seules traces épargnées, avec quelques photos, d’une famille disparue à Auschwitz, et publiées trente ans plus tard par une survivante.
-
[54]
Op. cit., 1861 (Lm3 728).
-
[55]
1854 (Lm3 714).
-
[56]
François de Hornes, 1722 (Lm3 487).
-
[57]
Au xviie siècle : Lm3 355 (6 pages) ; au xxe siècle : Pierre Dormeuil, Famille Dormeuil, généalogie 1792-1974, 1975, 232 p. (Lm3 5043).
-
[58]
Op. cit., 1849 (Lm3 776).
-
[59]
Christiane Klapisch-Zuber, signale l’apparition de cette forme inversée de l’arbre (L’Ombre des ancêtres, op. cit., p. 338).
-
[60]
Certains cependant s’accommodent de l’actualité la plus récente. La Généalogie [Froissard] (sl. nd., Lm3 437) ne comporte qu’une page : un tableau dans lequel sont nommés les trois enfants d’un couple ainsi que leurs conjoints et leurs enfants.
-
[61]
1866 (Lm3 1390).
-
[62]
1877 (Lm3 1416).
-
[63]
Op. cit., 1861 (Lm3 1522).
-
[64]
Roger-Henri Guerrand, « Espaces privés », Histoire de la vie privée, t. 4 Michelle Perrot (dir.), Paris, Le Seuil, 1987, pp. 350 sq.
-
[65]
Lucie Baud, « Les Tisseuses de soie de Vizille, 1908 », Le Mouvement social, n° 105, 1978, pp. 139-146.
-
[66]
Albert Camus, Le Premier homme, Paris, Gallimard, 1994, p. 79.
-
[67]
Xavier-Édouard Lejeune, Calicot, Enquête de Michel et Philippe Lejeune, Paris, Montalba, 1984, p. 357.
-
[68]
Op. cit., 1861 (Lm3 717).
-
[69]
George Sand, Histoire de ma vie, 1855.
-
[70]
Op. cit., 1875 (Lm3 1366).
-
[71]
Op. cit., 1861 (Lm3 717) ou 1877 (Lm3 1423) ; un autre auteur parle d’« œuvre de suprême dévotion », op. cit., (Lm3 1366) ; en 1877 paraissent de Pieux souvenirs (Lm3 1437).
-
[72]
Op. cit., 1858 (Lm3 181).
-
[73]
1868 (Lm3 1115).
-
[74]
1876 (Lm3 1387).
-
[75]
1824 (Lm3 1369).
-
[76]
Op. cit., 1877 (Lm3 1423).
-
[77]
Représentatives des deux pôles, le sentimental et le sérieux, reconnus actuellement aux plumes féminines : Madeleine de la Mardière, Petites histoires de famille en marge de la grande histoire, Poitiers, 1965, 16 p. (Lm3 4129) et Arlette Cotton de Bennetot, Histoire et généalogie de la famille Cotton de Bennetot : Normandie, Bordeaux, 1981, 218 p., index, bibliographie (Lm3 5179).
-
[78]
Voir, dans ce numéro, l’article de Cécile Dauphin, pp. 43-50.
-
[79]
C’est le constat que fait Chantal Martinet à propos des dons aux musées, « Objets de famille/objets de musée », Ethnologie Française, 1982, t. 2, n° 1.
-
[80]
Benoît Malon, « Fragments de mémoire », Revue socialiste, 1907, p. 103.
-
[81]
Op. cit., 1877 (Lm3 1423).
-
[82]
Op. cit., 1849 (Lm3 776).
-
[83]
Op. cit., 1722 (Lm3 487).
-
[84]
Op. cit., 1854 (Lm3 714).
-
[85]
Op. cit., 1849 (Lm3 776).
-
[86]
Lettre préface d’Édouard Herriot, 1951, lettre du général Galiéni, 1912, et lettre de Paul Valéry, 1935, reproduites dans Parapluie Revel. 1851-1951 (Lm3 4707).
-
[87]
Lettre sur la descendance de Mr. Berryer…, 1857 (Lm3 66).
-
[88]
Demande en reconnaissance…, 1868 (Lm3 1124).
-
[89]
Lettre d’envoi…, 1872 (Lm3 1293).
-
[90]
Lettre de protestation…, 1880 (Lm3 1598).
-
[91]
Op. cit., 1855, 1 page (Lm3 751).
-
[92]
Louis-René des Forêts, Ostinato, Mercure de France, 1997, p. 30.
-
[93]
Agricol Perdiguier, Le Livre du compagnonnage, t. II, Paris, 1841 (2e éd.), p. 1 [c’est moi qui souligne].
-
[94]
Op. cit., 1860 (Lm3 500).
-
[95]
Op. cit., 1854 (Lm3 714).
-
[96]
Op. cit., 1861 (Lm3 728).
-
[97]
Op. cit., 1868 (Lm3 1117).
-
[98]
La Vérité sur les Arnauld, 1847 (Lm3 29).
-
[99]
Op. cit., 1849 (Lm3 776).
-
[100]
Sébastien Commissaire, Mémoires et Souvenirs, Lyon, Meton, 1888, vol. 1, p. 120.
-
[101]
Recueil de lettres de décès, de naissances et de mariages de la famille de Jean Villain, bourgeois de Paris de 1643 à 1820 (Lm3 901).
-
[102]
1876 (Lm3 1392).
-
[103]
1872 (Lm3 1384).
-
[104]
1880 (Lm3 1593).
-
[105]
Par exemple Marthe, 1981, et Émilie, 1985 [R 19845 (13) et (19)], publiés par Bernard de Fréminville, lus d’abord comme des romans épistolaires, seraient des recueils de lettres authentiques du xixe siècle, centrés sur une jeune femme et sa mère.
-
[106]
1862 (Lm3 884).
-
[107]
Félix Torres, « Du champ des Annales à la biographie : réflexions sur le retour d’un genre », in « Problèmes et méthodes de la biographie », Sources, Travaux historiques, n° spécial, 1985-4.
-
[108]
Pierre Bourdieu, « L’esprit de famille », in Raisons pratiques, Paris, Le Seuil, 1994, p. 145.
1Flaubert confie à Louise Colet qu’il « ignore complètement de qui il descend » [1]. Mais nombre de ses contemporains ne manifestent pas cette indifférence ; ils ont le sentiment que les « grands spectres des ancêtres » [2] veillent, ils perçoivent en eux-mêmes « le sang » des hommes et des femmes qui les ont précédés [3] et dont ils sont fiers ; ils fredonnent ces paroles ironiques de Béranger : « moi je descends de mes ancêtres » [4]. Ils cherchent à les connaître, et quelques-uns écrivent et font imprimer leur histoire. Des récits de ce type existaient auparavant [5], mais se multiplient alors : vers 1820 quatre paraissent chaque année, quinze dans les années 1850. L’intérêt pour les histoires de famille continue de croître et la Bibliothèque nationale en rassemble actuellement près d’une centaine chaque année, sous forme d’articles, opuscules, livres et livrets. Ce sont ces textes publiés au xixe siècle, récits d’une époque plus ou moins reculée, qui nous retiendront ici. Cet ensemble particulier d’imprimés aux marges de l’autobiographique est livré dans la clôture et la diversité de la cote Lm3.
2Nous nous interrogerons d’abord sur la constitution même de cette série par les bibliothécaires, en référence à des genres anciens qui ont quelque chose à voir avec la biographie ou l’autobiographie : les généalogies aristocratiques et les livres de raison. Puis nous passerons du côté des auteurs et de leurs héritages. L’attention nouvelle portée à la bourgeoisie (dont Guizot se fait le chantre en ce premier xixe siècle) incite nombre d’hommes de la classe cultivée à se pencher sur le passé de leur famille. Mais l’époque est également sensible à l’individu dans ce qu’il a d’unique. C’est autour de ces deux dimensions (socio-historique et personnelle) que s’écrivent les histoires de familles, dans la continuité des pratiques plus anciennes. La famille est une construction, que chaque auteur structure autour de ce qui se transmet : le nom, la fortune, des biens symboliques, des valeurs morales, des douleurs ou des fiertés. Il a paru intéressant de jeter un regard sur la place donnée aux lettres dans ces récits, de voir comment elles sont mises en œuvre pour restituer des faits, des sentiments, des personnes, comment s’agencent écriture et transmission autour de ces documents personnels.
La série Lm3 : le classement de l’institution
3C’est une institution, la Bibliothèque nationale, qui par les choix de ses conservateurs nous a transmis un ensemble de livres regroupés sous une même cote Lm3 [6]. L’administrateur de la bibliothèque qui entreprit sous le Second empire de reprendre le classement méthodique des fonds commencé au xviie siècle, Jules Taschereau, conserva la lettre L pour la division Histoire de France. Cette division comportait à l’époque quinze chapitres, le chapitre Lm ayant pour titre : histoire des familles françaises. À partir de 1895 la division Lm de l’histoire des familles est refondue avec une partie de la division Ln, celle des biographies, pour former une série unique (histoire des familles et biographies collectives). Cette décision des conservateurs souligne la proximité entre biographies et histoires de familles.
4La survie et la prospérité de la famille au xixe siècle importent plus que la réussite d’un seul ; mais le collectif est concurrencé par l’attention de plus en plus aiguë portée à l’individu. La difficulté à isoler les deux registres s’ajoute aux objections que suscite tout classement et rend vaine une tentative de stricte définition des genres. Les histoires de famille, métissage de mémorial collectif et de biographie, subit de plus le vertige de l’autobiographie. Nombre d’auteurs se font les chroniqueurs de leur propre famille et se trouvent ainsi en toute proximité avec leur sujet. Racontant la vie de leurs pères, les fils ne parlent-ils pas d’eux-mêmes ? Le passé familial définit les dimensions de l’être dans le monde. Inversement, les autobiographies ne commencent-elles pas souvent par une évocation du passé familial, par une exposition ou une ouverture, qui donne sens au texte proprement autobiographique qui suit ? Certaines histoires de familles peuvent se lire comme un avant-texte hypertrophié et orphelin – une approche détournée de soi, une façon indirecte de se dire, un portrait antérieur. Le masque d’autres personnes, si proches par le nom, le sang, l’affection, laisse deviner le visage de l’auteur.
5Dès le début de leurs travaux, les conservateurs qui se sont attelés à la mise en ordre des livres ont eu conscience des difficultés. Delisle note que « les meilleurs catalogues méthodiques, quand ils embrassent des collections très considérables, présentent beaucoup de classements fautifs, discutables et arbitraires. Les rédacteurs y ont toujours laissé l’empreinte de leurs goûts et de leurs préoccupations, goûts et préoccupations qui subissent parfois de profondes modifications chez un même individu et qu’on ne saurait faire adopter à toutes les personnes appelées à se servir d’un catalogue. […] Ceux-là mêmes qui ont conçu le plan d’un catalogue méthodique et qui l’ont exécuté sont souvent très perplexes quand il s’agit de savoir quelle place a été donnée à un livre qui, d’après le titre, peut être indifféremment rattaché à trois ou quatre sections différentes. » [7] Il arrive que le même ouvrage soit coté dans deux séries. Tel le livre d’Alexandrine Des Echirolles, Une Famille noble sous la terreur (1879, Lm3 1527) se retrouve aussi dans la série des biographies individuelles ; c’est le même ouvrage mais sous un titre différent (Quelques années de ma vie, Ln27 5901). Conscients des problèmes posés par l’affectation à telle ou telle catégorie et désireux de sortir d’embarras les utilisateurs, les bibliothécaires proposent des répertoires alphabétiques, compléments commodes du catalogue, qui compte presque deux milles entrées au début du xxe siècle (et environ six milles actuellement).
6Cette série Lm3 s’appelle aujourd’hui « histoires et généalogies des familles françaises ». C’est dire le poids de la filiation et l’importance de la transmission du nom, qui apparaissent comme déterminants dans les motivations des auteurs. Il s’agit d’illustrer et de mettre à l’honneur un nom ressenti comme prestigieux ou connu. Nombre de biographes sont obsédés par les origines aristocratiques de leur famille ; la majorité des publications de la série Lm3 trahissent ces préoccupations. Les généalogies nobiliaires ont pourtant leur série, Lm2, mais elles la débordent et envahissent la suivante. On recherche, on découvre, on réclame, on récuse (chez les autres) un ancêtre noble [8].
7Au cours du temps la place des histoires de familles roturières, « ordinaires », grandit. C’est sur elles que se portera notre attention. Mais qu’est-ce qu’une histoire de famille ? Les titres choisis par les auteurs trahissent la diversité des textes. On trouve par exemple une Excursion dans la Nièvre. Visite à la communauté des Jault [9] où un député raconte son voyage « ethnographique » et plaide en faveur du maintien d’une ancienne coutume locale qui évite la division du patrimoine au moment des mariages. Tel auteur qualifie sa monographie sur les peintres Parrocel d’Essai [10] et tel autre, à propos des Caffieri, sculpteurs et fondeurs-ciseleurs, d’Étude sur la statuaire et sur l’art du bronze en France, au xviie et au xviiie siècles [11]. Pour l’un, l’histoire se réduit à la page imprimée d’un Jubilé séculaire [12] ; pour l’autre, il s’agit d’une Petite semonce [13], de Souvenirs de famille [14], d’un Procès-verbal [15], d’une Vente sous forme d’échange [16], d’une Notice [17] ou de la Réponse aux insinuations qui la suit [18]. On trouve encore une proclamation : Nous sommes Français [19], voire un album de photographies [20]. Même ceux qui s’arriment à un titre sans équivoque et qualifient leur opuscule d’histoire de famille ou de biographie de la famille X., manifestent leurs incertitudes au fil des pages. Jules Janin, présenté au début de son Histoire d’une famille bourgeoise [21] comme le rassembleur de textes épars ou inachevés de son ami, M. Monteil, parle à leur propos de « chapitres d’une auto-biographie abandonnée et reprise, enfin brusquement interrompue », de « mémoires », de « mémoires posthumes », de « notes », de « témoignages », de « souvenirs ». Tous ces termes et ces titres traduisent bien la variété des textes que les bibliothécaires ont pourtant classés ensemble. Les difficultés des auteurs à cerner leur projet rejoignent celles de l’institution à définir ce qui se transmet là, autour de « la famille », dans ses sens les plus divers.
8Car malgré les registres différents où ils opèrent, leurs niveaux de compétence dissemblables et leurs hésitations, les bibliothécaires et la plupart des auteurs partagent des espaces d’une culture commune qui permet à tous d’identifier quelques genres textuels. Un socle documentaire publié se constitue peu à peu, ordonné par les échanges entre ceux qui classent et ceux qui écrivent. Les archivistes familiaux qui portent à la connaissance du public des chroniques anciennes aiguisent le jugement des érudits. En retour, le travail de ceux-ci peut influencer les méthodes et l’écriture des nouveaux historiens de la famille. Les uns et les autres sont conscients d’opérer en dehors ou aux marges de l’histoire reconnue comme science : lorsque des universitaires publient l’histoire d’une famille d’industriels, d’artistes ou d’hommes politiques leurs ouvrages ne se trouvent pas dans la série Lm3.
9À l’écart de l’histoire universitaire ou officielle, les auteurs d’histoires de familles ont en tête d’autres modèles ; ils se raccrochent à des textes anciens, exhumés, diffusés et présentés au xixe siècle à un lectorat curieux et averti [22]. Parmi ces sources susceptibles de les inspirer et de les guider, retenons deux sortes de textes issus de pratiques sociales spécifiques : ceux écrits pour des membres de l’aristocratie et ceux produits par des marchands.
10Au xiie siècle, les bibliothèques aristocratiques s’enrichissent de généalogies qui permettent d’identifier les personnages mentionnés dans les actes et de légitimer le pouvoir de ces grandes familles. Ces catalogues, qui font connaître la filiation d’une famille ou d’un individu, peuvent prendre des formes diverses [23]. Avec la diffusion dans des couches de plus en plus larges de la population au-delà de l’aristocratie, la visée politique de ces écrits s’amenuise et les récits dynastiques se perpétuent en récits familiaux. La culture généalogique des élites de l’Ancien régime survit à la Révolution et sa rhétorique de légitimation est mise au service de l’imaginaire roturier [24]. Les liens de parenté peuvent être traduits par le récit, le diagramme (hérité de l’Antiquité), le raisonnement. L’image de l’arbre, lentement élaborée, adoptée vers 1600 par les hobereaux et de simples bourgeois [25], est souvent sollicitée au xixe siècle en appoint des histoires de familles. La mise en scène du pouvoir cède alors le pas à la visualisation de la mémoire longue de la généalogie.
11L’autre modèle disponible pour construire le mythe familial se trouve du côté des riches bourgeois de la Renaissance. Les activités marchandes ont été très tôt associées au travail d’écriture, nécessaire et bientôt obligatoire même pour des entreprises modestes [26]. Le « livre de famille » ou « livre de raison » était un journal tenu par le chef de famille qui y inscrivait, à côté de ses comptes, les naissances, les mariages et les décès survenus dans sa maison, ainsi que les événements qui lui semblaient importants et des réflexions personnelles. Au xviie siècle, les inventaires après décès signalent souvent la présence, dans l’espace professionnel masculin, de documents comptables pouvant se prêter à diverses autres écritures, tel ce « registre ou Journal Couvert de parchemin […] en forme d’inventaire général de tous ses biens, Contenant cent quatre-vingt dix feuillets tant escrips de sa main, que non escrips » repéré chez la veuve d’un grainetier de Sens [27]. Les « livres domestiques » dans l’Italie de la Renaissance, les ricordanze, bien étudiés par les historiens actuels [28], montrent comment a pu s’insinuer, à partir de préoccupations comptables, une écriture qui excède le quotidien et l’individu. Le mémorial se nourrit de l’affirmation du statut social, rendue possible par la continuité biologique qu’enregistrent naissances, mariages et décès. Et souvent la grâce divine est invoquée pour soutenir ce mouvement de richesses.
12Les hommes de la classe dirigeante et des milieux marchands de Florence doivent mémoriser au jour le jour comptes et expériences ; à cette nécessité s’ajoute le désir de rassembler et de transmettre une mémoire plus longue, généalogique ou même proprement historique. Le Florentin Donato Velluti, autour de 1370, veut faire connaître à ses descendants « leur origine, leurs ancêtres, les alliances passées, les biens autrefois acquis ». Cette phrase, ou d’autres semblables, pourraient être reprises mot pour mot par les auteurs du xixe siècle. Les uns et les autres s’interrogent sur les traditions familiales, compilent des textes déjà rassemblés et conservés dans leurs archives, les complètent et les commentent pour élaborer une image cohérente à transmettre comme un message aux générations futures. Ni autobiographique ni historique (bien que les livres de raison soient rangés du côté de la science historique [29] ou bien avec les autobiographies), cette écriture qui constitue la mémoire de la famille et reconstruit l’histoire de la « maison » traduit des préoccupations masculines. Mais, différence majeure avec nos auteurs du xixe siècle, dans l’Italie de la Renaissance le maître cache et protège les livres dans sa chambre, il en réserve la consultation parcimonieuse à ses descendants mâles ; ceux que nous étudions en revanche recherchent la publication imprimé.
Le désir de transmission des auteurs
13Publication cependant n’est pas ici synonyme de large diffusion. Les histoires de familles sont tirées en un nombre réduit d’exemplaires : 100, 80, 30, 25 et sont souvent réservées à un cercle restreint de lecteurs. Un papillon manuscrit collé sur la première page du Petit livre de la famille Mieg [30] précise que l’ouvrage a été « présenté comme étrennes pour le jour de l’an 1841 aux descendants de Mathieu Mieg ». Eugène Villemin prévient d’emblée son lecteur que « ceci regarde notre famille » [31]. La Famille Rœderer de 1676 à 1790 [32], par Antoine-Marie Rœderer, est un ouvrage « exclusivement destiné à la famille » et « n’a été tiré qu’à cent exemplaires, qui tous portent un numéro d’ordre et le nom du donataire ». La Famille Piette est dédicacée en « témoignage d’affection » à Louis-Auguste Piette, maire de Rumigny, par l’auteur Amédée Piette, son « respectueux et dévoué neveu » [33]. L’Histoire généalogique de la maison de Bosredon, en Auvergne, est un ouvrage tiré à cent soixante exemplaires et « n’a pas été mis dans le commerce » [34].
14On le voit, celui qui pour les autres se souvient [35] fait partie des proches ou des descendants. Le greffier de la famille fait corps avec elle. Les dédicaces sont des indices, les titres mis en relation avec les noms des auteurs le confirment : dans Deux réunions de famille [36], Coninck présente des « notes imprimées comme manuscrit, pour les membres de la famille seulement » ; Juglet de Lormaye publie des Mémoires concernant notre famille [37], Ange Bonfils le Recueil de connaissances relatives à l’origine et aux progrès de la famille Bonfigli, de Bonfils [38] ; le marquis Du Prat propose une Généalogie historique, anecdotique et critique de la maison Du Prat [39], « rédigée d’après des documents historiques […] conservés aux archives familiales ». La proximité de l’auteur avec son sujet caractérise de nos jours encore ce genre textuel : Jean Carmignac écrit l’Histoire de la famille Carmignac [40] ou Madeleine Héry, l’Histoire de ma famille [41].
15La vie intellectuelle de l’époque est favorable à l’édition des histoires de familles. Historien et ministre de la monarchie de Juillet, François Guizot veut vivifier la mémoire nationale : mémoire politique, mais plus encore mémoire de la civilisation française et mémoire des hommes. Pour légitimer le régime dont la classe moyenne, ce tiers état triomphant, forme la substance, il soutient la publication de documents d’archives inédits et encourage les études sur la bourgeoisie et le peuple. L’élan est donné, et dans ce premier xixe siècle, note Guizot, « le goût des recherches et des méditations historiques se répandait de plus en plus » [42]. Les auteurs d’histoires de famille ne furent sans doute pas insensibles à ce climat intellectuel et participèrent à leur façon à l’actualisation du passé et à la réhabilitation de l’ancienneté des classes moyennes. Telle page d’une histoire de famille se veut alors « renseignement précieux pour les biographes futurs » et « document historique » [43]. Les Notes historiques et généalogiques sur Pontus de la Gardée et sa famille [44] ont d’abord été publiées dans les Mémoires de la Société des Arts et des Sciences de Carcassonne et le Mémoire sur les origines de la famille Berbisey [45] dans les Mémoires de la Commission des antiquités de la Côte d’Or. Exemplaire encore des liens entre érudition et généalogies familiales : Amans-Alexis Monteil, auteur, entre autres ouvrages, d’une Histoire des Français des divers états au xviie siècle en dix volumes (1828-1844), où il s’attache aux petits métiers de l’Ancien Régime – intérêt qu’il oppose à « l’histoire-bataille ». Alors qu’il vient de mourir (après sa femme et son fils, ses frères et sœurs), son « confident » Jules Janin, substituant la filiation spirituelle à la filiation naturelle défaillante, se penche sur les papiers qu’il a laissés et le passé de la famille de son ami pour rédiger l’Histoire d’une famille bourgeoise [46]. Ce texte bref (quarante pages) utilise des notes de Monteil et, citant Juvénal (« Veux-tu savoir les mœurs d’une nation, étudie avec soin une seule famille »), il traite sa famille « à peu près comme si elle était tout le genre humain », parce que « ces très simples, très médiocres et très vulgaires événements vous rappelleront (pour peu que vous soyez fils de bourgeois) les grands événements de votre maison paternelle ». Mais il joint à ces pages socio-historiques d’autres notes plus autobiographiques, que Monteil avait explicitement intitulées « moi ! ».
16Car les histoires de famille du xixe siècle doivent beaucoup à la conscience de soi qui se développe. La tendance individualiste, si bien manifestée en littérature dans la seconde moitié du xviiie siècle, exaltée ensuite dans la figure politique du citoyen, s’affirme au xixe siècle. La sensibilité romantique se décline sous mille formes et aiguise l’intérêt pour les individus, dont les traits s’inscrivent sur fond politique et social. Le genre biographique fleurit [47]. On devient attentif aux façons de vivre et aux trajectoires des grands-parents, et pas uniquement à la transmission de leur nom ou de leurs biens.
17L’histoire de famille est un récit qui arrime un auteur, son désir d’écrire et son héritage. Que reste-t-il de ceux qui sont morts ? Quelques anecdotes, quelques phrases qu’ils répétaient et dont on se souvient. Mais fait-on un livre avec ces mots usés, si l’on n’a pas le talent de Natalia Ginzburg [48] ? Restent parfois la maison, le champ ou la boutique, les biens amassés, les opinions affirmées. Restent surtout ceux qui à leur tour transmettent le nom. Alors, de cet héritage matériel et immatériel et peut-être aussi d’un sentiment « d’inconsolation » [49], on tire des raisons d’écrire et des façons d’écrire. Ce qui semble souvent déclencher l’écriture, c’est la mort d’un proche ou la vieillesse de l’auteur. La proximité du deuil plane sur ces textes (Éloges nécrologiques [50], Tombeaux domestiques [51], Translation des restes mortels de plusieurs membres de la famille Biron [52]) et se repère encore de nos jours [53]. Objets, papiers et émotions, amassés puis ramassés, façonnent mille textes, ni littéraires ni scientifiques – dont bon nombre restent sans doute manuscrits.
18Que veut célébrer l’histoire de famille ? Autour de quoi la construire ? Souvent, c’est la communauté du nom qui s’impose. Des roturiers rejoignent le gros contingent des histoires de familles hantées par leur noblesse supposée et poussent à l’extrême cette hégémonie du patronyme. On recherche « le premier des membres de la famille dont le souvenir ait échappé à la destruction et dont le nom soit parvenu jusqu’à nous » [54], puis les auteurs déclinent à partir de cet ancêtre la litanie des prénoms (masculins le plus souvent) qui de génération en génération se sont succédé. Les biographes généalogistes se contentent de mentionner leurs ancêtres en quelques mots – ou du moins « les membres les plus connus et les plus importants » [55]. Ces histoires de famille construites autour des naissances, mariages et décès qui scandent le devenir des lignées se réduisent parfois à l’aridité de noms et de dates ou prennent la forme canonique de l’arbre généalogique : « Voilà les filiations et les Alliances expliquées en l’Arbre Généalogique, que l’on a suivi de Branche en Branche » résume l’auteur du Mémoire apologétique pour la branche aînée de la maison De Hornes [56]. Cette forme sèche affecte aussi bien les premières histoires de familles que les plus récentes [57]. Les documents de l’état civil se révèlent alors suffisants, relayés par des synthèses souvent déjà amorcées par d’autres membres de la famille : Antoine-Marie Rœderer [58] transcrit des paragraphes d’une Notice de ma vie pour mes enfants laissée par son père et rangée dans une caisse avec d’autres papiers.
19La quête des ascendants magnifie la place de l’héritier ; il arrive que l’individu qui se présente isolé n’est plus, comme depuis la Renaissance, l’ancêtre dont tout part, mais, à l’autre bout de la chaîne familiale, la personne contemporaine à qui tout aboutit. Antoine-Marie Rœderer commente ainsi les dix portraits insérés en hors-texte : « Page 1 – Mon portrait à l’âge de cinquante ans, assez ressemblant, moins l’aplatissement du haut du nez. » C’est à partir de lui que se multiplient, vers le passé, les branches des ancêtres, assignant aux personnes et aux générations une place nouvelle [59].
20La recherche du lointain passé familial [60] lui associe souvent l’enracinement géographique. Les ancêtres nommés sont localisés. Une région, une ville, un village paraissent inséparables de la fortune d’une lignée. On publie des Recherches sur la famille de Grimoard et sur ses possessions territoriales [61] ou bien Une famille briarde du temps passé : les Louviers-Maurevert [62]. Le nom peut être lié plus précisément à une demeure, dont les murs longuement habités sont riches des traces matérielles des ancêtres : Mémoire sur les origines de la famille Berbisey, à l’occasion d’un hôtel ayant appartenu à cette famille [63] Un tel lieu semble une des conditions indispensables pour archiver des documents. Le papier, fragile support, résiste mal à des manipulations multiples, à l’humidité, à la poussière, aux insectes et autres animaux papivores, aux déménagements incessants. Les habitants des villes, le plus souvent locataires et très mobiles, tout comme les ruraux, en majorité propriétaires mais d’habitations misérables [64], ne peuvent ni les uns ni les autres conserver longuement des papiers. Même les documents produits par la vie sociale, et qui se révèlent importants, ne sont pas conservés. En 1908, pour régler devant le Conseil des Prud’hommes un conflit avec leur patron, seules quelques ouvrières peuvent produire leur lettre d’engagement, leurs compagnes les ont égarées [65]. Sans grenier où entasser des malles, sans maison aux placards accueillants, point de souvenirs inutiles ni de liasses oubliées. Le nomade s’encombre peu.
21Si les contraintes matérielles pèsent de tout leur poids, l’absence de volonté de conservation est peut-être plus déterminante encore. Un projet mémoriel, le plus ténu, le moins explicite soit-il, enracine et soutient toute accumulation. Une telle démarche n’est pas fréquente dans les milieux populaires : « la mémoire des pauvres est moins nourrie que celle des riches » se désolait Albert Camus, dans sa difficile quête de repères [66]. Par exception, Xavier-Édouard Lejeune, commis (avec des rêves d’écrivain, il est vrai), veille sur le destin de ses lettres, s’assure de leur avenir, prévient leur destruction. Il s’inquiète auprès d’un correspondant : « Conservez [cette lettre] précieusement comme j’en garde copie moi-même […] plus tard nos enfants les liront » [67]. C’est dans la conscience qu’on appartient à un groupe dont l’intérêt, ou le destin, dépasse chacun de ses membres, que se loge le désir de préserver des traces : traces d’un métier et de compétences, traces de valeurs morales, traces de sentiments.
22Les ancêtres sont proposés en modèle aux nouvelles générations. Etienne Parrocel souhaite que « le spectacle des travaux de [ces ancêtres] stimule l’émulation de [ses] enfants et fasse naître en leur cœur le désir de les imiter et de marcher sur leurs traces » [68], vœux auquel fait écho celui de George Sand pour qui « chaque descendant d’une ligne quelconque aurait des exemples à suivre s’il pouvait regarder derrière lui, dans son histoire de famille. Il y trouverait de même des exemples à éviter » [69]. La démarche de publication des histoires de familles puise à cette reconnaissance de l’héritage de valeurs. Nombre d’ancêtres présentés sont des bourgeois, des ouvriers, des ruraux, des artistes mineurs, des écrivains oubliés, des notables locaux, dont la postérité ne retrouve le nom que grâce à ces histoires de familles rédigées souvent par un descendant. Même les « manants », ceux qui « sortent de la grande masse populaire », peuvent malgré leur manque d’individualité ou plutôt grâce à cela, revendiquer le statut « d’hommes libres » et se glorifier d’être « plus que Français », car « les plébéiens n’ont pas de biographie particulière et ne se séparent pas de la patrie » [70].
23À la différence des genres anciens, l’histoire de famille plus « moderne », du xixe siècle avancé, moins désireuse de permanence, privilégie le mouvement, l’accroissement des biens, l’évolution du statut social, les relations familiales, les affects. Lorsque la « piété filiale » [71] est à l’œuvre, le discours cérémoniel hagiographique, qui reprenait un des modèles favoris des académies du xviiie siècle, devient éloge célébré par un proche, et donne en exemple la moralité, la science ou le travail du défunt. On se préoccupe du couple, des enfants, de la douleur de les perdre. Eugène Villemain rédige ses Souvenirs de famille [72] pour « pleurer » avec ses proches endeuillés ; il accompagne leur biographie de poèmes, les Stances, et le mémorial de mots qu’il publie fait pendant au monument érigé dans le jardin en mémoire des chers disparus. Le titre choisi par un autre auteur est explicite : Priez pour la famille du Bost. À mon tendre père, à ma pieuse mère, à ma sœur chérie [73].
24Au xixe siècle le travail de mémoire – comme le rituel du deuil – est mené par les hommes. L’histoire de famille, s’il lui arrive d’évoquer quelque mère ou sœur, reste farouchement masculine dans ses objets, et plus encore par ses auteurs. Mademoiselle A. Durand de la Grangère fait vraiment figure d’exception, avec son Mémorial de la famille [74], alors que Charlotte-Adélaïde Dard, auteur de La Chaumière africaine, ou histoire d’une famille française jetée sur la côte occidentale de l’Afrique à la suite du naufrage de la frégate la Méduse [75], serait plus proche des romancières. Lorsque des femmes semblent à l’initiative d’une histoire de famille, on peut déceler une délégation d’écriture. La Famille de Barral et la Présentation, à Castres, 1760-1802 [76] est attribué aux sœurs de la Présentation, mais celles-ci se contentent de signer la dédicace à l’archevêque ; une allusion à « la plume qui a écrit » ces pages manifeste l’intervention d’un(e) professionnel(le) de l’écriture, en « écho des cœurs de la Congrégation, depuis longtemps désireux de s’épancher au dehors ».
25Les auteurs féminins dans la série Lm3 au xixe siècle sont extrêmement rares. Les facteurs se conjuguent alors pour écarter les femmes. D’une façon générale, elles sont exclues de la publication. On ne leur accorde une légitimité qu’aux marges, dans les genres proclamés mineurs, comme la pédagogie de la petite enfance et des filles. Les discours critiques et normatifs théorisent le rapport des femmes à l’écriture : à elles les genres manuscrits du privé, correspondances ou journaux personnels ; à eux la littérature imprimée et ses genres prestigieux. Si, pour nous, les histoires de famille peuvent sembler appartenir à ce domaine privé où sont cantonnées les femmes, les modèles où puisent alors ces textes, comme les motivations des auteurs montrent que pour eux ils échappent à cette assignation. Lorsque les histoires de famille s’écrivent en référence au nom et à la richesse, territoires éminemment masculins, leur célébration reste de la compétence des hommes. L’ouverture progressive de la société aux femmes, pour limitée qu’elle soit dans les domaines culturel, économique ou politique, va de pair avec une (timide) féminisation des acteurs et des auteurs des histoires de familles. Alors que ce genre s’affirme actuellement à la fois comme plus informé des acquis de l’histoire universitaire (histoire sociale, histoire du quotidien, micro-histoire), et plus attentif aux émotions des personnages, la place faite aux femmes dans le discours de mémoire croît : elles représentent environ 15 % des auteurs [77].
La mise en œuvre des lettres
26Œuvre de douloureuse piété ou monument à la gloire d’un nom, l’histoire de famille, pour reprendre à l’oubli ce qui s’était perdu, s’élabore à partir de sources orales et écrites variées dont les lettres font partie. Comment une écriture personnelle et une écriture de l’instant (la lettre) peut-elle être mise en œuvre dans un texte qui joue sur la pérennité et qui, bien que souvent destiné au cercle familial et amical, est offert à un lectorat potentiellement plus large ? En marge de l’utilisation « historienne » des lettres [78], comment nos auteurs incorporent-ils l’épistolaire dans la construction de la mémoire familiale ? Comment réalisent-ils cet emboîtement de textes de natures différentes ?
27Dans les familles, alors que tant de conditions sont nécessaires pour que s’accumulent des liasses de papiers, les correspondances ne sont pas les documents les plus présents. Nos contemporains, héritiers de familles ordinaires, retrouvent quelques objets (pas très anciens) et des « papiers » : contrats de mariages, testaments, actes de vente, pièces d’identité, photographies, livres, diplômes, et, parfois, des correspondances [79]. La lettre est encore rare au xixe siècle. La culture épistolaire n’a pénétré qu’une fraction minime de la société. On évalue à une seule lettre par personne et par an les échanges épistolaires au début du xixe siècle ; à quatre au milieu du siècle – la plupart ont trait à la gestion des biens. Ce chiffre moyen masque d’énormes disparités. Combien pourraient dire, comme ce petit paysan du Forez vers 1840 dont la mémoire est restée marquée par cet événement : « c’était la première lettre que ma mère recevait » [80]. Expédier des lettres coûte cher (plus encore en recevoir, avant la diffusion du timbre au cours des années 1850) et le manque de compétences parmi une population largement sous-alphabétisée entrave les échanges. Au xixe siècle la sociabilité est d’abord orale. Cependant, dans cette culture de l’échange direct, l’éloignement dû au service militaire ou à la recherche d’un travail impose le recours à l’écrit. Le message du conscrit, les informations qui circulent entre compagnons du Tour de France, comme la lettre de recommandation serrée dans le baluchon de l’artisan migrant ou de l’apprenti composent les correspondances les plus habituelles.
28Ces lettres rares, lorsqu’on les reçoit, sont montrées, dépliées, données à lire. Cette intense mise en circulation au cœur d’une sociabilité collective est signe d’une valorisation certaine, mais accélère paradoxalement les détériorations. Et les fonds conservés ne sont pas à l’abri de destructions périodiques par des gardiens soucieux de présenter à la postérité une image corrigée : « Pourquoi d’autres lettres n’ont-elles pas échappé à la main discrète qui les livrait aux flammes ! » se désole un auteur [81], tandis qu’un autre avoue qu’il s’apprêtait à brûler des lettres de son grand-père lorsque la conscience du « pieux respect » avec lequel son propre père les avait gardées l’a retenu de le faire [82].
29Que l’héritier puise dans des archives familiales désertées ou regorgeant de liasses classées, qu’il soit le premier à les relire ou – plus fréquemment – qu’il continue après d’autres à façonner le massif des papiers hérités, il assigne à la lettre des fonctions diverses. Le biographe veut-t-il apporter une preuve ? laisser s’exprimer un aïeul avec ses propres mots ? essaie-t-il de retrouver le parfum et les vertus d’une époque révolue à travers les expressions des témoins disparus ? Il convoque des lettres. Lettres citées, confrontées, recopiées, tronquées, imitées, lettres valorisantes, probantes, envahissantes, refusées : toutes les demandes, toutes les attentes sont possibles. Pour les besoins de l’analyse, dénouons la tresse des sens multiples dont l’épistolaire est investi.
30Comme seraient présentés dans la pièce de réception des objets de prix, des lettres d’apparat sont exhibées : elles doivent parer l’opuscule publié et valoriser la famille destinataire. Aux xviiie et xixe siècles, on enchâsse dans le texte une lettre impériale au prince de Savoie dans laquelle il est question d’un ancêtre [83] ou une lettre du roi Charles IX demandant à Gilles le Bœuf de réprimer des troubles à Gap en 1568 [84]. Plus modestement, on reproduit la lettre d’un évêque [85] – au xxe siècle la parade s’enrichit du fac-similé d’un billet d’écrivain ou de personne célèbre [86]. C’est moins le contenu de la lettre somptuaire qui importe, que la qualité du signataire. Ces lettres ostentatoires font honneur au destinataire et attestent de la qualité de ses relations ; elles marquent la reconnaissance du rang, car les lettres ne s’échangent qu’en respect d’un code strict qui reflète les distances sociales. Par sa seule présence, ce type de lettre fait sens.
31Les auteurs utilisent plus fréquemment le texte épistolaire à la manière des historiens pour qui il est un document habituel et privilégié : la lettre est convoquée pour servir de preuve. Lettres particulières, lettres patentes, requêtes pour réclamer un droit, lettres de noblesse, lettres d’érection à une baronnie, toutes sortes de lettres sont produites, qui élaborent un système de « bonnes et certaines preuves » au services de préoccupations nobiliaires. la forme épistolaire en tant que telle est sans doute perçue comme efficace et particulièrement apte à convaincre puisqu’elle est adoptée pour des histoires de famille polémiques. On imprime une lettre ouverte qui conteste les droits d’un homonyme « plébéien » au titre de descendant des chevaliers Berrier [87] ; le comte de Roux de la Ric répond aux objections sur son titre [88] ; le vicomte de Kermel réfute un cas de folie dans la famille [89] ; M. de Varenne proteste contre une usurpation de son nom [90]. Le Jubilé séculaire de la famille Potonié [91] est une lettre d’invitation à une messe.
32Mais la plupart des auteurs exhument des lettres « ordinaires », échangées par des gens « sans qualité ». Elles deviennent le témoignage que l’on produit à l’appui de ses dires, la justification de celui qui « subordonne la vérité d’une vie à la vérité des faits » [92]. À son Livre du compagnonnage, qui a précédé ses Mémoires, Agricol Perdiguier ajoute, dans la seconde édition, une « collection des lettres » pour témoigner de la vérité de ce qu’il avance, en précisant : « Je joindrai à ces lettres les réponses que je leurs fis. On verra par là… ». Dans le même temps ces lettres « prouveront suffisamment qu’il y a dans chaque Société d’ouvriers […] des hommes qui savent penser sagement et exprimer leurs pensées d’une manière convenable » [93].
33Les enjeux polémiques ne sont pas les plus courants, et les auteurs sollicitent la lettre dans leur recherche du « petit fait vrai » que les lecteurs proches apprécient, du « renseignement précieux » [94]. La richesse documentaire des lettres, au-delà de la restitution de ses incidents évanescents et volatils, fait surgir des figures singulières. Même une lettre qui semble dépourvue de tout intérêt trouve sa place : « Cette lettre est écrite avec une si touchante simplicité, elle reflète si bien un noble cœur, que je suis heureux de l’insérer dans mon ouvrage comme un document et un souvenir de la bienveillante coopération de M. Auguste de l’Orme, en lui donnant ici l’assurance de ma sincère amitié » [95]. La lettre signale une personne et les sentiments amicaux qu’on lui porte.
34Plus profondément que sur ce mode mineur, il peut s’agir non pas de mentionner un parent, de saluer rapidement ses qualités, mais d’atteindre à l’intimité d’une personne. La lettre révèle des présences. On peut montrer aux jeunes générations quels ont été réellement leurs ancêtres. Un auteur d’histoire de famille publie telle lettre d’un aïeul à son fils car elle « fait trop d’honneur [à son] caractère pour que nous ne la rappelions pas ici toute entière » [96] ; un autre rapporte : « il aimait à terminer ses lettres par ces mots : le meilleur des pères, à la vie et à la mort. Il disait vrai. » [97]. Pour le biographe curieux de la vérité des êtres et non de leur patronyme, de leur patrimoine ou de leur réputation, la correspondance privée permet d’atteindre « la vie intime » des membres de la famille, de les « révéler dans leurs relations domestiques », de confronter leurs attitudes privées à leurs poses « en public » [98]. Le désir de dévoiler les sentiments profonds conduit à reproduire la lettre d’un veuf « aux mânes » de son « adorable et trop chère épouse » et d’autres extraits qui sont des « modèles de tendresse » [99].
35Plus loin, parlant de son père, l’auteur remarque qu’à « l’époque [de son] mariage je trouve bien peu de traces de sa vie, sinon quelques lettres ». Les lettres, miroir supposé fidèle des faits et gestes, apportent de surcroît une armature chronologique au récit. la succession mesurée des échanges a déjà tamisé et organisé les événements. Le texte épistolaire est première mise en forme. Il dit ce qui s’est fait et comment cela s’est fait, quand et pourquoi ; avec lui, on a un fil conducteur pour reconstruire une vie, en ordonner la matière confuse et l’inconsistante rumeur. Des lettres l’une après l’autre écrites naît une chronologie qui structure le récit. Sébastien Commissaire, riche de ses lettres conservées jusqu’à la fin par sa mère (en fidélité à des objets plus qu’à des textes, puisqu’elle ne savait pas lire), peut rédiger son histoire [100]. Ses lettres lui apportent une documentation ordonnée, une première fois élaborée. Lorsque, dans une lignée, se succèdent des individus remarquables et des générations de personnages obscurs, la citation de leurs lettres permet de faire place à tous, de lisser les différences de statut, d’articuler et d’harmoniser des destins dissemblables.
36Le témoignage des correspondances est considéré par les auteurs comme intime et spontané et ils pensent s’approcher à travers elles de la vérité du sujet, de ce qu’il est réellement : les « héros » des histoires de familles étaient à mille lieues de penser à une biographie future lorsqu’ils écrivaient leurs lettres. Comme tout épistolier ils voulaient offrir une certaine image d’eux-mêmes à leurs correspondants ; ils se mettaient en scène au moment de l’échange, mais ils ne construisaient pas une statue pour la postérité. À la différence des Mémoires, la lettre est à chaque moment fidèle à l’instant. S’il y a construction, il n’y a pas reconstruction. L’approche sensible des aïeux cherche à mettre au jour les mécanismes cachés de leur conduite, à découvrir leur vie intérieure, à déchiffrer leurs gestes. Les lettres sont alors prises pour des paroles à interpréter.
37Comme le livre parodique de Rabener, Noten ohne Text (1743), qui n’était fait que de notes sans texte, certaines histoires sont des recueils de lettres : leur succession est le texte même de l’histoire ; tout le « biographique » est rabattu sur l’épistolaire. C’est le cas (le seul ?) d’un album où sont collés 200 avis de décès, services religieux aux dates anniversaires, bénédictions nuptiales et baptêmes, tant billets imprimés que manuscrits, annotés quelquefois [101]. Pour ce recueil unique comme pour les ouvrages publiés, la démarche habituelle de l’auteur est renversée. Il ne se demande plus « où puis-je trouver des informations pour rédiger un récit ? », mais « ne pourrais pas faire une histoire avec ces lettres dont je dispose ? » La seule existence des correspondances donne naissance au livre, les documents inédits prennent la parole. Les titres détaillés le soulignent : Les Saulx-Tavanes. Étude sur l’ancienne société française. Lettres et documents inédits [102] ; Lettres de Flandrine de Nassau, abbesse de Sainte-Croix de Poitiers à sa sœur […] publiées d’après les originaux [103] ; Une famille de finance au xviiie siècle [les Delahante]. Mémoires, correspondances et papiers de famille, réunis et mis en ordre par M. Adrien Delahante [104].
38Une sorte d’équivalence s’établit entre la correspondance exhumée et l’imprimé qui décalque le manuscrit avec un minimum d’ajustements. Dans le cas des correspondances, les échanges au jour le jour semblent suffisamment denses, explicites et intéressants pour constituer un récit et être publiés. Ce choix postule d’une part que les lettres, c’est la vie même (toute distance est abolie entre la vie et sa représentation épistolaire) et d’autre part que cette vie contient sa propre intelligibilité, puisque toute explication pour lui donner sens est superflue.
39Cadre chronologique tout prêt, pluralité de sens des lettres, richesse de leur contenu qui, quelles que soient les mises en scène de l’écriture, est « couleur d’époque », fascination et révérence pour les voix qui s’y font entendre, tout cela explique la tentation de saturer une histoire de famille par les lettres conservées. Ce parti semble convenir particulièrement aux auteurs du xxe siècle, à la fois attirés par le modèle romanesque [105] et conscients de la fidélité aux documents requise par leurs recherches menées à proximité de l’histoire sociale et du quotidien. Le regard nostalgique porté vers le passé, le désir de commémoration avoué dans maintes préfaces, la place volontairement accordée à l’effusion et au sensible, le désir d’écrire et la timidité devant ce projet s’accordent pour donner aux lettres ordinaires une place importante dans les histoires de familles.
40Mais il n’y a aucune déterminisme. La dimension de l’ouvrage pas plus que les intentions de l’auteur ne permettent de présager l’emploi des correspondances. Leur inclusion, même lorsqu’elles existent dans les fonds familiaux, ne s’impose pas à tous les biographes. La Vérité biographique [106] fait l’économie de toute lettre, qui ne devaient pourtant pas manquer dans cette famille de juristes. Tel petit livret se réduit à une lettre, tel fort volume les ignore ; une généalogie s’en nourrit ou les récuse, aussi bien qu’une évocation intime. La rencontre entre biographie et épistolaire n’est pas programmée. Les archives personnelles résistent aux chroniqueurs familiaux comme aux historiens.
41« Le récit biographique [et cela vaut pour toute histoire de famille] est condamné à osciller entre deux pôles majeurs, celui de l’écriture et celui de la mémoire » constate Félix Torres [107]. Les auteurs de la série Lm3, scripteurs plus qu’écrivains, revisitent la mémoire de leur famille ; ils s’emparent des archives, des souvenirs, des traces laissées par leurs ancêtres. Leur écriture est souvent réécriture à partir de textes déjà produits par d’autres – généalogies, mémoires et journaux, correspondances et papiers plus officiels. Forts de leur culture, de leurs talents, de leurs héritages, ils élaborent pour leurs proches et leurs descendants un récit épique ou éploré, attentif aux sentiments ou aux comptabilités, nourri d’un passé brillant ou de minuscules événements. Leur mode d’appropriation de ces écrits « déjà là », l’usage qu’ils font de la copie traduisent les effets qu’ils recherchent et leur imaginaire familial.
42Si « la famille est une fiction », comme le suggère Pierre Bourdieu [108], les récits proposés dans la série Lm3 mettent au jour une représentation de la famille comme réalité transcendante à ses membres, monde séparé dans lequel jouent transmissions et échanges et, en même temps, dévoilent les outils avec lesquels, à chaque époque, les classes sociales qui se sentent les plus concernées élaborent cette image. En récupérant le passé, en le réinventant, les auteurs trouvent un lieu où élaborer à la fois leur identité individuelle et celle du groupe des lecteurs familiaux, un moyen de maintenir et de renforcer des liens. À l’historien de se faire archéologue et d’analyser les niveaux superposés de textes, d’intentions, de pratiques, de compétences, qui, entre modèles anciens et sensibilités nouvelles font de ces chroniques du temps long des témoignages datés, et d’archives personnelles éparpillées un discours de la mémoire cohérent. ?
Notes
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Dans une lettre à Louise Colet, le 14 décembre 1853 : « Et malgré le sang de mes ancêtres (que j’ignore complètement et qui sans doute étaient de fort honnêtes gens ?), je crois qu’il y a en moi du Tartare et du Scythe, du Bédouin, de la Peau-Rouge », Gustave Flaubert, Correspondance, édition établie par Jean Bruneau, Paris, Gallimard, 1980.
-
[2]
« Les grands spectres des ancêtres sont toujours autour de moi », fait dire Victor Hugo au Cid, La Légende des siècles [1877].
-
[3]
Mathilde se répète avec orgueil : « Non, le sang de mes ancêtres ne s’est point attiédi en descendant jusqu’à moi », Stendhal, Le Rouge et le Noir, [1830].
-
[4]
Béranger, « l’enfant de bonne maison », chanson à succès de 1829.
-
[5]
Les histoires de famille conservées à la Bibliothèque nationale apparaissent au xvie siècle ; au xviiie siècle, il en paraît en moyenne une par an.
-
[6]
L’exploration d’un genre à partir d’une série de la Bibliothèque nationale n’est pas une innovation : voir en particulier Philippe Lejeune, « La cote Ln 27. Pour un répertoire des autobiographies écrites en France au xixe siècle », Moi aussi, Paris, Le Seuil, 1986.
-
[7]
L. Delisle, préface du Catalogue général des livres imprimés, Paris, Imprimerie nationale, 1947, p. LXV.
-
[8]
Deux titres, parmi des centaines : Histoire généalogique de l’ancienne et illustre maison de Beaufort d’Artois d’après les documents les plus authentiques, réunis et mis en ordre par Alphonse Brémond, Bruxelle, 1876 (Lm3 1409) ; Armorial général de la France de d’Hozier. Notice généalogique sur la famille Bouhier Extrait du VIIe registre complément aire, Paris, Didot, 1868 (Lm3 1134).
-
[9]
Lettre de M. Dupin à M. Étienne, Pair de France, membre de l’Académie française, vers 1840 (Lm3 495).
-
[10]
1861 (Lm3 717).
-
[11]
1877 (Lm3 1439).
-
[12]
1855 (Lm3 751).
-
[13]
Petite semonce au sieur Lainé, grand auteur, faiseur, dresseur et vendeur de généalogies, soit disant historiques, véridiques, mais plutôt fausses, abusives, grotesques et mensongères, 1836 (Lm3 291).
-
[14]
1858 (Lm3 181).
-
[15]
Procès-verbal des preuves de noble Augustin d’Angeville, 1878 (Lm3 1468).
-
[16]
S.d. (Lm3 1306).
-
[17]
Notice sur l’origine et le nom de la famille Francallet, de Saint-Martin-de-Bavet, 1862 (Lm3 374).
-
[18]
Réponse aux insinuations plus ou moins bienveillantes de M. Louis Carrier, 1862 (Lm3 375).
-
[19]
1875 (Lm3 1366).
-
[20]
Album de la famille Bonaparte, 1866 (Lm3 1458).
-
[21]
1853 (Lm3 664).
-
[22]
Jean-Louis Biget et Jean Tricard (« Livres de raison et démographie familiale en Limousin au xve siècle », Annales de démographie historique, 1981, pp. 321-363) signalent que les quatre textes (livre de raison, chronique, registre, mémento ou journal, qui représentent les premiers livres de familles) qu’ils étudient ont été publiés au xixe siècle (note 6). Mais ces nouvelles appropriations de textes anciens au xixe siècle ne sont pas exemptes de mutilations, comme le déplore Bernard Delmaire, « Le livre de famille des Le Borgne (Arras 1347-1538) », Revue du Nord, t. lxv, avril-juin 1983, pp. 301-326.
-
[23]
Léopold Génicot, Typologie des sources du Moyen Age occidental : les généalogies, Brepols-Turnhout, 1975 ; Bernard Guenée, « Histoires, annales, chroniques. Essai sur les genres historiques au Moyen Age », Annales ESC, juill.-août 1973, pp. 997-1016, et « Les généalogies entre l’histoire et la politique », Annales ESC, mai-juin 1978, pp. 450-477.
-
[24]
André Burguière, « La mémoire familiale du bourgeois gentilhomme : généalogies domestiques en France aux xviie et xviiie siècles », Annales ESC, juill.-août 1991, pp. 771-788.
-
[25]
Christiane Klapisch-Zuber, L’Ombre des ancêtres. Essai sur l’imaginaire médiéval de la parenté, Paris, Fayard, 2000, a étudié les formes diverses adoptées pour représenter la parenté et la genèse de l’arbre généalogique que nous continuons d’utiliser.
-
[26]
En 1667, une ordonnance du Parlement détaille les divers livres que tout commerçant parisien se doit de tenir.
-
[27]
Jean-Paul Desaive, « Une chambre à soi ? », Actes du colloque de Mâcon (1999) organisé en hommage à Georges Duby, p. 294.
-
[28]
Voir en particulier les deux premiers chapitres (« L’invention du passé familial » et « Le travail généalogique ») de Christiane Klapisch-Zuber, La Maison et le Nom. Stratégies et rituels dans l’Italie de la Renaissance, Paris, Éditions de L’EHESS, 1990 ; elle donne, avec son étude, une importante bibliographie sur le sujet. Les régions protestantes riches en Bibles annotées et le domaine allemand commencent également à être bien explorés, avec l’intérêt renouvelé pour les « égo-documents » (selon la terminologie – controversée – proposée par Winfried Schulze).
-
[29]
Par exemple le livre de raison de Maître Nicolas Versoris, présenté par Philippe Joutard, Journal d’un bourgeois de Paris sous François Ier, Paris, Union générale d’éditions, 1962.
-
[30]
S.d. (Lm3 657).
-
[31]
Op. cit., 1858 (Lm3 181).
-
[32]
1849 (Lm3 776).
-
[33]
1861 (Lm3 728).
-
[34]
1863 (Lm3 940).
-
[35]
Notre titre, auquel cette phrase fait écho, est emprunté à Patrick Chamoiseau, « Mémoire, qui pour toi se souvient ? Qui a fixé tes lois et procédures ? Qui tient l’inventaire de tes cavernes voleuses ? », Une enfance créole. I. Autan d’enfance, Paris, Gallimard, 1996, p. 178 [1990].
-
[36]
1858 (Lm3 237).
-
[37]
1852 (Lm3 497).
-
[38]
1852 (Lm3 104).
-
[39]
1857 (Lm3 337).
-
[40]
1985 (Lm3 5055).
-
[41]
1991 (Lm3 5562).
-
[42]
François Guizot, Mémoires, t. III, cité par Laurent Theis, « Guizot et les institutions de mémoire », Les Lieux de mémoire. II, La Nation, vol. 2, Pierre Nora (dir.), Paris, Gallimard, 1986, p. 587.
-
[43]
Aimé Vingtrinier, Documents sur la famille des Jussieu, 1860 (Lm3 500).
-
[44]
1858 (Lm3 1495).
-
[45]
1861 (Lm3 1522).
-
[46]
Op. cit., 1853 (Lm3 664).
-
[47]
Dans les années 1870, les biographies représentent presque le quart de la production historique (Daniel Madelénat, La Biographie, Paris, PUF, 1984, p. 20).
-
[48]
Natalia Ginzburg, Les Mots de la tribu, Paris, Grasset, 1966.
-
[49]
Hélène Cixous, Osnabrück, Paris, Des femmes, 1999 : « sur mon père, j’ai bâti une œuvre, en dot j’ai reçu ses ossements, ses dents, ses peaux, ses lettres, une fortune de terreur et d’inconsolation. » (p. 157).
-
[50]
Recueillis et présentés par un membre de la famille, 1856 (Lm3 36).
-
[51]
S.l.n.d. (Lm3 175).
-
[52]
Anselme Biron, 1868 (Lm3 1117).
-
[53]
Une famille comme les autres, lettres réunies et présentées par Denise Baumann, 1973 (Lm3 5017) : ce sont les « dernières lettres », paroles nues des victimes, seules traces épargnées, avec quelques photos, d’une famille disparue à Auschwitz, et publiées trente ans plus tard par une survivante.
-
[54]
Op. cit., 1861 (Lm3 728).
-
[55]
1854 (Lm3 714).
-
[56]
François de Hornes, 1722 (Lm3 487).
-
[57]
Au xviie siècle : Lm3 355 (6 pages) ; au xxe siècle : Pierre Dormeuil, Famille Dormeuil, généalogie 1792-1974, 1975, 232 p. (Lm3 5043).
-
[58]
Op. cit., 1849 (Lm3 776).
-
[59]
Christiane Klapisch-Zuber, signale l’apparition de cette forme inversée de l’arbre (L’Ombre des ancêtres, op. cit., p. 338).
-
[60]
Certains cependant s’accommodent de l’actualité la plus récente. La Généalogie [Froissard] (sl. nd., Lm3 437) ne comporte qu’une page : un tableau dans lequel sont nommés les trois enfants d’un couple ainsi que leurs conjoints et leurs enfants.
-
[61]
1866 (Lm3 1390).
-
[62]
1877 (Lm3 1416).
-
[63]
Op. cit., 1861 (Lm3 1522).
-
[64]
Roger-Henri Guerrand, « Espaces privés », Histoire de la vie privée, t. 4 Michelle Perrot (dir.), Paris, Le Seuil, 1987, pp. 350 sq.
-
[65]
Lucie Baud, « Les Tisseuses de soie de Vizille, 1908 », Le Mouvement social, n° 105, 1978, pp. 139-146.
-
[66]
Albert Camus, Le Premier homme, Paris, Gallimard, 1994, p. 79.
-
[67]
Xavier-Édouard Lejeune, Calicot, Enquête de Michel et Philippe Lejeune, Paris, Montalba, 1984, p. 357.
-
[68]
Op. cit., 1861 (Lm3 717).
-
[69]
George Sand, Histoire de ma vie, 1855.
-
[70]
Op. cit., 1875 (Lm3 1366).
-
[71]
Op. cit., 1861 (Lm3 717) ou 1877 (Lm3 1423) ; un autre auteur parle d’« œuvre de suprême dévotion », op. cit., (Lm3 1366) ; en 1877 paraissent de Pieux souvenirs (Lm3 1437).
-
[72]
Op. cit., 1858 (Lm3 181).
-
[73]
1868 (Lm3 1115).
-
[74]
1876 (Lm3 1387).
-
[75]
1824 (Lm3 1369).
-
[76]
Op. cit., 1877 (Lm3 1423).
-
[77]
Représentatives des deux pôles, le sentimental et le sérieux, reconnus actuellement aux plumes féminines : Madeleine de la Mardière, Petites histoires de famille en marge de la grande histoire, Poitiers, 1965, 16 p. (Lm3 4129) et Arlette Cotton de Bennetot, Histoire et généalogie de la famille Cotton de Bennetot : Normandie, Bordeaux, 1981, 218 p., index, bibliographie (Lm3 5179).
-
[78]
Voir, dans ce numéro, l’article de Cécile Dauphin, pp. 43-50.
-
[79]
C’est le constat que fait Chantal Martinet à propos des dons aux musées, « Objets de famille/objets de musée », Ethnologie Française, 1982, t. 2, n° 1.
-
[80]
Benoît Malon, « Fragments de mémoire », Revue socialiste, 1907, p. 103.
-
[81]
Op. cit., 1877 (Lm3 1423).
-
[82]
Op. cit., 1849 (Lm3 776).
-
[83]
Op. cit., 1722 (Lm3 487).
-
[84]
Op. cit., 1854 (Lm3 714).
-
[85]
Op. cit., 1849 (Lm3 776).
-
[86]
Lettre préface d’Édouard Herriot, 1951, lettre du général Galiéni, 1912, et lettre de Paul Valéry, 1935, reproduites dans Parapluie Revel. 1851-1951 (Lm3 4707).
-
[87]
Lettre sur la descendance de Mr. Berryer…, 1857 (Lm3 66).
-
[88]
Demande en reconnaissance…, 1868 (Lm3 1124).
-
[89]
Lettre d’envoi…, 1872 (Lm3 1293).
-
[90]
Lettre de protestation…, 1880 (Lm3 1598).
-
[91]
Op. cit., 1855, 1 page (Lm3 751).
-
[92]
Louis-René des Forêts, Ostinato, Mercure de France, 1997, p. 30.
-
[93]
Agricol Perdiguier, Le Livre du compagnonnage, t. II, Paris, 1841 (2e éd.), p. 1 [c’est moi qui souligne].
-
[94]
Op. cit., 1860 (Lm3 500).
-
[95]
Op. cit., 1854 (Lm3 714).
-
[96]
Op. cit., 1861 (Lm3 728).
-
[97]
Op. cit., 1868 (Lm3 1117).
-
[98]
La Vérité sur les Arnauld, 1847 (Lm3 29).
-
[99]
Op. cit., 1849 (Lm3 776).
-
[100]
Sébastien Commissaire, Mémoires et Souvenirs, Lyon, Meton, 1888, vol. 1, p. 120.
-
[101]
Recueil de lettres de décès, de naissances et de mariages de la famille de Jean Villain, bourgeois de Paris de 1643 à 1820 (Lm3 901).
-
[102]
1876 (Lm3 1392).
-
[103]
1872 (Lm3 1384).
-
[104]
1880 (Lm3 1593).
-
[105]
Par exemple Marthe, 1981, et Émilie, 1985 [R 19845 (13) et (19)], publiés par Bernard de Fréminville, lus d’abord comme des romans épistolaires, seraient des recueils de lettres authentiques du xixe siècle, centrés sur une jeune femme et sa mère.
-
[106]
1862 (Lm3 884).
-
[107]
Félix Torres, « Du champ des Annales à la biographie : réflexions sur le retour d’un genre », in « Problèmes et méthodes de la biographie », Sources, Travaux historiques, n° spécial, 1985-4.
-
[108]
Pierre Bourdieu, « L’esprit de famille », in Raisons pratiques, Paris, Le Seuil, 1994, p. 145.