Notes
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[*]
Les remarques et suggestions de Frédérique Matonti sur une première version de ce texte m’ont été précieuses. Je l’en remercie chaleureusement.
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[1]
Cf., par exemple, Edward C. Banfield, The Democratic Muse, New York, Basic Books, 1984.
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[2]
Bruno S. Frey, Arts and Economics: Analysis and Cultural Policy, Berlin, Springer Verlag, 2000.
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[3]
Françoise Dumontier, François de Singly et Claude Thélot, « La lecture moins attractive qu’il y a vingt ans », Économie et Statistique, 1990, n° 233, pp. 63-80.
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[4]
Arnold Hauser, Histoire sociale de l’art et de la littérature, trad. française, Paris, Le Sycomore, 1984.
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[5]
Cf. à ce sujet Pierre Gaudibert, Action culturelle : intégration et/ou subversion, Bruxelles, Casterman, 1977 ; Nikos Hadjinicolaou, « Sur l’idéologie de l’avant-gardisme », Histoire et critique des arts, 1978, pp. 49-76 ; Evelyne Ritaine, Les Stratèges de la culture, Paris, Presses de la FNSP, 1983.
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[6]
Nous nous référons ici à l’article de synthèse de Frédérique Matonti, « Les intellectuels et le Parti le cas français », in Michel Dreyfus et alii, Le Siècle des Communismes, Paris, L’Atelier, 2000, pp. 405-424.
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[7]
Renato Poggioli, The Theory of Avant-Garde, trad. anglaise, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1968.
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[8]
Certains, comme Michel Faure (Musique et société du Second Empire aux années Vingt, Paris, Flammarion, 1985), constatant que tel créateur, audacieux et novateur en son art, a pu prendre des positions politiques conservatrices ou franchement réactionnaires (e.g. Debussy), procèdent à de labyrinthiques reconstructions socio-historiques, le plus souvent spectaculairement réductrices, pour rendre raison de telles divergences. Ces singulières prouesses interprétatives sont victimes de ce qu’on pourrait appeler le mythe de la synchronisation des horloges qui ferait rigoureusement coïncider le mouvement de la production artistique et la dynamique des luttes sociales.
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[9]
César Graña, Bohemian versus Bourgeois, New York, Basic Books, 1964
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[10]
Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain, Paris, Corti, 1973 ; Les Mages romantiques, Paris, Gallimard, 1988 ; L’École du désenchantement, Paris, Gallimard, 1992.
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[11]
Paul Bénichou voit dans Vigny celui qui se tient précisément sur la crête de l’ambivalence. La formule de la délégation de clairvoyance historique au créateur génial suppose proximité et distance entre celui-ci et le peuple, pour que les deux versants du rôle créateur puissent coexister :
Alors que la génération des poètes qui suit celle des grands romantiques sombrera dans le désenchantement, les prises de position de Vigny conjugent ce que les polarisations entre élan et retrait dissocieront, avec, à un extrême, la flamboyance activiste du poète missionnaire et prophète que veut incarner Hugo, et, à l’autre extrême, le pessimisme douloureux d’un Baudelaire, hanté par les équivoques de la modernité au point d’inverser les signes du messianisme artistique et de faire de l’art une malédiction plutôt qu’un sacerdoce :Une relation à plus longue portée [que l’application immédiate des idées aux choses] unit le penseur au public ; « le vulgaire ne peut pas plus se passer d’un individu que cet individu, tout génie qu’il est, ne peut se passer du vulgaire ». Aussi Vigny peut-il affirmer tout aussi bien l’alliance étroite de l’homme de génie et du public que leur divorce :
« La conscience publique est juge de tout. Il y a une puissance dans un peuple assemblé. Un public ignorant vaut un homme de génie. Pourquoi ? Parce que le génie devine le secret de la conscience publique. La conscience, savoir avec, semble collective » ; et, dans le même temps : « L’homme de pensée ne doit estimer son œuvre qu’autant qu’elle n’a pas de succès populaire et qu’il a conscience qu’elle est en avant des pas de la foule ». Ce n’est pas une contradiction : cette polarité est la loi même du sacerdoce poétique tel qu’il le conçoit, à la fois réservé et fécond. Comment celui qui est en avant ne serait-il pas isolé, même s’il se sait suivi à distance ? La conciliation se fait dans l’histoire et selon une marche où la foule, en méconnaissant la leçon d’aujourd’hui, s’ouvre à celle d’hier.Ainsi l’idée du sacerdoce poétique, qui devait osciller, à travers les crises du XIXe siècle, entre l’élan et le retrait, a trouvé chez Vigny, dès les premières années de sa carrière, une définition pour ainsi dire permanente et répondant d’avance à toute vicissitude. Le gentilhomme amer, métamorphosé pour survivre en héraut pensant du progrès, a protégé mieux qu’un autre le type sacerdotal du Poète contre l’entraînement des circonstances et leur reflux. Sa formule austère, un peu grise, a moins frappé que d’autres : c’est pourtant celle qui défiait le mieux les conjonctures nécessairement variables de la société qui naissait alors. Il y a, à la fois, dans Vigny, un poète agissant et un poète en exil, un Hugo et un Baudelaire, mais la rigueur de sa réflexion sur la condition poétique excluait qu’il eût l’éclat ni de l’un ni de l’autre. -
[12]
Cité par Antoine Compagnon, Les cinq paradoxes de la modernité, Paris, Seuil, 1990, p. 28.
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[13]
Cesar Graña, Bohemian versus Bourgeois, op. cit., p. 121.
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[14]
Nous empruntons la formule à Antoine Compagnon, dont voici l’analyse :
La modernité, comprise comme sens du présent, annule tout rapport avec le passé, conçu simplement comme succession de modernités singulières, sans utilité pour discerner le « caractère de la beauté présente ». L’imagination étant la faculté qui rend sensible au présent, elle suppose l’oubli du passé et l’assentiment à l’immédiateté. La modernité est ainsi conscience du présent comme présent, sans passé ni futur ; elle est en rapport avec l’éternité seule. C’est en ce sens que la modernité, refusant le confort ou le leurre du temps historique, représente un choix héroïque. Au mouvement perpétuel et irrésistible d’une modernité esclave du temps, et se dévorant elle-même, à la désuétude de la nouveauté sans cesse renouvelée et niant la nouveauté d’hier, Baudelaire oppose l’éternel et l’intemporel. Ni l’ancien, ni le classique ni le romantique, qui ont été tour à tour vidés de substance. La modernité tient à la reconnaissance de la double nature du beau, c’est-à-dire aussi de la double nature de l’homme. Antoine Compagnon, Les cinq paradoxes de la modernité, op. cit., pp. 30-31. -
[15]
Theodor W. Adorno, Introduction à la sociologie de la musique, trad. française, Genève, Éditions Contrechamps, 1994, p. 180.
-
[16]
Raymonde Moulin, « De l’artisan au professionnel : l’artiste », Sociologie du Travail, 1983, t. 4, repris in Raymonde Moulin, De la valeur de l’art, Paris, Flammarion, 1995, p. 94.
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[17]
Vincent Descombes, Proust. Philosophie du roman, Paris, Minuit, 1987.
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[18]
Le développement consacré par Vincent Descombes à Charles Baudelaire doit être largement cité : Baudelaire voit (…) qu’il est plus difficile d’être un artiste heureux aujourd’hui qu’hier. (…) Autrefois, il y avait un style collectif, ce qui veut dire un style qui est la propriété d’un groupe (d’une « école », et par-delà les écoles, d’une société). (…) Dans un tel régime de l’art, les individus moins originaux trouvent leur « juste » place dans une fonction seconde : « obéissant à la règle d’un chef puissant et l’aidant dans tous ses travaux » (Baudelaire, Salon de 1846). Personne n’est en effet tenu de se montrer original. Nous avons entre temps changé de régime. Dans le régime post-révolutionnaire de l’art, le style collectif est non seulement absent de fait, mais exclu par principe. Il ne doit surtout pas y avoir un même style pour tous. Tout programme d’un « retour à l’ordre » (…) est aussitôt repéré, et fort justement, comme une usurpation tyrannique. Au nom de quoi certains individus imposeraient-ils leurs préférences stylistiques à d’autres individus ? Au nom de quoi déclare-t-on close l’époque des expérimentations et des inventions ? Or, Baudelaire nous demande de considérer l’autre face de la modernité, le prix à payer pour que soit glorifié l’individu. « L’individualité – cette petite propriété – a mangé l’originalité collective » (Ibidem)…. Dans un régime holiste de l’art, l’originalité des solutions trouvées aux problèmes artistiques est collective. Dans un régime individualiste, chacun est tenu d’offrir une solution inédite à des problèmes toujours plus difficiles en raison de la « division infinie du territoire de l’art ». Baudelaire voit que la glorification de l’individu engendre, pour le plus grand nombre, le « doute », la « pauvreté d’invention ». La plupart des gens sont en fait incapables de faire preuve d’une originalité personnelle. Il leur faut alors se contenter d’une originalité empruntée. En l’absence d’un puissant style collectif, le destin de la plupart des artistes sera l’imitation impuissante. Ils seront les « singes de l’art ». Au lieu de subir la domination légitime d’un maître dans une école, les singes de l’art subissent la domination révoltante d’une personnalité plus puissante. Vincent Descombes, Proust…, op. cit., pp. 142-143.
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[19]
Cf. Sherwin Rosen, « The Economics of Superstars », American Economic Review, 1981, n° 75, pp. 845-858.
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[20]
Charles Taylor, Le Malaise de la modernité, trad. fr., Paris, Cerf, 1994, passim.
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[21]
Charles Taylor, Les Sources du moi, trad. fr., Paris, Seuil, 1998, chap. 21.
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[22]
Charles Taylor, Le Malaise de la modernité, op. cit., pp. 69-70.
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[23]
Antoine Compagnon, Les Paradoxes de la modernité, op. cit., pp. 48-49.
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[24]
Diana Crane, The Transformation of the Avant-Garde, Chicago, The University of Chicago Press, 1987.
-
[25]
Daniel Bell, Les Contradictions culturelles du capitalisme, trad. fr., Paris, PUF, 1979.
-
[26]
Karl Marx, cité in Daniel Bell, Les Contradictions culturelles du capitalisme, op. cit., p. 27.
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[27]
Pierre-Michel Menger, « Durkheim et la question de l’art », in Jean-Louis Fabiani dir., Mélanges en l’honneur de Jean-Claude Passeron, Paris, L’Harmattan, à paraître.
-
[28]
Daniel Bell, Les Contradictions culturelle du capitalisme, op. cit., p. 90.
-
[29]
Il serait éclairant d’explorer la postérité du schème d’analyse qui dote « le capitalisme » de la capacité d’absorber, de digérer, puis de mettre hors d’usage, après en avoir tiré le meilleur parti, toutes les formes de contestation de sa puissance et son ordre impérial.
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[30]
Cf. Pierre-Michel Menger, « Culture », in Dictionnaire des Politiques Culturelles, à paraître aux Éditions Larousse.
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[31]
Philippe Urfalino, « Les politiques culturelles : mécénat caché et académies invisibles » L’Année sociologique, 1989, n° XXXIX, pp. 100-101.
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[32]
Raymonde Moulin, L’Artiste, l’institution et le marché, Paris, Flammarion, 1992.
-
[33]
Le balancement caractéristique de l’appréciation relative peut être résumé ainsi : conformément au raisonnement présenté dans la première partie de cet article, il est logique de constater que sans intervention publique, des domaines entiers de la création et de la diffusion, et tout particulièrement ceux qui bénéficient du prestige le plus élevé, auraient disparu. Mais ces domaines n’ont connu qu’un élargissement marginal de leur assise sociale, et les modifications observées concernent surtout les redistributions qui, dans les préférences de consommation des publics caractéristiques de la culture savante, peuvent favoriser l’innovation.
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[34]
Cf. Kevin V. Mulcahy, Richard C. Swaim (dir.). Public Policy and the Arts, Boulder, Westview Press, 1982.
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[35]
Nous ne pouvons pas engager ici l’analyse de cette forme de dépassement par révocation de l’idée de dépassement qu’est le principe, ou la famille des idéologèmes, de la post-modernité. Une discussion lucide, mais non dépourvue d’apories, a été engagée par Richard Shusterman (cf. notamment L’Art à l’état vif, trad. française, Paris, Minuit, 1991) pour déterminer comment produire une esthétique socialement progressiste en révoquant les hiérarchies traditionnelles entre culture savante et culture populaire, sans sombrer dans le populisme : la post-modernité y apparaît comme un levier historique permettant d’accréditer l’évanouissement de la conception de l’art comme sphère autonome, ou toujours davantage autonomisée. Mais la proposition de hiérarchiser la sphère même de l’art populaire pour y faire le tri entre le bon grain et l’ivraie et renforcer corrélativement la valeur d’une esthétique populaire réintroduit une normativité dont le fondement est soit contradictoire avec l’intention de déhiérarchisation soit arrimé à un fonctionnalisme problématique et en dernière analyse intenable.
1Deux conceptions de la culture ont progressivement prévalu depuis deux siècles : l’une est universaliste et a été forgée au XVIIIe siècle, par la philosophie des Lumières. L’autre est différentialiste et s’est affirmée au XIXe siècle, dans la postérité de Rousseau et de Herder. Dans la première conception, la culture, ses réalisations ordinaires et ses œuvres prestigieuses, ses avancées et sa diffusion extensive révèlent le pouvoir émancipateur de l’organisation rationnelle d’une société dans sa quête d’une autonomie croissante à l’égard des limites imposées par la nature, ses aléas et ses ressources rares : ce pouvoir s’incarne dans tous les ordres de création, artistique, scientifique, spirituel, symbolique, politique, et les progrès accomplis par la culture orientent l’instauration d’un système social collectivement libérateur. Dans la seconde conception, c’est l’intériorité et le développement spirituel des individus qui est mis en avant, contre l’influence corruptrice des sociétés occupées à étendre l’espace du calculable et du négociable et à enfermer le développement humain dans le cercle infernal des besoins sans cesse plus nombreux et des cycles de production-consommation sans cesse raccourcis et renouvelés. Préparée par la conception rousseauiste des rapports entre nature, culture et société, la révolution romantique a associé étroitement la culture à la religion, à l’art, aux valeurs morales de l’intercompréhension, à la voix intérieure de la conscience et à l’expressivité individuelle plutôt qu’aux pouvoirs de la société civilisatrice. La préséance va à la diversité des incarnations culturelles, et les fondements ultimes des différences sont la personnalité singulière de chacun, avec la totalité de ses capacités créatrices, et la configuration particulière de chaque groupe dont les membres partagent de durables expériences communes.
2L’art et son pouvoir social et politique et ses principes de renouvellement sont conçus différemment dans ces deux systèmes de représentation et d’interprétation. Dans un cas, l’universalité d’une culture et la convergence des évaluations sur un ensemble restreint d’œuvres unanimement admirées sont des grandeurs hautement positives ; l’art est susceptible de progrès cumulatifs, tout comme la civilisation dont il est l’une des incarnations symboliques les plus fortes ; la création a une valeur socialement émancipatrice, quand bien même elle ne serait d’abord comprise et goûtée que d’une élite. Dans l’autre cas, c’est un relativisme « différentialiste » qui prévaut : les expressions artistiques sont plurielles, leur hiérarchisation fait violence aux différences particularisantes qui dotent d’une cohérence et d’une autonomie d’existence et d’évaluation les réalisations issues de groupes distincts, que les paramètres des distinctions soient d’ordre social, spatial (pays, région, ville, quartier), ethnique, confessionnel, ou linguistique – ces facteurs de différenciation étant, d’évidence, combinables. L’artiste manifeste une disposition générique de créativité, et ni les arts entre eux ni les relations entre producteurs et consommateurs d’art ne se laissent classer autrement que selon leur teneur partagée en inventivité ; le mouvement de l’art est celui du changement et de la modernité, plutôt que du progrès.
3Pourtant, dans les deux conceptions, universaliste et relativiste, de la culture et de l’art, la relation entre l’artiste et le public est problématique. D’un côté, l’adhésion unanime aux arts et aux valeurs artistiques consacrés est un postulat dont la réalité sociale des préférences et des pratiques s’éloigne notablement. Et l’artiste érigé en novateur peut devancer à ce point le public qu’il distendra plus encore la vocation socialement et/ou politiquement émancipatrice de l’art dont il est pourtant supposé être le héros. De l’autre côté, la créativité est une disposition générique, mais les échelles de la réussite artistique distinguent et classent les artistes les plus créatifs, et le marché s’y entend admirablement pour attirer et trier les talents en grand nombre, au long de cycles de plus en plus brefs d’engouement.
Notre analyse cherche à montrer comment l’action culturelle publique fait droit à ces conceptions divergentes et aux dilemmes qui caractérisent chacune. Nous partons d’une caractérisation simple des fonctions de la politique culturelle, en nous situant successivement sur les deux versants de la demande (objet de démocratisation) et de l’offre (objet de soutien). L’une des justifications de l’action publique est aussi l’une de ses apories : c’est l’écart entre l’artiste novateur et la collectivité. Cet écart peut faire l’objet, soit d’une défense « aristocratisante » et pessimiste (la modernité baudelairienne), soit d’une rationalisation politico-esthétique (le principe d’avant-garde), mais pose dans les deux cas la question de la convergence ou de la divergence entre dynamique de création et dynamique de consommation. Cet écart met en évidence l’un des paradoxes constants de l’identification de l’innovation avec l’émancipation socialement et politiquement progressiste : ce sont les élites sociales qui fournissent les soutiens les plus constants à l’audace artistique, alors même que le mouvement en art a pour socle idéologique et politique l’opposition à la domination bourgeoise. Nous faisons progressivement émerger la dualité de la valeur d’originalité en art – héroïsme aristocratique du novateur frondeur ou individualisme démocratique de l’artiste expressif – et nous montrons comment cette dualité a été assimilée par la politique culturelle, au prix d’une superposition des deux conceptions de la culture dégagées plus haut.
L’universalité des valeurs artistiques et les inégalités de consommation culturelle
4Le système d’action qu’ont progressivement forgé les politiques culturelles publiques des sociétés démocratiques a pour foyer quatre objectifs majeurs : entretenir le patrimoine, former les professionnels et les praticiens amateurs des arts, soutenir la production artistique et démocratiser la consommation culturelle – socialement et géographiquement – en convoyant les œuvres vers les publics les plus divers, en inventant de nouvelles modalités d’accès aux œuvres et en élargissant la définition même de la culture qu’il s’agit de promouvoir et de diffuser par l’animation culturelle. Or, les deux impératifs qui ont le champ d’application le plus vaste – le soutien à la création artistique, l’exigence de démocratisation de la consommation des biens et services culturels – paraissent enracinés dans deux représentations opposées des relations entre l’artiste et le corps social.
5Le principe de démocratisation culturelle est unanimiste : il est construit sur la représentation d’un corps social unifié et sur l’idéal d’un accès plus égal à un ensemble d’œuvres unanimement admirées, à un patrimoine commun des créations de l’esprit.
6La version la plus simple de cette conception unanimiste peut être trouvée dans l’argumentaire de légitimation d’un service public de la culture, qui justifie la soustraction d’une partie importante de l’offre culturelle aux lois du marché.
7De quel constat exact part-on ? Toute une partie de l’offre culturelle a une audience réelle étroite, essentiellement recrutée dans les classes supérieures de la société : c’est précisément la partie de l’offre qui a la plus haute valeur artistique, selon les canons esthétiques dominants aujourd’hui (théâtre classique et contemporain, peinture, musique classique, opéra, ballet) et c’est aussi le secteur de la production et de la diffusion culturelles qui a un coût d’entretien si élevé que sa survie ne paraît pouvoir être assurée que moyennant un soutien massif par la collectivité publique. Face à la contradiction qui frappe de plein fouet le sentiment démocratique d’équité – beaucoup d’argent public consacré aux loisirs culturels d’une minorité sociale – il existe une critique amplificatrice, et deux lignes d’argumentation défensive.
Le test du marché comme révélateur ?
8La critique amplificatrice [1] assène le principe de la souveraineté du marché, qui prescrit que les actuels consommateurs soient les seuls payeurs. C’est appliquer le test de la viabilité marchande : seuls doivent être produits et diffusés les biens et les services dont les consommateurs sont prêts à payer le prix et dont ils permettront la production aussi longtemps qu’ils choisiront de leur réserver une place suffisante dans leurs dépenses. Pourquoi maintenir en vie et à si grands frais des institutions dont l’impuissance à s’autofinancer peut suggérer qu’il s’agirait de domaines d’activités économiquement obsolètes auxquels des substituts pourraient être inventés ? Ce genre de raisonnement, s’il était mis en application, détruirait brutalement l’immense majorité des institutions culturelles et ferait rapidement disparaître du marché du travail l’essentiel de la population des artistes professionnels car les tarifs des spectacles, s’ils étaient établis sans subvention, deviendraient prohibitifs. Et alors de deux choses l’une : ou bien les arts disparaissent sous la forme que nous leur connaissons, ou bien ils méritent d’être entretenus et enrichis, et il faut le justifier.
9De telles considérations peuvent, du reste, nourrir aussi une critique de gauche de l’action culturelle publique dans ce que celle-ci aurait de culturellement et socialement conservateur – toute politique culturelle patrimonialisante l’est inévitablement. Car l’argument de la rationalité marchande, qui est inspiré d’une philosophie politique directement opposée à celle du volontarisme public, a une brutalité réductrice qui peut aisément se confondre avec l’argumentaire pourtant idéologiquement opposé, si, comme nous le verrons plus loin, l’évaluation de la légitimité d’une culture se fonde sur l’identité sociale de ceux qui la consomment majoritairement – et l’argument vaut, a fortiori, pour l’évaluation du legs patrimonial des siècles passés, puisqu’il nous vient de sociétés beaucoup plus violemment inégalitaires et antidémocratiques. Ce qui, par une rationalité politique aussi élémentaire que la rationalité marchande, conduirait à recommander de soutenir principalement ou exclusivement les pratiques et les productions issues ou à destination des classes dominées.
L’asymptote de la démocratisation
10Une première contre-argumentation s’oppose à l’assimilation réductrice de l’offre culturelle à l’identité de son étroite base sociale de consommation, voire de production. Maintenir des activités hors du champ d’application du test du marché, c’est rechercher de bonnes raisons de déroger au principe démocratique élémentaire de la souveraineté des citoyens et ici des citoyens consommateurs : la question n’est pas simplement théorique, puisque, dans des pays qui recourent aisément au référendum d’initiative populaire, les choix culturels entrent assez fréquemment dans le cercle de la décision démocratique directe [2]. La culture n’est pas seule en cause : la justice, l’école, le maintien de l’ordre public et la défense nationale devraient-ils être « produits » selon des règles et des critères d’efficacité et d’équité conformes à une logique marchande ? Et si, au contraire, le principe du service public dans l’intérêt général doit s’imposer, quelle tolérance à l’inégalité d’accès et de consommation des services délivrés est légitimable ?
11Deux arguments jouent ici un rôle décisif. Le premier met enjeu la distinction entre souveraineté formelle et souveraineté réelle du consommateur : si l’on décrit le test du marché comme une élection dans laquelle le consommateur peut, par les dépenses qu’il fait, contribuer à décider quels biens doivent être produits et en quelle quantité, il est aisé d’apercevoir que tous les votes ne pèsent pas le même poids et que les consommateurs les plus dotés ont sur le cours des choses une influence plus forte.
12L’acteur public doit, pour améliorer les conditions dans lesquelles se fait l’élection marchande, agir sur les facteurs d’inégalité dans la consommation des biens et services considérés. Corriger les déséquilibres et inégalités géographiques est une première mission : point de consommation s’il n’y a pas d’équipements et de ressources humaines correspondantes. Deuxième facteur d’inégalité dans la consommation des biens, le niveau d’éducation dont toutes les enquêtes de sociologie culturelle ont établi combien il est fortement corrélé avec la consommation artistique, son intensité, sa variété et son audace. Enfin, l’inégalité des ressources individuelles et des budgets loisirs des ménages motive les politiques de tarification des établissements culturels qui maintiennent le prix moyen des entrées à un niveau acceptable, en élargissant la gamme des prix, en ouvrant vers le bas l’éventail des tarifs, et en pratiquant une discrimination positive qui peut aller jusqu’à la gratuité pour certaines catégories de publics ou certains jours. L’inquiétude égalitaire sera à peu près apaisée par l’hypothèse sommaire selon laquelle, à prix moyen des entrées suffisamment contrôlé, la diversité sociale du public culturel croît avec la fréquentation des établissements, grâce à l’augmentation de la capacité d’accueil et à la diversification des tactiques de recrutement et de familiarisation de publics nouveaux, etc.
13La relation entre croissance du volume de fréquentation et diversification de sa composition sociale est pourtant loin d’être linéaire. Les enquêtes de consommation culturelle montrent qu’un des grands clivages entre les consommateurs culturels est l’intensité de leur fréquentation des établissements artistiques : il existe une minorité de très gros consommateurs qui fréquentent très souvent le théâtre, l’opéra ou le concert et que la simple statistique des flux de fréquentation, des taux de remplissage des salles ou des ventes de billets ne permet pas d’isoler, puisque cette statistique tend à entretenir la confusion entre le nombre de spectateurs comptés et le nombre d’individus différents dénombrables.
14L’hypothèse d’une réduction prévisible, mais lente, des inégalités devant la culture savante est, au demeurant, prise en tenaille entre deux objections de nature fort différente.
Cette hypothèse apparaît trop statique, car elle ne prend pas en compte l’évolution de l’environnement social et culturel et de la diversité croissante d’offre potentiellement ou réellement concurrente de l’offre culturelle soutenue par l’action publique. Les mesures de l’efficacité de la politique culturelle sont divergentes : si la fréquentation du patrimoine muséal et des expositions d’art a, par exemple, progressé en France, dans les deux dernières décennies, celle des concerts classiques (musique du passé et musique du présent) est demeurée quasi stagnante. La pratique de la lecture fournit un exemple spectaculairement ambivalent d’une évolution moins positive que ne peut le laisser croire un examen superficiel des tendances mesurées : selon la formule paradoxale des auteurs d’une excellente analyse de la relative désaffection à l’égard du livre, « la France lit plus mais les Français lisent moins » [3]. Ce qui se comprend de deux manières. D’une part, entre 1967 et 1987 (dates des deux dernières enquêtes Loisirs de l’Insee) les Français sont plus nombreux à lire, mais ils lisent en moyenne moins de livres, le déficit venant essentiellement de la moindre intensité de pratique des lecteurs réguliers (i.e. lisant au moins un livre par mois), comme l’indique le léger rétrécissement de ce groupe dans la population française. D’autre part, l’évolution nominale des taux de pratique de la lecture, positive si l’on retient la proportion des individus ayant lu au moins un livre dans les douze mois précédant l’enquête, doit être corrigée des effets des transformations sociales agissant sur la propension à l’investissement culturel : en adoptant l’équivalent d’une mesure en termes réels, la perspective change alors de signe. À l’instar des déflateurs qui corrigent la mesure en monnaie courante des dépenses de consommation, pour tenir compte de l’évolution spécifique des prix relatifs des différentes catégories de biens consommés, on peut en effet chercher à mesurer l’évolution du niveau des pratiques de lecture en tenant compte du facteur identifié comme principalement responsable du goût de la lecture, soit le niveau d’instruction. Dès lors, ce qui apparaissait dans les données brutes comme une progression du lectorat (défini au seuil minimal de consommation de l’écrit) masque une baisse, étant donnée l’augmentation du niveau d’études de la population sur vingt ans.
Et l’on pourrait généraliser le principe de cette mesure à tous les secteurs de la consommation culturelle qui sont fortement dépendants du niveau d’éducation des individus : la fréquentation de la culture savante a-t-elle tiré un plein bénéfice de la croissance spectaculaire du niveau de scolarisation des trente dernières années ? Et si des limites apparaissent, comme pour la lecture, la question est triple :
- le niveau d’éducation est-il demeuré un bon prédicteur de l’appétence culturelle, ou faut-il le situer dans un ensemble devenu beaucoup plus vaste et complexe de facteurs, même si c’est lui qui apparaît le plus discriminant ?
- Comment modéliser la concurrence entre loisirs, eu égard à la répartition du temps (individuel, familial, social) et des investissements de diverses espèces à allouer à une offre culturelle plus abondante et plus diversifiée et compte tenu de l’influence, que nous dirons de formatage, que les contenus et les rythmes de consommation propres au loisir dominant, la télévision, peuvent imposer ?
- Peut-on, à rebours de l’analyse dépréciative, mesurer les effets négatifs ou dévastateurs qu’aurait eus une action publique moins dynamique ?
Le bénéfice collectif des bonnes affaires culturelles
15Une seconde ligne d’argumentation consiste à récuser l’assimilation simple, économique ou politique, entre la valeur – sociale ou économique – de la culture et les intérêts de ceux qui en sont les consommateurs majoritaires et donc les plus influents, au nom de l’ensemble des apports indirects qui vont à la collectivité tout entière ou, au minimum, à d’autres groupes que les consommateurs directs. L’économie des politiques culturelles qualifie ainsi les arts de biens mixtes ou quasi publics : ils procurent certes à ceux qui les consomment des satisfactions directes qui n’appartiennent qu’à eux et pour lesquelles ceux-ci sont prêts à payer, mais au-delà de ces gratifications directes, réservées à un petit nombre, la production subventionnée de la culture offre aussi à la communauté sociale tout entière des bénéfices indirects qui justifient leur mise à l’abri des pures règles du marché. C’est le prestige que procure à un pays, à une capitale, aux régions et villes, voire à des bourgades la qualité et la densité de leurs activités culturelles permanentes ou saisonnières. Ce sont, corrélativement, les bénéfices économiques indirects procurés par l’épanouissement des activités artistiques : les enquêtes sur les « retombées » des investissements culturels cherchent toutes à mesurer comment l’offre culturelle contribue à la vitalité de la cité en attirant touristes et consommateurs, en favorisant l’implantation d’entreprises, en faisant bénéficier la cité des effets économiques d’agglomération des activités tertiaires à fort potentiel d’innovation. Les entreprises artistiques sont elles-mêmes, directement et indirectement, pourvoyeuses d’emplois. Les dépenses artistiques, celles des employeurs et des consommateurs, bénéficient à la ville et à sa région à travers des effets directs et multiplicateurs sur les activités économiques et commerciales locales. Bénéfices touristiques, essor de l’activité économique environnante, créations d’emplois liés à cet essor sont autant de variations sur le thème de la réconciliation de l’art et de l’économie qui ont fait contrepoint au développement de l’État – providence culturel. Par ailleurs, les divers types d’art sont interdépendants et se soutiennent mutuellement, à travers les opportunités partagées de formation et de travail et le développement d’une consommation cumulative de la part des publics des divers segments de l’offre artistique. Enfin, les générations futures tireront profit du soin que la collectivité publique met à ne pas laisser dépérir son patrimoine artistique ni les créateurs et les personnels artistiques appelés à entretenir et renouveler les mondes artistiques.
16Ce dernier argument vaut spécialement pour les catégories de créations dont l’histoire nous a appris qu’elles requéraient le long terme pour être reconnues et appréciées. La prise en considération de ce délai, de ce décalage structurel entre ce type d’offre et la demande, non encore constituée, conduit à légitimer la distinction que peut opérer la politique publique entre l’aide à la culture savante et le traitement des productions plus populaires, ancrées dans le marché. Les secondes ont pour horizon explicite le court terme, elles sont éphémères et sans cesse renouvelées : leur mode d’existence économique suppose que les consommateurs soient immédiatement responsables de leur entretien et de leur évolution. À l’inverse, dans la production savante, le risque que prend l’artiste qui ne s’adresse pas à une demande largement constituée a pour corrélat l’incertitude du jugement qui sera porté ultérieurement sur la valeur de l’œuvre : sans la socialisation de ce risque par le mécénat public, l’activité créatrice serait menacée de disparition ou au moins de sous-développement, et les générations futures fondées à questionner leurs pères. On connaît la force de cette intimidation qui fait valoir le risque de la mise à mort d’un génie auquel l’avenir pourrait bien rendre justice. L’incertitude sur les valeurs artistiques qui seront consacrées est assez grande pour que la pente logique d’une politique culturelle développée soit le soutien à des formes de création systématiquement innovatrices.
De proche en proche, c’est bien l’identification rétrécissante de la sphère culturelle à ses producteurs, ses personnels et ses consommateurs immédiatement identifiables qui est relativisée. L’argumentaire justificateur de la politique culturelle construit une universalité de la valeur culturelle par addition des publics concernés directement et indirectement et par élargissement de l’horizon temporel : il s’agit de recomposer, par l’argumentation plus que par le postulat qui est manifestement trompeur quand il est présenté comme une vérité révélée, le dogme de l’universalité du plaisir esthétique et de la transcendance de la création artistique, passée ou présente, par-delà les conditions socio-historiques de la production des œuvres. Ce qui revient à sophistiquer le paradoxe qui embarrassait déjà Marx dans la contemplation des beautés de l’art grec, éternelles et pourtant filles de l’Histoire.
L’avant-garde artistique et l’opposition à l’ordre bourgeois
17Examinons à présent le problème depuis l’autre rive, celle de la sphère artistique proprement dite.
18Progrès artistique et progrès social peuvent-ils avoir partie liée ? L’explication traditionnelle d’une histoire sociale de l’art totalisante, telle qu’elle a eu cours, notamment dans le sillage de Hauser [4], consistait à mettre en relation le système marchand d’organisation de la vie artistique qui s’est progressivement imposé au XIXe siècle et le mouvement de politisation de l’art novateur. Le chaînon clé est la dynamique d’innovation.
19Le schème du progrès systématique des arts passe en effet pour avoir constitué le vecteur de la politisation de la sphère artistique. La concurrence entre les artistes d’une même génération, et les rapports entre les générations d’artistes s’expriment par des ruptures successives, les innovations stylistiques sont ordonnées selon leur contribution à l’évolution des ressources formelles de chaque art. Le système marchand confère à la compétition par l’innovation esthétique ses principes de gravitation : l’idée d’avant-garde suggère l’opposition entre une production audacieuse qui précède la demande publique, et une production conservatrice et mercenaire qui satisfait immédiatement cette demande. Du même coup, l’art comme son destinataire, le public, cessent d’être des totalités homogènes : un art authentiquement novateur doit contribuer à ruiner le pouvoir et la morale de la bourgeoisie conformiste, et à émanciper les classes dominées. Mais deux voies sont ouvertes : soit l’artiste demeure en avant, dans sa sphère, et ses audaces sont présumées constituer un levier essentiel dans la lutte contre les valeurs bourgeoises, quitte à demeurer incomprises de tous pendant longtemps ; soit l’artiste se met au service des forces sociales œuvrant pour le renversement politique des partis bourgeois, mais risque bien d’y perdre son autonomie.
20Les idéologies avant-gardistes qui se sont succédé depuis le XIXe siècle dans les arts européens semblent avoir proposé deux types de réponse : soit la politisation des arts, soit le ralliement du peuple aux audaces des arts savants. Les entreprises artistiques les plus radicalement politiques, qui furent aussi les moins nombreuses, avaient pour programme d’associer directement la production artistique à sa fonction politique, de mettre l’art novateur en résonance avec les transformations sociales et politiques, pour constituer une culture authentiquement révolutionnaire et prolétarienne : l’écrasement des avant-gardes futuriste et formaliste dans la Russie d’après Lénine, après l’élan initial qui devait sceller l’alliance de l’audace esthétique et du mouvement politique le plus radical, est l’exemple d’une tentative aussi saisissante que brève. Le sort du mouvement de la littérature prolétarienne en France dans les années 1920 et 1930 signalait les apories politiques de ces tentatives : si, conformément à ce programme artistico-politique, la valeur des œuvres se mesurait à leur pouvoir d’instruire et de mobiliser les classes sociales les plus démunies culturellement, l’impuissance des artistes ainsi engagés à élever par l’art la conscience révolutionnaire du peuple condamnait cette conception fonctionnelle, hétéronome, de l’art comme outil politique. Lorqu’en France, le Parti communiste, dans les années 1930, rechercha des alliances au-delà de la classe ouvrière, au nom de l’intérêt national et de la lutte antifasciste, le projet d’édification d’une culture anti-bourgeoise perdit en importance et en crédit [5]. Les encouragements du Parti communiste à produire une littérature et une peinture réalistes-socialistes ont certes pu connaître des regains, comme dans la conjoncture de la guerre froide et sous l’influence du PCUS soviétique, dans les années 1950, mais dans la double tradition, guesdiste et jauressiste, à laquelle s’est nourri le débat sur la contribution de l’art à la lutte politique révolutionnaire, la ligne d’une culture prolétarienne a rencontré trop d’opposants, et trop d’obstacles, à commencer par celui de l’exaltation du patrimoine culturel national, pour susciter plus que des conflits intestins [6].
21De fait, c’est en majorité au plus loin de la culture populaire que se sont organisés la quasi-totalité des mouvements artistiques d’avant-garde : du surréalisme aux intellectuels parisiens maoïstes des années 1970, en passant par Bataille ou Dubuffet, les artistes qui ont promu une forme de gauchisme culturel se battaient sur deux fronts, pour manifester la force révolutionnaire de l’art : en critiquant ce qu’ils désignaient comme le bloc de la production artistique traditionnelle ou académique, tranquillement assurée de rallier le goût majoritaire, et en dénonçant les régressions aliénantes de la production la plus populaire. L’argument d’une affinité « socio-logique » entre combat artistique et combat politique est bâti sur le syllogisme suivant :
- l’art correspondant au goût majoritaire est par essence conservateur et conformiste, défenseur d’un ordre établi des valeurs et d’une vision stable du monde ;
- la domination des classes dirigeantes s’étend à la sphère culturelle, où, par le jeu des lois du marché, la bourgeoisie, qui constitue la demande la plus importante et la plus influente, est en mesure d’imposer son goût et de gouverner la production artistique ;
- combattre, dans la sphère proprement artistique, le conservatisme esthétique et l’inertie de la tradition, c’est lutter contre le gouvernement des arts par la classe bourgeoise, grâce au pouvoir critique de la nouveauté radicale. Contrairement à un art prolétarien, l’avant-gardisme savant rejoint l’émancipation politique du peuple sans renoncer à son autonomie.
Mais cette autoproclamation politique de l’art d’avant-garde s’est heurtée à un paradoxe constant : c’est dans les classes supérieures que s’est toujours manifesté l’intérêt le plus vif pour l’innovation esthétique, jusque dans ses formes les plus radicales. Les créateurs les plus conscients des antinomies de la philosophie avant-gardiste pouvaient certes s’employer à différencier les élites, et opposer le bourgeois d’esprit boutiquier et étroitement utilitariste aux fractions cultivées, mais c’était, d’une part, s’engager sur la voie d’une partition restrictive du public partenaire des créateurs novateurs, à rebours d’un idéal universaliste, et, d’autre part, déboucher sur la formule d’un aristocratisme esthétique qu’il n’était pas aisé de faire passer pour une solution d’émancipation sociale. D’où le dilemme de la politisation des arts : le syllogisme de la politisation indirecte ne voue-t-il pas les créateurs à une autosatisfaction autistique ? N’est-il pas du reste construit sur une représentation de l’art et du principe d’autonomie de la sphère artistique qui ne serait qu’une idéalisation discutable de l’historicité de la création ?
Il faut ici revenir aux origines communes de la conception évolutionniste de l’art comme activité modernisable ou téléologisable et de la contribution de l’art à l’émancipation politique : c’est dans la notion d’avant-garde, et dans la valeur de l’avant-gardisme que peut être trouvée l’équation paradoxale de la politisation par autonomisation de l’art.
L’artiste, le progrès et le mouvement : entre modernité et avant-garde
23Quelle est l’origine du principe avant-gardiste ? Au début du XIXe siècle, l’art occupe une situation nouvelle dans certaines des philosophies les plus influentes du progrès social : Henri de Saint-Simon, dans sa division de la société en classes, attribue ainsi la primauté aux artistes et hommes d’idées, aux savants et ingénieurs, et aux entrepreneurs. La conception de la puissance sociale de l’art se cristallise dans l’application de la notion militaire d’avant-garde : Poggioli [7], dans son analyse de l’histoire et des significations du phénomène artistique de l’avant-garde, ne prétend pas assigner à cette application une origine précise, mais décèle dans De la mission de l’art et du rôle des artistes, un texte de 1845 de Laverdant, disciple resté obscur de Charles Fourier, l’usage peut-être premier de la métaphore militaire. L’art est, dans ce contexte idéologique précis, clairement subordonné à des idéaux politiques, et la valeur d’avant-garde ne concerne en rien la dynamique interne de la sphère artistique proprement dite. Les indices que donne Poggioli de cette vocation strictement politique de la notion concordent : avant les années 1870, il n’y a aucune extrapolation proprement esthétique de la notion, il y tout simplement disjonction.
24Assigner un rôle politique à l’art en le rangeant sous la bannière saint-simonienne de l’avant-garde n’impliquait nullement, en effet, que l’art fût, dans son ordre propre, novateur ou révolutionnaire : l’art engagé des saint-simoniens et des fouriéristes, loin d’être esthétiquement avancé, se cantonne le plus souvent dans un académisme routinier, s’il faut le juger à l’aune des seuls principes esthétiques. Symétriquement, l’innovation esthétique n’impliquait nullement l’audace politiquement révolutionnaire.
25Selon l’hypothèse de Poggioli, l’emploi de la notion d’avant-garde a bien deux profils, qui sont apparus successivement, avant de s’entrelacer et de dessiner les multiples figures historiques d’une permanente ambivalence. L’insurrection de la Commune et l’immédiate postérité politique de celle-ci ont eu une importance considérable dans cette mise en relation des deux argumentaires de l’avant-gardisme : l’œuvre et l’action des écrivains naturalistes, d’une part, et la portée symbolique de l’engagement de Rimbaud dans la Commune, d’autre part, ont scellé l’alliance directe entre la gauche et l’extrême-gauche politiques et certaines personnalités ou courants artistiques novateurs. Mais pour peu d’années, du moins sous la forme attendue d’une liaison explicite et systématique, comme celle qui s’incarna dans les colonnes de La Revue Indépendante, dans les années 1880, principalement avec le courant naturaliste en littérature et avec les premières positions du mouvement néo-impressionniste en peinture. Quand les dimensions politique et artistique de l’avant-gardisme cessèrent de fusionner, la notion demeura d’usage constant dans les arts, jusqu’à se diluer dans l’espace artistique international à la manière d’une valeur en vogue, mais elle fut d’emploi moins systématique et moins exclusif dans la sphère politique. Ce qui, loin de simplifier le jeu de l’art et du politique, confère toute sa dynamique et sa complexité à l’évolution des relations entre les mouvements artistiques d’avant-garde et l’engagement politique. Car les valeurs dont se chargent l’avant-gardisme artistique ne se transcrivent pas ipso facto en messianisme politiquement révolutionnaire [8].
26De fait, la posture anti-bourgeoise de nombre d’écrivains et d’artistes, dans la première moitié du XIXe siècle, en disait plus long sur leur conception de l’art et sur les paradoxes auxquels leur condition est exposée en régime de marché que sur une logique d’affrontement politique clairement dessinée.
27Dans un ouvrage pionnier, plus souvent utilisé que cité, Graña [9] a démêlé les significations de l’imprécation des artistes contre le monde bourgeois, et les ambivalences de leurs prises de position. S’en prendre au matérialisme et au mercantilisme bourgeois, c’est, pour une large part, s’en prendre à l’emprise du marché qui devient alors le système dominant d’organisation de la vie artistique. Une véritable remythologisation de l’acte créateur fait contrepoint à la puissance croissante de l’organisation marchande. L’exaltation du génie créateur impose une dynamique de l’écart et de l’exception : l’activité créatrice est profondément charismatique, et le créateur, tel que le dessine la figure hugolienne du poète inspiré et démiurge, devrait idéalement transformer la société si ses idéaux de justice, de fraternité, d’humanisme et d’accomplissement de soi s’imposaient sans heurts. Mais, remarque Graña (op. cit., p. 55), cette centration sur le Moi charismatique et exemplaire de l’artiste a pour contrepartie d’installer celui-ci dans la distance face à la société toute entière : d’où la double postulation du génie créateur, qui associe la confiance en soi, parfois élevée jusqu’à l’arrogance, avec la crainte de l’incompréhension et de l’impuissance qui peut déboucher sur le mépris et le soupçon et sur la posture de martyr.
28C’est la transposition, dans l’ordre de la représentation sociale et politique, de la double identité de l’art : d’un côté figure l’autonomie du créateur dont le travail expressif est centré sur l’authenticité d’un comportement personnel et n’est mesurable à l’aune d’aucune métrique évaluative ordinaire, puisqu’il doit s’être dépouillé de toute fonction utilitaire ; de l’autre côté, le système de marché impose d’obtenir la reconnaissance du public, de préférence sans que celle-ci soit recherchée servilement, mais sans non plus que puisse jamais être abolie la contrainte de la sanction positive ou négative émise par un public anonyme.
29Bénichou, dans sa trilogie consacrée aux écrivains romantiques et post-romantiques [10], a mis en évidence l’ambivalence des engagements sociaux des écrivains et poètes novateurs en France au XIXe siècle, et les modulations de l’économie idéologique de la double négation du « ni modernité anti-individualiste, ni ralliement pur et simple aux masses ». Dans un premier temps, celui du triomphe du premier Romantisme, la double négation avait trouvé sa solution dans l’héroïsation du Poète : se plaçant en avant de la foule, il demeure génie solitaire, mais il se relie à la conscience collective en éclairant le chemin sur lequel progresser. Dans un deuxième temps, c’est le pessimisme et l’héroïsation inversée, selon la formule de la malédiction expiatoire et rédemptrice, qui organisent la vision désenchantée de la relation entre l’artiste et la société [11].
30Dans la pensée socialiste de l’époque et chez Karl Marx, le pouvoir de la bourgeoisie se sera révélé utile à la marche de l’Histoire, par ce qu’il apporte d’universalisme et d’émancipation à l’égard du monde ancien des ordres et des dominations aristocratiques locales, lorsqu’il aura été dépassé : son pouvoir d’objectiver le monde et de tirer parti des progrès permis par le rationalisme scientifique et technique sera retourné contre lui, pour asseoir la justice sociale. Chez les artistes novateurs, la critique du bourgeois n’entre généralement pas dans un raisonnement directement politique : le monde bourgeois incarne d’abord l’utilitarisme, le moralisme hypocrite, le rationalisme intéressé et calculateur, et un matérialisme omniprésent. Ils lui opposent les caractéristiques de l’égo artistique : anti-rationalisme, force de l’imagination non calculatrice, libre expression de soi hors des limites conventionnelles, idéalisme nourri du culte de l’individu génial donnant son exceptionnalité en exemple de la puissance libératrice des forces créatrices. Suffit-il que le bourgeois incarne celui dans lequel, comme le dit Paul Valéry, « l’artiste découvre et définit son contraire » [12], pour que l’art puisse incarner une puissance de transformation sociale ?
31Charles Baudelaire comme Gustave Flaubert s’en prennent au modernisme industrialisateur et mécaniste et à toutes les forces qui, revendication d’égalité démocratique comprise, promeuvent une société asservie à des espoirs étroitement matérialistes de confort et de bonheur quantifiables. D’où leur détestation des masses et du progrès massificateur, et l’esthétisation de leurs idéaux sociaux : c’est une aristocratie de l’intelligence et de la production créatrice qui constitue le seul rempart concevable à l’invention d’un monde sans qualités. Graña souligne que cette horreur de la masse et du vulgaire, bourgeois en tête, n’a pas de traduction dans une géographie simplement politique des positions idéologiques :
Si Flaubert et Baudelaire n’étaient pas des conservateurs au vrai sens politique du terme, ils n’étaient pas davantage des Machiavels modernes occupés aux subtilités de la domination à la manière de professionnels de la politique. Ils ne s’intéressaient pas à l’usage intentionnel du pouvoir, ni pour mettre en œuvre une idéologie sociale, ni pour asseoir la volonté d’un parti. La fonction du pouvoir, pour eux, était d’entourer l’élite d’un cordon sanitaire qui lui permettrait d’accomplir ses tâches intellectuelles sans être troublée par les masses [13].
33Culte de la singularité, spectacle de l’idiosyncrasie, héroïsation du dandy en super-bohème qui fait de l’affirmation et de l’exhibition de soi les seules réponses à la distance entre l’artiste et le public, l’argumentaire et les techniques de l’aristocratisation de l’écrivain ont une double signification : promouvoir un individualisme non conservateur, qui proteste aristocratiquement contre l’ordre bourgeois et matérialiste, et récuser une philosophie téléologique de l’histoire qui confond la nouveauté ou l’originalité du créateur singulier avec le progrès conçu comme un impératif collectivement accepté de dépassement perpétuel. Des analyses de la posture idéologique de l’art avancé avant 1870 en France, nous voyons ainsi émerger comme la double hélice d’une génétique de la modernité artistique : l’autonomie de l’artiste, comme idéal régulateur, autorise le plein accomplissement du projet créateur, y compris comme instrument de la critique radicale de l’ordre bourgeois, c’est-à-dire utilitaire et éradicateur de singularité ; mais la philosophie temporelle de l’innovation artistique doit pouvoir satisfaire l’idéal du mouvement sans sombrer dans une forme de mécanisation de l’invention qu’imposerait un système rationalisé de dépassement obsessionnel et qui, d’évidence, abolirait la teneur en originalité du nouveau artistique ainsi guidé.
34Chez Baudelaire, cette dualité est source de multiples équivoques et dédoublements, comme l’indique Compagnon. Modernité constituée par la contradiction – la modernité est inséparablement le transitoire et l’immuable, le contingent et l’éternel –, modernité forgée par le refus critique – elle est antibourgeoise, inutile, indéterminée dans sa signification –, modernité habitée par la réflexivité – celle de l’autocritique et de l’autoréférentialité de l’œuvre, celle de l’ironie lucide de l’artiste. Au total, la philosophie baudelairienne de l’accomplissement créateur récuse la temporalisation du nouveau, pour célébrer le présent. Il ne s’agit pas d’ignorer la temporalisation de tout acte et de toute situation, mais de récuser le pouvoir déterminant du passé, et ce, dans les deux configurations de cette détermination : soit parce que le passé est considéré comme une réserve de sens et de valeur conservée dans le présent, soit parce qu’il incarne ce qui est à rejeter, à dépasser systématiquement. Le passé sera vu comme une « succession de modernités singulières » [14] ; le relier au présent reviendrait à enchaîner et à abolir celui-ci, tout comme, symétriquement, la conception du présent comme dépassement permanent enchaîne et abolit celui-ci dans le futur qui le relègue perpétuellement. Une conception discontinuiste de la nouveauté peut seule préserver l’équivoque du beau, éphémère et éternel.
35Or, pour que la valeur d’avant-garde prenne corps dans la sphère artistique et établisse les conditions de possibilité de l’assimilation éventuelle de l’innovation esthétique avec le progrès social et politique, elle doit convertir le refus critique en rupture, situer la nouveauté sur un axe temporel de ruptures cumulatives avec le passé, et inventer un culte du futur, où tout acte, toute expression créatrice n’ont de sens que par différence critique avec un passé repoussé et par visée anticipatrice d’une contribution historisante à une nouvelle perpétuité (totalement opposée à l’éternité baudelairienne), celle de l’innovation indéfinie. En assimilant le mouvement d’innovation esthétique au progrès, l’avant-gardisme promeut une conception téléologique de l’autonomisation croissante de l’art : il prétend imposer, à titre d’idéologie régulatrice, un cadre causal déterministe à l’histoire à venir d’un art, et à la réévaluation de son passé à partir de la valeur contributive des œuvres au mouvement de cet art vers la conscience de sa nécessité historique. C’est le principe souverain de la réduction progressive de l’innovation à une activité de recherche qui porte sur les propriétés formelles de chaque art, sur ce qui est supposé constituer la spécificité irréductible de celui-ci, et qui ne se relie en rien avec la structure et les caractéristiques d’un quelconque référent. Ce principe est ainsi décliné en abandon de la représentation imitative du réel en peinture, en abandon de la gamme tonale en musique, et en abandon de la grammaire ordinaire du récit comme de la transcription simplement expressive des affects en littérature.
36Dressons un premier bilan intermédiaire. La conception historiciste de la nouveauté comme dépassement systématique orienté vers un but fournit l’argumentaire des alliances par homologie de position : l’artiste novateur, dans sa sphère, mène contre le conservatisme et contre l’ordre établi le même combat révolutionnaire que les classes dominées contre l’ordre bourgeois. La question est alors de savoir quelle est l’efficacité extra-artistique de cette radicalité esthétique : l’artiste peut-il offrir autre chose qu’un appui indirect à un mouvement social ? Peut-il exercer un quelconque rôle messianique lorsqu’il place son art dans le cadre impératif de l’originalité esthétique ? Et réussira-t-il à faire entrer tôt ou tard le non-connaisseur dans le cercle de l’autonomie croissante de ses recherches esthétiques ?
Une autre question surgit : quelle sorte d’individu est l’artiste ? Une conception téléologique de l’histoire posera, comme le fait Theodor Adorno, que l’artiste devient grand quand il assume des « tâches objectives », au sens hégélien, i.e. celles que le cours de l’histoire lui dicte de résoudre pour que la société s’accomplisse, y compris dans l’autonomie de ses processus esthétiques, car cette autonomie appartient à la vérité de l’évolution historique. Ce qui est ainsi combattu, c’est la fausse identification de l’artiste avec l’idéal de la singularité triomphante du créateur, qui n’est qu’une épiphanie de la bizarrerie ou de l’idiosyncrasie. Être un artiste à la hauteur de sa tâche, c’est, selon Theodor Adorno, se déposséder de ce faux individualisme, qui n’est qu’une figure publicitaire, pseudo-téléologique, de l’ordre bourgeois du monde, et c’est s’attacher à « résoudre des problèmes » qui font de l’expérience artistique un « contraire de la liberté liée au concept d’acte créateur ». C’est le schéma explicitement hégélien de l’individu qui est transfiguré quand il devient l’opérateur de la nécessité historique :
Ici s’aiguise la contradiction sociale et idéologique : le principe d’originalité, avec son orientation téléologique (l’intention d’innovation par dépassement systématique et cumulatif), équivaut à une paradoxale injonction de différenciation de chacun avec tous. En dictant l’individualisation créatrice, cette injonction débouche sur un système de concurrence qui ressemble à s’y méprendre à celui qu’a inventé l’organisation de marché dans la sphère culturelle. Or, l’autonomie propice à la recherche systématique de solutions originales supposerait d’écarter la pression d’une norme collectivement régulatrice, fût-elle celle d’une lutte pour la différenciation.Les œuvres accomplies sont celles où, comme Hegel le savait déjà, l’effort individuel, voire la fortuité de l’être-ainsi individuel, disparaît derrière la nécessité de la chose. Sa particularité réussie devient nécessité [15].
L’Individualisme et l’originalité
37Il n’est pas dans notre propos de chercher à comparer sérieusement les chances d’innovation sous les différents régimes d’organisation de la production artistique. Comme les travaux les plus suggestifs d’histoire sociale de l’art le montrent, les distinctions courantes entre formes d’organisation de la vie artistique procèdent de stylisations. Si la réalité n’est jamais aussi chimiquement distincte que les identifications typologiques nous suggèrent de le concevoir, c’est en raison même de l’influence que sa réputation procure à l’artiste reconnu. Le pouvoir de négociation de l’artiste en vue d’étendre le contrôle sur son activité s’accroît en effet à mesure que sa valeur est célébrée. Les modalités en sont assurément différentes d’un régime à l’autre, puisque la formation de la réputation n’obéit pas aux mêmes règles en contexte de mécénat aristocratique ou princier, de système marchand, de mécénat public ou de contrôle par une académie ou une union professionnelle détenant le monopole d’attribution des récompenses, des titres et des postes officiels. Mais dans tous les cas, les négociations et les luttes engagées par l’artiste innovateur pour s’affirmer passent par la recherche d’un avantage qui déroge aux règles strictes du système dominant considéré – liberté de marchander le prix et la disponibilité de son talent en régime de mécénat, conquête d’un pouvoir de monopole au sein d’un espace de concurrence marchand, double jeu en régime de contrôle totalitaire. Cette recherche peut s’appuyer notamment sur la concurrence même entre des systèmes d’organisation coexistants, qui est suffisamment agissante, pour que, comme l’écrit Raymonde Moulin,
Aucun des modes de professionnalisation de l’artiste n’épuise, à un moment donné, l’ensemble de la population qui se livre à la pratique artistique, dans la mesure même où le mode de professionnalisation est, à chaque époque, un des enjeux majeurs de la concurrence entre les artistes pour la reconnaissance sociale et pour les moyens d’existence [16].
39Ce qui, en revanche, est patent, c’est que l’impératif d’originalité associé à une philosophie de l’histoire orientée en finalité ouvre grand le débat sur la signification de l’individualisme dont l’artiste devient l’un des symboles les plus expressifs. Le débat concerne d’abord les artistes eux-mêmes et le monde qu’ils constituent. Dans son livre sur Proust, Vincent Descombes [17] s’attarde sur les antinomies de la modernité artistique : qu’advient-il quand chaque artiste est tenu de se montrer original ? Les analyses de Baudelaire sont, là encore, éclairantes : le régime individualiste de création contient une contradiction dans les termes, parce que la plupart des artistes ne peuvent pas espérer résoudre, dans leur travail créateur, l’équation de l’individualisation réussie, avec ses trois dimensions d’émancipation, d’autonomie et de réalisation de soi. Le plus grand nombre connaît, sous la pression du devoir d’originalité, le « doute », la « pauvreté d’invention », le « chaos d’une liberté épuisante et stérile », faute de manifester une originalité reconnue. Et par un de ces paradoxes dont la concurrence artistique n’est pas avare, les artistes qui s’essaient à se singulariser se vouent en grand nombre à l’imitation impuissante des formules novatrices : ils deviennent des « singes de l’art » en haine d’eux-mêmes et en admiration aliénante devant leurs collègues les plus inventifs dont l’exemple les stimule et les anéantit tout ensemble [18]. Nous pouvons envisager la production artistique et l’évaluation des artistes selon une perspective complémentaire, celle des positions de marché. La concurrence, en économie de marché, se nourrit de l’innovation pour se développer, mais suscite aussi, corrélativement, des écarts de réussite spectaculaires et une volatilité plus grande des carrières. Quelle signification assigner à ces inégalités ? Sont-elles le résultat d’un aveuglement du public dont les entrepreneurs les plus influents des marchés artistiques peuvent, à leur guise, orienter les préférences ? Expriment-elles une hiérarchie objectivée des talents en compétition, quels que soient les déterminants de cette hiérarchie ? Ou sont-elles provoquées par une amplification excessive de différences assez limitées entre les talents des artistes, en raison, notamment, de l’impact des technologies modernes de diffusion et de reproduction qui élargissent considérablement les marchés artistiques et les écarts de réussite sur ceux-ci [19] ? Du choix de la réponse se déduit une représentation de ce qu’est la communauté des artistes et de ce que peuvent être les idéaux collectifs compatibles avec l’impératif d’originalité esthétique.
40Le débat a par ailleurs une portée sociale et politique plus large, puisqu’il s’agit de savoir si l’artiste en quête d’originalité peut constituer un modèle social : il faut alors désolidariser l’individualisme d’une de ses incarnations, le bourgeois. C’est l’anticonformisme qui fournit le socle d’une conception expressiviste de l’individualité. Les valeurs d’originalité, d’authenticité, de sincérité personnelles appartiennent à ce que Taylor appelle le « tournant subjectif » [20] ou encore le « tournant expressiviste » [21] de la culture moderne en Europe, et qu’il situe dans le sillage de l’œuvre de Rousseau et de Herder. Les individus sont, dans cette conception, dotés d’une forme d’intériorité inédite, l’individualité de chacun est fondée sur les caractéristiques particulières de sa personnalité qu’il faut préserver de l’imitation et de l’influence d’autrui. Chacun peut, grâce à la réflexivité du rapport conscient à soi et du dialogue intérieur, chercher à accéder aux profondeurs intimes de sa personnalité. L’authenticité ajoute au contrôle réflexif d’un rapport sincère avec soi-même la reconnaissance de l’originalité de chaque mode individuel d’existence, qui est source d’une rhétorique de la différence et de la diversité : la réalisation de soi ne devrait être, dans l’idéal, entravée ni par le conformisme social ni par les inégalités qui interdisent de reconnaître la juste valeur de la personnalité de chacun et l’épanouissement complet de celle-ci. Si chacun a une façon originale d’être humain, chacun doit encore découvrir ce Soi qui ne se laisse rapporter à aucun modèle préexistant. La référence à l’art et à l’artiste comme modèle de la définition de soi devient ici centrale :
Chez Herder, et dans la conception expressiviste de la vie humaine, cette relation [entre la découverte de soi et la création artistique] apparaît très serrée. La création artistique devient le paradigme de la définition de soi. L’artiste est promu en quelque sorte au rang de modèle de l’être humain, en tant qu’agent de la définition originale de soi. Depuis 1800 environ, on a tendance à faire de l’artiste un héros, à voir dans sa vie l’essence même de la condition humaine, et à le vénérer comme un prophète, un créateur de valeurs culturelles. […]
Si nous devenons nous-mêmes en exprimant ce que nous sommes et si ce que nous devenons est, par principe, original et ne dépend pas de ce qui existait auparavant, ce que nous exprimons n’est pas non plus une imitation de ce qui existait déjà, mais une création nouvelle. Nous concevons alors l’imagination comme une force créatrice.
Examinons de plus près cet exemple, qui est devenu notre modèle, où je me découvre grâce à mon travail en tant qu’artiste, à travers ce que je crée. La découverte de moi passe par une création, par la fabrication de quelque chose de neuf et d’original. J’invente un nouveau langage artistique – une nouvelle manière de peindre, un nouveau mètre ou une nouvelle forme poétique, une nouvelle technique romanesque – et, à travers cela et cela seulement, je deviens l’être que je portais en moi [22].
42Mais comment passer de l’émancipation expressive du comportement individuel à la vie collective ? La valeur d’originalité peut-elle constituer une norme sociale de réalisation de soi ? Comme le souligne Taylor, la conjonction entre authenticité, originalité et liberté fonde une conception directement opposée aux contraintes de la morale des conventions normatives, et à l’ordre utilitaire et calculateur introduit par les rationalisations de la vie moderne – progrès technique, industrialisation mécanisante, organisation des rapports sociaux selon la discipline des régularités et la loi du nombre, y compris démocratique. Comment cimenter alors une collectivité autour du principe éminemment différenciateur de l’authenticité individuelle ?
43La première modernité artistique, telle qu’à l’instar de Compagnon, nous la distinguons du principe d’avant-garde, fait sienne cette valeur d’originalité sans l’assujettir à une téléologie historique. La conception expressiviste de l’accomplissement de soi admet comme un de ses postulats de base l’universalité de cette capacité d’autoréalisation : seules des contraintes externes peuvent empêcher les personnalités de s’épanouir dans leur originalité. D’où une variante aristocratique et une variante relativiste de cette position moderniste, selon que la faculté d’accomplissement ne paraît pleinement accessible qu’à quelques personnalités hors du commun prêtes à témoigner, fût-ce douloureusement ou tragiquement, de la grandeur de l’individu authentique dans un monde assujetti au conformisme, ou qu’elle incarne une nouvelle donne quasi anthropologique qui légitime les différences expressives de comportement et d’engagement sans les rapporter à un modèle de référence censé normer les pratiques et les représentations individuelles.
44De son côté, le principe d’avant-garde invoque simultanément le dépassement critique de tout acquis, et l’affirmation dogmatique de la supériorité du futur tel que le fait advenir l’innovation perpétuelle :
Érigée en doctrine, la liquidation critique du passé et de toute forme de conservatisme met en avant le non-conformisme : non discipliné par un contrôle esthétique qui oriente le dépassement, ce non-conformisme incline aisément vers l’anarchie, la révolte ou l’ironie. À l’inverse, la mise en trajectoire des avancées artistiques impose autoritairement un modèle évolutif, et, avec lui, l’assujettissement des créateurs ralliés aux initiatives esthétiques des leaders, au sein des groupes, cercles, écoles et tendances qui sont formés pour assurer la viabilité et l’exploitation systématique des innovations jugées les plus fécondes. L’alliance du systématisme esthétique et d’une organisation en groupes hiérarchisés fait pencher vers l’autoritarisme, fait de dogmatisme esthétique, d’intimidation scientiste, de domination charismatique du maître sur des créateurs temporairement ou durablement réduits à l’état de disciples, et qui se doivent d’être originaux selon les canons de leur groupe.On confond […] trop souvent modernité et avant-garde. Toutes deux sont sans doute paradoxales, mais elles ne butent pas sur les mêmes dilemmes. L’avant-garde n’est pas seulement une modernité plus radicale et dogmatique. Si la modernité s’identifie à une passion du présent, l’avant-garde suppose une conscience historique du futur et la volonté d’être en avance sur son temps. Si le paradoxe de la modernité tient à son rapport équivoque à la modernisation, celui de l’avant-garde dépend de sa conscience de l’histoire. Deux données contradictoires constituent en effet l’avant-garde : la destruction et la construction, la négation et l’affirmation, le nihilisme et le futurisme.[…]
Quand la première modernité n’a plus été comprise, modernité et décadence sont devenues synonymes, car l’implication du renouvellement incessant est l’obsolescence subite. Le passage du nouveau au désuet est dès lors instantané. C’est ce destin insupportable que les avant-gardes ont conjuré en se faisant historiques, donnant le mouvement indéfini du nouveau pour un dépassement critique. Pour conserver un sens, pour se distinguer de la décadence, le renouvellement doit s’identifier à une trajectoire vers l’essence de l’art, une réduction et une purification [23].
Anticonformisme et esprit de système, en coexistant dans les conceptions avant-gardistes de l’innovation artistique depuis la fin du XIXe siècle, donnent naissance, aux différentes périodes, à des oppositions divergentes à l’ordre établi : le cubisme, la musique dodécaphonique, le constructivisme russe, du côté du dépassement formaliste, le dadaïsme et les provocations de Marcel Duchamp, le minimalisme humoristique de Satie, la poésie surréaliste, du côté de la critique ironique, provocatrice ou nihiliste des conventions établies, et, après la seconde guerre, les courants de l’abstraction picturale, le sérialisme musical, la subversion formaliste de la narration littéraire dans le nouveau roman, d’un côté, et, les compositions de Cage, l’art brut de Dubuffet, le pop-art, le théâtre de l’absurde, les travaux du collège de pataphysique, de l’autre côté.
Un engouement embarrassant : les élites sociales et l’art avancé
45Chacune des formes avant-gardistes de dépassement de la tradition suppose un degré suffisant de familiarité avec le passé artistique qu’elle critique et relègue, pour que soient comprises les audaces et les provocations, surtout quand, comme dans l’héritage de Duchamp et de Dada, elles prennent l’apparence de solutions nihilistes extrêmes, et qu’elles semblent incarner le comble de l’arbitraire voire de l’insignifiance si elles ne sont pas accompagnées par un travail d’interprétation persuasive. Autant de motifs qui paraissent éloigner les recherches avant-gardistes des masses à l’émancipation desquelles la plupart des artistes novateurs espèrent pourtant contribuer par l’originalité de leurs inventions.
46Vient alors la question posée par nombre d’artistes, de théoriciens de l’esthétique et d’auteurs attentifs aux contradictions sociales dont la sphère culturelle porte l’empreinte : comment la société bourgeoise peut-elle s’accommoder des contestations culturelles et artistiques de sa domination par l’art novateur, au point de consacrer des artistes, si extrêmes soient-ils dans leurs critiques et contestations, et d’en faire les héros des temples modernes, musées, cimaises d’expositions publiques, salles d’opéra et de concert, festivals, etc. ? Et comment, symétriquement, les artistes peuvent-ils s’accommoder de cet encombrant engouement des élites pour leurs audaces révolutionnaires ? Plus généralement, quel est le destinataire de l’activité artistique, dans un régime d’innovation esthétique socialement contestataire ? Et qui l’État-providence culturel représente-t-il au juste, quand il corrige, voire inverse les sanctions du marché ? Agit-il au nom de la collectivité publique tout entière, en soutenant et en préservant ce qui doit, en théorie et à long terme, devenir le patrimoine commun ? Ou bien ses interventions font-elles, au nom de la légitime autonomie de la sphère artistique, prévaloir les intérêts étroitement circonscrits d’une « classe culturelle », ou, plus simplement encore, ceux des professionnels de l’art ?
47C’est assurément dans les classes supérieures que s’est toujours forgé le soutien le plus efficace aux innovations artistiques les plus radicales. Mais, comme le souligne Crane dans son étude sur les avant-gardes picturales à New York après 1940 [24], le premier public des avant-gardes doit d’abord être caractérisé comme un ensemble d’« électeurs » (« constituencies »), représentants d’organisations (gouvernement, universités, entreprises, fondations), membres de sous-cultures professionnelles (experts, critiques, conservateurs, marchands, artistes, enseignants d’art) et réseaux de collectionneurs et d’intellectuels, qui agissent en interdépendance au sein de groupes distincts, directement ou indirectement concurrents. C’est la sécularisation de cette fréquentation et de ce soutien « réguliers », quand les œuvres connaissent une diffusion élargie, qui, aux yeux des artistes, dépouille de toutes ses ambivalences le goût d’une minorité sociale pour un art de contestation.
48Toutes sortes d’accommodements ont donc été inventés pour s’arranger du paradoxe de la délectation bourgeoise pour un art anti-bourgeois : la portée réellement novatrice des œuvres ne serait compréhensible des bourgeois philistins que par malentendu ou sous l’effet de « contradictions dans la position de classe », ou ne seraient jamais vraiment « récupérables », parce que la domestication de l’innovation, via son insertion dans les circuits marchands ou dans les programmes d’action publique, n’annulerait pas la puissance critique attachée à sa signification profonde : ou bien encore elles ne délivreraient leur effet politiquement révolutionnaire qu’à moyen ou long terme, ce qui pourrait bien conduire les bourgeois, par une ruse dévastatrice de la raison historique, à être les instruments de leur propre ensevelissement.
49Nous évoquerons ici brièvement deux analyses politiquement opposées des contradictions sociales de l’art de mouvement : celle de Bell, qui en mesure la portée depuis le point de vue des bourgeois apparemment occupés à liquider les fondements de leur pouvoir social et économique en adoptant la culture du nihilisme hédoniste, et celle de Adorno, qui en décrit les conséquences aporétiques pour la création.
50Bell entend rédiger le deuxième volet d’une sociologie historique de l’emprise de l’éthique sur l’évolution du capitalisme [25]. Weber montrait comment le culte du travail et de l’effort individuels, récompensés par une réussite sociale et économique annonciatrice d’un possible salut éternel, avait été, dans la morale puritaine, l’instrument de l’expansion capitaliste ; Bell souligne combien les valeurs de la sphère culturelle, et d’abord celle de la réalisation de soi sans référence collective, ont fait advenir un individualisme hédoniste qui sape progressivement les fondements mêmes du système capitaliste. À la conception marxienne de la bourgeoisie comme une classe qui « ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de la production, ce qui veut dire les conditions de la production, c’est-à-dire tous les rapports sociaux » [26], Bell superpose l’une des originalités de la conception saint-simonienne de l’avant-garde, selon laquelle l’entrepreneur et l’artiste partagent une même obsession, celle de la nouveauté, et sont, à ce titre, tous deux des acteurs historiques à part entière. Mais ce que l’entrepreneur et la classe bourgeoise sont portés à promouvoir dans l’ordre économique, ils le combattent dans l’ordre moral et culturel : l’individualisme entrepreneurial, nécessaire à l’épanouissement du libéralisme économique, est célébré quand il demeure pragmatique, utilitaire et rationaliste, et qu’il confère à la domination sociale de la bourgeoisie la fausse transparence d’un résultat issu de l’agrégation d’initiatives librement autodéterminées et de rapports sociaux librement contractés. En revanche, l’individualisme devient une valeur dangereuse quand il est expressif et anti-rationaliste.
51L’analyse de Bell a des accents typiquement durkheimiens, même si Durkheim n’est pas invoqué. Pour Émile Durkheim, l’art illustre les risques de dérèglement des passions individuelles quand celles-ci sont travaillées par l’illimitation des désirs [27]. L’art apparaît systématiquement dans l’analyse durkheimienne sitôt qu’il s’agit de décrire et de conjurer l’intempérance de ces désirs et la pathologie de la dépense sans frein d’énergie dans le « superflu ». Car ce qui définit l’art et les activités de création et de consommation culturelle est le rejet des limites et des contraintes, c’est-à-dire la négation du mécanisme pivot de l’équilibre social selon Durkheim. L’art incarne alors, avec un relief tout particulier, l’ambiguïté constitutive de l’individualisme. La dimension positive du développement de l’individualisme tient au « progrès de la personnalité individuelle », avec les bienfaits sociaux qui en résultent. Le progrès de l’individualisme n’est-il pas le ressort même de l’activité artistique, puisque l’expression délibérée de la singularité individuelle constitue le vecteur de la recherche d’originalité créatrice et qu’à ce titre, elle constitue, par le jeu de la concurrence interindividuelle, le ferment de l’innovation ? Durkheim, fidèle à Rousseau, ne rappelle-t-il pas à maintes reprises que sans le pouvoir de la faculté créatrice par excellence qu’est l’imagination, les individus ne seraient pas poussés à inventer sans cesse, à rechercher des solutions nouvelles pour satisfaire de nouveaux besoins, bref à progresser ?
52Mais la menace qu’enferme cette dynamique sociale est, on le sait, non moins pressante : la différenciation croissante des activités sociales fait de chaque acteur social un individu toujours plus autonome, et l’activité artistique ne fait qu’exacerber la tendance à la différenciation interindividuelle. L’artiste symbolise alors le risque d’« égoïsme », le désir de libre autodétermination et le refus de la contrainte collective. La méfiance de Durkheim à l’égard de l’art est clairement attachée à cette incarnation vivante du dérèglement individuel devenu profession. Bell n’est pas loin de cette conception de l’individu comme être double, travaillé par des désirs sans frein et dépendant de la collectivité et de ses pouvoirs de contrainte pour garantir sa survie, quand il veut expliquer le curieux basculement de la bourgeoisie dans l’ivresse des plaisirs par un pivotement dans la composition de deux forces originaires :
Un examen rétrospectif de l’histoire montre que la société bourgeoise a une double origine et un double destin. L’un des courants est un capitalisme puritain et libéral, attaché non seulement à l’activité économique, mais à la formation du caractère (sobriété, probité, travail). L’autre, inspiré de la philosophie de Hobbes, est un individualisme radical, l’homme a des appétits illimités, qui, en politique, sont restreints du fait d’un souverain, mais qui se satisfont librement dans les domaines économique et culturel. Ces deux tendances ont toujours formé un tandem peu harmonieux. Avec le temps, leurs relations se sont rompues. Nous avons vu qu’aux États-Unis le puritanisme s’était dégradé et qu’il ne restait qu’une mentalité étroite et revêche, soucieuse avant tout de respectabilité. Les principes de Hobbes alimentèrent les idées essentielles du modernisme, la faim dévorante d’expériences illimitées [28].
54C’est parce que les désirs de l’individu ne sont plus bornés par des contraintes sociales ou économiques ni par une morale de la juste dépense, que le culte hédoniste de la satisfaction immédiate des appétits fait entrer l’individu dans la spirale de la course sans fin vers des plaisirs sans cesse renouvelés et sans cesse plus vides de signification, puisque condamnés à l’obsolescence la plus vertigineuse. Le développement du crédit est, pour Bell, l’instrument par excellence de la destruction de l’éthique protestante, puisqu’il permet de ne plus proportionner la satisfaction matérielle au produit immédiat du labeur, et qu’il généralise un droit de tirage sur les plaisirs que la machine capitaliste s’ingénie à multiplier pour alimenter le développement d’une économie de production fondée sur l’innovation, sur la « destruction créatrice », selon le mot de Schumpeter. Idolâtrie du moi, culte de la rébellion, antimorale de la libération personnelle, culture de l’opposition à la bourgeoisie, recherche de l’impulsion comme mode de conduite, et finalement, « institutionnalisation de l’envie » de chacun à l’égard de tous : voilà, selon Bell, le destin de la société bourgeoise minée par le triomphe du principe d’individualisme, dont l’artiste est l’incarnation la plus accomplie et dont le culte de l’avant-garde est un ressort infaillible.
55Si Bell souligne les effets dévastateurs de l’adoption d’une culture hédoniste et nihiliste pour la société bourgeoise, Theodor Adorno, quant à lui, se soucie avant tout des effets dévastateurs de l’acclimatation de l’innovation sur la création elle-même. Le raisonnement est le suivant. Le pouvoir critique de l’œuvre moderne s’exprime essentiellement dans la libération des formes et le rejet des solutions esthétiques traditionnelles, qui, toutes, masquent les contradictions sociales sous l’apparence harmonieuse et délectable de l’unité de l’œuvre. Ce pouvoir critique est condamné à ne s’exercer, selon Adorno, que négativement, dans la critique du sens, des codes hérités de construction et de signification artistiques, dans la volonté de briser la dialectique trop bien agencée du tout et des parties de l’œuvre (homologue de la dialectique de l’intérêt général et des intérêts particuliers de la conception et de la gestion politique bourgeoise du monde). Ce que, selon Adorno, l’idéologie dominante dissimule – à savoir les crises économiques et sociales toujours plus profondes qui déséquilibrent progressivement la société capitaliste –, l’œuvre d’art authentique ne peut le révéler qu’en étant elle-même déchirée, brisée, douloureuse, révoltée contre son propre ordre traditionnel, mais éloignée dès lors des catégories communes de perception esthétique, et finalement isolée dans sa protestation. Ce sont les errements mêmes de la création contemporaine qui expriment la « catastrophe satanique » où conduisent les contradictions du capitalisme. Mais l’innovation court toujours le risque de se clore sur elle-même, de se systématiser, de s’abandonner à la pulsion abstraite de la nouveauté à tout prix, vide de tout retentissement social, car le marché s’y entend pour exploiter méthodiquement le cycle des innovations, y compris dans leur radicalisme d’abord inassimilable, puis domestiquée par la mise en circulation économique des œuvres jugées un temps provocatrices [29].
56De même, le développement de l’administration de l’art et sa professionnalisation apparaissent à Theodor Adorno comme deux des leviers les plus sûrs de la neutralisation de l’art. Mieux, dans ce qu’il considère comme une phase historique où les sociétés occidentales tentent de juguler les crises économiques et les conflits sociaux en généralisant l’organisation bureaucratique, technocratique et planificatrice des activités humaines, le développement de la consommation artistique, à laquelle la société assigne des fonctions de divertissement, de jouissance individuelle, devient l’un des véhicules idéologiques de la domination. Et si le conservatisme des auditeurs et des spectateurs dominés par les habitudes de consommation et manipulés par les industries culturelles, a confiné les créateurs progressistes dans un douloureux isolement social, leur marginalité paraît suffisamment dangereuse à la société bourgeoise pour qu’elle cherche à en neutraliser les effets, en absorbant la création dans la sphère de l’administration culturelle.
Les raffinements du raisonnement dialectique d’Adorno ont, comme chez Baudelaire, une tonalité foncièrement pessimiste : si l’essence sociale de l’œuvre réside dans son autonomie, parce que celle-ci est, à elle seule, une protestation contre l’extension à tous les domaines, de l’utilitarisme marchand capitaliste, il n’y a pas d’échappatoire, mais seulement une sorte de Passion (au sens religieux du terme) de l’art authentiquement novateur.
Les succès des novateurs et la consécration des provocations avant-gardistes apparaissent à Adorno et Bell néfastes pour des motifs diamétralement opposés – néfastes pour la société capitaliste selon Bell, néfastes pour les créateurs authentiquement novateurs selon Adorno – mais, dans les deux cas, la question du pouvoir social et politique de l’innovation artistique est une indépassable aporie. Soit l’innovation se dilue dans une hédoniste « démocratisation du génie », selon le mot polémique de Bell, soit elle porte la croix de sa solitude douloureusement révélatrice.
Ces deux lectures de la position sociale et politique de l’art novateur posent, en la dramatisant jusqu’à la caricaturer, la question de la conception même de l’innovation artistique : quelle autonomie reconnaître à un système d’innovation dont le marché s’est si bien accommodé qu’il en a fait le moteur de son développement, fût-ce en trouvant dans le soutien apporté par la bureaucratie des administrations culturelles publiques et de leurs conseillers experts un substitut de la demande privée ? Et quelle différence sépare au juste le monde de l’art savant et ses audaces avant-gardistes de toutes les formes d’expression artistique et culturelle qui, sans cultiver les surenchères formalistes, prétendent détenir en propre un pouvoir expressif et une originalité esthétique, et entendent réfuter les partages hiérarchisants entre un art autonome et un art hétéronome ?
L’évolution de la politique culturelle montre que les deux vecteurs de l’originalité artistique – l’héroïsme aristocratique du créateur et l’individualisme démocratique du sujet expressif – sont progressivement venus coexister pour donner crédit à deux régimes d’action publique. L’équation « soutien à l’offre radicalement novatrice / activation de la demande culturelle » constitue un décor de fond de l’action publique sur lequel s’est projetée une fragmentation relativisante de l’espace culturel [30].
Après la politisation, la politique : la sécularisation des avant-gardes
57Tant que les concurrences internes aux mondes artistiques, par-delà les rivalités entre groupes et entre tendances, se sont organisées en des luttes ouvertes entre Anciens et Modernes, entre Conservateurs et Progressistes, l’avant-gardisme a trouvé dans la politisation de ses audaces et dans la critique politique des résistances à celles-ci un levier particulièrement efficace pour radicaliser les enjeux de l’activité de création. La teneur sociale et politique de la nouveauté authentique pouvait toujours apparaître inversement proportionnelle à son audience si le public était considéré comme prisonnier de conventions esthétiques et ignorant de sa propre aliénation. Plus qu’un argument de rationalisation consolatrice, ce type de comptabilité paradoxale se fonde sur le schéma de l’universalité potentielle de toute création, pourvu que s’accomplissent les transformations sociales propres à rallier l’ensemble de la communauté aux valeurs de l’innovation. Quand la création entre dans le cercle de l’administration des choses de l’art par la puissance publique, c’est une version sécularisée de ces transformations – la démocratisation culturelle, et son répondant, l’élévation du niveau de formation et donc d’aspiration culturelle – qui fournit la doctrine de l’action publique. La métaphore spatiale de l’avant-garde banalise le retard de la demande sur l’offre, en en faisant une donnée structurelle des marchés artistiques qui sont mis perpétuellement en mouvement par les innovations : l’action publique peut rendre viable ce décalage structurel, et tâcher d’en réduire l’amplitude. Le principe de démocratisation se trouvera en affinité avec cette version sécularisée de l’avant-gardisme si la valeur critique et provocatrice des innovations de rupture devient une donne ordinaire de la vie artistique, conforme à la logique de concurrence des mondes de l’art, et que chaque vague d’innovations dépose son lot de réussites ou d’incarnations symboliques du mouvement de l’art qui méritent d’être reconnues, mises en collection et insérées dans les circuits de la diffusion courante.
58Les politiques culturelles publiques en Europe, depuis les années 1960, ont fait coïncider l’accroissement des moyens alloués aux activités de création avec le soutien grandissant aux tendances les plus novatrices de l’art. En se dotant d’un pouvoir d’intervention financièrement grandissant, les bureaucraties culturelles ont usé non pas d’un pouvoir discrétionnaire lui-même renforcé, mais plutôt d’une délégation grandissante des choix aux protagonistes des champs de luttes esthétiques. Une fois récusé le monopole d’un contrôle par une académie, l’acteur public sollicite, pour opérer les choix sélectifs, des représentants de la « communauté artistique », mais, comme l’écrit Urfalino,
l’État ne peut s’appuyer pour effectuer cette délégation ni sur un consensus au sein de cette communauté ni sur la médiation d’une instance ayant le monopole de la définition des normes rectrices de la légitimité culturelle et de la consécration des artistes et des œuvres. (…) Pour déléguer ses choix, l’État n’a d’autres ressources que d’incorporer au sein des dispositifs institutionnels les protagonistes de ce champ et leurs luttes. C’est par ce biais que l’État peut se substituer au marché tout en maintenant l’autonomie de l’art. Il ménage l’auto-administration de l’art par la communauté des pairs. (…) Dans l’impossibilité d’exercer lui-même des choix, comme de les concéder à une seule instance, il doit utiliser ce qu’il contribue à créer : des « académies invisibles » [31].
60Or, en introduisant, via les mécanismes de délégation des choix, une pluralité d’acteurs dans l’arène publique de l’art, la politique culturelle établit par là même la légitimité du principe de contestabilité qui conduit à entourer toute évaluation et tout choix d’un halo d’incertitude quant à sa justesse présente et future. Ainsi s’introduit aussi le ferment relativiste : comment prétendre durablement que les arts et les productions culturelles candidats à la reconnaissance puissent faire l’objet d’une définition sélective incontestable, quand le cercle de la délégation des choix publics s’élargit ?
61En deuxième lieu, la politique culturelle a rendu logiquement solidaires la conservation obsessionnelle et indéfiniment élargie du Passé et la valorisation intense du Nouveau. Par un mécanisme aisément compréhensible de transfert, la sacralisation muséale et la diffusion élargie des chefs d’œuvre du passé procurent irrésistiblement un prestige inégalé à tous ceux qui peuvent aujourd’hui faire homologuer leur titre de créateur, mais elles accélèrent aussi, par là même, la consécration des audaces novatrices par les institutions publiques, en superposant à l’évaluation sélective opérée sur le long terme un système de reconnaissance officielle agissant dans le court terme. D’où la double postulation de l’action publique : établir des conditions rigoureuses de sauvegarde et de protection dans le domaine relativement stable des valeurs artistiques et patrimoniales fixées dans le temps écoulé de l’Histoire, et agir sur les valeurs volatiles et incertaines du présent selon un raisonnement au futur antérieur (« il est dit que la collectivité publique n’aura pas laissé sans soutien ni reconnaissance des artistes dont nul ne pouvait initialement mesurer l’importance exacte »), avec les risques d’iniquité à court terme ou d’inefficacité à long terme que courent les instances auxquelles est délégué le choix.
62Enfin, la politique publique de soutien à l’art contemporain est entrée progressivement dans une relation plus complexe avec le marché : Raymonde Moulin a démontré comment les acteurs des organisations culturelles publiques, dans certains segments de la production, devancent le marché pour découvrir, lancer et valoriser artistes et mouvements novateurs, et consolident les cotes du marché dans d’autres segments [32]. C’est notamment en raison de la compétition internationale entre les grandes nations productrices d’art et entre leurs artistes que cette relation entre politique publique et marché se transforme : une nouvelle logique et une nouvelle rationalité s’imposent aux investissements publics à mesure que se multiplient les institutions publiques et parapubliques de diffusion de l’art contemporain (musées et centres d’art contemporain, fondations privées encouragées par une fiscalité avantageuse du mécénat).
63Quelle signification revêt l’impératif de démocratisation dans une politique culturelle ainsi appareillée ? Nous avons évoqué plus haut le rendement assez faible de la politique culturelle au regard de l’objectif de démocratisation, si la mesure porte sur l’évolution de la composition des publics dans les principaux secteurs d’intervention. On aurait beau jeu, il est vrai, de demander où se situe le seuil en deçà duquel serait constatée la persistance d’un élitisme culturel entretenu par la force des privilèges sociaux et au-delà duquel s’établirait une hétérogénéité acceptable de l’audience. Beau jeu, également, de remarquer combien il est illusoire d’assigner à la politique culturelle publique, comme un objectif rationnel et crédible, ce qui, en réalité, paraît être largement hors de son contrôle, puisque les déterminants des pratiques culturelles et les mécanismes générateurs des inégalités devant la culture n’offrent qu’une prise très limitée au volontarisme d’une action publique sectorielle. Le principe de démocratisation tend en réalité à s’identifier à l’organisation d’un système de production de biens et de services culturels à prix administrés et à se résoudre en une formule quantitative mesurant les performances d’un service public de la culture : plus les produits et services financés majoritairement par la collectivité publique sont consommés, plus l’action est légitime. L’inquiétude égalitaire est à peu près apaisée par l’hypothèse sommaire qui veut que la diversité sociale du public culturel croisse avec le volume de celui-ci.
64Les performances de ce système d’action publique sont apparues d’une efficacité d’autant plus relative [33] que le développement de l’action publique s’est déroulé dans la période où les industries culturelles façonnaient le marché de grande consommation culturelle. L’idéal de démocratisation de la culture savante avouait ses limites quand les stratégies de segmentation de l’offre selon les caractéristiques les plus saillantes de la demande (notamment l’âge) soutenaient le développement des industries culturelles, celles de la musique, de l’audiovisuel, du cinéma et des produits multimédia. Sans renoncer à son principe d’intervention régulatrice sur de tels marchés, la politique culturelle, dès les années 1980, a tiré quelques leçons du contraste entre la segmentation implicite à laquelle elle aboutissait (l’offre subventionnée de culture savante n’a, de fait, pour destinataires majoritaires et assidus qu’une fraction restreinte du corps social) et la segmentation explicite qui résulte d’une construction délibérée, d’un « ciblage » des publics destinataires de la part des producteurs de films, de disques et de programmes télévisés, notamment. Plutôt que de tout miser sur le seul long terme coûteux des conversions du « non-public » à la fréquentation des arts savants, le volontarisme public a accueilli en son sein l’argument relativiste de la pluralité des cultures à reconnaître et à soutenir, par-delà les oppositions et hiérarchies traditionnelles qui avaient agi comme des ceintures protectrices de la culture savante.
65En recourant à diverses modalités de soutien et de reconnaissance – ouverture ou valorisation de filières d’enseignement, financement de la production ou de la distribution de produits, valorisation du statut des artistes, promotion commerciale ou diffusion publique non-marchande des œuvres, archivage et conservation des patrimoines concernés – la politique culturelle a doublement entamé le monopole des beaux-arts. Ont été réhabilités, et progressivement inscrits au nombre des ayants droit de la politique culturelle, des activités, des produits et des créateurs qui bénéficient de – et militent activement pour – l’effacement relatif des hiérarchies entre art et artisanat, invention esthétique et savoir-faire, beaux-arts et arts appliqués, mécaniques ou fonctionnels. Ainsi apparaissent au catalogue des secteurs promus la photographie de reportage (et non plus seulement la photographie d’art), les métiers d’art, la création de mode, la création publicitaire, l’esthétique industrielle, le cirque, les marionnettes, la cuisine. Des secteurs artistiques de grande consommation, gouvernés par les lois de l’industrie culturelle, tels que la chanson, le rock, les « musiques amplifiées », la bande dessinée, bénéficient, d’autre part, de soutiens directs et indirects.
66L’autre point d’application du relativisme élevé au rang de doctrine politique concerne la réévaluation ou la revitalisation des pratiques culturelles entendues au sens le plus large et le plus composite, c’est-à-dire au sens anthropologique de la notion de culture : langues et cultures régionales et communautaires, rites, coutumes, savoirs et savoir-faire, cristallisés en traditions incorporées ou instituées, apprentissages et compétences tant soit peu individualisées, affinités communautaires qui fondent ou refondent l’unité et l’identité de groupes sociaux, de lieux, de régions. Le relativisme est ici généreux en particularisations, puisque sont isolées et autonomisées aussi bien les cultures ouvrière, rurale, immigrée, régionaliste, que la culture des jeunes dans le foisonnement de ses manifestations.
67Ainsi, la politique culturelle contemporaine se dédouble, en adoptant deux logiques que l’analyse historique oppose pourtant comme les termes quasi invariants d’un dilemme familier. L’une, en prescrivant la démocratisation, la conversion du grand nombre au culte et à la fréquentation de l’art savant, et solidairement le soutien au renouvellement de l’offre, consolide d’abord le pouvoir des professionnels de la création. L’autre milite pour l’avènement d’une démocratie culturelle, pour la déconstruction, l’abolition ou l’inversion des divisions hiérarchisantes sur lesquelles est fondée la domination de la culture savante (art pur/art fonctionnel, création originale/culture d’emprunt, culture universelle et autonome/culture locale et hétéronome, etc.). Elle célèbre alors l’invention individuelle, l’amateurisme, le relativisme égalitaire, la coexistence non concurrentielle des différences culturelles.
68Faut-il voir dans ce dédoublement de l’action publique la simple conséquence d’un accroissement des moyens financiers de l’action culturelle publique qui autoriserait ipso facto la diversification des interventions et l’élargissement des catégories de clientèles sans mettre en concurrence les secteurs soutenus ? On a fait remarquer que les deux stratégies d’action culturelle entraient en coexistence pacifique et en relation de complémentarité en période d’abondance des crédits culturels publics [34] : la politique culturelle se réduirait alors à une pragmatique bataille budgétaire et récuserait l’archaïsme des conflits doctrinaires pour leur substituer le réalisme gestionnaire de la diversification, conforme aux progrès du relativisme, ou, d’un mot plus convenu, aux exigences du pluralisme. La coïncidence des contraires politico-idéologiques serait inscrite dans le destin de la gestion publique, dont les traits caractéristiques sont comme épaissis par l’aisance budgétaire : la multiplication des activités, des domaines et des modes d’intervention, l’hétérogénéité des actions additionnées, l’indifférence, l’impuissance ou l’hostilité à l’égard de toute forme de rationalisation du gouvernement des hommes et des choses de la culture, et donc à l’égard de la promulgation de finalités précises et concrètes, de la hiérarchisation des priorités, de la gestion rigoureuse des ressources et de l’évaluation méthodique des résultats, telles sont les caractéristiques souvent décrites qui confèrent à l’action publique dans le secteur culturel une irrésistible étrangeté, au regard des normes d’une politique publique.
L’augmentation des moyens budgétaires d’une politique culturelle favorise à coup sûr l’expression de conceptions et de revendications divergentes ou conflictuelles, portées par une variété croissante de « constituencies » et de groupes professionnels qui récusent toute définition restrictive et monopolistique de la culture. Mais l’argument de l’amplification des moyens ne suffit pas à expliquer à lui seul la décentration relativiste de l’action publique.
À bien des égards, les avant-gardes, en devenant une manière d’art officiel, ont œuvré elles-mêmes à la relativisation de leurs idéaux. Le schème de l’influence sociale et politique indirecte de l’innovation avait étayé les recherches formelles et la conception professionnalisante de l’invention experte, en reléguant les formes populaires de création au rang de productions opiacées qui ne font qu’enrichir les industriels de la culture et les artistes mercenaires, et qui mystifient leurs consommateurs. Or, les limites de la démocratisation culturelle, et l’écart grandissant entre les recherches esthétiques autotéliques et le reste de l’offre culturelle, ont fait courir à l’argument de l’efficacité indirecte, et à terme révolutionnaire, de l’innovation esthétique formaliste le risque grandissant d’apparaître comme une idéologie d’intellectualisation protectrice d’un corps spécialisé d’artistes assurés d’agir dans le sens de l’histoire de leur art, mais hors de l’Histoire.
Que penser, du reste, de la sacro-sainte autonomie croissante de l’art ? La fécondation de la création savante par de multiples échanges avec les arts populaires, avec les cultures traditionnelles européennes et les cultures extra-européennes, démontre depuis longtemps que l’image d’une sphère de création autonome est à ranger au magasin des légendes, de ces légendes par lesquelles une partie seulement des avant-gardes ont voulu assurer et garantir l’intégrité de leurs révolutions formelles. Mieux encore, ce sont certaines des avant-gardes les plus influentes et certaines des innovations les plus hautement symboliques du programme de rupture radicale qui ont acclimaté le relativisme esthétique, sous ses diverses espèces, nihiliste, ironique, humoristique, militante : nous retrouvons ici la deuxième lignée des innovations artistiques, celle qui, de Duchamp ou Schwitters à Dubuffet et Warhol, de Satie à Cage, avait mis en question les frontières qui séparent l’art savant de ses différents opposés.
La déhiérarchisation relativiste de la culture redistribue fortement les significations sociales et politiques attachées à l’art autour des valeurs d’authenticité et de sincérité dans l’accomplissement expressif de soi et la critique sociale dont l’art est porteur autour de la contestation de toutes les forces, autorités, normes, contraintes, injustices qui freinent cet accomplissement expressif. Cette déhiérarchisation relativiste ne se superpose peut-être si aisément à la doctrine traditionnelle de l’émancipation sociale et individuelle à travers le culte des valeurs les plus hautes, dans la politique culturelle contemporaine, que parce que toutes deux reposent sur une idéalisation commune de la jeunesse. En jouant de l’identification entre le développement culturel et le renouvellement générationnel, le volontarisme public suggère que s’institue une alternative paisible, sécularisée, aux idéologies révolutionnaires, avant-gardistes ou populistes. Largement débarrassé de la charge socio-politique de celles-ci, il paraît s’inspirer du comportement même des marchés artistiques. Ne conforte-t-il cette assimilation de la capacité d’innovation esthétique avec la précocité inventive et entrepreneuriale, qui exprime et accélère le raccourcissement des cycles de production et de consécration artistique aux dimensions de modes annuelles ou biennales ? Ne contribue-t-il pas à naturaliser la succession arbitraire des courants d’innovation en les mettant en résonance non plus avec des luttes politico-idéologiques, mais avec les exigences du libre jeu culturel qui fait prospérer le culte de la nouveauté pour elle-même sans le recours à des rationalisations externes, depuis que le triomphe institutionnel des avant-gardes a largement coïncidé avec leur décomposition et que les diverses formes de syncrétisme ou d’éclectisme dits post-modernistes ont révoqué la téléologie proclamée des ruptures cumulatives et auto-alimentées [35] ? ?
Notes
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[*]
Les remarques et suggestions de Frédérique Matonti sur une première version de ce texte m’ont été précieuses. Je l’en remercie chaleureusement.
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[1]
Cf., par exemple, Edward C. Banfield, The Democratic Muse, New York, Basic Books, 1984.
-
[2]
Bruno S. Frey, Arts and Economics: Analysis and Cultural Policy, Berlin, Springer Verlag, 2000.
-
[3]
Françoise Dumontier, François de Singly et Claude Thélot, « La lecture moins attractive qu’il y a vingt ans », Économie et Statistique, 1990, n° 233, pp. 63-80.
-
[4]
Arnold Hauser, Histoire sociale de l’art et de la littérature, trad. française, Paris, Le Sycomore, 1984.
-
[5]
Cf. à ce sujet Pierre Gaudibert, Action culturelle : intégration et/ou subversion, Bruxelles, Casterman, 1977 ; Nikos Hadjinicolaou, « Sur l’idéologie de l’avant-gardisme », Histoire et critique des arts, 1978, pp. 49-76 ; Evelyne Ritaine, Les Stratèges de la culture, Paris, Presses de la FNSP, 1983.
-
[6]
Nous nous référons ici à l’article de synthèse de Frédérique Matonti, « Les intellectuels et le Parti le cas français », in Michel Dreyfus et alii, Le Siècle des Communismes, Paris, L’Atelier, 2000, pp. 405-424.
-
[7]
Renato Poggioli, The Theory of Avant-Garde, trad. anglaise, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1968.
-
[8]
Certains, comme Michel Faure (Musique et société du Second Empire aux années Vingt, Paris, Flammarion, 1985), constatant que tel créateur, audacieux et novateur en son art, a pu prendre des positions politiques conservatrices ou franchement réactionnaires (e.g. Debussy), procèdent à de labyrinthiques reconstructions socio-historiques, le plus souvent spectaculairement réductrices, pour rendre raison de telles divergences. Ces singulières prouesses interprétatives sont victimes de ce qu’on pourrait appeler le mythe de la synchronisation des horloges qui ferait rigoureusement coïncider le mouvement de la production artistique et la dynamique des luttes sociales.
-
[9]
César Graña, Bohemian versus Bourgeois, New York, Basic Books, 1964
-
[10]
Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain, Paris, Corti, 1973 ; Les Mages romantiques, Paris, Gallimard, 1988 ; L’École du désenchantement, Paris, Gallimard, 1992.
-
[11]
Paul Bénichou voit dans Vigny celui qui se tient précisément sur la crête de l’ambivalence. La formule de la délégation de clairvoyance historique au créateur génial suppose proximité et distance entre celui-ci et le peuple, pour que les deux versants du rôle créateur puissent coexister :
Alors que la génération des poètes qui suit celle des grands romantiques sombrera dans le désenchantement, les prises de position de Vigny conjugent ce que les polarisations entre élan et retrait dissocieront, avec, à un extrême, la flamboyance activiste du poète missionnaire et prophète que veut incarner Hugo, et, à l’autre extrême, le pessimisme douloureux d’un Baudelaire, hanté par les équivoques de la modernité au point d’inverser les signes du messianisme artistique et de faire de l’art une malédiction plutôt qu’un sacerdoce :Une relation à plus longue portée [que l’application immédiate des idées aux choses] unit le penseur au public ; « le vulgaire ne peut pas plus se passer d’un individu que cet individu, tout génie qu’il est, ne peut se passer du vulgaire ». Aussi Vigny peut-il affirmer tout aussi bien l’alliance étroite de l’homme de génie et du public que leur divorce :
« La conscience publique est juge de tout. Il y a une puissance dans un peuple assemblé. Un public ignorant vaut un homme de génie. Pourquoi ? Parce que le génie devine le secret de la conscience publique. La conscience, savoir avec, semble collective » ; et, dans le même temps : « L’homme de pensée ne doit estimer son œuvre qu’autant qu’elle n’a pas de succès populaire et qu’il a conscience qu’elle est en avant des pas de la foule ». Ce n’est pas une contradiction : cette polarité est la loi même du sacerdoce poétique tel qu’il le conçoit, à la fois réservé et fécond. Comment celui qui est en avant ne serait-il pas isolé, même s’il se sait suivi à distance ? La conciliation se fait dans l’histoire et selon une marche où la foule, en méconnaissant la leçon d’aujourd’hui, s’ouvre à celle d’hier.Ainsi l’idée du sacerdoce poétique, qui devait osciller, à travers les crises du XIXe siècle, entre l’élan et le retrait, a trouvé chez Vigny, dès les premières années de sa carrière, une définition pour ainsi dire permanente et répondant d’avance à toute vicissitude. Le gentilhomme amer, métamorphosé pour survivre en héraut pensant du progrès, a protégé mieux qu’un autre le type sacerdotal du Poète contre l’entraînement des circonstances et leur reflux. Sa formule austère, un peu grise, a moins frappé que d’autres : c’est pourtant celle qui défiait le mieux les conjonctures nécessairement variables de la société qui naissait alors. Il y a, à la fois, dans Vigny, un poète agissant et un poète en exil, un Hugo et un Baudelaire, mais la rigueur de sa réflexion sur la condition poétique excluait qu’il eût l’éclat ni de l’un ni de l’autre. -
[12]
Cité par Antoine Compagnon, Les cinq paradoxes de la modernité, Paris, Seuil, 1990, p. 28.
-
[13]
Cesar Graña, Bohemian versus Bourgeois, op. cit., p. 121.
-
[14]
Nous empruntons la formule à Antoine Compagnon, dont voici l’analyse :
La modernité, comprise comme sens du présent, annule tout rapport avec le passé, conçu simplement comme succession de modernités singulières, sans utilité pour discerner le « caractère de la beauté présente ». L’imagination étant la faculté qui rend sensible au présent, elle suppose l’oubli du passé et l’assentiment à l’immédiateté. La modernité est ainsi conscience du présent comme présent, sans passé ni futur ; elle est en rapport avec l’éternité seule. C’est en ce sens que la modernité, refusant le confort ou le leurre du temps historique, représente un choix héroïque. Au mouvement perpétuel et irrésistible d’une modernité esclave du temps, et se dévorant elle-même, à la désuétude de la nouveauté sans cesse renouvelée et niant la nouveauté d’hier, Baudelaire oppose l’éternel et l’intemporel. Ni l’ancien, ni le classique ni le romantique, qui ont été tour à tour vidés de substance. La modernité tient à la reconnaissance de la double nature du beau, c’est-à-dire aussi de la double nature de l’homme. Antoine Compagnon, Les cinq paradoxes de la modernité, op. cit., pp. 30-31. -
[15]
Theodor W. Adorno, Introduction à la sociologie de la musique, trad. française, Genève, Éditions Contrechamps, 1994, p. 180.
-
[16]
Raymonde Moulin, « De l’artisan au professionnel : l’artiste », Sociologie du Travail, 1983, t. 4, repris in Raymonde Moulin, De la valeur de l’art, Paris, Flammarion, 1995, p. 94.
-
[17]
Vincent Descombes, Proust. Philosophie du roman, Paris, Minuit, 1987.
-
[18]
Le développement consacré par Vincent Descombes à Charles Baudelaire doit être largement cité : Baudelaire voit (…) qu’il est plus difficile d’être un artiste heureux aujourd’hui qu’hier. (…) Autrefois, il y avait un style collectif, ce qui veut dire un style qui est la propriété d’un groupe (d’une « école », et par-delà les écoles, d’une société). (…) Dans un tel régime de l’art, les individus moins originaux trouvent leur « juste » place dans une fonction seconde : « obéissant à la règle d’un chef puissant et l’aidant dans tous ses travaux » (Baudelaire, Salon de 1846). Personne n’est en effet tenu de se montrer original. Nous avons entre temps changé de régime. Dans le régime post-révolutionnaire de l’art, le style collectif est non seulement absent de fait, mais exclu par principe. Il ne doit surtout pas y avoir un même style pour tous. Tout programme d’un « retour à l’ordre » (…) est aussitôt repéré, et fort justement, comme une usurpation tyrannique. Au nom de quoi certains individus imposeraient-ils leurs préférences stylistiques à d’autres individus ? Au nom de quoi déclare-t-on close l’époque des expérimentations et des inventions ? Or, Baudelaire nous demande de considérer l’autre face de la modernité, le prix à payer pour que soit glorifié l’individu. « L’individualité – cette petite propriété – a mangé l’originalité collective » (Ibidem)…. Dans un régime holiste de l’art, l’originalité des solutions trouvées aux problèmes artistiques est collective. Dans un régime individualiste, chacun est tenu d’offrir une solution inédite à des problèmes toujours plus difficiles en raison de la « division infinie du territoire de l’art ». Baudelaire voit que la glorification de l’individu engendre, pour le plus grand nombre, le « doute », la « pauvreté d’invention ». La plupart des gens sont en fait incapables de faire preuve d’une originalité personnelle. Il leur faut alors se contenter d’une originalité empruntée. En l’absence d’un puissant style collectif, le destin de la plupart des artistes sera l’imitation impuissante. Ils seront les « singes de l’art ». Au lieu de subir la domination légitime d’un maître dans une école, les singes de l’art subissent la domination révoltante d’une personnalité plus puissante. Vincent Descombes, Proust…, op. cit., pp. 142-143.
-
[19]
Cf. Sherwin Rosen, « The Economics of Superstars », American Economic Review, 1981, n° 75, pp. 845-858.
-
[20]
Charles Taylor, Le Malaise de la modernité, trad. fr., Paris, Cerf, 1994, passim.
-
[21]
Charles Taylor, Les Sources du moi, trad. fr., Paris, Seuil, 1998, chap. 21.
-
[22]
Charles Taylor, Le Malaise de la modernité, op. cit., pp. 69-70.
-
[23]
Antoine Compagnon, Les Paradoxes de la modernité, op. cit., pp. 48-49.
-
[24]
Diana Crane, The Transformation of the Avant-Garde, Chicago, The University of Chicago Press, 1987.
-
[25]
Daniel Bell, Les Contradictions culturelles du capitalisme, trad. fr., Paris, PUF, 1979.
-
[26]
Karl Marx, cité in Daniel Bell, Les Contradictions culturelles du capitalisme, op. cit., p. 27.
-
[27]
Pierre-Michel Menger, « Durkheim et la question de l’art », in Jean-Louis Fabiani dir., Mélanges en l’honneur de Jean-Claude Passeron, Paris, L’Harmattan, à paraître.
-
[28]
Daniel Bell, Les Contradictions culturelle du capitalisme, op. cit., p. 90.
-
[29]
Il serait éclairant d’explorer la postérité du schème d’analyse qui dote « le capitalisme » de la capacité d’absorber, de digérer, puis de mettre hors d’usage, après en avoir tiré le meilleur parti, toutes les formes de contestation de sa puissance et son ordre impérial.
-
[30]
Cf. Pierre-Michel Menger, « Culture », in Dictionnaire des Politiques Culturelles, à paraître aux Éditions Larousse.
-
[31]
Philippe Urfalino, « Les politiques culturelles : mécénat caché et académies invisibles » L’Année sociologique, 1989, n° XXXIX, pp. 100-101.
-
[32]
Raymonde Moulin, L’Artiste, l’institution et le marché, Paris, Flammarion, 1992.
-
[33]
Le balancement caractéristique de l’appréciation relative peut être résumé ainsi : conformément au raisonnement présenté dans la première partie de cet article, il est logique de constater que sans intervention publique, des domaines entiers de la création et de la diffusion, et tout particulièrement ceux qui bénéficient du prestige le plus élevé, auraient disparu. Mais ces domaines n’ont connu qu’un élargissement marginal de leur assise sociale, et les modifications observées concernent surtout les redistributions qui, dans les préférences de consommation des publics caractéristiques de la culture savante, peuvent favoriser l’innovation.
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[34]
Cf. Kevin V. Mulcahy, Richard C. Swaim (dir.). Public Policy and the Arts, Boulder, Westview Press, 1982.
-
[35]
Nous ne pouvons pas engager ici l’analyse de cette forme de dépassement par révocation de l’idée de dépassement qu’est le principe, ou la famille des idéologèmes, de la post-modernité. Une discussion lucide, mais non dépourvue d’apories, a été engagée par Richard Shusterman (cf. notamment L’Art à l’état vif, trad. française, Paris, Minuit, 1991) pour déterminer comment produire une esthétique socialement progressiste en révoquant les hiérarchies traditionnelles entre culture savante et culture populaire, sans sombrer dans le populisme : la post-modernité y apparaît comme un levier historique permettant d’accréditer l’évanouissement de la conception de l’art comme sphère autonome, ou toujours davantage autonomisée. Mais la proposition de hiérarchiser la sphère même de l’art populaire pour y faire le tri entre le bon grain et l’ivraie et renforcer corrélativement la valeur d’une esthétique populaire réintroduit une normativité dont le fondement est soit contradictoire avec l’intention de déhiérarchisation soit arrimé à un fonctionnalisme problématique et en dernière analyse intenable.