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Article de revue

« L'impureté » consentie. Entre esthétique et politique : critiques littéraires à Radio Free Europe

Pages 55 à 75

Notes

  • [1]
    Cette recherche a été menée dans le cadre du mémoire adhoc du DEA de Sciences Sociales. « “L’intelligence de l’anticommunisme” entre littérature et politique : une instance de consécration. Le cas d’une émission de critique littéraire à la Radio Free Europe », E.H.E.S.S.-E.N.S., 1998, sous la direction de Frédérique Matonti.
  • [2]
    Gisèle Sapiro, « La raison littéraire. Le champ littéraire français sous l’Occupation (1940-1944) », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 111/112, mars 1996 pp. 3-35 ; La Guerre des écrivains, Paris, Fayard, 1999.
  • [3]
    Le 30 décembre 1947, le roi Michel est contraint d’abdiquer et l’Assemblée des Députés proclame la République Populaire Roumaine. Le gouvernement dirigé par Petru Groza, instauré le 6 mars 1945 et placé sous la tutelle directe de Moscou, peut désormais procéder ouvertement à la « soviétisation » du pays (en présence de l’Armée Rouge), à l’institution d’un contrôle politique total sur tous les domaines de la vie sociale et à la création d’un nouveau cadre politique, juridique, économique et culturel. La vie littéraire s’adapte désormais, elle aussi, au niveau de ses institutions, au modèle soviétique et obéit aux impératifs idéologiques du réalisme socialiste théorisé par Jdanov.
  • [4]
    Pour ce faire, nous avons procédé à la fois à une étude de contenu des chroniques diffusées dans ces émissions (dont une sélection a été publiée en Roumanie, en dix volumes, après 1989) et à une enquête ethnographique. Cette dernière a consisté en une série de trois entretiens approfondis avec Monica Lovinescu et Virgil Ierunca. Pour mieux évaluer l’impact des émissions et essayer de reconstituer des représentations du champ littéraire roumain, alternatives à celles proposées par nos deux interlocuteurs principaux, nous avons également réalisé sept autres entretiens (avec, entre autres, des écrivains roumains en exil ou restés en Roumanie, le dernier président de l’Union des écrivains avant 1989 ou des critiques littéraires ayant soutenu, par leurs prises de positions politiques et/ou esthétiques, le régime communiste).
  • [5]
    Cf., en ce sens, Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, Paris, Seuil, 1999.
  • [6]
    Pour une analyse comparée de trajectoires qui nous a servi, par analogie, de modèle, cf. Gisèle Sapiro, « Salut littéraire et littérature du salut. Deux trajectoires de romanciers catholiques : François Mauriac et Henry Bordeaux », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 111 /112, mars 1996, et La Guerre des écrivains, op. cit., chap. 3, pp. 209-247.
  • [7]
    Entretien avec B., le 10 mai 1998. Écrivain roumain, B. s’est exilé en France en 1975. Ayant publié en traduction française plusieurs de ses romans, il est également l’initiateur, à Paris, d’une revue destinée à éditer, selon des critères de sélection qui se veulent purement esthétiques, la littérature de l’Europe de l’Est. Il a également collaboré à RFE.
  • [8]
    Il soutient, par exemple, en 1909, sa thèse d’État à la Sorbonne.
  • [9]
    Nom que Monica Lovinescu conserve d’ailleurs même après son mariage avec Virgil Ierunca. Elle entend évidemment perpétuer ainsi la mémoire de son père et se réclamer ouvertement de son héritage.
  • [10]
    Entretien avec Monica Lovinescu, le 3 mai 1998.
  • [11]
    Entretien avec Monica Lovinescu, le 3 juin 1998.
  • [12]
    Entretien avec Monica Lovinescu, le 28 janvier 1998.
  • [13]
    Comme le montre Gisèle Sapiro au sujet de La NRF dirigée sous l’Occupation par Drieu la Rochelle, la prétention de celle-ci « à représenter “l’art pour l’art” fait apparaître la caducité de cette option dans la nouvelle conjoncture. En situation de crise, non seulement la rhétorique de “l’art pour l’art” se révèle incapable de garantir l’autonomie littéraire, mais elle devient aussi une arme efficace aux mains des entreprises hétéronomes en quête de légitimité ». Par contre, par une inversion de prises de position censée rétablir à terme l’autonomie du champ littéraire, « ceux-là mêmes qui s’en réclamaient [de l’art pour l’art avant l’Occupation] […] apportent désormais […] leur caution aux entreprises semi-légales qui mettent l’art au service de la lutte pour la réaffirmation de “l’esprit français” et, pour certains d’entre eux […], aux entreprises clandestines engagées dans une lutte idéologique ouverte contre l’occupant et contre Vichy », La Guerre des écrivains, op. cit., p. 466.
  • [14]
    Il paraît évident que le champ littéraire français et le changement de paradigme qu’il connaît pendant et après la guerre – consistant en un discrédit du modèle de « l’art pour l’art » au profit de celui de la littérature engagée, qui occupe désormais la position symboliquement dominante – représentent le référent qui aide les deux critiques littéraires à penser leur propre position. Ce réfèrent leur permet ainsi à la fois de concevoir l’engagement comme un moyen de reconquête de l’autonomie, mais en même temps de rabattre le modèle que Sartre en propose et impose à la Libération sur celui du « compagnonnage de route », tout en s’en démarquant fortement. Autrement dit, tout en prônant l’engagement et la responsabilité de l’écrivain, Monica Lovinescu et Virgil Ierunca choisissent, par anticommunisme, de récuser au plus haut degré le camp de ceux qui considèrent que : « il vaut mieux avoir tort avec Sartre que raison avec Aron » et s’orientent dans le champ intellectuel français vers des références (à l’époque, minoritaires et marginales) qui puissent soutenir leur propre combat (la revue Preuves, Raymond Aron, Jeanne Hersch, Jules Monnerot).
  • [15]
    Entretien avec Virgil Ierunca, le 28 janv. 1998.
  • [16]
    Pour une analyse de RFE, cf. Anne Chantal Lepeuple, « La Radio Free Europe et la Radio Liberty (1950-1994) », Vingtième siècle, n° 48, 1995, pp. 31-45 ; Jacques Semelin, La Liberté au bout des ondes. Du coup de Prague à la chute du mur de Berlin, Paris, Belfond, 1997 ; Allan A. Michie, Voices through the Iron Curtain : the Radio Free Europe Story, New-York, Dodd, Mead & Company, 1963 ; George R. Urban, Radio Free Europe and the Pursuit of Democracy. My War Within the Cold War, New Haven & London, Yale University Press, 1997 ; Bogdan Calinescu, La Radio Free Europe, est-elle toujours utile aujourd’hui ?, mémoire présenté à l’Institut d’Études Politiques de Paris, le 30 nov. 1993.
  • [17]
    Entretien avec M., écrivain, le 17 juin 1998.
  • [18]
    Entretien avec Monica Lovinescu, le 28 janv. 1998.
  • [19]
    Pour la distinction entre la propagande dite « noire » et la propagande dite « blanche », voir Anne Chantal Lepeuple, « La Radio Free Europe… » loc. cit., passim.
  • [20]
    L’émission (Teze si antiteze la Paris) était animée par Monica Lovinescu. Hebdomadaire, elle durait environ 50 minutes.
  • [21]
    Entretien avec Monica Lovinescu, le 28 janv. 1998.
  • [22]
    Povestea vorbei. Pagini uitate, pagini exilate, pagini cenzurate. L’émission (toujours hebdomadaire) était cette fois animée par Virgil Ierunca et durait environ 30 minutes.
  • [23]
    Entretien avec Virgil Ierunca, le 28 janv. 1998.
  • [24]
    Revista revistelor. Cette troisième émission, animée par Virgil Ierunca, avait une fréquence d’une à deux fois par mois.
  • [25]
    Entretien avec Virgil Ierunca, le 28 janv. 1998. Les textes littéraires des « collaborationnistes » étaient diffusés dans une sous-partie de l’émission intitulée L’anthologie de la honte (Antologia rusinii).
  • [26]
    Monica Lovinescu, extrait d’une chronique radiophonique.
  • [27]
    C’est d’ailleurs pourquoi les références au rôle joué par le Cercle Petöfi dans la préparation de la Révolution hongroise de 1956 ou par l’Union des écrivains tchécoslovaques et sa revue Literarni Listy lors du Printemps de Prague sont constantes. On peut par exemple lire dans une chronique diffusée le 27 avril 1968 : « Dans quelle autre capitale du monde peut-on mesurer aujourd’hui, mieux qu’à Prague, le rôle qu’un écrivain peut jouer dans la conscience d’une nation ? ! À l’Est, dans les moments-clé de l’histoire — hier à Budapest et à Varsovie, aujourd’hui à Prague — les écrivains ont fait revivre une sorte de 1848 de l’esprit. […] Les événements de Prague nous montrent que la littérature peut provoquer la chute d’un Novotny [remplacé par Dubcek au poste de Secrétaire général du PCT en janvier 1968 et obligé de démissionner de la présidence de la République en mars]. Néanmoins, ce qui compte ce ne sont pas les avatars d’un Novotny ou d’un autre, mais le rôle contestataire de l’écrivain. À Prague, on a découvert “le devoir de non-conformisme” ».
  • [28]
    Entretien avec Monica Lovinescu, le 3 mai 1998.
  • [29]
    Le Parti Communiste roumain comptait à ce moment-là environ 900 membres.
  • [30]
    Daniel Gaxie, « Économie des partis et rétribution du militantisme », Revue Française de Science politique, n° 1, fév. 1977, pp. 123-154.
  • [31]
    Entretien avec Virgil Ierunca et de Monica Lovinescu, le 3 mai 1998.
  • [32]
    Gisèle Sapiro, « Salut littéraire et littérature du salut. Deux trajectoires de romanciers catholiques : François Mauriac et Henry Bordeaux », loc. cit., p. 54.
  • [33]
    George Calinescu, critique littéraire et Tudor Vianu, esthéticien et philosophe de la culture sont des autorités incontestées des lettres roumaines de l’entre-deux-guerres. Pour la caution intellectuelle qu’ils ont apportée au nouveau régime, ils sont tous les deux situés par Monica Lovinescu parmi les « grands reconvertis ». Leur parcours demanderait néanmoins une analyse différentielle beaucoup plus fine.
  • [34]
    Ce « jeu de mots » est emprunté par Monica Lovinescu – fine connaissance de la littérature française oblige – à Albert Camus. Présenté sous la forme d’un dilemme, Camus conclut de cette manière sa nouvelle, « Jonas » (publiée dans le recueil L’Exil et le Royaume, Paris, Gallimard, 1957). Celle-ci pourrait être lue comme une méditation sur le rôle de l’artiste et sur le choix qu’il a à faire entre d’une part, l’isolement et « la tour d’ivoire », synonymes de l’art « pur », et d’autre part, l’implication « dans le monde » et la consécration artistique immédiate, mais néanmoins éphémère.
  • [35]
    Entretien avec Monica Lovinescu, le 3 mai 1998. Remarquons, en outre, « l’actualisation » du propos et l’effet de confirmation a posteriori qui est cherché à travers elle.
  • [36]
    Entretien avec Monica Lovinescu, le 3 mai 1998.
  • [37]
    Cf., à ce sujet, Frédérique Matonti, La double illusion. La Nouvelle Critique : une revue du PCF (1967-1980), thèse de doctorat en science politique, Université Paris I, 1996.
  • [38]
    Clin d’œil volontaire ou non aux références intellectuelles du champ littéraire français, Monica Lovinescu utilise une catégorie qui lui est non seulement endogène, mais qui fait sens par rapport à un contexte particulier, à savoir l’Occupation. Ainsi, les expressions de « littérature d’évasion » ou, selon Maurras, de « littérature de fuite », sont déjà véhiculées dans l’entre-deux-guerres, mais désignent surtout des prises de position dans la polémique connue sous le nom de « querelle des mauvais maîtres ». Portant sur « la responsabilité de l’écrivain », cette polémique rend compte, dès l’été 1940, du procès fait à la littérature de l’entre-deux-guerres par les partisans de la Collaboration et de Vichy, pour lui imputer la défaite même de la France. Puisque cette littérature – dont les symboles et les « bouc émissaires » sont André Gide et François Mauriac – avait cultivé à la fois le talent comme un but en soi, l’individualisme, « l’amoralisme esthétisant » et avait trouvé sa finalité en elle même, ignorant de ce fait la responsabilité morale et sociale qu’elle était censée assumer, elle est ainsi qualifiée de « littérature des vaincus ». À ces attaques s’oppose la logique esthétique censée prévaloir au pôle autonome et qui dénie, au nom de l’art « pur », toute responsabilité de l’écrivain. L’Occupation et le contexte créé à la Libération déterminent un renversement radical du même débat, concernant la « responsabilité de l’écrivain » et un chassé-croisé des prises de position : ce sont les anciens tenants de « l’art pour l’art » qui, l’ayant considéré comme une option inefficace en temps de crise, soutiennent que le reconquête de l’autonomie ne peut se faire que par le recours au moyens hétéronomes et rendent en même temps responsables les écrivains collaborationnistes de « trahison » ; à l’inverse, ce sont les « moralistes » de la veille qui, au nom cette fois-ci du talent littéraire, prônent la clémence pour leur intelligence avec l’ennemi. Cf. Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., notamment le Chap. II, « La responsabilité de l’écrivain », pp. 103-207, et le chap. VIII, « Le tribunal des lettres », pp. 563-626. Cf. aussi les articles de Gisèle Sapiro et d’Anne Simonin dans ce numéro.
    Le rappel de ce contexte (avec toute la complexité de ses retournements) nous semble nécessaire, d’une part, pour ne pas « figer » les prises de position qui sous-tendent l’usage de la catégorie « littérature d’évasion » et, dès lors, pour ne pas risquer une interprétation abusive de l’emploi que Monica Lovinescu en fait; d’autre part, il nous encourage à penser que cet usage trahit, encore une fois, plus qu’une simple « connivence » avec les catégories intellectuelles françaises : le champ littéraire français représente, explicitement ou non, un point de repère, voire même une référence, dans l’analyse que Monica Lovinescu elle-même fait du champ littéraire roumain pendant la période communiste.
  • [39]
    Cf. Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., p. 346.
  • [40]
    C’est pourquoi les chroniques invoquent souvent des contre-exemples appartenant aux autres littératures de l’Europe de l’Est ou à la littérature soviétique. Sont ainsi cités ou analysés des auteurs hongrois comme Tibor Déry (Niki : ou l’Histoire d’un chien, Paris, Seuil, 1957, Monsieur G.A. à X, Paris, Seuil, 1965), Tamas Aczel et Tibor Meray (La Révolte de l’esprit, Paris, Gallimard, 1962), György Paloczi-Horvath (« En même temps », Les Temps Modernes, 1957) ; tchèques, comme Vaclav Havel (Fête en plein air, Paris, Gallimard, 1969) Artur London (L’Aveu, Paris, Gallimard, 1968) ; polonais, comme Slawomir Mrozek (Police, jouée au Théâtre de Poche-Montparnasse en 1960, Éléphant, Paris, Albin Michel, 1964), Marek Hlasko (Le premier pas dans les nuages, Paris, Julliard, 1958, Le huitième jour de la semaine, Paris, Julliard, 1959) ; russes, comme Abraham Tertz (Le Verglas, Paris, Plon, 1963), etc. Néanmoins, la référence la plus constante reste Soljénitsyne.
  • [41]
    L’expression, qui revient souvent dans les chroniques littéraires, appartient à Monica Lovinescu.
  • [42]
    Extrait de la chronique diffusée le 26 juin 1981, intitulée « Littérature et histoire ».
  • [43]
    C’est l’année où le Comité Central du Parti Communiste Roumain élabore les « Thèses de Juillet », deux documents qui présentent la nouvelle orientation de la politique culturelle tracée par le parti. Élaborées après la visite en Chine de Ceausescu, ces « thèses » représentent le point d’infléchissement par rapport à la libéralisation culturelle relative qui avait accompagné l’arrivée au pouvoir de celui-ci.
  • [44]
    Extrait de la chronique diffusée le 20 avril 1979, intitulée « Le pouvoir et les écrivains ».
  • [45]
    Le mouvement « protochroniste » (né dans les années Soixante-dix) se définit par la recherche dans l’histoire et la culture roumaines des signes avant-coureurs qui auraient anticipé sur les évolutions culturelles survenues dans les cultures de l’Europe Occidentale. Né à l’intérieur de l’histoire littéraire en tant que discipline – histoire qui est désormais relue dans cet esprit – ce mouvement sera adopté ensuite dans d’autres domaines des sciences humaines. Cette doctrine a vite attiré l’attention de la direction du PCR qui, sous le prétexte d’une prise de distance à l’égard de l’Union Soviétique, y a vu un très utile moyen de surenchère sur les valeurs nationales. Le protochronisme est ainsi l’une des plus fortes manifestations culturelles du communisme national pratiqué par Ceausescu et l’un des moyens de renforcement du culte de sa personnalité.
  • [46]
    Stratégie qualifiée par Monica Lovinescu et Virgil Ierunca de « pacte avec le diable ».
  • [47]
    Ces écrivains « paraissent sûrs que la vraie résistance ne peut s’exprimer que par la non-compromission esthétique de l’œuvre ». Extrait d’une chronique diffusée le 28 décembre 1984.
  • [48]
    Entretien avec B., le 10 mai 1998.
  • [49]
    Entretien avec Monica Lovinescu, le 28 janv. 1998.
  • [50]
    Les Accords d’Helsinki avaient été signés par le régime de Bucarest.
  • [51]
    Entretien avec Monica Lovinescu, le 28 janv. 1998.
  • [52]
    Entretien avec Monica Lovinescu et de Virgil Ierunca, le 28 janv. 1998.
  • [53]
    Ibid.
  • [54]
    Paul Goma est l’auteur, en 1977, d’une série de gestes protestataires en rapport direct avec la Charte 77.
  • [55]
    Philosophe et essayiste, l’un des espoirs de la jeune génération lancée dans l’entre-deux-guerres, Mircea Vulcanescu est arrêté et meurt en 1952 en prison.
  • [56]
    Entretien avec Monica Lovinescu, le 2 juin 1998.
  • [57]
    M. Lovinescu : « Dans les années Soixante-dix, quand “les nouveaux philosophes” ont détruit le marxisme par la rencontre, d’ailleurs fulgurante, entre les déçus de Mai-68 et Soljénitsyne [… ] la situation a changé. Avant, nous étions traités comme des fascistes vulgaires, qui médisaient du paradis. Et après, nous sommes arrivés au rôle de la diaspora de 1848… C’est-à-dire, qu’ils ont commencé à nous courir après…
    I.P. : Cette attitude a changé à l’égard de toutes les diasporas des pays de l’Est, ou c’est vous qui vous jouissiez d’une attention particulière ?
    V. Ierunca : Non, non, à l’égard de toutes les diasporas ».
    Entretien avec Monica Lovinescu et de Virgil Ierunca, le 28 janvier 1998.
  • [58]
    Nous nous proposons d’ailleurs de tester l’hypothèse de la politisation du transfert littéraire et des critères de réception concernant les littératures de l’Europe Centrale et de l’Est en France dans le cadre d’une thèse de doctorat actuellement en cours.
  • [59]
    Nous avons voulu restituer, dans un autre article, les dimensions et la signification de ce « choix de nécessité » (selon l’expression d’Anna Boschetti) par une analyse comparée avec d’autres contextes nationaux d’origine et avec d’autres stratégies adoptées par des exilés de l’Europe de l’Est en France. Nous y avons également montré l’usage contrasté qui peut être fait de la position d’exilé dans la construction du rôle d’intermédiaire ou de médiateur entre le champ littéraire de départ et d’accueil, les degrés croissants que ce rôle peut avoir et l’intensité variable de l’engagement politique que cette position sous-tend. Cf. Ioana Popa, « Dépasser l’exil. Degrés de médiation et stratégies de transfert littéraire chez des exilés de l’Europe de l’Est en France », Genèses, n° 38, mars 2000, pp. 3-52.
  • [60]
    Entretien avec V., le 6 juillet 1998. Critique littéraire et professeur à l’université de Lettres jusqu’en 1989, V. est l’auteur, dans les années Cinquante, d’un essai intitulé « Pour le réalisme socialiste » et de chroniques qui en appliquaient l’esprit. Cependant, par son capital culturel, V. fait partie, selon l’expression de Monica Lovinescu et Virgil Ierunca, des « intellectuels raffinés » dont le régime communiste avait obtenu l’adhésion.
  • [61]
    Entretien avec Monica Lovinescu, le 28 janv. 1998.
  • [62]
    Entretien avec B., écrivain, le 10 mai 1998.
  • [63]
    Entretien avec Monica Lovinescu, le 2 juin 1998.

1S’intéresser à des émissions radiophoniques de critique littéraire n’implique au premier regard qu’un intérêt purement esthétique. Néanmoins, si l’on précise que celles-ci sont réalisées dans un « lieu » fortement connoté idéologiquement, Radio Free Europe, l’enjeu de l’interrogation se déplace : un contenu proprement littéraire apparaît ainsi comme étant explicitement lié à l’un des dispositifs de communication les plus politisés de la Guerre Froide. Thèse et antithèses à Paris, La sagesse des mots. Pages oubliées, pages censurées, pages exilées, La revue des revues, trois émissions littéraires diffusées à la section roumaine de RFE, sont alors un exemple privilégié de l’interférence possible entre esthétique et politique.

2Réalisées entre 1967 et 1989 par deux des membres les plus actifs de l’exil politique roumain à Paris – Monica Lovinescu et Virgil Ierunca – ces émissions s’adressent, de manière générale, à un public privé de toutes autres sources d’information que celles autorisées par le régime en place à Bucarest. Néanmoins, l’objet et l’enjeu sont beaucoup plus spécifiques : couvrant presque trois décennies de vie littéraire, elles offrent un lieu d’observation privilégié de l’évolution générale des rapports entre le champ littéraire et le champ politique en Roumanie. Ciblant leur discours sur les écrivains et les intellectuels, ces émissions se proposent également d’influer sur leurs prises de position à l’égard du pouvoir politique. Dès lors, elles apparaissent comme un cas exemplaire illustrant la problématique générale du rôle et de l’attitude de l’écrivain dans des conditions de politisation extrême du champ littéraire. Leur analyse rappelle ainsi, par analogie, des questions déjà posées par Gisèle Sapiro [2] à partir de l’état du champ littéraire français sous l’Occupation, tout en permettant d’éclairer la gamme de réponses ou de formes de résistance possibles à une situation d’hétéronomie imposée.

3Concrètement, cette problématique se laisse déjà découvrir au niveau même des trajectoires des deux critiques littéraires qui animent les trois émissions. Nous nous trouvons ainsi en présence d’un cas « spectaculaire » d’engagement politique qui procède d’un effet de champ : les deux intellectuels roumains, Monica Lovinescu et Virgil Ierunca, renversent leurs prises de position (à la fois esthétiques et politiques) à la suite de la transformation du champ littéraire, entré après 1947 [3] sous l’emprise politique totale du régime communiste. À un deuxième niveau, la même problématique se retrouve, d’une manière implicite ou explicite, dans le message même des émissions. Ce dernier s’adapte en fonction du contexte politico-littéraire et du « rapport de forces » conjoncturel qui s’établit entre les écrivains et le pouvoir. Au-delà de ses variations, ce message veut constamment suggérer que le rétablissement, à terme, de l’autonomie du champ littéraire passe par un engagement « à rebours » de l’écrivain, et que celui-ci est le seul moyen de contrebalancer l’engagement « orthodoxe » exigé par le pouvoir.
L’exploration des capitaux mobilisés par les deux critiques littéraires et des effets de leurs trajectoires d’une part, l’analyse des ressources dues au dispositif de pouvoir que représente Radio Free Europe et des effets exercés sur les différentes catégories de récepteurs d’autre part, nous permettent ainsi d’éclairer le rôle que cette instance critique parvient à remplir par rapport au champ littéraire roumain [4]. Nous croyions ainsi, au début de l’enquête, que ces émissions offraient à leurs réalisateurs une opportunité pour la construction d’une position d’interface culturelle entre la Roumanie et la France, c’est-à-dire de relais et de médiateur qui diffuserait, voire consacrerait des biens symboliques à une échelle transnationale [5]. Nous avons, au contraire, découvert que ces émissions étaient presque totalement tournées, par leur efficacité réelle et par le réseau intellectuel tissé autour d’elles, vers la Roumanie. Dès lors, en dépit de leur « délocalisation » par rapport au récepteur, c’est un autre rôle qu’elles parviennent à remplir, à savoir celui d’une véritable instance de consécration – alternative aux instances de consécration officielles – exercée à l’égard du champ littéraire roumain. Par la double nature des ressources qui participent à sa construction, cette instance de consécration parallèle est marquée du double « sceau » qui nous préoccupe : esthétique et politique.

La réponse « existentielle » à la surpolitisation du champ : l’infléchissement des trajectoires

4L’exploration du parcours familial, politique, intellectuel des deux réalisateurs des émissions permet non seulement d’analyser une partie importante des ressources qui ont assuré le pouvoir de consécration des émissions, mais aussi d’illustrer le renversement de position des deux réalisateurs dans des conditions d’hétéronomie imposées au champ littéraire [6].

5La formule par laquelle, dans les entretiens, les deux réalisateurs (mari et femme) sont caractérisés – « c’est elle la conscience idéologique et c’est lui, la conscience esthétique » [7] – suggère ainsi, d’une part l’entremêlement de la politique et de l’esthétique au niveau même des ressources individuelles et, d’autre part, une complémentarité des capitaux. Sans se répartir d’une manière aussi tranchée que l’implique cette formule, ces ressources sont néanmoins relativement polarisées à l’intérieur du couple en raison, entre autres, d’une différence de socialisation familiale.

6En effet, Monica Lovinescu est la fille de l’un des plus importants critiques littéraires roumains, autorité incontestée de l’entre-deux-guerres, Eugen Lovinescu. Sa renommée, mais aussi son positionnement esthétique sont à prendre en compte : dans la culture et la littérature roumaines du XXe siècle, il est le critique littéraire qui théorise la vision moderniste de l’art, son auto-finalité et son indépendance par rapport à toute tendance militante. Européen libéral, d’orientation nettement pro-occidentale et de formation intellectuelle française [8], Eugen Lovinescu s’impose dans le champ littéraire roumain non seulement comme un chef d’école mais aussi, à travers son cénacle, comme la véritable instance de promotion et de consécration de la plupart des grands écrivains de l’entre-deux-guerres.

7Monica Lovinescu hérite donc de l’orientation esthétique de son père et de tout le capital social, culturel et de prestige qui est attaché, dans la culture roumaine, à ce nom [9]. Elle détient ainsi, dès le départ, toutes les clés de la littérature roumaine : « Moi, j’ai grandi dans un cénacle littéraire… J’avais tout » [10], dit-elle. La prise de conscience de cet « héritage » s’accompagne néanmoins de l’orgueil d’être « soi-même » : Monica Lovinescu collabore régulièrement, sous pseudonyme, à la presse littéraire de l’époque et participe en tant qu’assistante à un séminaire de théâtre expérimental et d’art dramatique, indice de ses dispositions esthétiques et de son goût pour l’avant-garde. Sa socialisation précoce dans le champ littéraire et ses propriétés sociales la prédisposent par conséquent à reproduire, à une génération de distance, la position que son père occupait dans le champ littéraire. Il s’agit pourtant cette fois d’une autre conjoncture, qui se caractérise essentiellement par un rapport particulier entre le champ politique et le champ littéraire. C’est cet état particulier, puisque surpolitisé, du champ qui pourrait expliquer son « infidélité » par rapport au père : celle-ci consiste essentiellement dans le renoncement au modèle de « l’art pour l’art » en faveur d’un engagement « à front renversé » de l’écrivain, mais qui puisse permettre, à terme, la reconquête de l’autonomie du champ littéraire. Évidemment, cet engagement implique en même temps la condamnation extrêmement virulente de toute forme d’engagement « orthodoxe », c’est-à-dire de collaboration avec le nouveau pouvoir politique communiste. Si elle « trahit » la prise de position esthétique de son père, Monica Lovinescu reste néanmoins fidèle à sa position : à travers ses émissions de critique à la radio, elle joue – toujours dans des conditions particulières du champ – un rôle homologue d’instance presque obligée de consécration des auteurs et des œuvres littéraires contemporaines.

8Rien d’un tel héritage dans le cas de Virgil Ierunca, son mari. D’origine paysanne, il est doté d’un capital scolaire qui pallie son déficit de ressources sociales et lui assure l’accès, alors qu’il est encore très jeune, à l’élite intellectuelle roumaine de l’entre-deux-guerres. Comme le dit sa femme, « c’était un chemin assez normal, dans la Roumanie d’avant, où le pays était suffisamment jeune pour qu’il existe une sorte de méritocratie » [11]. Étudiant brillant, il s’affirme déjà pendant ses années d’Université dans la presse culturelle de l’époque comme l’un des plus « lancés » de sa génération dans l’essayisme et le journalisme. Collaborateur et, ensuite, rédacteur en chef de l’une des revues culturelles de l’époque, il occupe aussi, à l’âge de vingt-deux ans seulement, de hautes fonctions au ministère de la Culture. Comme Monica Lovinescu, Virgil Ierunca reçoit en 1946 une bourse du gouvernement français pour préparer une thèse de lettres à Paris. Le séjour en France aurait donc dû être un voyage d’études destiné à optimiser son capital universitaire et à lui garantir une ascension sociale – déjà ébauchée – lors de son retour au pays. Il se conclut par une demande d’exil politique en France et bascule ainsi dans un geste de protestation à l’égard de la prise du pouvoir par le parti communiste.

9Par rapport aux attentes que ces deux jeunes représentants de l’élite intellectuelle roumaine étaient « en droit » de nourrir, on peut donc apprécier la mesure de l’infléchissement de trajectoire – entraîné, à titre individuel, par l’exil politique et, à titre général, par la surpolitisation du champ littéraire. Si, en début de parcours, ils sont tous les deux beaucoup plus préoccupés par leur carrière littéraire qu’ils ne sont animés par des convictions politiques, cette rupture se traduit ensuite par une véritable conversion à la politique de Monica Lovinescu et, dans le cas Virgil Ierunca, par un réajustement des dispositions politiques, puisqu’il était au départ de sensibilité trotskiste :

10

[J’étais] très peu politisée à l’époque… Tant que j’ai été en Roumanie, j’étais intéressée par la littérature, pour l’essentiel par la littérature française… Comment vous dire, moi, j’étais avec Rimbaud et je ne vivais pas dans mon temps… [12]

11Cet infléchissement est ainsi le double résultat d’une inflexion des trajectoires personnelles (due, essentiellement, au départ pour la France en tant que boursiers) et d’un champ littéraire en transformation, qui offre brusquement des options inédites et différentes. Le voyage d’études se clôt sur une alternative : rentrer en Roumanie et donc se soumettre au régime ou rester en France et, au moins implicitement, protester contre lui.
Si l’on suit le parcours et le point de vue des deux critiques littéraires, la seule façon de revenir, au bout du compte, à l’autonomie du champ littéraire consiste désormais dans le fait d’accepter de mettre la littérature au service de la politique. L’apparent paradoxe de cette position s’explique dès que l’on admet que le non-engagement n’est plus, selon eux, une réponse adéquate, autrement dit efficace, à l’état d’hétéronomie du champ. Le cas des deux critiques littéraires illustre ainsi un type de réponse à la conjoncture qui consiste en ce que, dans des périodes exceptionnelles de crise du champ littéraire, c’est le désengagement qui devient un signe d’hétéronomie, et non plus l’engagement [13]. Cet engagement « à rebours » révèle par conséquent a contrario l’impossibilité de préserver l’autonomie et la spécificité de l’artiste en situation de crise du champ artistique où il s’inscrit :

Vous avez posé une question importante : si nous avons fait de la culture ou de la politique. Ce qui est certain c’est que le problème ne se pose pas ainsi. Le problème se pose dans l’éternel « engagement » [en français]. Pouvons-nous rester les bras croisés au moment même où la Roumanie était non seulement communisée mais aussi russifiée ?! À ce moment-là, tout écrivain a perdu le sens de ce que l’on appelait, depuis le XIXe siècle, « l’art pour l’art ». Chacun était engagé d’une manière ou d’une autre ; même si l’on écrivait de la poésie pure, on ne pouvait plus l’écrire dans un contexte, disons, post-mallarméen […] mais par contre, chacun devait, chacun tenait à être présent et contemporain à la fois avec les mouvements politiques du pays où il était exilé et avec ce qui se passait dans le pays d’origine. Ce dont il est question c’est de l’engagement, sartrien, si vous voulez, mais à rebours [14]. […] Tout intellectuel véritable était en même temps, se sentait en même temps engagé [15].

La traduction pratique de l’engagement : le message des émissions

12Cette volonté d’engagement trouve une opportunité pratique dans la collaboration à RFE[16], avec des conséquences directes à la fois sur le champ littéraire roumain et le pouvoir politique de Bucarest. Dans les entretiens, certains prennent cependant soin de préciser que

13

Le rôle de Monica Lovinescu ne doit pas être surévalué. Il est évident que, vue de Roumanie, elle apparaît comme une montagne. De derrière, on la voit pourtant assise sur les chaises de la RFE[17].

14Néanmoins, les deux critiques littéraires soulignent eux aussi l’importance de RFE, à même d’assurer un impact – autrement impensable – de leurs chroniques. Le « balancement » entre ressources personnelles et atouts propres à RFE est d’ailleurs évident dans leur discours :

15

… indépendamment – peut-être non pas totalement – mais, en partie, indépendamment de notre valeur… Enfin, quand même, non pas totalement indépendamment, car notre valeur a eu son importance à elle… [18]

16Les ressources personnelles dont Monica Lovinescu et Virgil Ierunca disposent sont ainsi non seulement valorisées, mais s’allient de plus à un redoutable dispositif de communication de la Guerre Froide. Bien que, à la différence de la propagande dite « noire » [19], RFE affiche ses sources et délivre des informations « exactes », elle n’est pourtant pas indifférente aux critères politiques de leur sélection. Ce dispositif pose donc implicitement sa « griffe » sur tout contenu diffusé, qu’il ait ou non un rapport direct à la politique et lui confère ainsi sa crédibilité tout en lui apposant un stigmate.

17C’est donc dans ce cadre que s’inscrivent les trois émissions qui nous intéressent. À partir de 1967, elles fonctionnent sous la forme d’un « tryptique » qui vise un effet de complémentarité. La première émission, Thèses et antithèses à Paris[20], se veut une instance culturelle « médiatrice », un relais qui informe l’intellectuel roumain sur les événements de l’actualité culturelle française ou survenus en France, avec une priorité accordée à tout événement roumain – politique ou culturel – qui pourrait y trouver un écho. Si politiquement, elle s’intéresse surtout aux mouvements de dissidence à l’Est, culturellement elle privilégie l’avant-garde artistique :

18

On [y] discutait de ce qui arrivait…de plus avant-gardiste. Tout ce qui bougeait, tout ce qui était nouveau… C’est-à-dire Paris comme une sorte de carrefour culturel [21].

19La deuxième émission, La Sagesse des mots. Pages oubliées, pages censurées, pages exilées[22], menace plus directement la politique culturelle du régime. Elle consiste en une lecture des textes littéraires qui ne peuvent pas être diffusés en Roumanie, qui y sont censurés ou occultés : « Tout ce qui était censuré et de valeur… Tout ce qui ne “passait” pas en Roumanie. » [23] L’enjeu en est donc de donner une « visibilité » à toute production littéraire interdite et de déjouer de cette façon l’effort de la censure interne, tout en démontrant en même temps la fausse transparence du régime. Enfin, la troisième émission, La Revue des revues[24], est constituée de chroniques consacrées uniquement aux livres publiés en Roumanie et fonctionne ainsi comme une instance critique et de consécration « délocalisée ».

20Sa portée politique est accrue par le fait que, périodiquement, elle est faite uniquement à partir des textes littéraires des « collaborationnistes », c’est-à-dire des textes explicitement engagés, qui rendent hommage au régime ou à ses dirigeants : « Tous les encenseurs de Ceausescu y étaient blâmés. » [25]

21L’arrière-plan de toutes ces émissions tient, selon Monica Lovinescu et Virgil Ierunca, à une originalité : l’évolution particulière de la Roumanie dans le processus de libéralisation des pays satellites de l’Union Soviétique. En effet, les intellectuels roumains n’ont pas, selon eux, tenté d’assumer le rôle d’une intelligentsia, définie dans ces émissions comme une « élite de l’esprit qui devient également une élite du courage civique » [26] et n’ont pas mis leur capital culturel au service d’une contestation radicale du régime en place [27]. Bien au contraire, dès l’installation du nouveau pouvoir, ce capital a été souvent mis volontairement au profit de la légitimation de ce dernier, sans que l’adhésion soit pour autant animée par la conviction :

22

Tous ceux-ci ne croyaient aucunement dans toute cette histoire. Mais, en voyant que le communisme s’installait en pleine et due forme, ils essayaient de se faire une vie, la meilleure possible, y compris d’un point de vue littéraire [28].

23Cette adhésion « intéressée » des intellectuels roumains au régime et leur disposition à répondre à la demande externe et directe de ce dernier tiendraient à une originalité encore plus profonde du cas roumain, à savoir le manque radical de toute assise sociale et intellectuelle du Parti communiste roumain avant sa prise du pouvoir [29]. Par conséquent, c’est une appréhension de l’engagement en termes d’« intéressement » [30] qui prévaut dans la lecture que Monica Lovinescu et Virgil Ierunca font de ces adhésions :

24

I.P. : Ils avaient accepté des fonctions ?
Monica Lovinescu : Oui, évidemment !
Virgil Ierunca : Évidemment, tout était récompensé !
M.L. Tout était très bien récompensé ! [31]
Plus qu’une « légitimation à caractère charismatique [apportée] à un pouvoir politique dont la légalité est encore mal assise » [32], l’adhésion au régime des écrivains roumains déjà consacrés a détruit, selon Monica Lovinescu et Virgil Ierunca, la voie potentielle de la dissidence. La valeur exemplaire a contrario de cette attitude donnerait ainsi, sur la longue durée, une connotation négative au rapport de l’écrivain au pouvoir. Au lieu de préparer un modèle « prophétique » de l’écrivain engagé « à rebours », cet exemple originaire empêcherait selon eux l’option de la dissidence de figurer dans le « champ des possibles » que l’écrivain roumain peut concevoir à partir du moment où la contrainte politique se desserre :
Il y a deux théories à ce sujet. Il y a la théorie de ceux qui disent : « C’est vrai que Vianu et Calinescu [33] se sont compromis, mais c’est très bien : c’est grâce à cette compromission qu’ils ont pu continuer à être des intellectuels dont l’exemple nous a servi et dont nous avons pu être les apprentis. » Autrement dit, sans eux la Roumanie serait restée sans intellectuels […]. Mais personne ne dit aussi que, sans de tels exemples de duplicité, peut-être la duplicité ne se serait-elle pas installée dans toute l’intelligentsia roumaine, au moins parmi quatre-vingt dix pour-cent de ses membres. Et personne ne dit non plus que c’est ce type d’exemple ou de modèle qui a fait que nous n’avons eu qu’une résistance intellectuelle solitaire et jamais solidaire [34]. Je crois que c’est la dernière chose qui est la plus grave. Et je crois aussi que nous en payons le prix même aujourd’hui, lorsque nous sommes où nous en sommes parmi les autres pays de l’Est… [35]
Nous retrouvons par conséquent, au niveau cette fois-ci du message des émissions, le même plaidoyer en faveur d’un contre-engagement de l’écrivain, seule manière de rétablir – à terme – l’autonomie du champ littéraire.

La « géométrie variable » du contre-engagement

25Une mise en contexte des chroniques laisse cependant entrevoir des prises de position qui varient en fonction de la conjoncture politique et culturelle du moment. Le contre-engagement que les deux critiques littéraires prônent a ainsi des intensités variables. Dans la représentation du champ littéraire qui se dégage de leurs émissions on peut isoler trois « temps » et trois types d’« équilibres » : dans la première période du régime (en gros, jusqu’à la mort de Staline) – qui correspond au réalisme socialiste le plus fidèle aux principes jdanoviens – l’impératif (fixé a posteriori par les émissions, commencées ultérieurement) est la reconquête d’un minimum d’autonomie du champ littéraire. Bref, il s’agit de survivre « à la propagande et à un vide désespérant, puisqu’il était dû non pas à l’impuissance, mais aux interdictions. » [36]

26En revanche, cette exigence devient, selon Monica Lovinescu et Virgil Ierunca, insuffisante dans les nouvelles conditions induites par la « libéralisation » des années Soixante. Cette deuxième période (qui coïncide effectivement avec le début des émissions) rend ainsi possible une diversité beaucoup plus grande du rapport des intellectuels à l’autorité politique [37] qui dépasse l’alternative précédente, la soumission ou la démission. Désormais, entre les positions extrêmes que représentent la dissidence et la collaboration la plus volontaire, se trouvent toutes sortes de « stratégies de survie » dans le champ : « double jeu » ou double-langage, pacte partiel, attentisme, isolement dans « la tour d’ivoire » de l’artiste, etc.

27Dans ce nouveau contexte, l’originalité du cas roumain – au niveau cette fois de la production littéraire proprement dite – vient de ce que le seul effet de la sortie du réalisme socialiste soit le recours à une littérature appelée par Monica Lovinescu « d’évasion. » [38] Comme son nom le suggère, celle-ci préfère « s’abandonner » à l’imaginaire et à un esthétisme presque pur, au prix du respect de tous les tabous politiques de la période précédente (les procès, la prison, la collectivisation, etc.) ; dans le meilleur des cas, elle a recours au « clin d’œil », à l’allusion, au langage de « complicité », techniques d’écriture qui ne sont pas sans rappeler « la littérature de contrebande » [39] pratiquée sous l’Occupation. À quelques exceptions près, et contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays de l’Est, la littérature roumaine brûle ainsi l’étape réflexive et critique qu’aurait naturellement imposée l’expérience politique antérieure [40]. Elle est ainsi une « littérature sans barricades » [41], c’est-à-dire sans contenu ou fonction contestataires et qui, malgré sa valeur esthétique, ratifie au fond l’état hétéronome du champ :

28

Si le pouvoir était suffisamment intelligent pour se rendre compte de la chance qu’il a de disposer des écrivains qui ne mènent pas d’autres batailles qu’esthétiques, il leur permettrait d’écrire tranquillement de la littérature […] pour qu’ils ne fassent pas de politique. Pour le pouvoir, ce serait la solution la plus sage. Je ne sais pas si elle l’est aussi pour la littérature [42].

29Dès lors, dans un contexte de desserrement relatif de la contrainte politique, l’engagement prôné par l’instance critique analysée se radicalise : alors que les écrivains qui pratiquent cette littérature « évasionniste » considèrent celle-ci comme la seule modalité d’affirmation de l’autonomie de l’écrivain, les émissions en demandent plus, à savoir le dépassement de la « tour d’ivoire », par un retour réflexif et critique sur l’expérience historique vécue.

30L’importation par Ceausescu, à partir de 1971 [43] d’un nouvel modèle d’hétéronomie, inauguré par la « Révolution culturelle » chinoise, ouvre le troisième « temps » de l’équilibre entre le champ politique et le champ artistique et, par la suite, définit une troisième position de l’instance critique étudiée. Devant « l’attitude suicidaire [du pouvoir], comme si le PCR souhaitait transformer les écrivains non engagés dans la vie de la cité en dissidents » [44], l’enjeu redevient ainsi la résistance (fut-elle uniquement esthétique) à l’intrusion directe de l’idéologie dans la sphère littéraire. La particularité de cette « ingérence » tient aussi à l’activation virulente de l’une des querelles de fond de la littérature (et de la culture) roumaine, à savoir celle qui oppose les partisans d’une orientation pro-occidentale aux tenants du courant traditionaliste et nationaliste (ces derniers, réunis sous l’étiquette de « proto-chronistes » [45], étant fortement encouragés par le pouvoir). Dans le nouveau contexte du « communisme national » auquel aspire Ceausescu, l’enjeu ne peut en être que fortement politique.
Selon les deux critiques littéraires, malgré les quelques tentatives de réplique de la part de l’Union des écrivains, c’est néanmoins l’option de la « collaboration » qui prévaut cette fois encore comme réponse de l’écrivain à ce regel. Que cette concession soit « active » – au sens où l’écrivain joue le double jeu d’une œuvre littéraire « intacte » esthétiquement au prix d’une « génuflexion morale » explicite [46] (collaborations dans la presse officielle, lettres de félicitations au président, etc.) – ou « passive » – au sens où il se retire complètement dans sa « tour d’ivoire » en préservant ainsi l’authenticité de son œuvre [47] – le résultat est finalement le même : le cautionnement du pouvoir et le « sabotage » de l’éthique au nom de l’esthétique. C’est pourquoi Monica Lovinescu et Virgil Ierunca encouragent toujours le pôle de la dissidence, mais qui reste en fait, selon eux, le grand absent du champ littéraire roumain.
À nouveau donc, l’impératif est la lutte contre l’hétéronomie politique avec les armes même de l’hétéronomie. Il suppose cependant deux précisions capitales : le renversement du signe politique de cet engagement et sa subordination à l’objectif du retour, à terme, à un état autonome du champ littéraire.

Effets d’un message alternatif

31L’impact tout à fait exceptionnel des émissions sur le public roumain – pour lequel elles sont exclusivement conçues – s’explique tout d’abord par leur fonction générale : casser le monopole discursif du pouvoir communiste et de ses relais dans le champ littéraire tout en ayant en quelque sorte le monopole du contre-discours. Dans cette confrontation entre deux voix singulières et opposées, les émissions représentent un « message alternatif et explicite à la culture officielle de Bucarest », et remplissent ainsi un véritable « rôle de contre-poids » [48]. C’est aussi l’explication que proposent les deux critiques littéraires :

32

L’émission avait gagné une telle influence parce qu’elle était la seule voix d’un certain niveau intellectuel, parce que nous étions les seules voix qui pouvaient dire les choses à peu près jusqu’au bout – car on ne pouvait pas les dire jusqu’au bout, pour ne pas mettre les gens en prison – mais enfin, dire à peu près jusqu’au bout tout ce que l’on ne pouvait pas dire en Roumanie. Évidemment qu’on finissait par avoir un impact absolument étonnant, puisqu’on était l’unique source [d’information] [49].

33Ensuite, c’est la conjoncture politique interne qui leur est favorable : la « libéralisation » des années Soixante – qui se traduit, entre autres, par la cessation du brouillage de RFE à partir de 1968 – donne aux émissions une efficacité encore plus grande. Elle permet aussi aux deux critiques littéraires d’accroître leur notoriété au point que celle-ci est devenue « incontrôlable » lors du regel ultérieur du régime. En outre, des thèmes présents à l’époque dans le discours du pouvoir lui-même – comme par exemple « les droits de l’homme » – offrent des arguments ou des alibis à des commentaires ouvertement « libéraux » concernant la vie littéraire et la vie intellectuelle en général. L’une des stratégies discursives des émissions consiste alors justement à exploiter et à optimiser les interstices de liberté que le pouvoir lui-même a laissés :

34

Il (cet impact] s’est construit dans le temps. L’impact sur les écrivains s’est produit assez tôt. À peu près dès le début. Mais l’impact sur le pouvoir politique s’est produit à l’époque de Ceausescu, c’est-à-dire après 65, approximativement. C’est à ce moment-là que nous sommes devenus un pouvoir. Parce que Ceausescu a joué la carte de la fausse libéralisation. […] Alors, on a pu introduire ce don des Grecs, les Droits de l’Homme, dont il avait parlé au IXe Congrès du PCR […], avec Helsinki [50]. À partir de ce moment-là, nous avions entre nos mains une arme fantastique. Et en plus, nous faisions tout pour qu’elle devienne de plus en plus puissante [51].

35Enfin, le pouvoir politique lui-même tombe dans le « piège » des émissions de sorte qu’il contribue à entretenir, voire à augmenter leur efficacité : son erreur d’appréciation consiste à surestimer l’impact de celles-ci dans le monde politique et intellectuel occidental. En les considérant comme une voix officieuse des chancelleries occidentales, le régime de Bucarest attribue à ces émissions une influence disproportionnée, qui néanmoins accroît leur pouvoir symbolique :

36

Virgil Ierunca : Derrière une attaque de Monica Lovinescu à RFE, Ceausescu présupposait une coalition des chancelleries occidentales et lorsqu’un écrivain était loué dans ces mêmes émissions, Bucarest considérait qu’il était célèbre dans l’Occident tout entier. La méthode qui consistait à mettre les gens à l’abri était donc à la portée de notre main […]
Monica Lovinescu : S’il [Virgil Ierunca] disait quelque chose, il signifiait que toutes les chancelleries occidentales disaient la même chose….
V.I. : Tout cela à cause de la bêtise de Ceausescu….
M.L. : … et que l’Occident tout entier hurlait…
V.I. : Pour lui, l’Occident c’était (rires)…
M.L. : … « Radio Europe Libre » !
V.I. : L’opposition était « Radio Europe Libre » ! [52]

37En fait, Ceausescu et son entourage ignorent que non seulement en termes de pouvoir de diffusion et de consécration, mais aussi de réseaux d’influence et d’information, ces émissions sont presque exclusivement tournées vers la Roumanie. Cependant, grâce à cette surestimation de l’impact en Occident – corrélée d’ailleurs à la crainte qu’inspire au pouvoir un tel mécanisme de publicité – les émissions ont le plus souvent un effet « d’immunisation », autrement dit, de construction d’une réputation protectrice pour les écrivains dont elles parlent « favorablement » :

M.L. : Si l’on parlait favorablement d’un écrivain roumain, il était clair qu’il était à l’abri… Il ne pouvait pas « disparaître »…
V.I. : Les uns disaient : « Bon, mais cela ne va pas me faire du mal ? » Oui, peut-être… Mais cela ne peut te faire aucun mal… Plus on est traité favorablement à RFE, plus l’on peut s’imposer devant les autorités. Le paradoxe était celui-ci. […]
M.L. : Elles [les émissions] avaient comme effet de mettre à l’abri, parce qu’elles rendaient connu [l’écrivain dont on parlait]. Si nous parlions de lui, cela signifiait que l’Occident tout entier le connaissait.
V.I. : C’est ça ce qu’il croyait, lui, Ceausescu.
M.L. : Et que l’on arriverait à un scandale Pasternak, ou un scandale Soljénitsyne, s’ils lui faisaient quelque chose [53].
L’efficacité du mécanisme de protection que cette erreur d’appréciation rend possible est en partie liée aussi à la « réceptivité » occidentale, à partir des années Soixante-dix, pour ce type d’« affaire » politico-littéraire à l’échelle internationale. Par leurs répercussions extra-littéraires, les cas Pasternak ou Soljénityne constituent des précédents redoutables et redoutés par les régimes communistes. Or, même sans un impact direct sur le public occidental, Monica Lovinescu et Virgil Ierunca peuvent – au moins par la position qu’ils occupent à RFE et par les informations dont ils disposent – transformer leurs émissions littéraires en des « caisses de résonance » pour des « cas » qui, faute d’une publicité faite à l’extérieur et de l’extérieur du pays, seraient facilement « étouffés ». Cet effet recherché d’amplification est d’ailleurs visible dans les quelques « affaires » liées à des écrivains roumains, auteurs de gestes de protestation ouverte, dont la plus importante est l’affaire Paul Goma [54]. L’enjeu en est chaque fois l’optimisation au maximum, par la publicité, de leur impact à la fois en Occident et en Roumanie. En effet, l’objectif « interne » des chroniques n’est pas secondaire : étant donné la « rareté » de ces prises de position en Roumanie, elles tendent avant tout à y encourager l’existence d’un véritable espace de dissidence, sur le modèle des autres pays de l’Est.

« L’interface » ratée

38Les spécificités conjoncturelles (à la fois françaises et roumaines), qui conduisent à une désynchronisation du contexte politico-intellectuel « d’accueil » et, réciproquement, « d’origine », pourraient par ailleurs expliquer pourquoi les deux critiques littéraires ne se sont pas proposé ou plutôt – par un effet d’ajustement du vouloir-être au pouvoir-faire – n’ont pas réussi à être un chaînon actif dans le processus de transfert littéraire entre la Roumanie et la France.

39Le discours de présentation de soi de Monica Lovinescu et de Virgil Ierunca, qui reconstruit leur « stratégie » en la lisant comme un positionnement délibéré à la marge des milieux intellectuels français, peut ainsi nous donner « la vérité » des acteurs. On en retient le caractère assumé de leur « non-sens » du placement social : celui-ci consiste dans le refus conscient de faire un effort quelconque en vue d’une intégration dans les milieux intellectuels français, refus contrebalancé par le choix de se tourner complètement vers la Roumanie. Leur choix serait ainsi dû d’une part au souci d’efficacité de leur action, d’autre part au caractère dérisoire d’une « carrière » potentielle en France :

40

Nous n’étions pas intéressés par ce type d’intégration [dans les milieux intellectuels français]. Nous aurions pu l’essayer et l’un et l’autre. Nous ne sommes pas beaucoup plus bêtes que les autres, beaucoup moins doués non plus… Mais peut-être s’agit-il d’un « don quichottisme » […] : ne jamais être du côté des choses qui peuvent t’aider […] Ce n’était pas de l’indifférence, parce qu’il [Virgil Ierunca] vivait selon des valeurs françaises, [ni] une sorte de « fronde » mais un goût, un refus de la réussite […] Mircea Vulcanescu [55] est mort en prison. Lorsque de telles choses arrivent à quelqu’un comme Mircea Vulcanescu, qui était une sorte de résumé de toutes les possibilités intellectuelles, avec des qualités extraordinaires, faire carrière à Gallimard ou publier un livre paraissaient un non-sens à Virgil. Le non-sens m’est apparu à moi aussi, puisque j’ai renoncé à ce que j’avais commencé. […] Ce regard tourné vers la Roumanie ne signifiait pas un isolement complet de la France, mais il impliquait pourtant une « économie » des liens avec la vie française, parce qu’on ne pouvait faire les deux en même temps [56].

41Ce discours de justification est néanmoins insuffisant pour comprendre pourquoi les ressources dont les deux critiques littéraires disposent n’arrivent pas à « fonctionner » dans un mécanisme de médiation et de transfert littéraires à l’échelle transnationale, mais restent en revanche (hautement) efficaces à l’intérieur du champ littéraire roumain. En réalité, les émissions et leurs animateurs sont obligés de se mouvoir entre des écueils différents qui leur assignent négativement une place et expliquent l’orientation, presque exclusive, vers la Roumanie. Ils ont ainsi à composer, dans un premier temps (en gros, de leur arrivée en France jusque dans les années Soixante-dix), avec la faible réceptivité politique des intellectuels français à l’égard des signaux dissidents envoyés par les sociétés de l’Est et, par conséquent, avec les effets de stigmatisation entraînés par le fait d’en être les porte-parole [57]. Ensuite, le frein tient à la très bonne réputation en Occident d’un Ceausescu « libéral » et prenant ses distances avec Moscou (image dont « l’inertie » lui apporte encore des profits au moins jusque dans les années Quatre-vingt). Enfin, bien que la dérive du national-communisme à la roumaine soit progressivement perçue à l’Ouest, c’est la rareté – voire la pénurie – de gestes contestataires des écrivains roumains qui pose problème, alors même que l’un des critères de « visibilité » les plus forts – sur un « marché » littéraire d’accueil désormais avide d’actions et des contenus politiques dissidents – est d’ordre politique [58].
C’est donc tout ce système de « contraintes » et, surtout, le contretemps constant dans lequel le contexte de réception et celui de diffusion s’inscrivent l’un par rapport à l’autre qui circonscrivent la position des émissions. Elles remplissent par conséquent non pas le rôle d’interface – que le pouvoir de Bucarest leur attribue – mais celui d’instance d’homologation à la fois esthétique et éthique à l’intérieur du champ littéraire roumain [59].

L’entre-deux politico-esthétique de la consécration

42Si l’« extériorité » de cette position ne sert pas à une consécration extra-nationale des écrivains roumains, elle fait néanmoins partie des « ingrédients » du pouvoir de consécration nationale des émissions. Ce dernier est ainsi dû entre autres à la confusion déjà invoquée – mais faite cette fois-ci au niveau proprement littéraire – entre la voix de ces émissions et « l’Occident ». Les écrivains roumains recherchent ainsi dans les chroniques de la RFE non seulement une instance de consécration littéraire libre et extérieure par rapport aux enjeux strictement internes, mais aussi un repère dans une hiérarchie littéraire internationale :

43

Presque tous les écrivains cherchaient ce type d’homologation. C’est-à-dire que, si elle [Monica Lovinescu] parlait favorablement d’un écrivain, si elle lui faisait une chronique positive, cela signifiait une consécration, au sens où l’Occident lui aussi reconnaissait qu’il était un bon écrivain… D’autant plus que, à partir d’un certain moment, l’ambition de la plupart des écrivains était de faire une littérature qui, en dépit du fait qu’elle était produite dans une société socialiste, soit « valable » aussi partout ailleurs, c’est-à-dire qu’elle puisse être traduite et « homologuée » au-delà les frontières [60].

44Les écrivains roumains semblent donc chercher dans ces émissions des repères « universalistes » pour leur échelle de valeurs artistiques. Néanmoins, aux yeux des deux critiques littéraires, cette dernière est nécessairement doublée d’une échelle de valeurs morales. La reconnaissance que leurs chroniques accordent est par conséquent à la fois esthétique et morale, puisque la dichotomie élémentaire qui se trouve derrière la « lecture » qu’ils proposent du champ littéraire est la dissidence versus la collaboration.

45Dès lors, l’effet de désignation par citation dans ces émissions relève non seulement d’une valorisation « protectrice » pour les uns, mais aussi d’un marquage négatif de qui l’on veut stigmatiser pour son attitude politique, pour les autres. À la consécration littéraire et morale et à la « protection » apportée par le capital de notoriété répondent ainsi un « pouvoir d’excommunication » et la destruction de « l’image officielle » des écrivains « collaborationnistes » :

46

Du point de vue intellectuel, c’était catastrophique pour eux. Tous pouvaient se compromettre […] de toute façon, on ne le savait pas, ils étaient entre eux, ils étaient dans la boue. Quelqu’un vient du dehors, et dit : « Voilà ce qu’a fait celui-ci !… Mais voilà ce qu’écrit celui-là ! »… [61]

47Commentaire par « voix off », les émissions offrent ainsi, par rapport aux instances officielles, une contre-consécration et interviennent efficacement dans les classements et les luttes internes du champ littéraire roumain :

48

Une bonne chronique [à RFE] comptait, comptait énormément. Il est évident que les écrivains qui servaient le régime […] attaquaient très souvent RFE, à cause justement de cette influence qu’elle avait. […] Ils étaient au fond frustrés parce qu’à l’intérieur du monde littéraire l’on tenait beaucoup plus compte de ce que disait RFE que de ce qu’ils disaient eux […]. La propagande officielle voulaient évidemment que ce soit elle qui impose les classements du monde littéraire et qu’elle fasse les bonnes réputations [62].

49Il est légitime de se demander quel est le « prix » proprement esthétique des effets – doublement politiques et littéraires – obtenus et quelle est la nature des critères qui président à la réalisation des émissions. Parfaitement conscients de « l’impureté » esthétique de leur message, les deux réalisateurs se proposent néanmoins de ne pas déroger aux critères esthétiques au nom des principes éthiques. Ils veulent rendre le public sensible à l’aspect éthique de la conduite des écrivains sans que ces observations n’empiètent pour autant sur les appréciations proprement esthétiques de leur œuvre :

50

Nous n’avons jamais menti dans nos émissions, nous n’avons jamais dit que le noir était blanc et l’inverse, que quelqu’un avait du talent alors qu’il n’en avait pas etc., mais, évidemment, nous avons surenchéri en ce sens, pour essayer d’aider un peu… Et il paraît que cela avait une importance assez grande [63].
Autrement dit, si – compte tenu de la situation exceptionnelle du champ littéraire – l’éthique et l’esthétique doivent nécessairement aller ensemble, elles ne doivent pas pour autant se « contaminer » réciproquement ; également indispensables à l’appréciation critique dans un tel contexte, les deux types de critères doivent néanmoins rester distincts.

L’« impureté » consentie

51Aux trois niveaux que nous avons analysés – celui des trajectoires des réalisateurs, du message des émissions et des effets de consécration obtenus – nous avons retrouvé le même télescopage entre la littérature et la politique. À chacun de ces niveaux, le renoncement à la règle d’autonomie du champ littéraire apparaît comme la solution unique et indispensable – puisque la seule efficace – à un état surpolitisé préexistant et non-desiré du champ littéraire. À ces trois niveaux, il s’agissait néanmoins pour Monica Lovinescu et Virgil Ierunca d’une solution passagère : chaque fois, l’engagement était conçu et justifié comme un instrument mis au profit du retour à l’autonomie du champ littéraire ; en fait, c’était l’état surpolitisé qui le précédait et l’exigeait.

52Par un paradoxe qui n’est qu’apparent – et qui fait par ailleurs tout l’intérêt de ce modèle d’engagement – la mise de l’art au service de la politique se fait donc sans rien changer au paradigme de l’art pur et universel, indépendant par rapport à tout enjeu ou critère qui lui soit extérieur. L’art est « engagé » pour la défense de « l’art pour l’art ». ?


Date de mise en ligne : 01/04/2010.

https://doi.org/10.3917/sr.011.0055

Notes

  • [1]
    Cette recherche a été menée dans le cadre du mémoire adhoc du DEA de Sciences Sociales. « “L’intelligence de l’anticommunisme” entre littérature et politique : une instance de consécration. Le cas d’une émission de critique littéraire à la Radio Free Europe », E.H.E.S.S.-E.N.S., 1998, sous la direction de Frédérique Matonti.
  • [2]
    Gisèle Sapiro, « La raison littéraire. Le champ littéraire français sous l’Occupation (1940-1944) », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 111/112, mars 1996 pp. 3-35 ; La Guerre des écrivains, Paris, Fayard, 1999.
  • [3]
    Le 30 décembre 1947, le roi Michel est contraint d’abdiquer et l’Assemblée des Députés proclame la République Populaire Roumaine. Le gouvernement dirigé par Petru Groza, instauré le 6 mars 1945 et placé sous la tutelle directe de Moscou, peut désormais procéder ouvertement à la « soviétisation » du pays (en présence de l’Armée Rouge), à l’institution d’un contrôle politique total sur tous les domaines de la vie sociale et à la création d’un nouveau cadre politique, juridique, économique et culturel. La vie littéraire s’adapte désormais, elle aussi, au niveau de ses institutions, au modèle soviétique et obéit aux impératifs idéologiques du réalisme socialiste théorisé par Jdanov.
  • [4]
    Pour ce faire, nous avons procédé à la fois à une étude de contenu des chroniques diffusées dans ces émissions (dont une sélection a été publiée en Roumanie, en dix volumes, après 1989) et à une enquête ethnographique. Cette dernière a consisté en une série de trois entretiens approfondis avec Monica Lovinescu et Virgil Ierunca. Pour mieux évaluer l’impact des émissions et essayer de reconstituer des représentations du champ littéraire roumain, alternatives à celles proposées par nos deux interlocuteurs principaux, nous avons également réalisé sept autres entretiens (avec, entre autres, des écrivains roumains en exil ou restés en Roumanie, le dernier président de l’Union des écrivains avant 1989 ou des critiques littéraires ayant soutenu, par leurs prises de positions politiques et/ou esthétiques, le régime communiste).
  • [5]
    Cf., en ce sens, Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, Paris, Seuil, 1999.
  • [6]
    Pour une analyse comparée de trajectoires qui nous a servi, par analogie, de modèle, cf. Gisèle Sapiro, « Salut littéraire et littérature du salut. Deux trajectoires de romanciers catholiques : François Mauriac et Henry Bordeaux », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 111 /112, mars 1996, et La Guerre des écrivains, op. cit., chap. 3, pp. 209-247.
  • [7]
    Entretien avec B., le 10 mai 1998. Écrivain roumain, B. s’est exilé en France en 1975. Ayant publié en traduction française plusieurs de ses romans, il est également l’initiateur, à Paris, d’une revue destinée à éditer, selon des critères de sélection qui se veulent purement esthétiques, la littérature de l’Europe de l’Est. Il a également collaboré à RFE.
  • [8]
    Il soutient, par exemple, en 1909, sa thèse d’État à la Sorbonne.
  • [9]
    Nom que Monica Lovinescu conserve d’ailleurs même après son mariage avec Virgil Ierunca. Elle entend évidemment perpétuer ainsi la mémoire de son père et se réclamer ouvertement de son héritage.
  • [10]
    Entretien avec Monica Lovinescu, le 3 mai 1998.
  • [11]
    Entretien avec Monica Lovinescu, le 3 juin 1998.
  • [12]
    Entretien avec Monica Lovinescu, le 28 janvier 1998.
  • [13]
    Comme le montre Gisèle Sapiro au sujet de La NRF dirigée sous l’Occupation par Drieu la Rochelle, la prétention de celle-ci « à représenter “l’art pour l’art” fait apparaître la caducité de cette option dans la nouvelle conjoncture. En situation de crise, non seulement la rhétorique de “l’art pour l’art” se révèle incapable de garantir l’autonomie littéraire, mais elle devient aussi une arme efficace aux mains des entreprises hétéronomes en quête de légitimité ». Par contre, par une inversion de prises de position censée rétablir à terme l’autonomie du champ littéraire, « ceux-là mêmes qui s’en réclamaient [de l’art pour l’art avant l’Occupation] […] apportent désormais […] leur caution aux entreprises semi-légales qui mettent l’art au service de la lutte pour la réaffirmation de “l’esprit français” et, pour certains d’entre eux […], aux entreprises clandestines engagées dans une lutte idéologique ouverte contre l’occupant et contre Vichy », La Guerre des écrivains, op. cit., p. 466.
  • [14]
    Il paraît évident que le champ littéraire français et le changement de paradigme qu’il connaît pendant et après la guerre – consistant en un discrédit du modèle de « l’art pour l’art » au profit de celui de la littérature engagée, qui occupe désormais la position symboliquement dominante – représentent le référent qui aide les deux critiques littéraires à penser leur propre position. Ce réfèrent leur permet ainsi à la fois de concevoir l’engagement comme un moyen de reconquête de l’autonomie, mais en même temps de rabattre le modèle que Sartre en propose et impose à la Libération sur celui du « compagnonnage de route », tout en s’en démarquant fortement. Autrement dit, tout en prônant l’engagement et la responsabilité de l’écrivain, Monica Lovinescu et Virgil Ierunca choisissent, par anticommunisme, de récuser au plus haut degré le camp de ceux qui considèrent que : « il vaut mieux avoir tort avec Sartre que raison avec Aron » et s’orientent dans le champ intellectuel français vers des références (à l’époque, minoritaires et marginales) qui puissent soutenir leur propre combat (la revue Preuves, Raymond Aron, Jeanne Hersch, Jules Monnerot).
  • [15]
    Entretien avec Virgil Ierunca, le 28 janv. 1998.
  • [16]
    Pour une analyse de RFE, cf. Anne Chantal Lepeuple, « La Radio Free Europe et la Radio Liberty (1950-1994) », Vingtième siècle, n° 48, 1995, pp. 31-45 ; Jacques Semelin, La Liberté au bout des ondes. Du coup de Prague à la chute du mur de Berlin, Paris, Belfond, 1997 ; Allan A. Michie, Voices through the Iron Curtain : the Radio Free Europe Story, New-York, Dodd, Mead & Company, 1963 ; George R. Urban, Radio Free Europe and the Pursuit of Democracy. My War Within the Cold War, New Haven & London, Yale University Press, 1997 ; Bogdan Calinescu, La Radio Free Europe, est-elle toujours utile aujourd’hui ?, mémoire présenté à l’Institut d’Études Politiques de Paris, le 30 nov. 1993.
  • [17]
    Entretien avec M., écrivain, le 17 juin 1998.
  • [18]
    Entretien avec Monica Lovinescu, le 28 janv. 1998.
  • [19]
    Pour la distinction entre la propagande dite « noire » et la propagande dite « blanche », voir Anne Chantal Lepeuple, « La Radio Free Europe… » loc. cit., passim.
  • [20]
    L’émission (Teze si antiteze la Paris) était animée par Monica Lovinescu. Hebdomadaire, elle durait environ 50 minutes.
  • [21]
    Entretien avec Monica Lovinescu, le 28 janv. 1998.
  • [22]
    Povestea vorbei. Pagini uitate, pagini exilate, pagini cenzurate. L’émission (toujours hebdomadaire) était cette fois animée par Virgil Ierunca et durait environ 30 minutes.
  • [23]
    Entretien avec Virgil Ierunca, le 28 janv. 1998.
  • [24]
    Revista revistelor. Cette troisième émission, animée par Virgil Ierunca, avait une fréquence d’une à deux fois par mois.
  • [25]
    Entretien avec Virgil Ierunca, le 28 janv. 1998. Les textes littéraires des « collaborationnistes » étaient diffusés dans une sous-partie de l’émission intitulée L’anthologie de la honte (Antologia rusinii).
  • [26]
    Monica Lovinescu, extrait d’une chronique radiophonique.
  • [27]
    C’est d’ailleurs pourquoi les références au rôle joué par le Cercle Petöfi dans la préparation de la Révolution hongroise de 1956 ou par l’Union des écrivains tchécoslovaques et sa revue Literarni Listy lors du Printemps de Prague sont constantes. On peut par exemple lire dans une chronique diffusée le 27 avril 1968 : « Dans quelle autre capitale du monde peut-on mesurer aujourd’hui, mieux qu’à Prague, le rôle qu’un écrivain peut jouer dans la conscience d’une nation ? ! À l’Est, dans les moments-clé de l’histoire — hier à Budapest et à Varsovie, aujourd’hui à Prague — les écrivains ont fait revivre une sorte de 1848 de l’esprit. […] Les événements de Prague nous montrent que la littérature peut provoquer la chute d’un Novotny [remplacé par Dubcek au poste de Secrétaire général du PCT en janvier 1968 et obligé de démissionner de la présidence de la République en mars]. Néanmoins, ce qui compte ce ne sont pas les avatars d’un Novotny ou d’un autre, mais le rôle contestataire de l’écrivain. À Prague, on a découvert “le devoir de non-conformisme” ».
  • [28]
    Entretien avec Monica Lovinescu, le 3 mai 1998.
  • [29]
    Le Parti Communiste roumain comptait à ce moment-là environ 900 membres.
  • [30]
    Daniel Gaxie, « Économie des partis et rétribution du militantisme », Revue Française de Science politique, n° 1, fév. 1977, pp. 123-154.
  • [31]
    Entretien avec Virgil Ierunca et de Monica Lovinescu, le 3 mai 1998.
  • [32]
    Gisèle Sapiro, « Salut littéraire et littérature du salut. Deux trajectoires de romanciers catholiques : François Mauriac et Henry Bordeaux », loc. cit., p. 54.
  • [33]
    George Calinescu, critique littéraire et Tudor Vianu, esthéticien et philosophe de la culture sont des autorités incontestées des lettres roumaines de l’entre-deux-guerres. Pour la caution intellectuelle qu’ils ont apportée au nouveau régime, ils sont tous les deux situés par Monica Lovinescu parmi les « grands reconvertis ». Leur parcours demanderait néanmoins une analyse différentielle beaucoup plus fine.
  • [34]
    Ce « jeu de mots » est emprunté par Monica Lovinescu – fine connaissance de la littérature française oblige – à Albert Camus. Présenté sous la forme d’un dilemme, Camus conclut de cette manière sa nouvelle, « Jonas » (publiée dans le recueil L’Exil et le Royaume, Paris, Gallimard, 1957). Celle-ci pourrait être lue comme une méditation sur le rôle de l’artiste et sur le choix qu’il a à faire entre d’une part, l’isolement et « la tour d’ivoire », synonymes de l’art « pur », et d’autre part, l’implication « dans le monde » et la consécration artistique immédiate, mais néanmoins éphémère.
  • [35]
    Entretien avec Monica Lovinescu, le 3 mai 1998. Remarquons, en outre, « l’actualisation » du propos et l’effet de confirmation a posteriori qui est cherché à travers elle.
  • [36]
    Entretien avec Monica Lovinescu, le 3 mai 1998.
  • [37]
    Cf., à ce sujet, Frédérique Matonti, La double illusion. La Nouvelle Critique : une revue du PCF (1967-1980), thèse de doctorat en science politique, Université Paris I, 1996.
  • [38]
    Clin d’œil volontaire ou non aux références intellectuelles du champ littéraire français, Monica Lovinescu utilise une catégorie qui lui est non seulement endogène, mais qui fait sens par rapport à un contexte particulier, à savoir l’Occupation. Ainsi, les expressions de « littérature d’évasion » ou, selon Maurras, de « littérature de fuite », sont déjà véhiculées dans l’entre-deux-guerres, mais désignent surtout des prises de position dans la polémique connue sous le nom de « querelle des mauvais maîtres ». Portant sur « la responsabilité de l’écrivain », cette polémique rend compte, dès l’été 1940, du procès fait à la littérature de l’entre-deux-guerres par les partisans de la Collaboration et de Vichy, pour lui imputer la défaite même de la France. Puisque cette littérature – dont les symboles et les « bouc émissaires » sont André Gide et François Mauriac – avait cultivé à la fois le talent comme un but en soi, l’individualisme, « l’amoralisme esthétisant » et avait trouvé sa finalité en elle même, ignorant de ce fait la responsabilité morale et sociale qu’elle était censée assumer, elle est ainsi qualifiée de « littérature des vaincus ». À ces attaques s’oppose la logique esthétique censée prévaloir au pôle autonome et qui dénie, au nom de l’art « pur », toute responsabilité de l’écrivain. L’Occupation et le contexte créé à la Libération déterminent un renversement radical du même débat, concernant la « responsabilité de l’écrivain » et un chassé-croisé des prises de position : ce sont les anciens tenants de « l’art pour l’art » qui, l’ayant considéré comme une option inefficace en temps de crise, soutiennent que le reconquête de l’autonomie ne peut se faire que par le recours au moyens hétéronomes et rendent en même temps responsables les écrivains collaborationnistes de « trahison » ; à l’inverse, ce sont les « moralistes » de la veille qui, au nom cette fois-ci du talent littéraire, prônent la clémence pour leur intelligence avec l’ennemi. Cf. Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., notamment le Chap. II, « La responsabilité de l’écrivain », pp. 103-207, et le chap. VIII, « Le tribunal des lettres », pp. 563-626. Cf. aussi les articles de Gisèle Sapiro et d’Anne Simonin dans ce numéro.
    Le rappel de ce contexte (avec toute la complexité de ses retournements) nous semble nécessaire, d’une part, pour ne pas « figer » les prises de position qui sous-tendent l’usage de la catégorie « littérature d’évasion » et, dès lors, pour ne pas risquer une interprétation abusive de l’emploi que Monica Lovinescu en fait; d’autre part, il nous encourage à penser que cet usage trahit, encore une fois, plus qu’une simple « connivence » avec les catégories intellectuelles françaises : le champ littéraire français représente, explicitement ou non, un point de repère, voire même une référence, dans l’analyse que Monica Lovinescu elle-même fait du champ littéraire roumain pendant la période communiste.
  • [39]
    Cf. Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., p. 346.
  • [40]
    C’est pourquoi les chroniques invoquent souvent des contre-exemples appartenant aux autres littératures de l’Europe de l’Est ou à la littérature soviétique. Sont ainsi cités ou analysés des auteurs hongrois comme Tibor Déry (Niki : ou l’Histoire d’un chien, Paris, Seuil, 1957, Monsieur G.A. à X, Paris, Seuil, 1965), Tamas Aczel et Tibor Meray (La Révolte de l’esprit, Paris, Gallimard, 1962), György Paloczi-Horvath (« En même temps », Les Temps Modernes, 1957) ; tchèques, comme Vaclav Havel (Fête en plein air, Paris, Gallimard, 1969) Artur London (L’Aveu, Paris, Gallimard, 1968) ; polonais, comme Slawomir Mrozek (Police, jouée au Théâtre de Poche-Montparnasse en 1960, Éléphant, Paris, Albin Michel, 1964), Marek Hlasko (Le premier pas dans les nuages, Paris, Julliard, 1958, Le huitième jour de la semaine, Paris, Julliard, 1959) ; russes, comme Abraham Tertz (Le Verglas, Paris, Plon, 1963), etc. Néanmoins, la référence la plus constante reste Soljénitsyne.
  • [41]
    L’expression, qui revient souvent dans les chroniques littéraires, appartient à Monica Lovinescu.
  • [42]
    Extrait de la chronique diffusée le 26 juin 1981, intitulée « Littérature et histoire ».
  • [43]
    C’est l’année où le Comité Central du Parti Communiste Roumain élabore les « Thèses de Juillet », deux documents qui présentent la nouvelle orientation de la politique culturelle tracée par le parti. Élaborées après la visite en Chine de Ceausescu, ces « thèses » représentent le point d’infléchissement par rapport à la libéralisation culturelle relative qui avait accompagné l’arrivée au pouvoir de celui-ci.
  • [44]
    Extrait de la chronique diffusée le 20 avril 1979, intitulée « Le pouvoir et les écrivains ».
  • [45]
    Le mouvement « protochroniste » (né dans les années Soixante-dix) se définit par la recherche dans l’histoire et la culture roumaines des signes avant-coureurs qui auraient anticipé sur les évolutions culturelles survenues dans les cultures de l’Europe Occidentale. Né à l’intérieur de l’histoire littéraire en tant que discipline – histoire qui est désormais relue dans cet esprit – ce mouvement sera adopté ensuite dans d’autres domaines des sciences humaines. Cette doctrine a vite attiré l’attention de la direction du PCR qui, sous le prétexte d’une prise de distance à l’égard de l’Union Soviétique, y a vu un très utile moyen de surenchère sur les valeurs nationales. Le protochronisme est ainsi l’une des plus fortes manifestations culturelles du communisme national pratiqué par Ceausescu et l’un des moyens de renforcement du culte de sa personnalité.
  • [46]
    Stratégie qualifiée par Monica Lovinescu et Virgil Ierunca de « pacte avec le diable ».
  • [47]
    Ces écrivains « paraissent sûrs que la vraie résistance ne peut s’exprimer que par la non-compromission esthétique de l’œuvre ». Extrait d’une chronique diffusée le 28 décembre 1984.
  • [48]
    Entretien avec B., le 10 mai 1998.
  • [49]
    Entretien avec Monica Lovinescu, le 28 janv. 1998.
  • [50]
    Les Accords d’Helsinki avaient été signés par le régime de Bucarest.
  • [51]
    Entretien avec Monica Lovinescu, le 28 janv. 1998.
  • [52]
    Entretien avec Monica Lovinescu et de Virgil Ierunca, le 28 janv. 1998.
  • [53]
    Ibid.
  • [54]
    Paul Goma est l’auteur, en 1977, d’une série de gestes protestataires en rapport direct avec la Charte 77.
  • [55]
    Philosophe et essayiste, l’un des espoirs de la jeune génération lancée dans l’entre-deux-guerres, Mircea Vulcanescu est arrêté et meurt en 1952 en prison.
  • [56]
    Entretien avec Monica Lovinescu, le 2 juin 1998.
  • [57]
    M. Lovinescu : « Dans les années Soixante-dix, quand “les nouveaux philosophes” ont détruit le marxisme par la rencontre, d’ailleurs fulgurante, entre les déçus de Mai-68 et Soljénitsyne [… ] la situation a changé. Avant, nous étions traités comme des fascistes vulgaires, qui médisaient du paradis. Et après, nous sommes arrivés au rôle de la diaspora de 1848… C’est-à-dire, qu’ils ont commencé à nous courir après…
    I.P. : Cette attitude a changé à l’égard de toutes les diasporas des pays de l’Est, ou c’est vous qui vous jouissiez d’une attention particulière ?
    V. Ierunca : Non, non, à l’égard de toutes les diasporas ».
    Entretien avec Monica Lovinescu et de Virgil Ierunca, le 28 janvier 1998.
  • [58]
    Nous nous proposons d’ailleurs de tester l’hypothèse de la politisation du transfert littéraire et des critères de réception concernant les littératures de l’Europe Centrale et de l’Est en France dans le cadre d’une thèse de doctorat actuellement en cours.
  • [59]
    Nous avons voulu restituer, dans un autre article, les dimensions et la signification de ce « choix de nécessité » (selon l’expression d’Anna Boschetti) par une analyse comparée avec d’autres contextes nationaux d’origine et avec d’autres stratégies adoptées par des exilés de l’Europe de l’Est en France. Nous y avons également montré l’usage contrasté qui peut être fait de la position d’exilé dans la construction du rôle d’intermédiaire ou de médiateur entre le champ littéraire de départ et d’accueil, les degrés croissants que ce rôle peut avoir et l’intensité variable de l’engagement politique que cette position sous-tend. Cf. Ioana Popa, « Dépasser l’exil. Degrés de médiation et stratégies de transfert littéraire chez des exilés de l’Europe de l’Est en France », Genèses, n° 38, mars 2000, pp. 3-52.
  • [60]
    Entretien avec V., le 6 juillet 1998. Critique littéraire et professeur à l’université de Lettres jusqu’en 1989, V. est l’auteur, dans les années Cinquante, d’un essai intitulé « Pour le réalisme socialiste » et de chroniques qui en appliquaient l’esprit. Cependant, par son capital culturel, V. fait partie, selon l’expression de Monica Lovinescu et Virgil Ierunca, des « intellectuels raffinés » dont le régime communiste avait obtenu l’adhésion.
  • [61]
    Entretien avec Monica Lovinescu, le 28 janv. 1998.
  • [62]
    Entretien avec B., écrivain, le 10 mai 1998.
  • [63]
    Entretien avec Monica Lovinescu, le 2 juin 1998.
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