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Article de revue

Conditions d’adoption du dossier de santé électronique personnel par les professionnels de la première ligne au Québec : perspectives professionnelle et organisationnelle

Pages 837 à 850

Introduction

1Le dossier de santé électronique personnel (DSE-P) est une application utilisée et contrôlée par les patients qui leur permet d’accéder et d’accumuler de l’information sur leur santé et sur la prestation de services, de communiquer et d’échanger des données utiles pour un partenariat avec les prestataires de soins [1, 2]. Le DSE-P diffère du dossier médical électronique (DME) utilisé par les cliniciens, et qui contient des données et informations saisies par les professionnels de la santé.

2Le DSE-P, souvent offert sous forme de portails patients, représente une stratégie prometteuse pour favoriser l’autonomisation (empowerment) des patients et leur engagement dans les soins, principalement ceux atteints de maladies chroniques [1, 3]. Cette application peut ainsi soutenir ces patients dans la gestion de leur santé et la prise de décisions informées, contribuer à l’amélioration de leur expérience de soins, et ultimement, améliorer leurs résultats de santé [4, 5]). Aussi, le DSE-P peut amener un changement fondamental dans la relation patient-professionnels [6], améliorer la qualité des soins et, vraisemblablement, réduire leurs coûts [7, 8].

3Les DSE-P ont été initialement développés pour aider les patients à organiser leurs données de santé et leurs soins [9], présentant ainsi peu d’intérêts directs pour les professionnels et la prestation des soins. Le rôle du DSE-P était alors principalement focalisé sur l’autonomisation des patients, sans suffisamment tenir compte de ses avantages ni de ses répercussions sur la pratique clinique et l’organisation des soins [10, 11]. D’ailleurs, parmi les causes d’échec d’expériences antérieures d’implantation de DSE-P (exemple au Royaume-Uni), on note le peu de considération des dimensions liées aux cliniciens et aux organisations [8]. Récemment, le DSE-P a été lié ou « attaché » (tethered) aux dossiers de santé électroniques (DSE) des professionnels, permettant ainsi l’échange d’information entre eux, et a été proposé comme levier pour faciliter l’instauration de nouveaux modèles organisationnels impliquant les patients et leurs proches en tant que membres de l’équipe de soins [1, 12]. Le DSE-P a ainsi suscité plus d’intérêt envers son implantation dans les organisations et son utilisation par les cliniciens.

4Au Québec, un DSE-P a été développé et expérimenté, pour une première fois, auprès de patients d’organisations de première ligne de soins, deux Groupes de médecine de famille (GMF), dans le cadre du projet « Ma première ligne numérique en santé (MPLNS) » (http://www.mapremierelignenumerique.ca/). Ce projet s’inscrit dans un contexte d’adoption à large échelle du numérique par la population québécoise et de son souhait de bénéficier davantage de services publics en ligne [13]. Il s’inscrit aussi dans le contexte des premiers travaux sur des politiques publiques pouvant traiter de l’introduction d’un DSE-P au Canada, particulièrement au Québec [14].

5Dans le contexte québécois, un GMF est un regroupement de médecins qui travaillent en collaboration avec des infirmières pour dispenser des services auprès de personnes inscrites. Les médecins sont généralement des travailleurs autonomes rémunérés majoritairement à l’acte par la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) [15]. Le ministère de la Santé finance une grande part des infirmières, provenant du secteur public, et une partie du personnel administratif et de soutien des GMF. De plus il contribue de façon importante à l’informatisation des GMF par la mise en place du DME. Au Québec, le plan d’informatisation inclut également le développement et l’adoption du Dossier santé Québec (DSQ), le dossier de santé provincial qui permet aux professionnels de la santé d’accéder à certaines informations des patients concernant la médication, l’imagerie et les examens de laboratoires, peu importe l’endroit où les soins et services ont été prodigués. L’information du DSQ peut être consultée à même un mécanisme de visualisation ou à travers le DME (http://www.dossierdesante.gouv.qc.ca/), mais qui ne rendent pas ces informations accessibles aux patients.

Ma première ligne numérique en santé (MPLNS)

6MPLNS est un projet d’innovation sociale [16] financé par le gouvernement du Québec en partenariat avec des partenaires privés. Il vise à améliorer la santé des personnes et à optimiser l’accès aux soins de première ligne en rendant possible une meilleure dynamique entre un patient ayant une plus grande capacité de prendre en charge sa santé de façon proactive et des intervenants œuvrant en réseau et en équipe interdisciplinaire, le tout en capitalisant sur les technologies de l’information et des communications (TIC), dont le DSE-P. En s’inspirant de réalisations exemplaires et des composantes de modèles organisationnels reconnus, notamment les modèles de soins chroniques (Chronic Care Model) [17] et de la résidence médicale (Medical Home) [18], MPLNS offrait une occasion d’expérimenter des réponses innovantes au défi pressant d’optimiser la première ligne au Québec.

7Ce projet a retenu une démarche participative et de co-construction pour favoriser le développement de nouveaux processus cliniques, de nouvelles pratiques et surtout, de technologies adaptées. Le projet a été initié par une équipe experte en informatisation des organisations qui s’est associée à l’équipe de recherche-évaluation multidisciplinaire ayant accompagné les terrains durant toutes les étapes de développement et d’implantation, et ce, non seulement pour mesurer les résultats, mais surtout pour connaître et comprendre les facteurs qui les influençaient. En termes de stratégie, l’ensemble des professionnels et gestionnaires des GMF ont accepté de participer au projet, mais ont convenu de commencer d’abord sur une petite échelle (quelques médecins, infirmières et gestionnaires pour quelques applications cliniques), puis d’impliquer progressivement les autres professionnels après une période de rodage.

8Toutefois, peu de données sont actuellement disponibles au Québec sur les conditions d’implantation, de fonctionnement, d’adoption et d’utilisation du DSE-P ainsi que sur ses impacts potentiels. Principalement, la compréhension des défis liés à l’adoption et à l’utilisation du DSE-P est essentielle pour la concrétisation de leurs avantages potentiels pour toutes les parties : patients, professionnels et organisations de soins [19, 20].

9Le projet MPLNS représente ainsi une occasion unique pour documenter et analyser les conditions de mise en œuvre et les impacts du DSE-P, tout en tenant compte des points de vue des différents acteurs, notamment les professionnels et les gestionnaires qui jouent un rôle crucial dans l’implantation, l’adoption et l’utilisation du DSE-P [21-23]. Particulièrement, la compréhension du point de vue des professionnels peut contribuer à réduire leurs obstacles à l’adoption du DSE-P, favoriser son utilisation par leurs patients et l’atteinte et le maintien de ses résultats positifs anticipés [21, 22]. Pareillement, l’attitude des organisations envers le DSE-P et leur prédisposition à l’offrir pouvaient jouer un rôle important dans son acceptation et son utilisation par les professionnels et les patients [23]. Cependant, à ce jour, les points de vue des professionnels et des gestionnaires ont reçu peu d’attention dans la littérature disponible sur le DSE-P [10, 11, 24].

Objectifs

10Notre objectif est d’identifier, décrire et analyser les facteurs influençant l’adoption du DSE-P par les professionnels, selon leur point de vue et celui des gestionnaires. Le comportement d’adoption fait ici référence à un continuum assimilant les différents stades d’intégration de la technologie par un individu ou une organisation et qui englobent à la fois l’acceptation, l’essai, l’utilisation et l’internalisation de cette technologie [25].

11Cet article inclut ainsi un résumé de l’état des connaissances sur les conditions d’adoption du DES-P par les professionnels et les résultats d’entrevues auprès de professionnels et gestionnaires directement impliqués dans toutes les démarches du projet.

État des connaissances sur les conditions d’adoption du DSE-P par les professionnels de la santé

12Bien qu’aucune des recherches sur l’adoption du DSE-P auprès des professionnels ne soit basée sur un fondement théorique, des études empiriques ont retenu le rôle potentiel de plusieurs catégories de facteurs [24]. D’abord, sont évoquées les caractéristiques individuelles des professionnels, celles de leurs patients, ainsi que leurs attitudes et perceptions envers les avantages, les risques et impacts du DSE-P pour la pratique clinique et l’organisation du travail [21, 26]. Particulièrement sont discutées la valeur ajoutée des données saisies à domicile et la contribution du DSE-P à l’amélioration de la communication patients-professionnels [27]. En termes de préoccupations, les risques liés à la charge de travail, à l’atteinte à la sécurité, à la confidentialité et à la vie privée peuvent interagir avec la décision d’adoption du DSE-P par les professionnels [28, 29]. Encore, l’impact du DSE-P sur la pratique clinique, la responsabilité légale envers les informations saisies par les patients, le coût associé et le manque de remboursement du temps de consultation de ces dossiers, peuvent constituer des obstacles potentiels à l’adoption [11]. Également sont retenues les caractéristiques des organisations, les attitudes et perceptions des gestionnaires envers le DSE-P ainsi que les caractéristiques de la technologie en termes de facilité d’utilisation, de maturité et de possibilité d’intégration avec les systèmes d’information clinique des professionnels (exemple : DME) [10, 11, 23, 30].

Méthodes

13Une recherche qualitative a été réalisée dans le cadre de l’expérimentation du DSE-P au Québec pour analyser et mieux comprendre son adoption par des utilisateurs réels.

Site de l’étude

14Le site sélectionné est un centre de santé récemment créé en région semi-rurale par la fusion de tous les cabinets médicaux d’une communauté pour œuvrer dans le cadre d’un GMF de première ligne. Cette fusion est le résultat d’une mobilisation collective visant à rehausser la qualité des soins et moderniser les services, notamment par l’utilisation des TIC, et à favoriser le recrutement d’une relève médicale nécessaire.

15Durant le projet, l’équipe de soins du GMF étudié comptait dix-neuf médecins de famille, une infirmière praticienne spécialisée (IPS), six infirmières cliniciennes ainsi que des services de santé privés. Tous les professionnels utilisaient un DME et ont accès au DSQ, et certains médecins et l’IPS ont accès aux données du dossier du patient de l’hôpital régional où la quasi-totalité des soins hospitaliers est prodiguée. L’intégration d’un DSE-P était alors vue comme un plus, même si le projet avait lieu en même temps que les transformations liées à la fusion.

16L’objectif de l’expérimentation au GMF était de maximiser les suivis systématiques de quatre maladies chroniques : diabète, hypertension, dyslipidémie et trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDA/H).

17L’environnement technologique du projet est constitué essentiellement d’un DSE-P intégré, mais partiellement connecté, au DME. La circulation n’était pas bidirectionnelle entre ces deux applications vu que les informations du DSE-P ne pouvaient être automatiquement intégrées au DME.

18Le DSE-P développé et expérimenté est un espace virtuel, comprenant un portail patient et un portail clinicien, sécurisé en ligne qui permet aux patients d’accéder, gérer et mettre à jour leurs informations de santé, de noter des rendez-vous, des plans et des épisodes de soins et d’ajouter des rappels et des alertes. Les patients peuvent recevoir des messages et des informations ciblées de la part des cliniciens qui utilisent leur DME. Les cliniciens peuvent utiliser le DSE-P pour communiquer par messagerie avec le patient et pour avoir accès aux informations ne figurant pas dans le DME, saisies par le patient ou par d’autres professionnels, telles d’autres conditions spécifiques et médicaments, l’historique des données biométriques (poids, taille) ou de santé (tension artérielle, taux du cholestérol, glycémie, etc.), les rendez-vous, le programme de suivi, le journal de bord des habitudes de vie (alimentation, exercice physique) ou aux questionnaires complétés en ligne. Ce sont les infirmières qui consultent le DSE-P sur une base régulière pour suivre les paramètres, les informations et les messages transmis par les patients. Les médecins le font en cas de besoin, sur demande de l’infirmière ou pour préparer leurs rencontres avec ces patients.

Collecte et analyse des données

19Entre mai 2015 et janvier 2016, soit six à 12 mois après le début de l’implantation, nous avons réalisé des entrevues individuelles semi-dirigées de 45 à 60 minutes, auprès des professionnels et des gestionnaires du GMF directement impliqués dans l’implantation du DSE-P. Les guides d’entrevues utilisés, largement inspirés de l’observation participante de l’ensemble de la démarche d’expérimentation, étaient adaptés de la littérature sur les conditions d’adoption : pour les professionnels [11, 21, 31, 32] et les gestionnaires [10, 11, 23, 33]. Pour les professionnels, les thèmes abordés étaient : le type de suivi et de gestion des maladies chroniques avant l’implantation du DSE-P ; leur expérience personnelle d’utilisation du DME et du DSQ ; leurs perceptions et leur expérience d’utilisation du DSE-P ; les résultats attendus et perçus de l’utilisation et les perspectives futures. Pour les gestionnaires, les thèmes abordés étaient : le suivi et la gestion des maladies chroniques au GMF avant l’implantation du DSE-P ; l’histoire des transformations (fusion, informatisation) ; leurs perceptions et leur implication envers les technologies, l’expérience d’informatisation (DME et DSQ) ; les perceptions envers l’implantation du DSE-P et son utilisation par les professionnels et les patients ; les pratiques mises en place pour faciliter l’implantation et l’adoption du DSE-P ainsi que les changements, résultats et impacts perçus du projet.

20Les entrevues ont été enregistrées et transcrites pour faire l’objet d’une analyse qualitative de contenu [34], type analyse thématique [35] à l’aide du logiciel NVivo 10. Nous avons préconisé une analyse inductive-déductive, réalisée de façon itérative et très flexible. D’abord, nous avons vérifié le rôle des construits identifiés dans la littérature comme base initiale d’analyse, tout en restant ouvert à l’émergence d’autres dimensions spécifiques au contexte de la première ligne au Québec. Nous avons également étendu notre analyse des facteurs et conditions organisationnels influençant l’adoption du DSE-P aux concepts du cadre proposé par Holahan et al. [33]) (figure 1 et tableau I), basé sur le modèle de Klein et Sorra [36]. Ce cadre conceptuel lie l’efficacité de l’implantation et l’adoption des TIC à des antécédents organisationnels dans le contexte précis d’implantation de ces systèmes.

Figure 1

Modèle d’analyse des conditions organisationnelles influençant l’adoption du DSE-P proposé dans notre recherche, adapté de celui de Holahan et al. [33]

Figure 1

Modèle d’analyse des conditions organisationnelles influençant l’adoption du DSE-P proposé dans notre recherche, adapté de celui de Holahan et al. [33]

Tableau I

Variables organisationnelles selon le modèle de Holahan et al. [33]

VariablesDéfinitionsApplication à l’étude du DSE-P
Réceptivité envers le changementLa mesure dans laquelle l’organisation est perçue comme étant ouverte au changement [33]Politiques de l’organisation relatives au :
  • soutien de l’innovation et des innovants ;
  • ressources pour l’innovation ;
  • formation ;
  • fourniture de services de soutien
Climat de l’implantationLa perception partagée de la mesure dans laquelle l’utilisation de l’innovation sera encouragée, soutenue et récompensée dans une organisation de soins [36]
  • Formation à l’utilisation du DSE-P ;
  • présence d’incitatifs pour l’utilisation ;
  • accès à la technologie et aux ressources informatiques et internet ;
  • temps pour se familiariser et expérimenter le DSE-P ;
  • accès à l’assistance technique ;
  • réactivité de l’administration/gestionnaires en supprimant les obstacles à la technologie et pour fournir de l’aide si demandée
Ajustement valeurs-innovationLa mesure dans laquelle les professionnels et gestionnaires estiment que l’utilisation de l’innovation va favoriser la réalisation des valeurs importantes de l’organisation [36]Exemples de valeurs pertinentes pour les organisations de première ligne :
  • qualité des soins ;
  • accès à l’information ;
  • collaboration et la coopération

Variables organisationnelles selon le modèle de Holahan et al. [33]

21Nous nous sommes inspirés de l’approche de Guba et Lincoln [37] pour assurer la rigueur scientifique de notre recherche. L’étude a été approuvée par le comité d’éthique de la recherche du Centre intégré de santé et de services sociaux de Chaudière-Appalaches.

Résultats

Profil des participants

22Pour cette étude, onze professionnels de la santé (deux médecins de famille, les six infirmières cliniciennes, l’IPS, une nutritionniste et le kinésiologue) et les trois gestionnaires ont participé aux entrevues. Soulignons qu’il a été possible d’obtenir la participation de tous les professionnels et les gestionnaires directement impliqués dans le projet depuis le début et qui ont largement contribué au développement du DSE-P, et à la conception et à la planification de son implantation. La moyenne d’âge des participants était de 39 ans (entre 27 et 59 ans) et la moyenne de leur expérience professionnelle de 14 ans (de trois à 33 ans). Les médecins participants estimaient suivre chacun : 350 à 750 patients atteints de maladies chroniques, et les infirmières 600 à 700 patients.

Avantages et préoccupations perçus du DSE-P

23Les participants estiment que le DSE-P présente des avantages pour les professionnels, pour les patients et pour l’organisation. Toutefois, ils font état de certaines préoccupations.

24Les principaux avantages perçus du DSE-P sont liés à :

25a) L’accès facilité des professionnels aux données du patient : les participants soulignent la valeur de l’accès régulier et rapide à l’information saisie par les patients, permettant aux professionnels de conserver et d’utiliser des données claires et pertinentes. Cet aspect est jugé très avantageux pour entraîner d’éventuelles économies de temps, pour améliorer la qualité et la précision des suivis et de la prise de décisions cliniques, grâce entre autres, aux présentations graphiques des données saisies, générées automatiquement. L’intégration de ces données pour le suivi en temps réel des maladies chroniques représente une valeur ajoutée ayant facilité l’acceptation du projet par l’organisation. Pour les médecins, ceci serait particulièrement utile aux infirmières qui, mieux informées, seraient mieux outillées pour collaborer avec eux et pour mieux préparer les appels téléphoniques de suivi des patients, qui, si nécessaires, seront plus courts.

26b) La centralisation par les patients de leurs données et de l’information sur la santé : le DSE-P permettrait aux patients l’ayant utilisé de centraliser et d’organiser l’information transmise par les professionnels et celle issue de plusieurs autres sources. Cet accès permettrait aussi aux patients d’éviter des déplacements inutiles, de se libérer de contraintes d’appels téléphoniques programmés tout en étant amenés à s’impliquer plus dans leurs soins. Cet accès permettrait d’améliorer la motivation et l’autonomie des patients, de les amener à participer davantage à la prise en charge et à la gestion de leur état de santé en collaboration avec les professionnels, tout en augmentant leur confiance envers eux. Les graphiques générés leur permettent l’analyse des tendances, véritables « alertes » pour voir leurs progrès ou régressions, et prendre plus d’actions positives pour la gestion de leur santé. La participation active des patients peut ainsi contribuer à améliorer leur état de santé et à diminuer leurs besoins en soins.

27Le DSE-P peut aussi faciliter l’éducation des patients, car il leur permet d’accéder et de retrouver plus facilement la documentation, les informations et les renseignements utiles pour apprendre davantage sur leur état de santé, mieux le suivre et le gérer.

28c) La facilité de communication et d’échange de données : le DSE-P a été perçu comme étant une opportunité pour les professionnels pour améliorer la communication et le partage d’informations pertinentes avec leurs patients. En permettant une communication moins contraignante, asynchrone et continue, le DSE-P facilite un suivi « personnalisé », augmente la confiance des patients pour autogérer leurs maladies et facilite leur accès aux soins nécessaires en cas de besoin. Cependant, des infirmières estiment que ce nouveau mode de communication ne remplace pas des appels téléphoniques utiles pour assurer des ajustements. Aussi, l’accès et l’échange de données pertinentes entre cliniciens via le DSE-P peuvent contribuer à la collaboration de toute l’équipe clinique, concourant ainsi à l’amélioration de la qualité et de la continuité des soins, et à des gains en performance pour le GMF. De même, la communication et le transfert de données directement aux patients via le DSE-P évitent certains appels au GMF, permettant ainsi d’économiser, à long terme, sur le temps des secrétaires. Cependant, des professionnels estiment que l’utilisation du DSE-P par tous les professionnels est déterminante pour atteindre ces avantages pour le GMF.

29En termes de préoccupations, les thèmes émergeant sont liés au :

30a) Nouveau mode « électronique » de communication/interaction : ce mode d’interaction soulève un défi particulier pour les professionnels qui doivent aussi s’habituer à une nouvelle réalité dans leur relation avec des patients de plus en plus informés. Pour la communication interprofessionnelle, le DSE-P serait un « canal additionnel », pouvant modifier les processus déjà en place et encombrer les professionnels se servant déjà du DME et de la messagerie interne disponibles.

31b) Qualité de l’information contenue : les participants sont préoccupés de la qualité de l’information saisie par certains patients qui, si erronée ou non précise, aurait des conséquences négatives sur la prise en charge et les suivis. Ainsi, pour un médecin, des données transmises automatiquement par des dispositifs de mesure de paramètres de suivi compatibles, tels les glycomètres, peuvent le « rassurer et soutenir ses décisions et donc améliorer la qualité de la prise en charge ». Également, l’accès des patients à des données de santé difficiles à interpréter peut être source d’anxiété pour eux-mêmes et de surcharge de travail pour les cliniciens suite aux demandes d’explications lors d’appels téléphoniques ou de rencontres en personne. Les gestionnaires sont aussi préoccupés par cette anxiété des patients à laquelle l’organisation doit faire face.

32Les professionnels se préoccupent aussi de la survenue de problèmes technologiques sources d’erreurs d’identification des patients ou lors du transfert de leurs données, et des conséquences sur la prise en charge et les suivis.

33c) Responsabilité professionnelle et légale des professionnels : c’est une des importantes préoccupations apparues dès le début du projet en lien avec la qualité des données, mais surtout, l’urgence de réagir le cas échéant. Les professionnels notent qu’ils risquent, en se fiant à des données erronées ou non précises saisies ou transmises par les patients, de ne pas prendre les décisions adéquates ou de ne pas réagir à temps. Dans le cadre du projet, un mécanisme pour réorienter les situations urgentes, un pop-up, et des stratégies pour éviter des erreurs de saisie et de transmission de données se sont avérés essentiels.

34d) Ressources nécessaires pour l’implantation : en plus du temps et des coûts nécessaires pour l’émergence et le démarrage du projet, les gestionnaires sont préoccupés par les ressources et les compétences requises pour gérer les transformations cliniques et administratives ainsi que l’intégration du DSE-P dans les routines de travail en place et aux technologies existantes. Particulièrement, le projet a été proposé dans une période de changements organisationnels majeurs (fusion et informatisation) à l’origine de « réticence initiale ». Cependant, les gestionnaires estimaient que les professionnels étaient prêts. Les besoins de soutien et d’accompagnement des utilisateurs sont ainsi rapidement apparus comme importants pour l’utilisation du DSE-P.

Facilitateurs et barrières à l’adoption du DSE-P par les professionnels en première ligne de soins

35Nos résultats mettent en évidence cinq thèmes principaux pouvant représenter d’éventuels facilitateurs ou barrières à l’adoption du DSE-P (tableaux II et III).

Tableau II

Facteurs et conditions influençant l’adoption du DSE-P auprès des professionnels (point de vue des professionnels)

Catégorie de facteursFacteurs retenus
Caractéristiques personnelles des professionnelsCaractéristiques sociodémographiques• Âge
• Connaissances et compétences en informatique
Attitudes et perceptions positives• Faciliter l’accès des patients à leurs données
• Faciliter la communication et échange de données
• Soutenir l’autonomie des patients
• Accéder à l’information pertinente, précise et utile
• Compléter l’information dans le DME
• Faciliter le suivi
• Faciliter l’éducation des patients
Préoccupations• Qualité des données contenues dans le DSE-P
• Impact du DSE-P sur la pratique professionnelle
• Augmentation de la charge du travail
• Responsabilité professionnelle et risque d’erreurs dans les décisions cliniques
• Responsabilité légale des professionnels
• Historique d’engagement/implication dans des transformations organisationnelles
• Expérience antérieure d’utilisation des DSE en général
Caractéristiques des patients• Âge, connaissances et compétence en informatique
• Littératie en santé et en e-santé
• Inscription et utilisation du DSE-P
• Éducation
• Niveau socioéconomique
Contexte de la pratique clinique• L’utilisation par les autres professionnels
• La pratique de groupe
• Milieu à forte charge de travail
• Temps pour l’expérimentation et l’utilisation du DSE-P
Facteurs liés à la technologie• Utilité perçue
• Facilité d’utilisation
• Fonctionnalités offertes : communication et échange de données
• Interopérabilité/intégration avec les systèmes d’information clinique des professionnels
• Compatibilité avec les dispositifs de mesure de paramètre de santé (ex. Glucomètre)
• Soutien technique adapté
• Coût

Facteurs et conditions influençant l’adoption du DSE-P auprès des professionnels (point de vue des professionnels)

Tableau III

Facteurs et conditions organisationnels influençant l’adoption du DSE-P auprès des professionnels

Catégorie de facteursFacteurs retenus
Attitudes, perceptions et préoccupations au sein de l’organisationAttitudes et perceptions positives envers le DSE-P• Implication et responsabilisation des patients
• Accès facile des professionnels aux données
• Amélioration de la qualité et de la précision des données
• Amélioration des relations avec les patients
• Amélioration des suivis des maladies chroniques
• Amélioration de la qualité des soins
• Économie du temps des professionnels et des secrétaires
• Diminution du recours aux services dans le GMF
Préoccupations perçues• Ressources et temps pour le changement
• Capacités pour la gestion du changement
• Saturation suite aux transformations récentes ou en cours
• Difficultés d’alignement avec les flux de travail et perturbations des habitudes du personnel/professionnels
• Caractéristiques de la technologie :
  • Facilité d’utilisation pour les patients et les professionnels
  • La compatibilité et l’intégration avec les systèmes d’information clinique existants
• Coût
Concepts du modèle de Holahan (2004)Ouverture de l’organisation au changement• Présence d’une vision organisationnelle
• Vision partagée avec les professionnels
• Priorisation et soutien de l’organisation à l’innovation
• Soutien des gestionnaires
• Historique des transformations/changements
Climat de l’implantation• Disponibilité des ressources (temps, matériel et logiciels)
• Développement de compétence : possibilités de formation et d’enseignement adéquats
• Réduction des obstacles
• Soutien à l’adoption et l’utilisation
  • Soutien technique sur place pour les professionnels
  • Résolution des problèmes (techniques ou autres)
  • Soutien à l’inscription de leurs patients
• Présence de l’agent à l’inscription/superutilisatrices
• Présence d’une équipe externe de gestion et de suivi du projet
• Suivi du projet et monitorage des résultats
Ajustement valeurs-innovation• Perception de l’ajustement du DSE-P aux valeurs de l’organisation en lien avec :
  • Soutien du rôle des patients dans la gestion de leur état de santé
  • Apport des TIC pour la qualité de la prestation de soins et la pratique clinique
  • Échange d’information
  • Collaboration interprofessionnelle et le travail d’équipe

Facteurs et conditions organisationnels influençant l’adoption du DSE-P auprès des professionnels

36Il s’agit des :

37a) Caractéristiques et conditions individuelles des professionnels : particulièrement, l’historique d’implication et l’expérience des professionnels lors des changements récents au GMF et leur implication directe lors de ces transformations, les ont mieux préparés et les ont motivés pour adhérer à l’implantation du DSE-P. Cependant, certains évoquent l’âge et les compétences en informatique de leurs collègues, surtout les médecins, comme deux facteurs pouvant influencer l’adoption du DSE-P.

38b) Facteurs liés au contexte de la pratique : l’utilisation du DSE-P par d’autres professionnels du GMF peut motiver leurs collègues à l’adopter dans leur pratique. Toutefois, cette adoption dépendra plus de la démonstration des avantages qu’en feront les premiers utilisateurs, qualifiés « d’utilisateurs précoces ». Pour les gestionnaires, ce rôle incomberait plus aux médecins qui doivent démontrer l’apport que peut amener le DSE-P à leur pratique.

39Cependant, le manque de temps lors des rencontres avec les patients serait un obstacle important à son adoption et son utilisation. La contrainte de temps est également une raison évoquée pour l’oubli de se connecter régulièrement au DSE-P. Par ailleurs, plus de temps dédié à l’expérimentation du DSE-P et le développement de compétences pourraient résulter en plus d’habiletés et donc d’éventuelles économies de temps lors de ces rencontres.

40c) Caractéristiques et conditions des patients : l’utilisation du DSE-P par un grand nombre de patients peut inciter les professionnels à s’y connecter. Selon un médecin, il serait « obligatoire » d’utiliser le DSE-P si les patients l’utilisent, comme condition pour atteindre les objectifs de suivi des maladies chroniques. Ainsi, certaines caractéristiques des patients tels l’âge, les disparités dans l’accès à la technologie (fracture numérique), l’implication dans les soins, les compétences en informatique, le niveau de littératie en santé et en e-santé et l’appartenance aux milieux défavorisés et moins scolarisés rendant le DSE-P « trop compliqué » à comprendre, vont influencer leur utilisation. Ces patients, même inscrits en grand nombre, risquent de peu utiliser l’outil, obligeant les professionnels à privilégier les appels téléphoniques et les rencontres en personne. Pour tous les gestionnaires, l’utilisation par les patients représente un véritable défi à l’implantation et l’adoption du DSE-P.

41d) Caractéristiques et fonctionnalités de la technologie offerte : les professionnels associent l’adoption du DSE-P à la présence de nouvelles données pertinentes intégrées et à la capacité de communication et d’échange de données avec le patient. Ils évoquent aussi la facilité d’utilisation du DSE-P qui ne devrait pas nécessiter trop de temps ni produire trop de changements dans leurs habitudes, en plus d’être facile à intégrer avec les autres systèmes en place. Ainsi, des difficultés technologiques rencontrées au début, un long délai de connexion, le retard d’exécution et d’affichage des données ont réduit le recours de certains à l’outil et ont menacé l’adoption. De plus, l’incapacité de personnaliser l’envoi des résultats de tests de laboratoire aux patients a contraint les professionnels à arrêter la transmission de ces données. Également, l’impossibilité de transférer des données du DSE-P du patient au DME et le fait que seules les mesures saisies par les patients permettaient d’avoir des graphiques dans le portail des cliniciens ont été soulevés. Particulièrement, l’incapacité de consulter le DSE-P à partir du DME et la nécessité d’utiliser deux plateformes non intégrées ont été les obstacles principaux à l’adoption du DSE-P par les professionnels, surtout les médecins.

42De même, les gestionnaires estiment que, pour la suite, la gratuité du DSE-P pour l’organisation et les professionnels faciliterait sa diffusion et son adoption. Également, dans sa forme actuelle, le coût serait aussi un obstacle à l’adoption du DSE-P par les patients plus défavorisés qui préféreront les appels téléphoniques et les rencontres en personne pour lesquels ils n’ont pas à payer.

43e) Conditions et caractéristiques organisationnelles (tableau III) : le GMF est perçu comme étant une organisation ouverte aux nouvelles façons de faire et aux procédés innovants pouvant contribuer à l’amélioration des pratiques cliniques et de sa performance. Notamment, l’utilisation des TIC et l’informatisation des processus de travail y sont perçues comme une tendance « inévitable » pour l’amélioration des soins et services. Cette vision et l’ouverture de l’organisation sont partagées avec l’équipe clinique, dont les membres ont collaboré et soutenu l’expérimentation. De plus, le DSE-P représentait, à côté du DME et du DSQ, un : « outil de marketing pour le recrutement des médecins » (prof.), à la suite du constat de départ à la retraite imminent de plusieurs médecins. Particulièrement, l’implication, le support et le leadership des médecins ont facilité l’adoption du DSE-P par les autres professionnels et ont été déterminants pour l’implantation du DSE-P au GMF.

44

« Je pense que c’est les médecins qui décident d’embarquer dans le projet. Les infirmières elles-mêmes, c’est comme nous, on embarque ».
(gest.)

45De fait, l’expérimentation s’inscrivait dans une période de grandes transformations dans le GMF, mais tous les participants évoquent le rôle des pratiques mises en place et du soutien de l’organisation. En effet, les gestionnaires et le médecin responsable ont été disponibles pour tout problème, notamment en accordant des ressources en termes de locaux et de logistique nécessaires pour la formation initiale des professionnels, et du temps leur permettant de se structurer et rajouter l’outil à leur pratique. Ce soutien a été apprécié par les professionnels et jugé facilitant l’adoption du DSE-P. En effet, au début du projet, les participants ont bénéficié d’une séance d’information et d’une formation initiale de trois heures, assurée par l’équipe du fournisseur technologique. La même équipe a procédé à la formation d’un agent à l’inscription, recruté et rémunéré par l’équipe externe du projet durant les premiers mois du démarrage pour soutenir l’inscription et l’utilisation des patients, et de « superutilisatrices » pour assurer le relais plus tard. Les superutilisatrices sont l’IPS, trois infirmières cliniciennes et une adjointe administrative. La formation et la présence de l’agent à l’inscription ont été appréciées par tous les participants qu’ils estiment avoir facilité l’adoption et l’implantation du DSE-P. L’agent à l’inscription a aussi contribué à la formation initiale des agentes administratives et des nouveaux participants au projet, tout en assurant le lien avec le fournisseur technologique pour les problèmes rencontrés. De plus, la présence de l’agent rappelait aux professionnels de proposer l’outil aux patients et les motivait à faire plus de références pour l’inscription au projet. En l’absence de l’agent et après son départ, les superutilisatrices ont assuré le même rôle auprès des professionnels. Elles continuaient à rappeler l’utilisation de l’outil aux autres et contribuaient à résoudre leurs difficultés technologiques, ce qui a été apprécié et jugé facilitant par plusieurs.

46Le GMF a aussi reconnu l’importance du rôle de l’équipe externe de gestion et de suivi du projet dont le rôle a été jugé capital pour le développement et l’implantation du projet et l’adhésion des professionnels. Cette équipe est composée de gestionnaires et de professionnels du GMF, ainsi que de membres externes, soit une gestionnaire de projet, des membres de l’équipe de recherche/évaluation et de représentants du fournisseur technologique. Elle a contribué à la création de conditions favorables et à la réduction des obstacles, à l’atténuation des préoccupations de tous (patients, professionnels et gestionnaires), et a assuré le suivi et l’évaluation réguliers des activités et des résultats. Les gestionnaires estiment que le projet n’aurait pas pu avancer sans sa contribution. Pour les professionnels, une telle équipe doit être présente au démarrage de tout projet similaire.

Discussion

47Nous avons mené une étude qualitative, tenant compte des contextes cliniques et organisationnels, afin d’explorer les conditions d’adoption du DSE-P par les professionnels de première ligne, selon leur propre point de vue et celui des gestionnaires. Ce travail a été réalisé dans le cadre d’un premier projet d’expérimentation du DSE-P au Québec qui aspirait à contribuer à l’optimisation de la première ligne de soins grâce à l’augmentation du niveau de proactivité des patients et de leur collaboration avec l’équipe clinique, et l’amélioration du processus de suivi des maladies chroniques en bonifiant la communication, l’échange et la continuité informationnelle.

48Nos résultats mettent en évidence l’émergence de thèmes regroupant les perceptions des professionnels et des gestionnaires quant aux avantages et risques ainsi qu’aux facilitateurs et barrières à l’adoption du DSE-P.

49D’abord, la présence de perceptions positives envers l’implantation et l’utilisation du DSE-P pourrait augmenter son utilité perçue pour les professionnels [29, 38] et les gestionnaires [38], et influencer considérablement son adoption [10, 11, 22, 23, 27, 32]. En effet, notre étude reconnaît au DSE-P implanté des avantages retrouvés dans la littérature [11, 21, 31, 32, 39]. Il s’agit principalement de son potentiel pour faciliter l’accès des professionnels aux données pertinentes saisies par le patient, mais surtout à l’amélioration de la communication et l’échange bidirectionnel d’informations. Ces fonctionnalités soutiennent l’utilité perçue du DSE-P pour renforcer le partenariat patients-cliniciens, soutenir le suivi en temps réel des maladies chroniques contribuant ainsi à l’amélioration de l’autonomie et des résultats cliniques des patients et à la réduction du recours à des soins évitables. Aussi, sont retenues des perceptions des gestionnaires envers le DSE-P pour l’amélioration des relations avec les patients et des suivis contribuant à la réduction du recours au GMF et à l’économie de temps des professionnels et des secrétaires. Particulièrement, nos résultats soutiennent le rôle du DSE-P dans la collaboration interprofessionnelle et des gains en performance pour le GMF.

50Nous soulignons aussi certaines préoccupations pouvant limiter l’adoption du DSE-P qui sont évoquées dans la littérature [11, 22, 28, 29, 31, 39]. Il s’agit de la qualité des données générées par certains patients, l’effet potentiel du DSE-P sur la charge de travail et la qualité de la pratique, sur la relation patient-professionnel ou dans la génération de nouveaux types d’erreurs et de responsabilités. Toutefois, bien que décrites comme préoccupations influençant l’adoption du DSE-P [40], les notions de confidentialité et d’atteinte à la vie privée n’ont pas été soulevées, suggérant le rôle de l’implication de près des participants dans la planification du projet, le design de l’expérimentation et la validation de l’outil.

51Également, contrairement à ce qui est noté la littérature consultée [10, 11, 21, 41, 42], à l’état actuel de l’évolution de l’informatisation dans les organisations de première ligne au Québec, le rôle de l’âge et celui des connaissances et des compétences en informatique en tant qu’obstacles à l’adoption, demeure beaucoup plus « hypothétique », surtout évoqué en lien avec les premières expériences d’implantation du DME et du DSQ dans ces organisations. Ainsi, nous retenons le rôle facilitant de l’ouverture des professionnels aux approches innovantes ainsi que leur historique et leur expérience d’engagements antérieurs dans des transformations cliniques, organisationnelles et dans les projets d’informatisation. Néanmoins, cela est à retenir avec prudence du fait que ces transformations peuvent aussi influencer le niveau de préparation perçu des professionnels et celui de l’organisation évoquant un phénomène de « saturation ». Ainsi, un soutien de la part de l’organisation et la présence d’une équipe de gestion multidisciplinaire associée peuvent être utiles pour réduire telles difficultés.

52Également, nous retenons le « défi » d’utilisation du DSE-P par les patients qui a un effet direct sur son adoption par les professionnels, sur l’efficacité de l’implantation dans le GMF et sur l’atteinte des objectifs de santé liés à la gestion des maladies chroniques. L’utilisation du DSE-P par les patients est liée à certaines de leurs caractéristiques individuelles, mais surtout aux éventuelles difficultés technologiques, sources d’abandon autant pour les patients que pour les professionnels. Le soutien à l’adoption du DSE-P par les professionnels nécessitera donc un effort en parallèle pour soutenir l’adoption et l’utilisation adéquate de l’outil par leurs patients. Ainsi, des auteurs proposent le soutien d’un « agent facilitant » sous forme d’information et de recrutement de patients dans ces projets [43, 44]. Notre étude suggère d’étendre le rôle de cet agent pour qu’il puisse contribuer aussi à réduire les premières barrières pour les professionnels et leurs patients inscrits et agir comme intermédiaire entre la clinique et le fournisseur de la technologie, du moins pour les premiers mois de la mise en œuvre. Toutefois, ces tâches nécessiteront un minimum de connaissances cliniques et de gestion qui dépassent les seules connaissances et compétences en technologie. Tel qu’identifié par Rogers [45], cela nécessiterait aussi certaines caractéristiques personnelles et des compétences en communication lui permettant d’exercer une influence sur son entourage et favoriser l’adoption du DSE-P. Après, ce rôle de l’agent à l’inscription auprès des professionnels sera assuré par des superutilisatrices évoquant l’utilité de poursuivre un support à l’interne par des intervenants de l’organisation.

53Également, en termes d’influence du contexte de la pratique clinique sur l’adoption du DSE-P, nous retenons la contrainte du temps liée à la courte durée allouée aux rencontres avec les patients ; et l’utilisation du DSE-P par les autres membres de l’équipe de soins œuvrant autour des mêmes patients (exemples : nutritionniste, kinésiologue, etc.). Ainsi, les stratégies pour faciliter l’adoption du DSE-P doivent s’étendre à tous les professionnels dans l’organisation et ne pas se limiter aux médecins et aux infirmières, bien que ces derniers soient les plus impliqués dans la gestion et le suivi des maladies chroniques en première ligne. Par ailleurs, l’utilisation du DSE-P par les médecins et les infirmières et leur implication constituent des conditions majeures facilitant l’adoption du DSE-P, surtout du fait de la démonstration de résultats qu’en feront les premiers utilisateurs en tant que des « early adopters » pour Rogers [45].

54Particulièrement, nous soulignons le rôle déterminant des caractéristiques de la technologie en termes de maturité, de facilité d’utilisation et de capacités d’échange et de transfert automatique de données vers le DME. De plus, tel que relevé dans la littérature [11, 22, 29-31], le contenu du DSE-P doit démonter une valeur ajoutée pour les professionnels. Or, l’adoption très lente des DSE-P offerts est vraisemblablement liée à une défaillance de conception dont les résultats sont des produits de faible utilité et donc d’intérêt limité pour les utilisateurs ciblés [1, 46]. Surtout, les difficultés technologiques limiteraient son utilité pour la pratique des professionnels et l’amélioration de leur performance. Comme stratégies pertinentes pour les surmonter, soulignons l’interopérabilité/l’intégration du DSE-P au DME et la compatibilité avec des dispositifs connectés transmettant automatiquement des données au DSE-P. Néanmoins, il est utile de soulever le défi de la dépendance de ces technologies à des applications propriétaires, souvent des logiciels commerciaux, qui manquent d’ouverture, de compatibilité et d’interopérabilité avec les systèmes d’information clinique existants [47].

55Le DSE-P doit donc être envisagé dans le cadre d’une approche systémique et compréhensive tenant compte des orientations et des priorités dans le réseau de la santé dans une perspective plus large de diffusion. Ainsi, la stratégie du ministère de la santé et des services sociaux dans le cadre du Programme québécois d’adoption du DME (http://dmer.gmfgp.ca/wp-content/uploads/2014/09/PQADME_MSSS.pdf) pourrait être d’intérêt pour soutenir un éventuel déploiement du DSE-P pour la gestion des maladies chroniques en première ligne.

56Cette étude a porté une attention particulière à l’analyse des caractéristiques organisationnelles ayant influencé l’adoption du DSE-P par les professionnels en lien avec les concepts du modèle de Holahan [33]. D’abord, nous retenons le rôle de l’ouverture de l’organisation aux nouvelles façons et aux procédés innovants pour améliorer les pratiques cliniques et la performance comme facteur facilitant. Nos résultats reflètent aussi le rôle essentiel d’un climat positif de l’implantation, comme proposition théorique majeure du modèle d’analyse utilisé [33]. Les perceptions positives et des conditions organisationnelles favorables se sont traduites par la mise en place de pratiques organisationnelles supportant l’adoption du DSE-P en termes de soutien au développement de compétences, de mesures assurant la réduction des obstacles et la disponibilité de ressources. Principalement, nous retenons la présence d’un agent à l’inscription avec des attributs différents de ceux d’un simple « agent facilitant », dont le rôle est à maintenir par la présence des superutilisatrices ; de l’initiation et la formation de base des professionnels et d’un soutien technique du fournisseur de la technologie. Ce soutien direct de l’organisation au cours de l’initiation du DSE-P est bien décrit dans la littérature [23, 26, 44]. Cependant, bien que les incitatifs financiers soient décrits comme favorisant l’adoption du DSE-P [27, 32], cet aspect n’a pas été soulevé dans notre étude dont les participants ont volontairement participé au projet, motivés par le potentiel d’amélioration de leur pratique et du suivi de leurs patients, et par la reconnaissance d’un besoin intrinsèque de changement dans l’organisation.

57Aussi, notre étude note le rôle de l’ajustement de l’innovation proposée en termes d’approche permettant de soutenir, à l’aide des TIC, la proactivité et la participation des patients aux soins, et d’améliorer la gestion, le suivi et les résultats de santé des malades chroniques, aux valeurs partagées au sein de l’organisation. Cet aspect représenterait une dimension importante de l’adoption du DSE-P et de l’efficacité de son implantation.

58Cependant, un coût associé serait un enjeu important pour l’implantation du DSE-P en première ligne et un obstacle à son adoption par les professionnels et leurs patients. À cet égard, et vu que l’utilisation du DSE-P peut avoir des résultats très pertinents pour la gestion des maladies chroniques, présentant des besoins importants en soins et services, le DSE-P peut représenter un « service assurable » auquel peuvent recourir spécifiquement des patients sélectionnés selon des conditions bien identifiées, comme c’est le cas des télésoins dans le contexte des soins à domicile (https://www.inesss.qc.ca/fileadmin/doc/AETMIS/Rapports/SoinsDomicile/2004_06_fr.pdf). Aussi, dans une perspective de diffusion et de généralisation du DSE-P en première ligne, la rémunération des tâches associées tel le temps de consultation, de communication et de réaction pourrait devenir un enjeu important pour l’adoption par les professionnels et les organisations.

59Finalement, pour l’ensemble du projet, nous relevons la pertinence d’une stratégie de développement progressif et encadré démarrant sur une petite échelle de façon circonscrite pour faciliter la planification, l’implantation et les ajustements nécessaires. Cette stratégie, dite « incrémentale », représente une importante condition de succès d’implantation d’innovation tel le DSE-P [23]. En plus de faciliter la gestion du changement et la préparation des participants, patients, professionnels et des organisations [23], cette démarche a essentiellement contribué à l’adaptation et l’ajustement progressifs de la technologie dans le GMF et a permis de retenir le rôle d’une équipe multidisciplinaire et de comités de gouvernance à l’interne pour assurer le soutien, la gestion et le suivi des étapes d’un tel projet. Ces comités devraient impliquer, pour une durée limitée, à côté des professionnels et des gestionnaires de l’organisation, des membres externes afin d’apporter l’expertise supplémentaire nécessaire pour faciliter les transformations, les ajustements et la gestion des changements associés.

Forces et limites de l’étude

60Il s’agit de la première étude au Québec qui s’intéresse aux conditions d’adoption d’un DSE-P par les professionnels de la santé selon les points de vue d’acteurs principaux, après plusieurs mois de contact concret avec l’outil dans le contexte clinique de première ligne. Sur le plan méthodologique, cette étude s’est inspirée, et pour la première fois, d’un modèle théorique [33] adapté à l’analyse des conditions organisationnelles de l’adoption de technologies en contexte d’implantation. Il s’agit de la première utilisation empirique des antécédents organisationnels de l’efficacité de la mise en œuvre pour l’analyse de l’adoption d’un DSE-P. Aussi, cette phase précoce de l’implantation a justifié une démarche qualitative particulièrement pertinente à la génération de connaissances contextualisées utiles au processus d’apprentissage et pour l’amélioration des soins et de la santé des personnes atteintes de maladies chroniques.

61Cette étude comporte aussi des limites qui méritent d’être signalées. Notamment, notre travail a été réalisé auprès de participants auto-sélectionnés, d’un seul GMF, lesquels représentent des « champions locaux » ayant choisi d’adhérer volontairement au projet et d’être les premiers utilisateurs de la technologie. Bien que l’exemple de ce milieu innovant et le point de vue de tels champions soient très enrichissants, ils ne représentent pas l’ensemble des utilisateurs potentiels du DSE-P. Nos résultats doivent donc être interprétés avec prudence, car ils ne peuvent représenter l’ensemble des organisations de première ligne et ne nous permettent pas de prétendre à une généralisation empirique. Cependant, nous croyons que plusieurs organisations au Québec expérimentent des défis similaires de réorganisation et d’informatisation des processus cliniques et des services pour lesquelles nos résultats peuvent représenter des balises pertinentes pour le développement de stratégies adaptées afin de soutenir l’implantation future de ces solutions.

Conclusion

62Notre étude révèle que le DSE-P représente un outil prometteur pour soutenir un rôle plus actif des patients atteints de maladies chroniques dans leurs soins en collaboration avec l’équipe clinique. Cependant, plusieurs conditions individuelles, organisationnelles, liées aux patients utilisateurs et à la technologie offerte déterminent l’adoption et l’intégration du DSE-P dans la pratique clinique des professionnels. L’identification de ces conditions aura un intérêt sur les plans stratégique et opérationnel pour le développement de nouvelles pratiques cliniques, organisationnelles, et de technologies adaptées.

63Particulièrement, nous avons procédé à la conception de l’aspect organisationnel de l’adoption du DSE-P selon une approche pragmatique qui le lie directement à des précurseurs organisationnels de l’implantation. Il s’agit principalement de conditions et pratiques pouvant être mises en place (climat de l’implantation). De ce fait, l’adoption du DSE-P, et donc le succès de son implantation, va dépendre d’un travail en amont et d’une analyse détaillée des conditions et du contexte local afin de juger du niveau de prédisposition de l’organisation et des professionnels à mener parallèlement d’importants changements. Idéalement, et dans une optique de diffusion, l’introduction du DSE-P devait s’inscrire en continuité avec les transformations organisationnelles, cliniques et technologiques en cours dans les GMF au Québec, et en harmonie avec les nouvelles orientations du réseau en termes de réorganisation et d’informatisation, en lien surtout avec un nouveau paradigme pour le suivi et la gestion des maladies chroniques impliquant les patients et leurs proches.

64Cette étude fournit une base initiale pour des travaux futurs, au Québec et au Canada, qui devront inclure des échantillons plus importants d’organisations et d’utilisateurs, dans différents contextes cliniques impliquant des variétés de systèmes de DSE-P. Ces études seront nécessaires pour évaluer les meilleures façons d’utiliser ces systèmes et identifier les interventions efficaces pour l’amélioration des résultats cliniques et de santé auprès des patients. Aussi, elles peuvent cibler l’analyse des limites et des obstacles à la maturité de la technologie, la définition de lignes directrices claires pour les fonctionnalités et les composantes de DSE-P utiles, adaptés et pertinents ainsi que l’identification des moyens spécifiques pour faciliter la compatibilité et l’interopérabilité avec les DSE en place.

65De façon plus spécifique, la recherche peut aussi aider à caractériser les rôles que peut jouer le DSE-P dans la promotion de la santé et la prévention des maladies et de leurs complications. De ce fait, des recherches futures peuvent représenter des efforts pertinents visant à accroître les compétences et la littératie en santé chez les patients et jouer un rôle important dans l’identification de conditions d’implantation et d’utilisation permettant de rendre l’accès au DSE-P plus équitable.

66Aucun conflit d’intérêt déclaré

Remerciements

Nous tenons à remercier toutes les personnes et les institutions qui ont contribué de près ou de loin à la réalisation de ce travail. Particulièrement, nous tenons à remercier l’équipe de la clinique médicale du GMF dirigée par Daniel Roux, MD ; M. Claude Sicotte, PhD, codirecteur de l’équipe de recherche/évaluation du projet MPLNS, M. Jean-Philippe Marquis, professionnelles de recherche ; M. Sébastien Binette membre de l’équipe de recherche/évaluation du projet ainsi que l’équipe du CEFRIO responsable de la gestion du projet.
Nous tenons aussi à remercier le Centre de recherche sur les soins et les services de première ligne de l’Université Laval (CERSSPL-UL) et le Programme stratégique de formation en recherche transdisciplinaire sur les interventions de santé publique : Promotion, Prévention et Politiques Publiques (4P) du Réseau de Recherche en Santé des Populations du Québec (RRSPQ) pour leurs contributions au financement du projet de doctorat du premier auteur.

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Mots-clés éditeurs : adoption, organisations de première ligne de soins, maladies chroniques, professionnels de la santé, dossier de santé électronique personnel

Mise en ligne 12/02/2018

https://doi.org/10.3917/spub.176.0837

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