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Article de revue

Éditorial

Quand la santé publique s'intéresse à la santé mentale

Pages 5 à 6

1Dans un article récent [1], l’épidémiologiste germanique Hans Ulrich Wittchen fait un point sur le fardeau de la santé mentale en Europe. Chaque année, 38,2 % de la population européenne souffrirait d’un trouble mental, ce qui fait 164,8 millions de personnes affectées. Ces pathologies contribueraient pour 26,6 % du fardeau global associés aux maladies somatiques ou pas, frappant nos concitoyens européens (fardeau apprécié à partir des fameux DALY : « disability adjusted life year »).

2C’est curieux, ces nombres sont régulièrement publiés dans des revues sérieuses, avec des auteurs renommés, et pourtant l’impression est qu’en dehors du microcosme de l’épidémiologie psychiatrique, personne n’y croit… Comment s’étonner alors de la faiblesse relative, mais pointée dans tous les rapports, de la santé publique française dans le domaine de la santé mentale ?

3Au fond pourquoi cela ?

4Il n’y a que l’embarras du choix pour trouver quelques explications…

5Il y a tout d’abord des arguments méthodologiques. Les questionnaires utilisés en épidémiologie ne peuvent pas déterminer si un sujet est un « cas clinique » ou pas. Cela vient du fait que les définitions proposées par le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, la bible actuelle de la nosographie psychiatrique), ne permettent pas de trancher clairement entre ce qui est normal et ce qui est pathologique. En effet, un trouble psychiatrique doit être « cliniquement significatif » ; or, cette notion est difficile à opérationnaliser et à recueillir, surtout pour un enquêteur non clinicien comme c’est le cas généralement dans les études. Au-delà de la notion de « cas clinique », le diagnostic, a fortiori issu d’un questionnaire ou d’un entretien standardisé, n’est pas superposable avec un besoin de soin. Souvenons-nous que le malade est précisément défini par ce besoin de soin alors que la maladie est une construction qui aide le médecin dans sa démarche diagnostique et thérapeutique. Or est-il pertinent de s’intéresser à des prévalences de maladies sans qu’il n’y ait un malade sous-jacent ? En médecine somatique cela peut se comprendre, surtout si l’on se place dans une perspective de santé publique. Ainsi, dépister des sujets ayant une sérologie HIV positive correspond bien à faire un diagnostic de maladie alors que le sujet se sent souvent en parfaite santé et qu’il est donc « non malade » stricto sensu. Mais la probabilité qu’il devienne gravement malade ultérieurement est tellement élevée que ce dépistage est très utile. En psychiatrie, le problème est tout autre. L’histoire a malheureusement montré à plusieurs reprises que décider de l’existence d’un trouble mental alors que le sujet concerné n’émet aucune plainte, pouvait conduire à des dérives dramatiques (on pensera par exemple à l’homosexualité qui a longtemps été considérée comme une maladie psychiatrique). Et l’on retrouve ici la notion de « significativité clinique » du trouble tellement difficile à opérationnaliser dans un contexte épidémiologique.

6En plus des arguments techniques et méthodologiques, il y a des explications de fond. On l’oublie souvent mais, par construction, la santé mentale s’inscrit dans une perspective dualiste dans laquelle le corps a un statut différent de l’esprit. Or une grande partie des courants philosophiques ou sociologiques récents (XXe siècle et après, on pensera par exemple à l’existentialisme ou à la postmodernité) insistent sur l’autonomie, le narcissisme, l’« obsession de soi » du sujet pensant contemporain : être unique, maître de ses actes et de son destin. Il est bien sûr difficile de rendre compatible un tel positionnement avec les exigences de la santé publique où les notions de population, de moyenne et plus généralement de statistique, sont centrales. On rattachera également à cela les réticences permanentes qu’il y a à « enfermer » de façon systématique les sujets dans des diagnostics étriqués faisant fi de la spécificité de chacun, voire même de l’incompatibilité qu’il y aurait entre le nombre, la chose numérique et le caractère impalpable de la pensée humaine. Un ministre de la santé, professeur de santé publique ne disait-il pas que « la souffrance psychique n’est ni évaluable, ni mesurable » [2].

7La santé publique, quand elle s’intéresse à la santé mentale, soulève ainsi des questions qui sont souvent refoulées ou tout au moins passées sous silence dans le domaine de la santé somatique. Il y a donc là encore plus qu’ailleurs, matière à débat, à réflexion méthodologique ou politique. C’est précisément sur ces voies que les articles de ce numéro nous invitent.

Bibliographie

Bibliographie

  • 1. Wittchen HU, Jacobi F, Rehm J, Gustavsson A, Svensson M, Jönsson B, Olesen J, Allgulander C, Alonso J, Faravelli C, Fratiglioni L, Jennum P, Lieb R, Maercker A, van Os J, Preisig M, Salvador-Carulla L, Simon R, Steinhausen HC. The size and burden of mental disorders and other disorders of the brain in Europe 2010. European Neuropsychopharmacology (2010) 21:655-79.
  • 2. Douste-Blazy P. Discours du 4 février 2005, http://www.sante.gouv.fr/htm/actu/33_050204pdb.htm

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