Ce débat/controverse s’est déroulé le 1er juillet 2008 lors de l’Université d’été francophone en santé publique de Besançon.
L’introduction et la conclusion de ce texte ont été rédigées par Claude Michaud. Les points de vue exprimés par les deux débatteurs reflètent exclusivement leurs positions respectives.
Introduction
1C’est un sujet récurrent de débat et de polémique, notamment lorsque les pouvoirs publics souhaitent réglementer certaines pratiques dans un sens plus favorable à la santé. Il oblige alors les acteurs économiques à faire évoluer leurs stratégies [13]. Ce fut le cas récemment au sujet de la suppression de la publicité pour les produits gras et sucrés dans les programmes télévisés destinés aux enfants [9].
2Ces décisions politiques concernent des domaines très variés touchant au quotidien de tous les citoyens : limitation de vitesse et prévention des accidents de la route, généralisation de la semaine de 4 jours pour les écoliers, accès direct et sans ordonnance à certains médicaments, restriction de la vente des produits alcoolisés pour les mineurs, interdiction de fumer dans tous les lieux publiques. Ces choix impactent alors directement les acteurs économiques concernés, à savoir les industries automobile et pharmaceutique, celles des loisirs, de l’agro-alimentaire, les alcooliers et les manufacturiers du tabac.
3La Charte de Bangkok [16] a introduit la notion de mondialisation dans le concept de promotion de la santé, proposé initialement par la Charte d’Ottawa en 1986 [15]. Le partenariat avec le « secteur privé » est identifié, parmi d’autres stratégies, comme essentiel à l’amélioration de la santé des populations. Si ce texte récent semble légitimer la place des acteurs économiques, en même temps, il rappelle de façon tout aussi forte et impérieuse, la nécessité de « réglementer et de légiférer afin d’assurer un niveau élevé de protection et d’assurer l’égalité des chances en matière de santé et de bien-être pour tous les individus ».
4À l’heure de la mise en place des Agences régionales de santé (ARS) [17], le débat est donc à nouveau ouvert sur le rôle des acteurs économiques dans ces nouvelles et futures structures de concertation et de décision.
Points de vue
OUI par Thomas Borel, médecin, directeur de l’évaluation médico-économique et de la santé publique, Sanofi-Aventis France
5Au-delà de son activité économique de production d’un bien de santé qu’est le médicament, l’industrie pharmaceutique doit être considérée comme un acteur de santé publique à part entière.
6Quelques exemples sur lesquels interviennent les industriels du médicament, permettent de revendiquer ce positionnement.
L’accès aux médicaments dans les pays du Sud
7L’accès au médicament des populations démunies est un enjeu complexe. Elle fait intervenir des considérations d’organisation sanitaire et de coût des traitements. Depuis 10 ans, la position des industriels a connu des évolutions importantes sur ce sujet avec la mise à disposition de traitements à des prix différenciés (antirétroviraux), le développement de médicaments existants adaptés à la situation des pays en développement (association à base de dérivés de l’artémisine pour le traitement du paludisme), le maintien de la production de produits présentant un fort intérêt de santé publique mais non rentables d’un point de vue économique (traitement de la maladie du sommeil) [1]. Ces initiatives se sont mises en place en réponse aux attentes des différentes parties prenantes du débat sur l’accès au médicament (institutions internationales, organisations gouvernementales et non gouvernementales, médias) mais leur pérennité n’a pu être assurée que dans le cadre de partenariats clairement définis [8].
La prévention des épidémies et la vaccination
8Le mot clé pour la prévention du risque épidémique est l’anticipation. Elle s’applique particulièrement à la vaccinologie que ce soit pour la recherche ou le développement de nouvelles formes vaccinales. Dans ce domaine, la concertation sur l’évaluation des risques, la définition des stratégies vaccinales et l’évaluation de leur efficacité doit être partagée entre les différents acteurs [6].
La connaissance de pathologies et la transmission du savoir
9Les industriels du médicament s’impliquent depuis longtemps sur la connaissance des pathologies, de leur épidémiologie et de leur prise en charge. Cela s’est traduit notamment par le financement des grandes cohortes françaises (PAQUID, E3C) ou la mise en phase d’études pharmaco-épidémiologiques permettant d’évaluer le bon usage et l’impact de santé publique des médicaments après leur mise sur le marché [2]. Cet apport de connaissances sur l’état de santé de la population et sur sa prise en charge est indispensable pour éclairer les prises de décision en matière de santé publique.
10Au-delà de la production de connaissances, c’est aussi leur transmission auprès des professionnels de santé qui permet d’optimiser la prise en charge des patients. Le programme de prévention de la iatrogénèse médicamenteuse, priorité de santé publique, est un bon exemple de participation d’acteurs économiques à la formation des professionnels de santé sur le bon usage des médicaments [7].
La prévention et l’éducation pour la santé
11Si le rôle de l’industrie pharmaceutique est avant tout d’apporter des réponses thérapeutiques innovantes pour faire reculer la maladie, c’est sur le champ de la prévention que les progrès les plus importants sont attendus. En développant, l’initiative « Agir pour la prévention » depuis 2005, ce sont 13 initiatives régionales qui ont été soutenues par sanofi aventis [10] permettant :
- d’une part, d’apporter une expertise sur les maladies cardiovasculaires et les cancers, deux enjeux majeurs, s’inscrivant dans les Plans régionaux de santé publique (PRSP) des régions concernées ;
- d’autre part, de travailler en proximité et en coordination avec les acteurs locaux impliqués dans les actions de santé publique et de prévention.
12Il est difficile d’envisager qu’un acteur économique aussi intégré dans les politiques de santé publique, ne participe pas à l’orientation de celles-ci.
13De façon générale, il est essentiel que tous ceux qui sont acteurs de la promotion de la santé des Français soient mis autour d’une même table : les régulateurs, les opérateurs, et donc les industriels impliqués, et les usagers. Dans le cadre des Agences régionales de santé, au-delà de leur implication dans les arbitrages économiques du médicament, c’est autour des activités de prévention que peut s’inscrire la place des industriels du médicament.
14En conclusion : l’industrie pharmaceutique s’implique de plus en plus dans des dimensions de santé publique qui s’inscrivent le plus souvent dans ses engagements de responsabilité sociale d’entreprise. Elle souhaite mettre un place un contrat « gagnant/gagnant » destiné à faire évoluer le modèle pharmaceutique et sa régulation publique vers un cadre consensuel plus efficace.
NON par Philippe Lecorps, psychologue, consultant, ancien enseignant à l’École nationale de santé publique
15L’activité économique crée 80 % des conditions de possibilité de la santé, le système de soins y concourt pour à peu près 15 à 20 % [5]. C’est dire l’importance du rôle des acteurs économiques. Pour autant, le développement légitime de l’entreprise prend souvent le pas sur les préoccupations de ses effets sur la santé. Il faut donc une force de régulation pour décider et arbitrer entre les différents intérêts particuliers, au service de l’intérêt général. La santé publique [12], comme système d’acteurs se pose en tant que vigie, interrogeant l’ensemble des politiques publiques et l’ensemble des activités des secteurs économiques sur leur bienfaisance par rapport à la santé. Il n’y a pas d’expertise absolue, seulement un champ de l’expertise où débattent chercheurs publics et privés. Pour autant, s’appuyant sur l’expertise « d’agents vertueux », c’est à la puissance publique [4] de décider, c’est-à-dire de trancher.
Deux exemples récents de conflits d’intérêt
16Dans le cadre de la lutte contre l’obésité infantile [20], les observateurs avertis ont pu constater la difficulté du Ministre de la santé à réunir certains industriels de l’agro-alimentaire et de la grande distribution sur le thème de la suppression des publicités pour les produits gras et sucrés pendant les programmes télévisés pour enfants mais aussi de l’interdiction de la vente de ces mêmes produits au niveau des caisses des supermarchés.
17Suite au rapport sur les effets du sel sur la santé [19], Pierre Meneton, chercheur de l’INSERM avait déclaré en 2006 que « le lobby des producteurs de sel et du secteur agroalimentaire était très puissant et désinformait les professionnels de la santé et les médias ». Le Comité des Salines de France l’a poursuivi en justice.
Le mécénat au service des politiques publiques
18Cette pratique correspond à l’engagement d’une entreprise en faveur d’une action de « bien commun », sans contrepartie directe. Le mécénat [18] prend dans 81 % des cas la forme d’une contribution financière. Il est encouragé par des déductions fiscales. Les actions de mécénat entraînent une réduction d’impôts de 60 % des sommes versées dans la limite de 0,5 % du chiffre d’affaires. Concrètement une somme de 100 € n’aura coûté à l’entreprise après impôt que 40 €. Pour autant, le mécénat est un outil de communication qui doit être en cohérence avec l’objet de l’entreprise. On peut s’interroger sur les buts poursuivis par Coca-Cola affichant ses 80 ans d’engagement en faveur du sport. La question est celle de la place du mécène dans les prises de décision.
Le sponsoring
19Un exemple de sponsoring « vertueux » au sein de l’Université : l’école de Toulouse [11] est soutenue par cinq entreprises donatrices représentées au conseil d’administration à égalité avec les représentants du secteur public. « Elles pourront exiger une qualité de recherche, mesurable grâce à des indicateurs comme le nombre de publications ou le niveau de recrutement. Mais — selon M. Tirole, directeur — elles ne s’immisceront pas dans la nature des travaux » et ne participeront pas au conseil scientifique.
20Le sponsoring de la formation médicale continue (FMC) pose davantage de questions. David Blumenthal [14], professeur à Harvard et autorité internationalement reconnue concernant les relations entre les médecins et les firmes pharmaceutiques, déclare qu’à travers la formation médicale, l’industrie recherche bien évidemment un retour sur investissement. « Pourquoi des entreprises dont le but est de faire du profit consacreraient-elles au moins dans ce pays (les USA) plus d’un milliard de dollars par an à la formation médicale continue sans attendre aucun gain en retour ? » s’interroge-t-il.
21En 2006, le professeur Blumenthal et des collègues ont lancé un appel pour que les centres médicaux universitaires des États-Unis mettent fin au sponsoring direct par les firmes de la formation médicale continue [3]. Ils proposaient la création d’un fonds anonyme (blind trust) pour financer la formation au niveau institutionnel. D’autres, comme Peter Mansfield de Healthy Skepticism, organisation critique du marketing pharmaceutique, ont demandé à ce que la formation médicale soit financée par le contribuable à travers des subventions soumises à concurrence [14].
22En conclusion : les acteurs de la santé publique attendent un État fort, qui ait une volonté de défense des conditions collectives de la santé, qui anime les débats démocratiques relatif à la santé publique et qui définisse son périmètre d’action.
Éléments du débat
S’accorder sur la place et le rôle à donner aux acteurs économiques
23De nombreux textes, dont la charte de Bangkok [16], ainsi que les discours politiques récurrents sur les moyens limités de l’État, invitent explicitement ou implicitement les décideurs institutionnels en santé publique nationaux et régionaux à travailler avec les acteurs économiques.
24En parallèle, les discours sur le rôle et la responsabilité sociale des entreprises (au-delà de leur activité économique) légitiment ces dernières à entrer dans ce champ et donc à réclamer en contrepartie un droit de regard dans les négociations.
25En contrepoint, l’arrivée des industriels dans le champ de la santé publique (et notamment en éducation pour la santé) vient bousculer des pratiques et des approches patiemment élaborées et théorisées au cours des 20 dernières années. Il est donc nécessaire de veiller « à ne pas fouler aux pieds » cette réflexion et ces savoir-faire.
26En conséquence, les acteurs de la santé publique doivent s’interroger sérieusement sur la place à accorder aux industriels.
Clarifier la notion de mécénat
27La logique actuelle de mécénat, suivie par la plupart des acteurs économiques, est le financement autonome et parallèle aux subventions de santé publique classiques : État, Assurance maladie, Collectivités. Cette pratique peut avoir des conséquences délétères pour les promoteurs des actions financées par ces mécènes. En effet, les financeurs historiques et légitimes considèrent que le projet a été défini par l’acteur économique sans concertation et coordination avec les instances politiques de santé publique. Ces derniers risquent alors de se désintéresser complètement de l’action et la considérer comme extérieure à leur politique.
28Par ailleurs, cette logique de mécénat peut être délétère pour les autres professionnels et structures travaillant dans le même domaine. La mise en lumière qui accompagne très souvent les actions sponsorisées par les acteurs économiques (capables de mettre des moyens non négligeables dans la communication) autour des actions qu’ils soutiennent, affaiblit d’autant les autres projets équivalents. Le terme de « captation des symboles » a été utilisé pour synthétiser cette idée de décrédibilisation des promoteurs d’action ne disposant pas de moyens de promotion médiatiques.
29Ces constats ont permis d’évoquer la nécessité, pour ces acteurs économiques, d’abandonner cette posture de mécène direct, afin éventuellement adopter celle de contributeur financier des structures de gestion régionale (Groupement régional de santé publique, ARS…) alimentant un budget global indifférencié au même titre que l’État ou l’Assurance maladie.
Renforcer la parole citoyenne
30La revendication des industriels de participer aux instances de santé publique du fait de leur position d’acteurs doit également s’accompagner du renforcement de la parole des citoyens. Elle peut constituer un contrepoids ou tout au moins une ouverture au dialogue équivalente à celle qui existe dans les conseils des caisses d’assurance maladie. En effet, dans ces instances tous les partenaires sociaux sont représentés, y compris les représentants du patronat.
Accepter le principe intangible d’une autorité de régulation indépendante pour arbitrer
31Dans le passé, les principaux changements de pratiques des industriels (notamment celle de l’industrie pharmaceutique dans sa politique de développement du médicament en direction des pays du Sud) se sont faites sous la contrainte (ou sous l’influence de la réglementation). Ce point a été acté par tous.
32En conséquence, lorsque l’on analyse les faits, la revendication d’autorégulation affichée par les acteurs industriels semble trouver ici sa limite et les chartes de bonnes pratiques élaborées par les filières concernées ne peuvent servir de base à une politique publique.
Conclusion
33À l’issue du débat, la question de la reconnaissance de l’industrie comme acteur de santé publique est acquise. En revanche, la question porte sur la place qui leur est consentie, soit dans les instances de concertation, soit dans celles de décision.
34Tous ont souhaité l’abandon du mécénat au profit du rôle d’acteur. Ce changement pourrait permettre de clarifier les intentions des industriels : viennent-ils dans la santé publique pour préserver leurs intérêts ou partagent-ils une véritable motivation pour travailler dans ce champ ? Enfin, la reconnaissance de la nécessité d’avoir un régulateur indépendant qui arbitre, et donc décide, permet de dessiner un début de réponse à la question posée par ce débat.
35À l’issue de cette réflexion, les acteurs économiques semblent avoir toute leur place dans les instances de concertation de type Conférences régionales de santé. En revanche, leur intervention directe dans les structures actuelles ou futures de décision ne semble pas envisageable.
Bibliographie
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