Les nouvelles frontières de la santé. Comment serons-nous soignés demain ?, D. Tabuteau avec Paul Benkimoun journaliste au quotidien Le Monde, Éditions Jacob-Duvernet, Paris, 2006
1Didier Tabuteau, ancien directeur de cabinet de Bernard Kouchner répond aux questions de Paul Benkimoun. Il donne sa vision des profondes mutations de la médecine.
2Didier Tabuteau passe tout d’abord en revue les questions relatives à la prévention en rappelant les besoins en prévention de notre pays et en soulignant qu’elle coûte cher, qu’« elle n’est pas faite pour faire des économies à la société » et qu’il faut continuer à faire de la prévention ciblée. Il porte une attention toute particulière à la prévention de la dépendance afin de permettre de bien vieillir. Il donne enfin son point de vue prospectif sur la place de la médecine prédictive qui concernera tous les biens portants et qui « posera des problèmes éthiques, économiques et sociaux sans précédent ». Il décrit ensuite à la médecine des bien-portants en distinguant la médecine du bien être et l’essor de la médecine préventive et prédictive. Il souligne enfin l’importance de soutenir le lien social pour faire face aux conséquences de l’accroissement de la longévité
3Didier Tabuteau s’interroge ensuite sur l’adaptation de notre système de santé. Il évoque assez longuement l’avenir de la démographie médicale. Il se dit favorable à une politique d’incitation pour favoriser l’installation des professionnels de santé dans les zones de pénurie médicale. Il propose d’autres mesures par exemple des contrats de santé publique sur une base volontaire. Il s’interroge sur l’omnivalence du diplôme de médecin, « sur des métiers ultraspécialisés exercés par des médecins qui auront fait 20 ans d’études », sur la construction de nouveaux métiers qui « ne requièrent pas une formation clinique de longue haleine ». S’agissant de la tarification des honoraires, Didier Tabuteau suggère de rebattre les cartes de ne plus se focaliser sur le tarif de consultation ou de l’acte technique mais de parler de politique de revenus par spécialité. Les problèmes de financement de la santé sont largement abordés. Il se dit enfin convaincu que la région sera demain le cadre de mise en œuvre des politiques de santé.
4D’une certaine manière se livre est une analyse prospective de ce que sera notre système de santé. Didier Tabuteau explore avec beaucoup de pédagogie toutes les nouvelles frontières de la santé de demain.
5F. Bourdillon
Le défi des épidémies modernes. Cancers, maladies cardiovasculaires, obésité et diabète, affections mentales, allergies… Comment sauver la Sécu en changeant le système de santé, A. Cicolella, Éditions La Découverte, Paris, 2007 : 141 p., Coll. Sur le vifISBN : 2-7071-5141-4, Prix : 9 €
6André Cicolella est orfèvre en matière de santé, comme syndicaliste d’abord, comme chercheur en santé environnementale, puis comme président de la Commission Santé des Verts. Le petit livre qu’il publie à La Découverte est un bijou de concision, de précision, de réflexion, de dénonciation et de proposition sur l’évolution de notre système de santé.
7Il analyse d’abord le défi posé au système de santé par les « épidémies modernes » que constituent les maladies cardiovasculaires, les cancers, les allergies, les maladies mentales. Il pointe au passage l’incapacité ou plutôt l’absence de volonté de la politique de santé française à mettre en place une prévention à hauteur des enjeux, tout en laissant penser qu’il n’y a sans doute pas de hasard : ces maladies du mode de vie sont largement liées aux consommations, alimentation en particulier, mais aussi produits de notre environnement, et motivent un recours massif à des médicaments. Les prévenir compromettrait-il trop d’intérêts industriels ?
8Il montre aussi l’incroyable paradoxe entre la satisfaction unanime de la population française à l’égard du système d’assurance-maladie fondé sur la solidarité, et à l’égard de la coexistence d’un secteur public et d’un secteur privé des soins d’une part, et d’autre part les attaques de plus en plus pressante sur ce système, au profit d’une privatisation des soins et de la couverture sociale. Il remarque que bien des réformes récentes, malgré les annonces fortes, ont contribué à augmenter les dépenses de santé : la tarification à l’activité, cadeau fait aux cliniques privées (+ 12 % d’activité en 2006) ; le remplacement rétrograde du médecin-référent par le « médecin-traitant » ; la logique d’une gestion entrepreneuriale de l’hôpital et l’abandon progressif du système de soins de proximité (diminution de 20 % en 2006 de la dotation publique des réseaux de santé) ; l’institution d’un « dossier médical partagé » génératrice de coûts informatiques bien plus élevés que les économies envisagées. Les exemples abondent des abus, des gaspillages, des crises sanitaires mal gérées, du pouvoir insensé donné aux industries au mépris de la vie de dizaines de milliers de personnes (l’amiante…), de la pénurie organisée de la médecine du travail, de la PMI, de la santé scolaire, des systèmes de contrôle (inspection du travail, médecins-inspecteurs de santé publique…), du recul de la démocratie par rapport à la technocratie dans la gestion du système…
9Le constat d’André Cicolella est implacable et minutieusement argumenté et documenté.
10Et pourtant, tout annonce, dans la politique française, la fin du système solidaire au profit d’une privatisation de l’assurance-maladie, le tout présenté comme le seul remède au fameux déficit de cette dernière. La situation pitoyable des États-Unis, les expériences désastreuses des Pays-Bas et de l’Allemagne, rien n’y fait… On persuade les Français que la privatisation est inéluctable. André Cicolella montre alors comment il est possible de « refonder le système de soins », en changeant les logiques de gestion – passer du soin à la santé, en créant un service de soins de proximité, en développant les réseaux de santé, en mettant en œuvre une véritable prévention, en créant une vraie démocratie sanitaire. Une telle réforme est possible, André Cicolella en détaille les modalités…
11On aura compris que ce livre a le grand mérite de remettre en cause les fausses évidences, de montrer les mécanismes sciemment entretenus de la crise du système de santé.
12C’est un grand souffle de fraîcheur citoyenne. Il faut s’y exposer…
13Jean-Pierre Deschamps
L’enfance muselée. Un médecin témoigne, C. Bonnet, Éditions Thomas Mols, Bierges, 2007 : 271 p., ISBN : 2-930480-01-5
14Le lecteur est averti dès les premières lignes de la préface du Pr J.-Y. Hayez, professeur de pédo-psychiatrie à Louvain : il s’agit d’une histoire hallucinante.
15La trame du livre est le récit de 10 ans de la vie professionnelle de l’auteur, pédo-psychiatre d’exercice libéral, depuis longtemps engagée dans la lutte contre la maltraitance des enfants et la prise en charge des jeunes victimes.
16En 1996, après la révélation de l’affaire Dutroux, et les mises en garde publiées dans les media à propos des agressions sexuelles des enfants, elle reçoit un nombre croissant d’enfants amenés par un de leurs parents pour des agressions pédophiles suspectées. Elle prend conscience du fait qu’en France comme en Belgique des réseaux pédophiles sont actifs par le canal d’internet.
17Logiquement, elle signale à la justice les cas qui lui paraissent avérés. Commence alors une série de dépôts de plaintes à son encontre pour dénonciation calomnieuse, et délivrance de certificats de complaisance. Le Conseil régional de l’Ordre des médecins instruit ces dossiers de manière désinvolte et prononce à l’encontre de la pédopsychiatre des sanctions inouïes, au terme de procédures scandaleuses de partialité (Le Conseil National heureusement, reviendra en appel sur ces sanctions). Catherine Bonnet comprend très vite le pouvoir des personnes mises en cause, la plupart du temps des hommes divorcés, ou en instance de divorce, de niveau social aisé, disposant d’appuis considérables, y compris dans les instances juridictionnelles professionnelles. Elle va vivre ainsi un cauchemar de 10 ans, harcelée administrativement et judiciairement, harcelée dans sa vie privée, calomniée par certains journaux, peu soutenue par les instances professionnelles de psychiatrie. Elle va se retrouver sans ressources, épuisée par les incessants combats qu’elle doit mener, obligée de s’exiler, ne survivant que grâce à l’aide de quelques amis restés fidèles. C’est une praticienne exsangue qui se verra finalement reconnue innocente par un non-lieu après une plainte pénale, non sans avoir reçu… la Légion d’Honneur.
18Autour de ce récit effectivement hallucinant, s’articule une série de faits bien argumentés par l’auteur : l’incomplétude de la loi française sur les signalements de mineurs maltraités, et le difficile combat de quelques politiques (de droite et de gauche) pour faire évoluer la loi ; les bégaiements de l’histoire qui a toujours voulu que ceux qui évoquent les mauvais traitements sur des enfants ne soient pas entendus, ou pire, soient raillés ou persécutés (depuis Tardieu au XIXe siècle) ; l’organisation et la puissance des réseaux pédophiles…
19On peut sans doute se poser des questions sur les méthodes que Catherine Bonnet a utilisées : elle a toujours travaillé seule, sans chercher la coopération d’équipes hospitalières, dans des situations où le travail médico-social en équipe est indispensable ; elle a sans doute commis des maladresses dans la formulation de certains signalements ; elle ne cite aucun des livres français récents sur le problème pas plus que le colloque de l’AFIREM sur « les fausses allégations d’abus sexuels ».
20Il n’en reste pas moins que ces incertitudes sont peu de choses en comparaison à la gravité des faits qu’elle a signalés et du calvaire qu’elle a vécu. Des enfants souffraient, et souffrent encore, et les instances professionnelles ont préféré écraser le signal d’alerte que secourir les victimes. C’est inacceptable.
21Jean-Pierre Deschamps
Doués de folie – Récits à bascule, N. Narbel et S. Richle (dir. publ.), Quotidien mon amour, D. Dillmann, Labor et Fides (Genève), Collection Ecrivains du réel, 2006
22Secouantes trajectoires liées à la maladie mentale, deux ouvrages récents…
23Dans une vie de soignant, il n’est pas rare de ressentir qu’on n’est pas aussi utile au patient qu’on pourrait l’être parce qu’on peine à « se mettre à sa place », qu’on ne comprend qu’incomplètement la souffrance dont il aimerait qu’on le libère. Deux ouvrages publiés chez Labor et Fides sont susceptibles à cet égard d’être précieux. Pas seulement aux médecins, infirmières et autres professionnels de la psychiatrie mais aussi à beaucoup de ceux qui œuvrent dans ce qu’on appelle la relation d’aide : médecins de premier recours, psychologues, travailleurs sociaux, médiateurs, aumôniers, responsables d’institutions. Et ils intéresseront vivement ceux qui dans le grand public se préoccupent de la vie de l’esprit, de ses fluctuations et désordres.
24Le premier est Doués de folie, publié sous la direction de Nathalie Narbel, secrétaire générale de Pro Mente Sana Suisse romande, et Samia Richle. Avec pour sous-titre Récits à bascule et une préface incisive de Christophe Gallaz, qui situe les expériences de vie décrites, non pas en marge de la société actuelle mais « au cœur fatal de ses comportements majoritaires » ; elles constituent à son avis « une mise en jeu de notre monde surcadré ». Le propos du livre retient l’attention : rassembler les récits de personnes présentant des troubles récurrents du discernement (schizophrénie et syndrome bipolaire maniaco-dépressif, en termes techniques). Sept sont rédigées par ces personnes elles-mêmes, trois ont été recueillies par S. Richle. Les auteurs sont nommés et tout indique qu’il ne s’agit pas de pseudonymes puisque pour chacun une brève biographie est donnée. L’un d’entre eux est né en 1946, huit entre 1958 et 1968, une en 1979. Quatre femmes et six hommes.
25Ce rassemblement de parcours marqués par la maladie mentale est substantiel, souvent secouant, et il fascine par moments : par la diversité des éclairages que procurent ces descriptions, par celle des symptômes et signes, des circonstances de vie, par la variété des styles narratifs aussi. Narrations à la première personne qui font bien toucher du doigt ce qui se passe dans la vie (vie intime, parmi les proches, et vie publique) de personnes glissant – le terme apparaît à plusieurs reprises – dans des formes de délire. Dix trajectoires qui parviennent pour ce que le lecteur peut juger à une relative stabilisation (de manière compréhensible ? Il est sans doute malaisé de recueillir des récits de personnes dont l’affection reste floride).
26Extraits de la contribution de Camille Baumann : « Je suis psychotique, j’affronte l’inexistence au minimum quatre heures par jour. Imploser, fondre ou disparaître au-dedans de soi, je connais (…) Je vais éclater en morceaux, mon corps ne fera plus frontière, je vais me déverser dans la pièce. Moi, la table et les chaises nous ne formerons plus qu’un (…) Il y a du sang partout, ça coule, ça gicle. Une marée d’hémoglobine envahit le parterre et les sièges du bus des transports publics neuchâtelois. Moi seule je le vois, ce sang (…) Exister. Difficile de répondre à son interlocuteur quand on n’est qu’une coquille vide (…) Quand la sensation vient (illusions perceptives), je suis propulsée dans le tableau de Munch, dans son cri. Je suis ce cri, cet écho intérieur qui appelle au secours, mais reste irrémédiablement seul (…) Existe-t-il une borne infranchissable, une membrane transparente qui délimite le monde des normaux et l’isole de son négatif, l’univers des fous ? ».
27Le second livre, Quotidien, mon amour, décrit l’extraordinaire parcours psychique et humain de Diana Dillmann, une des auteur(e)s du premier. Histoire d’une quinzaine d’années d’évolutions vives (c’est un euphémisme), pas rarement chaotiques, d’une psychose maniaco-dépressive. Comédienne, musicienne, elle a fait des études de lettres, est à l’aise dans les arts graphiques ; le lecteur ne manque pas d’être impressionné par les plusieurs facettes de ses compétences artistiques. Elle a connu sa première casse psy à l’âge de 28 ans et les troubles y relatifs se sont étendus, de manière quasi continue à certaines époques, durant les années suivantes. Avec une vingtaine d’hospitalisations, à Genève et ailleurs, parfois volontaires, souvent pas. Des passages discutant les formes de contrainte en milieu psychiatrique intéresseront particulièrement les professionnels du domaine.
28Quotidien, mon amour est fait pour l’essentiel d’un journal tenu entre octobre 2004 et mai 2006, tout en incluant de nombreux flashbacks sur les périodes antérieures. Récit que j’ai envie de dire formidable, au sens fort du terme, sur une vie aux prises avec des souffrances et troubles multiples, typiquement psychiques ou alors physiques (migraines, vomissements et autres manifestations digestives…). Le lecteur n’échappe guère à l’impression d’être – lui aussi – pris dans un maelstrom existentiel, un tohu bohu qui coupe le souffle ! Il faut relever notamment les virées, les fugues sans crier gare, à Paris, à Milan, à St-Cergue (cette dernière déjà contée dans Doués de folie), marquées par la manie – voire l’érotomanie, évoquée dans la transparence – dans les transports, dans la rue, à l’hôtel, dans les grands magasins. On ressent dans ces périodes labiles, aiguës ou subaiguës, une incertitude majeure sur ce dont demain sera fait… Les choses ne se passent pas trop mal aujourd’hui, cette semaine, mais ensuite, d’ici quelques heures… ? Cela, et d’autres aspects du récit, ont frappé le personnage désespérément rationnel, « non papillonnant », qui rédige ces lignes.
29Véritable leçon de vie. On comprend mieux comment beaucoup de (grands) artistes ont été largement en dehors des limites de la norme au plan psychique – que cela ait été ou non étiqueté pathologique. Le témoignage de Diana Dillmann est très fort, assurément inhabituel, marqué par l’intensité, l’originalité, la créativité – dans la vie et l’écriture ; par la capacité de faire toucher du doigt des expériences majeures de glissements et « explosions » psychiques.
30Remarque de Jacques Berchten dans l’épilogue de Doués de folie : « En effet, le poète comme le moine ou le coureur de fond recherchent cette perception sensorielle et intuitive, où l’esprit est en éveil en même temps qu’au repos. La différence est que chez le schizophrène, cet état est quasi perpétuel, la réalité quotidienne s’en trouve transformée ». Notation qui a interpellé le coureur de fond passionné que l’auteur du présent article a été durant plus de vingt ans !
31Jacques Berchten encore : « Pourtant, bien des artistes, intellectuels, sociologues, tous hommes et femmes de la cité, souhaiteraient comprendre davantage ce monde souterrain qui concerne, quoi qu’on en dise, chacun d’entre nous ». Nous sommes en effet tous concernés par le monde de la perturbation psychique. Ces ouvrages contribuent de manière forte à mieux l’appréhender.
32Jean Martin